Rousseau – un romancier sentimental: Julie ou La Nouvelle Héloïse, 1762. 1^ère partie, Lettre I Il faut vous fuir, mademoiselle, je le sens bien : j’aurais dû beaucoup moins attendre ; ou plutôt il fallait ne vous voir jamais. Mais que faire aujourd’hui ? Comment m’y prendre ? Vous m’avez promis de l’amitié ; voyez mes perplexités, et conseillez-moi. Vous savez que je ne suis entré dans votre maison que sur l’invitation de madame votre mère. Sachant que j’avais cultivé quelques talents agréables, elle a cru qu’ils ne seraient pas inutiles, dans un lieu dépourvu de maîtres, à l’éducation d’une fille qu’elle adore. Fier, à mon tour, d’orner de quelques fleurs un si beau naturel, j’osai me charger de ce dangereux soin, sans en prévoir le péril, ou du moins sans le redouter. Je ne vous dirai point que je commence à payer le prix de ma témérité : j’espère que je ne m’oublierai jamais jusqu’à vous tenir des discours qu’il ne vous convient pas d’entendre, et manquer au respect que je dois à vos mœurs encore plus qu’à votre naissance et à vos charmes. Si je souffre, j’ai du moins la consolation de souffrir seul, et je ne voudrais pas d’un bonheur qui pût coûter au vôtre. Cependant je vous vois tous les jours, et je m’aperçois que, sans y songer, vous aggravez innocemment des maux que vous ne pouvez plaindre, et que vous devez ignorer. Je sais, il est vrai, le parti que dicte en pareil cas la prudence au défaut de l’espoir ; et je me serais efforcé de le prendre, si je pouvais accorder en cette occasion la prudence avec l’honnêteté ; mais comment me retirer décemment d’une maison dont la maîtresse elle-même m’a offert l’entrée, où elle m’accable de bontés, où elle me croit de quelque utilité à ce qu’elle a de plus cher au monde ? Comment frustrer cette tendre mère du plaisir de surprendre un jour son époux par vos progrès dans des études qu’elle lui cache à ce dessein ? Faut-il quitter impoliment sans lui rien dire ? Faut-il lui déclarer le sujet de ma retraite, et cet aveu même ne l’offensera-t-il pas de la part d’un homme dont la naissance et la fortune ne peuvent lui permettre d’aspirer à vous ? Je ne vois, mademoiselle, qu’un moyen de sortir de l’embarras où je suis ; c’est que la main qui m’y plonge m’en retire ; que ma peine, ainsi que ma faute, me vienne de vous ; et qu’au moins par pitié pour moi vous daigniez m’interdire votre présence. Montrez ma lettre à vos parents, faites-moi refuser votre porte, chassez-moi comme il vous plaira ; je puis tout endurer de vous, je ne puis vous fuir de moi-même. Vous, me chasser ! moi, vous fuir ! et pourquoi ? Pourquoi donc est-ce un crime d’être sensible au mérite, et d’aimer ce qu’il faut qu’on honore ? Non, belle Julie ; vos attraits avaient ébloui mes yeux, jamais ils n’eussent égaré mon cœur sans l’attrait plus puissant qui les anime. C’est cette union touchante d’une sensibilité si vive et d’une inaltérable douceur ; c’est cette pitié si tendre à tous les maux d’autrui ; c’est cet esprit juste et ce goût exquis qui tirent leur pureté de celle de l’âme ; ce sont, en un mot, les charmes des sentiments, bien plus que ceux de la personne, que j’adore en vous. Je consens qu’on vous puisse imaginer plus belle encore ; mais plus aimable et plus digne du cœur d’un honnête homme, non, Julie, il n’est pas possible. J’ose me flatter quelquefois que le ciel a mis une conformité secrète entre nos affections, ainsi qu’entre nos goûts et nos âges. Si jeunes encore, rien n’altère en nous les penchants de la nature, et toutes nos inclinations semblent se rapporter. Avant que d’avoir pris les uniformes préjugés du monde, nous avons des manières uniformes de sentir et de voir ; et pourquoi n’oserais-je imaginer dans nos cœurs ce même concert que j’aperçois dans nos jugements ? Quelquefois nos yeux se rencontrent ; quelques soupirs nous échappent en même temps ; quelques larmes furtives… ô Julie ! si cet accord venait de plus loin… si le ciel nous avait destinés… toute la force humaine… Ah ! pardon ! je m’égare : j’ose prendre mes vœux pour de l’espoir ; l’ardeur de mes désirs prête à leur objet la possibilité qui lui manque. Je vois avec effroi quel tourment mon cœur se prépare. Je ne cherche point à flatter mon mal ; je voudrais le haïr, s’il était possible. Jugez si mes sentiments sont purs par la sorte de grâce que je viens vous demander. Tarissez, s’il se peut, la source du poison qui me nourrit et me tue. Je ne veux que guérir ou mourir, et j’implore vos rigueurs comme un amant implorerait vos bontés. (…) 4e partie, Lettre XI Les maîtres de Clarens ont conçu un jardin anglais appelé l'Élysée qui est comme un bout du monde à trois pas du château. Saint-Preux rapporte les paroles de M. de Wolmar qui vient de lui faire visiter... Hé bien ! que vous en semble ? me dit-elle en nous en retournant. Êtes-vous encore au bout du monde ? Non, dis-je, m'en voici tout-à-fait dehors, et vous m'avez en effet transporté dans l'Elysée. Le nom pompeux qu'elle a donné à ce verger, dit M. de Wolmar, mérite bien cette raillerie. Louez modestement des jeux d'enfants, et songez qu'ils n'ont jamais rien pris sur les soins de la mère de famille. Je le sais, repris-je, j'en suis très-sûr; et les jeux d'enfants me plaisent plus en ce genre que les travaux des hommes. Il y a pourtant ici, continuai-je, une chose que je ne puis comprendre ; c'est qu'un lieu si différent de ce qu'il était ne peut être devenu ce qu'il est qu'avec de la culture et du soin : cependant je ne vois nulle part la moindre trace de culture ; tout est verdoyant, frais, vigoureux, et la main du jardinier ne se montre point ; rien ne dément l'idée d'une île déserte qui m'est venue en entrant, et je n'aperçois aucuns pas d'hommes. Ah ! dit M. de Wolmar, c'est qu'on a pris grand soin de les effacer. J'ai été souvent témoin, quelquefois complice, de la friponnerie. On fait semer du foin sur tous les endroits labourés, et l'herbe cache bientôt les vestiges du travail; on fait couvrir l'hiver de quelques couches d'engrais les lieux maigres et arides ; l'engrais mange la mousse, ranime l'herbe et les plantes; les arbres eux-mêmes ne s'en trouvent pas plus mal, et l'été il n'y paraît plus. À l'égard de la mousse qui couvre quelques allées, c'est milord Edouard qui nous a envoyé d'Angleterre le secret pour la faire naître. Ces deux côtés, continua-t-il, étaient fermés par des murs; les murs ont été masqués, non par des espaliers, mais par d'épais arbrisseaux qui font prendre les bornes du lieu pour le commencement d'un bois. Des deux autres côtés règnent de fortes haies vives, bien garnies d'érable, d'aubépine, de houx, de troène, et d'autres arbrisseaux mélangés qui leur ôtent l'apparence de haies et leur donnent celle d'un taillis. Vous ne voyez rien d'aligné, rien de nivelé; jamais le cordeau n'entra dans ce lieu; la nature ne plante rien au cordeau; les sinuosités dans leur feinte irrégularité sont ménagées avec art pour prolonger la promenade, cacher les bords de l'île, et en agrandir l'étendue apparente sans faire des détours incommodes et trop fréquents. En considérant tout cela, je trouvais assez bizarre qu'on prît tant de peine pour se cacher celle qu'on avait prise : n'aurait-il pas mieux valu n'en point prendre. Malgré tout ce qu'on vous a dit, me répondit Julie, vous jugez du travail par l'effet, et vous vous trompez. Tout ce que vous voyez sont des plantes sauvages ou robustes qu'il suffit de mettre en terre, et qui viennent ensuite d'elles-mêmes. D'ailleurs la nature semble vouloir dérober aux yeux des hommes ses vrais attraits, auxquels ils sont trop peu sensibles, et qu'ils défigurent quand ils sont à leur portée: elle fuit les lieux fréquentés; c'est au sommet des montagnes, au fond des forêts, dans des îles désertes qu'elle étale ses charmes les plus touchants. Ceux qui l'aiment et ne peuvent l'aller chercher si loin sont réduits à lui faire violence, à la forcer en quelque sorte à venir habiter avec eux ; et tout cela ne peut se faire sans un peu d'illusion. Rousseau - un théorecien politique: Du contrat social Du pacte social Livre I, chapitre VI Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, & le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être. Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir & diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile & de les faire agir de concert. Cette somme de forces ne peut naitre que du concours de plusieurs : mais la force & la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, & sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s’énoncer en ces termes. « Trouver une forme d’association qui défende & protège de toute la force commune la personne & les biens de chaque associé, & par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même & reste aussi libre qu’auparavant ? » Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines & de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises & reconnues ; jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits & reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça. Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : Car premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, & la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être & nul associé n’a plus rien à réclamer : Car s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui put prononcer entre eux & le public, chacun étant en quelque point son propre juge prétendrait bientôt l’être en tous, l’état de nature subsisterait, & l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine. Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à personne, & comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, & plus de force pour conserver ce qu’on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants. Chacun de nous met en commun sa personne & toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; & nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral & collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie & sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, & prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. A l’égard des associés ils prennent collectivement le nom de peuple, & s’appellent en particulier Citoyens comme participants à l’autorité souveraine, & Sujets comme soumis aux lois de l’Etat. Mais ces termes se confondent souvent & se prennent l’un pour l’autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision. Rousseau – père de l’autobiographie moderne: Confessions (introduction) Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et qui n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l'ai été ; bon, généreux, sublime, quand je l'ai été : j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables ; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose : je fus meilleur que cet homme-là.