FJ0B768 Obraz Anglo-Kanaďana ve francouzsko-kanadské literatuře (jaro 2012) Descriptif du cours Le cours semestriel, structuré en 13 unités de 2 heures, entend proposer une lecture comparative de plusieurs auteurs dans le but de montrer les transformations de l’imaginaire lié au questionnement identitaire, collectif et individuel, et aux différentes représentations de l’Autre. Avant de traiter la matière littéraire, la problématique sera abordée du point de vue philosophique et sociologique. La mise en perspective historique permettra de traiter les transformations des modèles identitaires et les divers procédés d’analyse dans les textes. Auteurs étudiés en cours ou proposés pour analyses (liste non exaustive) Noël Audet, Frontières ou Tableaux d’Amérique, L’Ombre de l’épervier, La Terre promise, remember! Hubert Aquin, Prochain épisode, Trou de mémoire Aubert de Gaspé, père. Les Anciens Canadiens François Barcelo, Les plaines à l’envers Gérard Bessette, La Bagarre Pierre Boucher de Boucherville, Une de perdue, deux de trouvées Roch Carrier, La guerre, yes sir! Paul Chamberlan, Terre Québec, L’Afficheur hurle, L’Inavouable Robert Charbonneau, La France et nous Nicolas Dickner, Nikolski, Tarmac, Six degrés de liberté Éric Dupont, La Fiancée américaine John George Lambton Durham, Le Rapport Durham Jacques Ferron, Le ciel de Québec, Les Confitures de coings (La Nuit), Les Grands Soleils, La Tête du Roi, La Charrette, Contes Louis-Honoré Fréchette, Papineau, Félix Poutré Jacques Godbout, Le couteau sur la table, Les têtes à Papineau Lionel Groulx, L’Appel de la race, Lendemains de conquête, Une anthologie Robert Gurik, Hamlet, prince du Québec Luis Hémon, Maria Chapdelaine Roland Lepage, La complainte des hivers rouges Françoise Loranger, Médium saignant, Le chemin du roy Antonine Maillet, Pélagie-la-Charrette Gaston Miron, L’Homme rapaillé Émile Ollivier, Passages, La Brûlerie Eric Plamondon, trilogie 1984: Hongrie-Hollywood Express, Mayonnaise, Pomme S, Taqawan Jacques Poulin, Volkswagen blues Ringuet, Trente arpents Félix-Antoine Savard, Menaud, maître draveur Michel Tremblay, La Traversée du continent, La Traversée de la ville Pierre Vallières, Nègres blancs d‘Amérique Bibliographie a) Ouvrages généraux Biron, Michel, Dumont, François, Nardout-Lafarge, Élisabeth. Histoire de la littérature québécoise. Montréal: Boréal, 2007. Kyloušek, Petr. Dějinyfrancouzsko-kanadské a quebecké literatury (Histoire de la littérature canadienne-française et québécoise). Brno : Host, 2005. b) Problématique identitaire – approches philosophiques et sociologiques Bellavance, Marcel. Le Québec au siècle des nationalités. Montréal: VLB, 2004. Bissoondath, Neil. Selling Illusions: The Cult of Multiculturalism in Canada. Toronto: Penguin Books, 1994. Bouchard, Gérard. Genèse des nations et nationalismes et cultures du Nouveau Monde. Essai d’histoire comparée. Montréal : Boréal, 2001. Bouchard, Gérard. La pensée impuissante. Échecs et mythes nationaux canadiens français (1850-1960). Montréal : Boréal, 2004. Dumont, Fernand. Genèse de la société québécoise. Montréal : Boréal, 1993. Ricoeur, Paul. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, 1990. c) Problématique identitaire – approches culturelles et littéraires Blair, Louisa. Les Anglos: La face cachée de Québec. Montréal : Sylvain Harvey, 2005. Dupuis, Gilles. « Redessiner la cartographie des écritures migrantes ». Globe 10, 1, 2007. Chartier, Daniel. Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec 1800-1999. Québec: Nota bene, 2003. Kyloušek, Petr, Kolinská, Klára, Prajznerová, Kateřina, Pospíšil, Tomáš, Voldřichová Beránková, Eva, Horák, Petr. Us, Them, Me. The Search for Identity in Canadian literature and Film / Nous, eux, moi. La quête de l’identité dans la littérature et le cinéma canadiens. Brno : Masarykovauniversita, 2009. Kyloušek, Petr - Vanderziel, Jeff - Prajznerová, Kateřina - Vurm, Petr (eds.). Identity through Art, Thougth and the Imaginary in the Canadian Space - Art, pensée et imaginaire identitaire de l'espace canadien. Brno: Masarykova univerzita, 2009. Kyloušek, Petr. « Pour une typologie de modèles identitaires? ». In De la fondation de Québec au Canada d'aujourd'hui / From the Foundation of Quebec City to Present-Day Canada. Katowice: PARA, 2009, pp. 103-115. Kyloušek, Petr. « Discours politique et discours esthétique de la littérature québécoise des années 1960. Le cas de Miron, Ferron, Godbout, Aquin. » In Canadiensia I. Acta Universitatis Palackianae Olomucensis. Philologica 83. Olomouc: UniverzitaPalackého v Olomouci, 2004. pp. 9-16. Landowski, Eric. Présences de l’autre. Essais de socio-sémiotique II. Paris: Presses universitaires de France, 1997. Lintvelt, Jaap, Saint-Gelais, Richard, Verhoeven, Will, Raffi-Béroud, Catherine (dir.). Roman contemporain et identité culturelle en Amérique du Nord/ Comtemporary Fiction and Cultural Identity in North America. Québec: Nota bene, 1998. Table des matières I. Introduction. Michèle Lalonde: Speak white II. – III. Approches littéraire, sociologique et philosophique IV. – V. Dimension noétique de l’art VI. La constitution des modèles identitaires – aperçu historique VII. Littérature nationale et langue nationale dans le contexte canadien-français VIII. - IX. Comment représenter un Anglais? X. Comment tuer un Anglais (Canadien-Français) en soi-même XI. Comment accepter un Anglais « autre » XII. Que faire de la francité? XIII. Conclusion I. Introduction. Michèle Lalonde :Speak white Le fameux poème de Michèle Lalonde Speak white, écrit en 1968 et récité en public lors la Nuit de la poésie au théâtre de Gesù (23.3. 1970) à Montréal devant un millier d’auditeurs, non seulement exprime les griefs et les aspirations de la société canadienne française des années 1960, mais aussi résume l’histoire complexe des relations entre les anglophones et les francophones en « terre d’Amérique ». En même temps, le parcours biographique de l’écrivaine semble emblématique de la relation étroite nouée à un certain moment de l’évolution historique entre les élites québécoises et la cause nationale. Michèle Lalonde appartient à la nouvelle génération cultivée (études de philosophie à l’Université de Montréal et à Harvard) qui s’implique à la fois dans la culture et dnas les activités publiques et politiques : théâtre (Dernier Recours de Baptiste à Catherine, 1977), poésie (Songe dela fiancée détruite, 1958; Geôles, 1959), radio, presse. Michèle Lalonde est l’auteure de l’oratoriumTerre des hommes (1967), mis en scène lors de l’inauguration de l’Exposition universelle de Montréal. Le succcès de Speak white donne lieu à la publication, en 1974, sous forme d’affiche, et au film documentaire tourné en 1980. Webographie http://www.youtube.com/watch?v=HdvyJ7wsVTQ http://www.onf.ca/film/Speak_White Analysons le texte, après l’écoute de l’enregistrement (http://www.youtube.com/watch?v=HdvyJ7wsVTQ Speak white il est si beau de vous entendre parler de Paradise Lost ou du profil gracieux et anonyme qui tremble dans les sonnets de Shakespeare nous sommes un peuple inculte et bègue mais ne sommes pas sourds au génie d'une langue parlez avec l'accent de Milton et Byron et Shelley et Keats speak white et pardonnez-nous de n'avoir pour réponse que les chants rauques de nos ancêtres et le chagrin de Nelligan speak white parlez de choses et d'autres parlez-nous de la Grande Charte ou du monument à Lincoln du charme gris de la Tamise de l'eau rose du Potomac parlez-nous de vos traditions nous sommes un peuple peu brillant mais fort capable d'apprécier toute l'importance des crumpets ou du Boston Tea Party mais quand vous really speak white quand vous get down to brass tacks pour parler du gracious living et parler du standard de vie et de la Grande Société un peu plus fort alors speak white haussez vos voix de contremaîtres nous sommes un peu durs d'oreille nous vivons trop près des machines et n'entendons que notre souffle au-dessus des outils speak white and loud qu'on vous entende de Saint-Henri à Saint-Domingue oui quelle admirable langue pour embaucher donner des ordres fixer l'heure de la mort à l'ouvrage et de la pause qui rafraîchit et ravigote le dollar speak white tell us that God is a great big shot and that we're paid to trust him speak white parlez-nous production profits et pourcentages speak white c'est une langue riche pour acheter mais pour se vendre mais pour se vendre à perte d'âme mais pour se vendre ah ! speak white big deal mais pour vous dire l'éternité d'un jour de grève pour raconter une vie de peuple-concierge mais pour rentrer chez nous le soir à l'heure où le soleil s'en vient crever au-dessus des ruelles mais pour vous dire oui que le soleil se couche oui chaque jour de nos vies à l'est de vos empires rien ne vaut une langue à jurons notre parlure pas très propre tachée de cambouis et d'huile speak white soyez à l'aise dans vos mots nous sommes un peuple rancunier mais ne reprochons à personne d'avoir le monopole de la correction de langage dans la langue douce de Shakespeare avec l'accent de Longfellow parlez un français pur et atrocement blanc comme au Viêt-Nam au Congo parlez un allemand impeccable une étoile jaune entre les dents parlez russe parlez rappel à l'ordre parlez répression speak white c'est une langue universelle nous sommes nés pour la comprendre avec ses mots lacrymogènes avec ses mots matraques speak white tell us again about Freedom and Democracy nous savons que liberté est un mot noir comme la misère est nègre et comme le sang se mêle à la poussière des rues d'Alger ou de Little Rock speak white de Westminster à Washington relayez-vous speak white comme à Wall Street white comme à Watts[1] be civilized et comprenez notre parler de circonstance quand vous nous demandez poliment how do you do et nous entendez vous répondre we're doing all right we're doing fine we are not alone nous savons que nous ne sommes pas seuls. Questions 1. Quelle est la proportion du texte français et du texte anglais? Que signifie la présence de l’anglais dans le texte? 2. Relevez les références culturelles et historiques. Classez-les en catégories. Quelles sont ces catégories et que signifient-elles? 3. Quelle est l’image de l’Autre? De quelle nature est l’Autre? Appuyez vous sur le texte. 4. Quelle est l’image de Soi? 5. Étudiez le travail de la langue : formes gramaticales (pronoms, fomes verbales etc.), syntaxe. 6. Comparez votre analyse à la réalisation filmique http://www.onf.ca/film/Speak_White II. – III. Approches littéraire, sociologique et philosophique Évidence d’une culture nationale? Nous – eux – moi sont les trois points de référence de l’identité collective et individuelle. La modernité et la formation des États-nations, au 19^e siècle, leur ont donné une orientation nationale en posant le nous collectif face à l’altérité des autres – eux et en creusant le fossé entre l’identité collective et l’individualisme moderne. Les tensions impliquées par les trois composantes identitaires s’inscrivent dans les textes, s’imprègnent dans les créations artistiques. On le reconnaît à la façon dont l’artiste ou l’écrivain conçoit soi-même et l’autre, se situe dans l’espace-temps et la mémoire. Par la fonction même de l’art, l’expression de cette connaissance de soi acquiert une valeur générale et devient un bien commun partagé. La corrélation que l’on constate entre la modernité, l’État-nation et la constitution des cultures nationales s’estompe avec la postmodernité.^^[2] Le paradigme change. Les frontières s’effacent la même allure que les différences entre les cultures. Il est de plus en plus malaisé de définir les spécificités nationales. L’aperception et l’appréhension de l’individu et de la collectivité changent. À la profondeur des racines jusqu’ici reconnues et identifiées à travers l’histoire et la langue se substitue une exploration horizontale des rhizomes de l’identité hybride postmoderne.^^[3] Pour comprendre les changements et la manière dont ils influencent l’identité culturelle – tant du point de vue collectif qu’individuel -, il convient d’examiner les processus qui y participent. Le Canada, sur ce point, offre un terrain d’exploration avantageux – grâce à son ouverture, à la pluralité des facteurs constitutifs de son passé, grâce à son présent multiculturel. La langue, la littérature et la culture sont considérées comme marques « naturelles » de l’identité nationale. Cette évidence, héritage du 19^e siècle, n’est pas plus évidente, toutefois, que l’idée de souveraineté nationale ou d’État-nation. L’autocentrisme national empêche parfois de percevoir ce qu’un regard étranger permet de dévoiler. L’homogénéité de l’espace culturel – avec une seule langue et une mémoire nationale unifiée en canon historique et culturel – n’est pas en effet une donnée « naturelle ». L’expérience canadienne le confirme. Pour un regard européen, le Canada présente des avantages. Historiquement, il signifie une continuation de l’Europe dans le Nouveau Monde, au même titre que la culture des États-Unis et des pays latino-américains. Cependant, à la différence du reste du continent, la culture canadienne a été dès le début marquée par une dualité constitutive. Et cette dualité s’installe, comme partout en Amérique, sur un terreau pluriel, grâce à l’apport des premières nations auquel s’ajouteront les influences des cultures immigrées – des différents pays d’Europe, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine. Comme tous les États modernes, le Canada tend à imposer l’unité et la cohésion – politique, économique, sociale et culturelle. Cette volonté, toutefois, l’a exposé et l’expose aux risques d’une conflictualité inhérente, due d’une part à l’héritage de deux traditions culturelles différentes – la française et la britannique, d’autre part à la situation d’un État ouvert à l’immigration et à la diversité des cultures qu’il s’agit sinon d’intégrer, du moins harmoniser. Pour ces raisons, entre autres, la présence de l’autre et de l’altérité s’est inscrite dans les consciences et dans la culture plus profondément, peut-être, que dans d’autres pays. Le souci de la tolérance et du respect de l’autre, y compris sur le plan politique, est devenu une composante de l’identité canadienne. La culture politique fait partie de la culture générale et, dans le cas du Canada, de l’image identitaire, car certaines réalités, pour être acceptées, nécessitent un discours public sur la relation entre soi-même et l’autre. La non-évidence du national concerne également la culture et la littérature. Témoin les difficultés de la littérature canadienne à s’autodéfinir au moment de sa constitution, au 19^e siècle. La composante canadienne-anglaise, en particulier, a longtemps et péniblement cherché ses traits définitionnels qui l’auraient distinguée des littératures anglaise et états-unienne. D’autres obstacles ont affecté l’émergence de la littérature canadienne-française, exposée à la pression culturelle de la majorité anglophone du continent nord-américain. Les deux parties de la culture canadienne se sont formées avec l’idée de ne pas être seules, isolées, et cela aussi bien l’intérieur du pays qu’à l’extérieur. La problématique identitaire s’y exprime plus fort, par conséquent, que dans les pays plus homogènes du point de vue linguistique et culturel. La non-évidence identitaire facilite ainsi l’étude des modèles identitaires qui fixent différentes configurations relationnelles entre le moi, le nous et les autres (eux), déterminent la qualité des relations et des composantes, conditionnent l’image de soi et de l’autre. C’est dans cette perspective que seront abordés les auteurs canadiens-français et québécois. Certains critiques et historiens de la littérature – tant canadiens-anglais que canadiens-français – formulent le doute sur le bien-fondé du concept de littérature et de culture nationales. Il s’agit moins d’un scepticisme que du questionnement qui reflète, paradoxalement, la spécificité de la situation canadienne : ouverture intérieure et extérieure, dynamique démographique liée l’immigration, nécessité de maintenir la diversité des apports culturels dans un cadre cohérent. La conséquence en est une évolution accélérée durant les dernières décennies. Le Canada est une sorte de laboratoire culturel qui permet d’entrevoir ce que certains pays européens connaîtront plus tard. Reconnaisance de l’Autre (texte de Petr Horák^^[4], publié avec l’accord de l’auteur) La reconnaissance de l’altérité peut être forte ou faible. La reconnaissance faible n’est rien d’autre qu’une simple tolérance de l’autre, une reconnaissance véritable fait alors défaut. La reconnaissance forte par contre fait que l’individu, le groupe ou la collectivité considèrent l’autre comme son égal. Je ne tolère dans ce cas l’autre seulement en raison d’une obligation imposée par une force qui me dépasse ou par une nécessité et qui fait de l’autre toujours un étranger pour moi, mais au contraire je l’envisage comme quelqu’un qui peut devenir mon proche, mon ami en quelque sorte, bref quelqu’un que je pourrais admirer et aimer. Cette problématique comporte, en effet, plusieurs aspects : philosophique, psychologique, politique, sociologique et historique. Elle représente sans doute, sous ses figures diverses, une riche gamme thématique pour la littérature. Mais elle est aussi très importante par elle-même. La tolérance religieuse et d’opinion se nourrit, dans la sphère de la civilisation occidentale, de l’idée de l’égalité de principe de tous les êtres humains devant le Créateur, comme le proclame la religion chrétienne. À côté de cette idée, non nécessairement en concurrence avec elle, mais comme un argument qui la renforce, se développe l’élaboration proprement philosophique de la notion de reconnaissance que je viens de mentionner. Il faut se rendre compte toutefois que cette notion a été comprise, dès son origine au sein de la pensée grecque, comme très intimement liée à la connaissance de soi-même ainsi qu’à la reconnaissance de la responsabilité de ses propres actes. La connaissance de soi-même impliquait donc la responsabilité. Il va sans dire que l’implication de la connaissance de soi-même et de la responsabilité a contribué dans l’ultime pensée gréco-romaine l’élaboration d’un autre concept encore, à savoir du concept de souci de soi.^^[5] Celui-ci a été accompagné par l’idée du travail sur soi qui contribuait à l’individualisme si typique pour les derniers siècles de l’antiquité. La différence essentielle toutefois entre les approches antique et moderne de la connaissance de soi-même consiste, en effet, selon Paul Ricoeur, dans le fait que les Anciens ont considéré la reconnaissance de soi dans l’optique de l’attestation de la responsabilité personnelle pour les actes entrepris et commis par le sujet. Les Modernes y ajoutent une nouvelle dimension en cherchant ce qu’on pourrait tenir pour vrai dans nos attitudes, comportements.^^[6] Paul Ricoeur démontre, en recourant à la phénoménologie, les difficultés qui résultent de la réflexion du rapport du moi et de l’autre et qui reflètent en substance l’asymétrie entre le moi et l’autre, entre l’ego et l’alter ego. Si Edmund Husserl a essayé, dans ses Méditations cartésiennes, de saisir le statut de l’altérité de l’autre en partant du moi, Emmanuel Lévinas, dans Totalité et infini, tente de cerner le moi en partant de l’autre. Néanmoins, ni le premier, ni le second n’aboutissent à des résultats absolument convaincants.^^[7] Il est très probable que cette asymétrie joue un rôle très important dans la saisie réflexive du rapport de l’ego et de l’autrui aussi bien que dans la vie quotidienne des gens. Validité de la reconnaissance (texte de Petr Horák^^[8], publié avec l’accord de l’auteur) On ne peut arriver à la reconnaissance mutuelle qu’à condition de dépasser l’asymétrie déj indiquée entre le moi et l’autrui, respectivement entre le nous et les autres. Il est assez clair, me semble-t-il, que ce cheminement n’est pas unilatéral, mais qu’il procède plutôt dans les deux sens, de l’aller et du retour. Il est évident aussi – il s’agit sans doute d’une commune expérience – que ce cheminement s’accompagne de la méconnaissance d’autrui. Il se manifeste aussi bien par l’incompréhension de l’autre que par le refus d’accepter positivement l’autre et par les signes d’intolérance envers l’existence de l’autre ou des autres. Il est remarquable que la philosophie politique moderne ait utilisé inconsciemment beaucoup plus le concept de méconnaissance (ou du manque de respect) que le concept de reconnaissance. Le concept de méconnaissance trouve sa raison et son origine dans l’idée de l’état de nature qui prétend que le comportement individuel soit déterminé par la concurrence, par la méfiance et par le désir de gloire, tout cela se manifestant par la lutte de tous contre tous, comme l’a formulé Thomas Hobbes dans son Leviathan. Cette lutte provoque la peur devant la mort violente et ce n’est que sous l’influence de la conscience de cette peur que les individus aliénés arrivent à se rendre compte de la nécessité de former l’État (le mythique Leviathan) avec un prince en tête, garant de la paix. L’absence mutuelle du respect partagé par tous ceux qui participent à l’« état naturel de la lutte de tous contre tous » contribue paradoxalement à reconnaître un seul individu comme prince avec un seul but, à savoir celui d’instaurer la paix. Le paradoxe est d’autant plus frappant que l’état de nature hobbesien de la guerre de tous contre tous est l’origine de la conception du droit naturel, vu par Hobbes comme le droit de tout un chacun à profiter de ses facultés sans égard aux désirs des autres. La création de l’État avec un prince en tête limite en effet l’idée originelle de ce droit naturel. Hobbes va encore plus loin en montrant que c’est la peur qui oblige les individus souverains à abandonner au moins une partie importante de leur souveraineté au profit de l’État et du prince. La conséquence en est que tous les individus acceptent l’obligation de respecter certains interdits – certaines lois, en effet. Le droit positif qui donnait à l’individu une pleine souveraineté se transforme en loi limitant sévèrement cette même souveraineté. On arrive à ce résultat non par la voie morale, mais suite à un raisonnement utilitariste sur l’avantage que donne l’échange ou le troc d’une vie pleine de dangers dans des conflits incessants de tous contre tous contre une vie en paix garantissant la survie de tous ceux qui se soumettent au Leviathan, au prix de la perte ou de la limitation de la souveraineté individuelle.^^[9] C’est avec Hobbes que le moment utilitariste, empiriste, commence à prévaloir dans la solution de l’asymétrie régnant dans le rapport de la reconnaissance et de la méconnaissance mutuelle. Le moment utilitariste est très fort chez Locke aussi bien que chez Voltaire. Ce moment dit en substance qu’il est avantageux de limiter son intransigeance en échange de plus de tolérance mutuelle. Mais, comme je l’ai indiqué déjà, depuis la Révolution française, il existe des doutes si une telle conception de la tolérance est suffisamment « propre ». C’est G. W. F. Hegel, contemporain de la Révolution française, qui a essayé de résoudre le problème de la reconnaissance mutuelle en élaborant le concept de l’Anerkennung (reconnaissance). Hegel a établi à l’aide de ce concept le lien unissant la réflexion de soi et le rapport envers autrui. Il s’agit d’un lien dialectique de la logique hégélienne, à savoir d’un processus qui s’en va du négatif au positif, du dédain de l’autre vers le respect de l’autre. Il importe de constater que Hegel fait de la lutte pour la reconnaissance la principale force motrice de l’histoire. Il la considère comme la lutte non seulement pour la reconnaissance de moi dans le sens d’un utilitarisme égoïste assurant au sujet sa libération de l’état de nature sans égard aux autres, comme nous le voyons chez Hobbes, mais en tant qu’un impératif moral. Nous nous souvenons sans doute à cette occasion de l’impératif moral d’Emmanuel Kant, obligeant tout individu à se comporter de façon qui pourrait devenir exemplaire pour l’humanité entière. Le problème qui surgit avec Kant, consiste dans le fait que Kant envisage l’humanité sans avoir distingué clairement entre le moi et l’autre, entre l’identité et l’altérité. Il ne pose la différence qu’entre ce qui est moral et ce qui est amoral. Il ne réfléchit pas sur la nécessité ou le besoin de la reconnaissance mutuelle. Il faut constater toutefois que cet universalisme de l’impératif catégorique kantien est très présent aussi bien dans la Charte des droits de l’homme onusienne que dans toutes les chartes des droits de l’homme, contenues dans beaucoup de constitutions nationales. On reproche en même temps à cet universalisme kantien d’être par trop abstrait. On lui reproche d’ignorer la spécificité de la condition féminine par rapport au masculin, de négliger tout ce qui est spécifique pour les différentes régions du monde ou l’histoire des différents peuples. On lui reproche en somme de préférer la notion d’homme au détriment d’une détermination concrète du genre, de la race, de l’identité nationale, etc. L’avantage énorme de l’universalisme kantien consiste, néanmoins, dans ce que l’on lui reproche, à savoir de ne dépendre d’aucun particularisme, d’aucune exception soit nationale, soit culturelle. En somme, nous pouvons considérer, de notre point de vue, la reconnaissance mutuelle comme le dépassement de la méfiance provoquée en nous par tout ce qui nous paraît étranger, inconnu, dangereux – bref, autre. Il s’agit d’un dépassement qui ressemble au don réciproque. L’anthropologie culturelle observe depuis très longtemps, depuis Marcel Mauss au moins, l’acte de donation et son rôle dans beaucoup de cultures. L’acte de donner quelque chose, suivi de l’acte d’acceptation, révèle un sens profond, à savoir la possibilité de créer un lien entre les deux participants. Ce lien peut engendrer une compréhension, un entendement plus profond, une générosité plus grande. On ne devrait pas perdre de vue l’acte de donation lorsque nous envisageons la tolérance au niveau de la politique ou des politiques pratiques. La volonté de se comprendre mutuellement avec tout ce qui pourrait en résulter de positif exige de tous les participants beaucoup de temps, beaucoup d’abnégation de soi-même, donc beaucoup d’efforts. En effet, cette volonté, cet effort ne sont point évidents. Le commandement de l’amour chrétien, exprimé par la phrase, « aime ton prochain comme toi-même », ce point de départ de la tradition du concept de la tolérance, travaille comme allant de soi avec le moi en tant que le sujet du rapport entre le moi et l’autre. La question qui se pose, et sur laquelle s’est penché Emmanuel Lévinas, par exemple,^^[10] dit en substance qu’il n’est pas du tout sûr que je puisse connaître autrui en ne partant que de moi-même. En effet, on ne peut pas exclure que mon approche de l’autre, ainsi que, symétriquement, l’approche de l’autre envers moi-même ne soit pas purement et simplement utilitariste. Les contemporains de la Révolution française se doutaient probablement de la même chose, lorsqu’ils se déclarèrent insatisfaits du mot de tolérance inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme. Le moi aux yeux ou par les yeux de l’autre représente un sommet de la tradition subjectiviste: je ne ferai tort à mon prochain parce que je veux éviter sa revanche. Toujours suivant cette tradition, la tolérance et la reconnaissance de l’altérité dans toutes ses formes possibles restent conditionnées par la peur de la réaction de la part de l’autre. Peu importe, si j’ai peur d’une réaction agressive, physique ou affective. La philosophie et la littérature sartriennes ont suffisamment souligné que l’« enfer, c’est les autres ». Elles ont démontré la dominance du sujet dans le rapport liant l’ego et l’autre, ce qui va de soi, tant la philosophie existentialiste procède de l’intentionnalité et de la volonté du sujet connaissant. On peut se demander toutefois, si cela est suffisant pour le rapport entre le moi et l’autre. C’est entièrement suffisant pour autant que nous envisageons la tolérance en fonction de la garantie d’une simple cohabitation du nous avec les autres qui nous sont plus ou moins indifférents. Tant qu’ils nous laissent en paix, le regard des autres ne saurait pas, à la rigueur, nous intéresser. Dans ce cas, l’autre ne nous donne rien, ne représente rien pour nous et rien ne nous oblige à regretter cet état de choses.^^[11] L’autre en tant que miroir dans lequel je me reconnais, en tant que celui que je crains ou que j’admire, dont je me méfie ou qui m’en impose par son intelligence, sa beauté, sa richesse - voilà des figures connues de la représentation de l’autre par le moi, les figures créées et intériorisées toujours par le sujet assumé par le moi, figures travaillées et retravaillées constamment par la littérature, mais aussi par la philosophie et les sciences sociales. Essayons maintenant de nous poser la question s’il est envisageable de modifier cette attitude, au moins philosophiquement. Emmanuel Lévinas a essayé de changer le statut de l’autre, par rapport la tradition. Une autre inspiration vient de l’ouvrage de Paul Ricoeur Parcours de la reconnaissance ainsi que de l’analyse des rapports entre le moi et l’autre élaborés par Emmanuel Lévinas dans son livre Totalité et Infini.^^[12] Le concept de Lévinas est remarquable en cecique l’autre n’est pas constitué par le moi mais qu’il existe déjà avant le moi qui l’appréhende en un moment privilégié comme faisant partie d’une entité surpassant le moi connaissant et agissant et renvoyant le moi vers quelque chose de plus complet, plus parfait, infini. Je laisse de côté une critique possible de ce concept tout en posant la question de son utilité. La réponse est simple. Un concept qui assure la priorité à autrui dans le rapport du moi et de l’autre contribuerait débarrasser ce rapport de la tension entre le moi et l’autre en le privant de son caractère de concurrence impitoyable. Enfin, l’autre cesserait d’être pour le moi un « simple » miroir, il cesserait d’être un rival, un concurrent, il cesserait d’être l’alter ego mal aimé et redouté. Il deviendrait un don pour le moi, un médiateur privilégié vers ce quelque chose que le moi n’arrive jamais à constituer seul mais qu’il pourrait accepter à condition d’avoir la volonté d’assumer cette approche. Peut-on conclure des quelques considérations précédentes quoi que ce soit de significatif pour la problématique de la reconnaissance en ce qui concerne la thématique de la nation, de l’identité nationale et de la différence nationale, des différences de civilisation, de culture, de religion, de gender et autres? Partons tout d’abord du constat que l’existence même des États nationaux paraît singulièrement mise en doute aussi bien en théorie qu’à la suite des processus d’intégration que semble renforcer la mondialisation. La réflexion historiographique récente du passé national a ébranlé partout sérieusement le bien-fondé du concept d’État-nation comme l’avait créé l’historiographie du 19^e siècle. Celle-ci avait voulu fortifier l’idée nationale en essayant d’ancrer l’histoire nationale dans les lointaines origines mythiques, tout en prouvant l’originalité, l’homogénéité prétendue et le génie unique de chaque nation. Le concept de l’histoire nationale comme une histoire originelle et originale, inédite, liée au progrès de l’humanité tout entière, trouvait son inspiration dans le romantisme européen, étant progressivement acceptée partout dans le monde, en dépit du fait qu’il était de création récente.^^[13] Il a été malheureusement mis en exécution en politique avec les conséquences parfois désastreuses que l’on sait. L’idée, toutefois, que l’État et la nation font un tout paraît si évidente et allant de soi aux yeux de beaucoup d’historiens, politologues, et surtout aux yeux des hommes politiques, que l’on pose souvent aux partisans d’une Union Européenne plus fédéralisée la question sur la possibilité d’y arriver sans l’existence d’une nation européenne. Ne pourrait-on pas l’envisager comme une preuve suffisante d’un sentiment très fort témoignant de l’identification de la nation et de l’État ? L’histoire européenne, au moins depuis la modernité, le documente très bien. La même histoire fournit en même temps plusieurs preuves de structures étatiques, formées de plusieurs ethnies, comme la Confédération Suisse ou le Royaume-Uni, par exemple. La monarchie habsbourgeoise, aussi bien que d’autres États multinationaux sur le continent européen se sont constitués et défaits au cours de la même histoire, prouvant par là que l’équation de l’État et de la nation ne valait pas et ne vaut pas absolument. Un autre problème consiste dans la valeur, juridique et morale, des revendications collectives dont relèvent les différents nationalismes. Est-ce que toutes ces réclamations ont la même valeur, la même légitimité? La réponse à cette question paraît simple et donnée d’avance. Il faut distinguer tout simplement entre ce qui paraît juste et justifié et ce qui ne le paraît pas. C’est ainsi que l’on va juger comme juste que la communauté francophone qui est majoritaire au Québec, mais minoritaire dans l’ensemble de l’État fédéral canadien ait obtenu des droits qui la protègent face à la communauté majoritaire dominante anglophone. De tels exemples, venant d’autres sociétés, ne manquent sûrement pas. Nous considérons en général ces droits comme légitimes, bien qu’ils puissent paraître aux membres de la société majoritaire comme des privilèges, peu justifiés et justifiables. Les accorder et les faire accepter par la société en question, peut être envisagé comme le résultat d’une politique pragmatique qui se réclame d’une conception également pragmatique de la tolérance. Mais en même temps, ce peut ou plutôt pourrait être aussi le résultat de la reconnaissance du droit à l’altérité, à la différence. On peut bien sûr envisager une telle reconnaissance comme un consentement, entièrement pragmatique, d’une majorité (dans le cas canadien de la majorité anglophone) avec une réclamation considérée comme le droit d’exiger quelque chose dans le sens d’une justice sociale ou nationale. La reconnaissance en tant qu’exigence de quelque chose se transforme de ce fait en liberté comprise positivement.^^[14] Dans le contexte canadien, ces problèmes ont été pertinemment traités par Will Kymlicka et Charles Taylor, notamment.^^[15] Or, le Canada, aussi bien que les États-Unis et l’Europe dans sa forme des différents États-nations qui la constituent, sont devenus de plus en plus sujets aux pressions orientées par les désirs très divergents de reconnaissance. L’effet de l’immigration en provenance des sphères culturelles autres que l’européenne, provoque et provoquera sans doute de graves signes de désintégration. Le désir de désintégration des formes actuelles de cohabitation, et peu importe quelle forme ce désir prendra, ethnique, social, religieux, exprime deux choses à la fois ; 1° le désir de reconnaissance des particularités culturelles des minorités par la majorité ethnique ou linguistique d’un État-nation ; 2° le refus plus ou moins catégorique, par des minorités, des valeurs reconnues par la majorité dans un État-nation . Le désir de reconnaissance, lié au refus des valeurs d’une société majoritaire, démontre parfaitement la transformation du caractère de la reconnaissance. Au lieu d’assumer, par le biais de la reconnaissance, la responsabilité du citoyen arrivant au statut de membre de plein droit d’une société donnée, on cherche, par la lutte pour la reconnaissance et en se réclamant de la tolérance, la reconnaissance d’une vérité toute particulière qu’on prétend supérieure aux valeurs de la société majoritaire. Cette tournure inattendue du concept de tolérance menace sérieusement tout ce qu’on a reconnu jusqu’ici, au moins dans la sphère de la civilisation euro-américaine, comme valeurs universellement valables de la civilisation occidentale. Reste à réfléchir sur les modalités permettant de concilier le discours réclamant la reconnaissance des vérités spécifiques et particulières avec les valeurs reconnues jusqu’ici par la société majoritaire comme intouchables, puisque considérées par elle comme essentielles pour la survie de la civilisation. Le continent nord-américain offre, semble-t-il, deux approches au problème du rapport entre l’État et la nation. Les États-Unis se réclament d’une idée formulée par la philosophie des Lumières et soutenue très longtemps par la tradition constitutionnelle remontant aux origines britanniques. Elle a été très longtemps défendue par des immigrants anglophones et leurs descendants qui l’ont imposée à l’immigration en provenance des quatre coins du monde. En apparence, au moins, le cas américain rappelle l’idée de Renan qu’une nation équivaut « au plébiscite de tous les jours », exprimant le désir des citoyens de former une nation sans égard à leurs origines ethniques.^^[16] Il serait faux de passer sous silence les contradictions et la complexité de ce « plébiscite américain de tous les jours » ainsi que l’incompatibilité parfois flagrante entre les réalités historiques et l’idéal. Toutefois ce n’est pas le propos de la présente réflexion. Le Canada ne possède pas une telle idée étatique qui caractérise, en dépit de tout, son voisin du Sud. De loin, on a l’impression que ce pays, habité et structuré depuis le 18^e siècle par deux communautés majoritaires, anglophone et francophone, n’a en rien amoindri la distance séparant les deux identités culturelles distinctes. S’y ajoute le fait que le Canada connaît une évolution démographique rapide et que le fort taux d’immigration contribue à de tels changements de situation, de décennie en décennie, qui en d’autres pays pourraient être jugés bouleversants. Ce manque apparent de facteurs de cohésion ou d’idée unificatrice « univoque » est une faiblesse et une force à la fois dans la mesure où il introduit une interaction entre la réflexion théorique et les pratiques politiques, sociales et culturelles. Ainsi, le « village global » de Marshall McLuhan (1962) a bientôt eu sa contrepartie dans la politique fédérale du multiculturalisme, devenu, depuis 1971, un des piliers de la vision du Canada postmoderne. Les nombreuses discussions et les événements de la vie publique des quatre décennies écoulées ont à leur tour révélé bien des illusions. Signalons au moins les critiques avancées par Neil Bissoondath qui montre les écueils du droit à la reconnaissance de la différence et le danger de la ghettoïsation au cas où la logique communautaire l’emporterait.^^[17] Les rapports entre la majorité et la minorité y compris la présence de l’autre et la reconnaissance de l’altérité accompagnent les réflexions politologiques et philosophiques de Will Kymlicka ou de Charles Taylor, déjà signalés. La culture et la littérature ne restent pas étrangères aux problèmes de la société. Partie intégrantes de l’agora, elles reflètent le questionnement identitaire, offrent un terrain d’investigation, de rencontre, d’échange. Analyses (Voir les matériaux e-learning) John George Lambton Durham : Le Rapport Durham Pierre Vallières : Nègres blancs d’Amérique Lionel Groulx : L’Appel de la race 1^o Analysez, à la lumière des réflexions du philosophe Petr Horák, la conception du national du Rapport Durham, du texte de Groulx et de Vallières. IV. – V. Dimension noétique de l’art Pour pouvoir mieux saisir la problématique identitaire, il convient d’envisager la dimension noétique de l’expression artistique, autrement dit de considérer l’art comme une forme spécifique de connaissance, une appropriation du monde, de soi et de l’autre. Le texte littéraire, de par sa nature linguistique, est une noésis. La particularité de la littérature et de l’art en général consiste dans la nature et la hiérarchisation des processus épistémologiques mis en oeuvre. Tandis que la science ou la philosophie privilégient la conceptualisation et l’articulation logique des concepts au sein d’un discours rationnel, l’art recourt à un éventail de représentations sans qu’il y ait une obligation de hiérarchiser entre la conceptualisation, une simple thématisation ou une expression frôlant le non-conceptuel ou l’extra-conceptuel (la musicalité, le rythme, le non-dit). L’art peut juxtaposer le logos et le mythos, les procédés logiques et analogiques. Il peut même tenter de saisir l’inexprimé ou l’informulé, voire l’inexprimable ou l’informulable. Les images et les différents procédés d’expression peuvent mettre en scène des sentiments et des attitudes tout simplement pressentis, soupçonnés, restés jusque-là en deçà de la formulation et que la raison et la logique thématiseront et conceptualiseront, peut-être, plus tard ou autrement. Ainsi, la conception du moi essentialiste fut mise en question par la poésie du 19^e siècle bien avant que ne soient élaborées les nouvelles conceptions de Sigmund Freud ou de Carl Gustav Jung. Un autre exemple est la fragmentation du moi et de l’univers dans la poésie et la peinture cubistes qui se fondent sur une réévaluation du rapport entre le phénomène et l’essence et qui renvoient à une démarche épistémologique analogue celle de la phénoménologie. L’ «avantage» de l’art tient à la dominance de la fonction esthétique qui permet de combler les failles du logos, de lier le logique au non-logique et par là d’aller au-delà de ce qu’un discours strictement logique ne saurait assumer. Qu’en découle-t-il pour la littérature en général et pour notre approche de la situation canadienne? En premier lieu c’est la constatation que l’art et la littérature peuvent exprimer ce que les autres types de communication ne contiennent pas et sans doute ne sauraient même pas contenir. Il est clair que cette capacité de la littérature peut tout aussi bien se prêter au figement et à la perpétuation des clichés qu’à l’anticipation des nouvelles appréhensions de la réalité, notamment là où l’art et la littérature brisent les limites imposées par d’autres types de discours. Deuxièmement, la relation entre le littéraire et le non-littéraire implique le questionnement sur le rapport entre l’approche « littéraire », qui devrait se maintenir dans le domaine de la critique et de l’histoire littéraires, et les disciplines qui – telle la sociologie ou l’histoire – ont inclus la littérature parmi leurs matériaux d’analyse.^^[18] Les exemples ne manquent pas : notamment Pierre Bourdieu pour la sociologie,^^[19] l’École des Annales pour l’histoire et, quant à la société et l’histoire canadiennes, il suffit de renvoyer aux travaux de Gérard Bouchard ou de Marcel Bellavance qui engagent la littérature et la culture dans leurs considérations historiques et sociologiques.^^[20] La nature paradoxale – à la fois conflictuelle et complémentaire – du rapport entre la critique littéraire et les autres sciences de l’homme ne passe pas inaperçue dans la mesure où elle est liée à l’autonomie, mais aussi à l’élargissement de la démarche critique en littérature.^^[21] Il est évident que la problématique que nous allons aborder impose une ouverture en direction de l’histoire et de la sociologie. L’image de soi et de l’autre implique aussi bien l’aspect individuel que social, rejoint le politique, touche la représentation de la nation, le nationalisme, la situation linguistique, l’ethnicité, l’immigration. Ainsi, la problématique identitaire constitue un champ d’investigation commun à plusieurs domaines. Dans le cas de la littérature canadienne-française et québécoise, le fait est pleinement justifié par la réalité même, comme le prouve la monographie de Józef Kwaterko Le roman québécois et ses inter(discours)^^[22] et que confirment, par différentes approches et sur des sujets différents, de nombreux critiques, tels Jacques Pelletier, Bernard Andrès, Jacques Cardinal, Pierre L’Hérault et bien d’autres.^^[23] En effet, plus que les autres littératures, la littérature canadienne-française et québécoise est « impure », « contaminée » dès ses origines, car le discours esthétique, littéraire s’y mélange et sert de support à d’autres discours. Les travaux précités montrent, également, que la critique littéraire a tout intérêt veiller à son autonomie et à valoriser, en les adaptant à un nouveau domaine d’investigation, les instruments qu’elle a élaborés. Quant à la problématique identitaire qui traite plus étroitement le positionnement du je, nous, ainsi que la vision de l’autre et du monde, et cela à travers le langage, il est possible de recourir aux instruments de critique littéraire élaborés par l’École de Liège – le Goupe μ - en transformant le modèle interprétatif triadique Anthropos–Cosmos–Logos^^[24] en configuration identitaire sujet–objet–langage qui constituerait une sorte de triangle noétique impliqué dans les élaborations textuelles des expressions identitaires. Les trois éléments sont liés, de façon générale, même en dehors de la problématique identitaire proprement dite. L’histoire littéraire en offre de nombreux exemples depuis le « je est un autre » de Rimbaud à la dépersonnalisation du je verlainien ou à la dissolution du je essentialiste et sa fragmentation chez Cendrars ou Hector de Saint-Denys Garneau : à chaque fois la structuration ou la déstructuration du langage poétique coïncide avec une vision spécifique. La noésis identitaire devra donc être prise pour un cas particulier de la situation générale.Quoi qu’il en soit, la relation entre le littéraire (l’esthétique) et le politique (le social) nécessite un dénominateur commun – l’axiologie. En critique littéraire, la réflexion sur la structure axiologique du champ littéraire et sur la dynamique du rapport entre la norme esthétique (le code) et les textes fait partie des considérations de Jan Mukařovský^^[25] et de Felix Vodička.^^[26] Par un versant opposé, non plus du côté littéraire, mais sociologique, la question a été étudiée par Pierre Bourdieu^^[27] ou la critique sociologique de Jacques Dubois.^^[28] Image de soi et image de l’autre – modèles identitaires La création artistique n’est pas seulement une appréhension ou une représentation du monde, mais aussi un geste et un acte qui intervient dans le cours des choses, intentionnellement ou non. L’art n’échappe pas à la collusion de l’esthétique et du politique, à condition d’envisager le politique au sens large de l’espace public – l’agora. La problématique identitaire, notamment dans sa dimension collective, n’y échappe pas. L’interférence de l’acte individuel qu’est l’oeuvre d’art et de sa dimension collective, publique, entre donc dans la dynamique axiologique de la transformation du code. Si nous voulons saisir la problématique identitaire en diachronie, il convient de l’envisager comme une transformation et interaction des configurations identitaires, de type paradigmatique, que nous proposons d’appeler modèles identitaires. Ceux-ci sont conditionnés historiquement, et une fois constitués, s’inscrivent dans l’imaginaire qui assure leur « longue durée » et leur réactivation éventuelle, à distance de décennies, dès que la situation s’y prête. Toute oeuvre littéraire ou création artistique qui implique une problématique identitaire doit se mesurer à un type de discours collectif, de société. Le plus souvent, ce discours n’est conceptualisé qu’en partie seulement et, malgré une apparente homogénéité, il est disparate, ne serait-ce que plusieurs modèles identitaires s’y heurtent en s’excluant ou en s’influençant. Il arrive qu’un modèle s’impose comme la dominante et le paradigme d’une période. La dominance ne signifie pas l’éviction ou l’inexistence d’autres modèles qui peuvent accompagner la dominante en sourdine avant de se hisser en position de référence paradigmatique. Le contexte historique et les transformations du « discours national » impliquent la nécessité de prendre en considération la dialectique de la continuité/discontinuité et de cerner les zones de passage et de changement. La constitution d’une littérature nationale, en l’occurrence de la littérature canadienne-française et québécoise, comporte une composante identitaire où s’inscrivent des événements et des situations historiques, dont chacune contribue à la formation ou à la modulation d’un type de modèle identitaire. Parmi les catégorisations récentes qui ont essayé de systématiser ce genre de phénomènes, il convient de citer l’ouvrage de Clément Moisan et Renate Hildebrand Ces étrangers du dedans. Une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997).^^[29] Les définitions précises de l’altérité dans les contextes uniculturel (1937-1959), pluriculturel (1960-1974), interculturel (1976-1985) et transculturel (après 1985) présentent des avantages certains, mais qui sont aussi des écueils si l’on veut saisir la problématique non plus du côté de l’interaction culturelle, mais l’aborder plutôt par le côté national. Par ailleurs, la segmentation stricte des étapes, limitées de plus à la seconde moitié du 20^e siècle, semble trop tranchée pour admettre une approche de « longue durée » où les retours et les variations des phénomènes contredisent la vision unidirectionnelle de l’évolution présentée par les auteurs précités. Nous allons tenter de circonscrire la problématique en plusieurs points. La première partie de notre présentation sera consacrée aux généralités du champ définitoire qui permettront d’aborder la question du transfert méthodologique. Il s’agira, ensuite de spécifier a) les éléments constitutifs, structurants, des modèles identitaires; b) les types de relations structurantes; c) les topiques identitaires dominantes. Le triangle noétique que nous avons choisi pour base de la modélisation identitaire nécessite une réflexion. Il serait sans doute facile d’identifier le sujet avec le je ou le nous, l’objet avec l’autre. Cependant la complexité de la problématique identitaire interdit cette approche simpliste. Les modalités de l’énonciation que la perspective narrative ou le positionnement du sujet lyrique impriment aux textes exigent une désignation terminologique plus nuancée : en effet, plutôt que de sujet et objet, il conviendrait de parler de la position subjectale et de la position objectale. C’est dans la « distribution des rôles » entre les deux positions et qui est exprimée par les stratégies langagières, énonciatives, qu’il faut voir le fondement du modèle identitaire. Leurs qualités respectives sont alors déterminées par la nature des référents. Le cas le plus simple semble celui du nous collectif, monolithique et indifférencié, qui rejette l’autre – eux, dans la position objectale, réifiante, en lui déniant la parole. Différentes sont les situations où les collectivités se fragmentent, le nous et le eux deviennent pluriels en se scindant en une pluralité des je, où la distinction entre la mêmeté et l’ipséité entre en ligne de compte.^^[30] C’est là que l’altérité sous formes diverses est impliquée ou bien se trouve dans la position subjectale et reçoit ou retrouve la parole, s’énonce. Il est clair qu’il faut compléter les éléments constitutifs du triangle noétique par les relations structurantes : exclusion, inclusion, médiation, le troisième type de rapport étant une forme d’inclusion détournée. Un exemple typique, étudié par Jacques Cardinal, est la substitution de l’Anglais ennemi par l’Écossais dans Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé et le remplacement du conflit collectif par le thème individuel de la dette d’amitié (avec renversement de la situation de supériorité/infériorité, vainqueur/vaincu).[31] Enfin, la thématique identitaire s’exprimera le plus souvent à travers les topiques spécifiques, récurrentes, et qui sont bien connues, sous différentes configurations, qualités et en diverses doses: nation, État, ethnicité, religion, langue, traditions, histoire, mémoire, pays, etc. L’histoire événementielle et la constitution de la culture et la littérature nationales ont contribué à la formation de plusieurs modèles identitaires que nous retrouvons dans les textes littéraires : proto-national (âge des lumières), national-émancipateur, national-défensif, postnational. À noter que la nature de la position subjectale semble déterminante dans la mesure où elle active la structuration des topiques et le choix de la relation structurante. modèle éléments constitutifs relations structurantes topiques facteur complé-mentaire position subjectale position objectale langage (logos) relation dominante topiques identitaires (nationales) territorialisation proto-national ouverte non-opposition je-privé/nous-public ouverte altérité tolérée universalité inclusion non- marquées non-marquée réelle national émancipateur ouverte opposition je/nous (collectivité) nous éclaté ouverte altérité accepté universalité particularisante inclusion de la diversité médiation marquées marquée réelle spécificité nationale affirmée national défensif conservateur fermée nous collectif compact fermée altérité rejetée particularité collective exclusion marquée structuration en dichotomies tranchées marquée irréelle « pays incertain » pays utopique, rêvé national défensif libéral fermée (atténuée) opposition je/nous (collectivité) nous éclaté fermée (atténuée) altérité rejetée particularité collective exclusion médiation marquée dichotomies atténuées marquée irréelle « pays incertain » pays utopique, rêvé postnational ouverte je pluriel mêmeté/ipséité ouverte altérité accepté particularité individuelle inclusion (hybridisation, juxtaposition) non- pertinentes non pertinente Mentionnons brièvement le « sentiment proto-national » dont parle Gérard Bouchard^^[32] et dont nous trouvons les manifestations moins dans la littérature, non encore développée, que dans certains projets de la société canadienne en formation, à la fin du 18^e et au début du 19^e siècle. Ces projets sont inspirés par l’universalisme et le rationalisme de l’âge des lumières, par les principes de tolérance et de laïcité. La notion d’espace public neutre réunissant les anglophones et les francophones réduit la conflictualité. La position subjectale met en avant l’individu qui participe aux activités publiques. Le je l’emporte sur le nous collectif. La relation à l’autre est celle de l’inclusion. Certains éléments de ce modèle identitaire se retrouvent par exemple dans la pièce de Joseph Quesnel L’Anglomanie ou le Dîner à l’anglaise (1802), mais on les rencontre également, plus tard, comme éléments constitutifs de la tradition libérale canadienne. Le modèle national-émancipateur se forme au fur et à mesure que se développe la vie politique du Bas-Canada jusqu’au soulèvement des Patriotes en 1837-38 que l’on peut considérer comme le point culminant du projet d’émancipation nationale. La dialectique de la continuité/discontinuité est perceptible par rapport à l’âge des lumières, en particulier en ce qui concerne les principes de l’universalité, de la citoyenneté et de l’espace public. Toutefois l’universalité fondée sur la raison universelle est remplacée par une universalité « particularisante », celle de la spécificité nationale, fondée sur l’idée du peuple déterminé par l’histoire et la langue. L’espace public, uniformisant, devient celui de la nation. Ces changements façonnent le modèle identitaire. En ce qui concerne la position subjectale, une opposition dialectique s’instaure entre l’individu et la collectivité, entre le je et le nous de même qu’entre le je/nous et l’autre, le différent. La relation dominante est toutefois celle de l’inclusion ou celle de la médiation, notamment là où la différence risquerait de rejeter l’autre dans la position objectale. Toutefois cette inclusion s’effectue au sein d’un espace, réel ou imaginaire (géographique, politique et historique) homogène, lié au processus de territorialisation. Il s’agit donc d’une inclusion-intégration. Au-delà du territoire national se trouve le domaine de l’autre étranger qui occupe la position objectale, celui du il ou eux. La première moitié du 19^e siècle a aussi défini les topiques dominantes de l’identité nationale, collective, mentionnées ci-dessus. Le modèle national défensif, surtout dans sa variante conservatrice, transforme les éléments constitutifs du modèle émancipateur en accentuant l’exclusion. Dans le contexte canadien, il s’est affirmé, progressivement, après 1840, au moment où les Canadiens Français se sont retrouvés dans la position d’une minorité qui se savait menacée. Dans la position subjectale l’accent identitaire se déplace vers le nous, déterminé comme une collectivité homogène et qui peut frapper d’exclusion les individus qui risqueraient de compromettre cette unité (voir les personnages de traîtres). Le différent est rejeté. L’autre est évacué dans la position objectale, voire il est collectivisé, devient un eux, dépourvu de parole, taxé d’ennemi. L’exclusion structure les topiques et leurs valeurs identitaires en dichotomies tranchées (catholique/protestant, campagne/ville, agriculture/industrie, supériorité morale/supériorité matérielle, etc.). Certaines topiques sont survalorisées : ethnicité (origines), histoire, langue, etc. Et cela d’autant plus que l’impossibilité de la territorialisation identitaire (absence de l’État et de structures étatiques) confère une fonction identitaire de substitution à certaines d’entre elles. De ce fait, la territorialisation, si elle est mentionnée, a souvent un caractère « utopique » de « pays incertain », projeté ou vers le futur ou dans l’imaginaire. Le modèle défensif que nous venons de caractériser a aussi sa variante libérale : moins tranchée, elle atténue les mécanismes d’exclusion, introduit la médiation, cherche l’ouverture vers l’autre, afin de l’introduire dans la position subjectale, problématise la relation entre le je individuel et le nous collectif ainsi que certaines des topiques consacrées. En cela elle représente un passage vers le modèle émancipateur. Le modèle postnational qui caractérise la situation postmoderne coïncide avec l’affaiblissement de l’importance des États nationaux et la mondialisation. Si le Québec n’a pas accédé à l’émancipation et à la souverainenté intégrales (aux référendums de 1980 et 1995), il a du moins su affirmer son autonomie et il a réalisé une part importante de son programme national, notamment en ce qui concerne la position de la langue (loi 101, de 1977). Les acquis ont partiellement saturé les besoins d’émancipation et ouvert la voie à l’évolution ultérieure. La territorialisation de la québécité a entraîné une redéfinition du paradigme identitaire. D’autre part, les transformations démographiques et le poids de l’immigration accentuent la pluriculturalité qui tourne également au profit des premières nations. Le modèle identitaire postnational est pluriel (quant à ses sources), il est à la fois inclusif et différenciateur, car contraire à l’homogénéisation nationale. À tel point que la notion même de culture et de littérature nationales perdent leurs traits définitoires. La dissolution du national se traduit par la transformation des éléments constitutifs, des relations structurantes et des topiques. Le changement le plus important est sans doute la perte de pertinence de certaines oppositions. Quant à la position subjectale, ce sont les dichotomies je/nous, individu/collectivité, je/l’autre qui, du point de vue national, collectif, voient s’estomper leur portée identitaire. La relation d’inclusion qui domine change de nature dans la mesure où l’intégration est remplacée par l’hybridisation qui se manifeste, aussi, dans les topiques, y compris la territorialisation. La non-hiérarchisation axiologique favorise la juxtaposition des valeurs. Le nouveau je qui se cherche en dehors des références nationales, définies en termes du national traditionnel, se retrouve non plus dans ses racines, mais se compose de rhizomes.^^[33]^ Pour ce je, l’identité joue moins dans le rapport à l’autre, mais plutôt entre la mêmeté et l’ipséité, comme le montre le dilemme d’un personnage d’Emile Ollivier, Normand Malavy, balotté entre « deux impossibilités: la chimérique résurgence du passé, puisqu’on ne peut repasser par sa vie, et l’oubli de ses racines qui souvent conduit à la folie. [...] Comment congédier le nostagique et l’illusoire? Longtemps il s’est esquinté à faire des compromis entre le je et le moi » (Ollivier 82; souligné par nous). Analyses Analysez les éléments linguistiques et thématiques renvoyant à l’image de soi et de l’Autre. Essayer de déterminer le modèle identitaire : Yves Thériault, Ashini Que de mots entendus, en des occasions où j’étais allé sur les rives et dans les villages Blancs, que de discours aux temps politiques, où ces Blancs parlaient de leur patrimoine, de leur langue, de leurs traditions, des racines qu’ils avaient plongées dans les rives du Saint-Laurent, le « Père des Eaux »… Mais rien qui concernât notre héritage à nous, millénaire, et que l’on ne reconnaissait point. » (Thériault 51) (L’italique dans le texte, le gras souligné par nous.) Et, à l’opposé de la pauvre langue des Blancs, j’offrais l’ampleur de ma langue montagnaise. (Thériault 56) Dépouillé de sa langue, de ses territoires, mon peuple n’inspira aucune pitié. Y eut-il quelque remords chez les conquérants? (Thériault 69) Je te prends à témoin, vois les écoles « indiennes ». Ce nom est une dérision. Elles n’ont d’indien que la couleur des élèves, et leurs origines. De langue indienne, il ne s’en enseigne point en ces classes. Et de traditions indiennes moins encore. (Thériault 68-69) Myra Cree « Mon pays rêvé ou la PAX CANATA » Mon pays rêvé commence, à l’évidence, au lendemain d’un ultime référendum, une fois le « verduct rendi » pour écrire comme l’ineffable Jean Chrétien parle. L’autonomie est acquise, nous avons notre propre Parlement, il y a dorénavant trois visions de ce pays. Au Québec on est copains comme cochons avec la communauté francophone qui s’est mise à l’étude des langues autochtones. Nos réserves, sur lesquelles nous en émettions tant, sont devenues des colonies de vacances et nos chefs, qui se répartissent également entre hommes et femmes, de gentils organisateurs. À Kanesatake, où j’habite, y’a du bouleau et du pin pour tout le monde. Le terrain de golf a disparu et tous, Blancs et Peaux-Rouges (je rêve en couleurs) peuvent, tel qu’autrefois, profiter de ce site enchanteur. Nos jeunes ne boivent plus, ne se droguent pas, la scolarisation a fait un bond prodigieux. Tout va tellement bien dans nos familles (il n’y a plus de trace de violence) que l’association Femmes autochtones du Québec s’est recyclée en cercle littéraire. Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir vient d’être traduit en mohawk; l’XY de l’identité masculine d’Elizabeth Badinter, devrait l’être en montagnais pour le Salon du livre qui se tiendra à Kanawake, et L’Amant de Duras, en iniktikut (ça va dégivrer sec dans les igloos). […] je me pince pour y croire, trop fort sans doute, car c’est à ce moment-là que je me suis réveillée. Avec mes meilleurs voeux, que l’an prochain, si nous ne sommes pas plus, nous ne soyons moins.^^[34] Gaston Miron : « Compagnon des Amériques », « Aliénation délirante » (voir les matériaux e-learning) VI. La constitution des modèles identitaires – aperçu historique Quels sont les moments historiques qui ont influencé substantiellement la culture canadienne-française au point de contribuer à la constitution de paradigmes identitaires? Une périodisation est-elle envisageable? Plusieurs dates semblent déterminantes : la Conquête et la transformation de la Nouvelle-France en colonie britannique (1759-1763); le soulèvement des Patriotes (1837-1838), la création du Canada-Uni (1840) et la décolonisation progressive conduisant à la Confédération canadienne (1867); la grande crise de 1930 et la guerre de 1939-1945 qui sont l’origine des processus conditionnant le tournant paradigmatique de la Révolution tranquille (1960); les transformations de la situation canadienne-française et québécoise et les mesures autonomistes du gouvernement québécois, en particulier les lois linguistiques dont la loi 101 – la Charte de la langue française (1977) qui poussent le discours identitaire vers une nouvelle assise, celle de l’ouverture postmoderne. Les dates mentionnées, qui ne coïncident pas tout à fait avec les différentes périodisations de la littérature canadienne-française et québécoise, découpent les étapes qui ont contribué à la modélisation identitaire. Nous pouvons distinguer quatre types de modèles paradigmatiques: proto-national (âge des lumières), national-émancipateur, national-défensif, postnational. Si les modèles identitaires nationaux ont une origine historique, il serait faux d’y réduire l’histoire littéraire, ne serait-ce qu’il s’agit d’abstractions qui, dans les textes concrets, ne se réalisent le plus souvent que de manière incomplète, partielle ou mélangée, « impure », sous forme de tendances qui caractérisent l’agencement énonciatif, narratif et les visions de soi, de l’autre et du monde inclues dans les oeuvres. Il s’agit, d’autre part, de phénomènes non pas successifs qui resteraient cantonnés à une seule étape de l’évolution historique, mais des facteurs paradigmatiques qui, à la manière des phénomènes de longue durée, peuvent se réactiver à telle ou telle période, en configurations et proportions différentes. 1^o Le modèle proto-national - terme emprunté, ici à Gérard Bouchard qui parle de « sentiment proto-national »^^[35] - se manifeste moins dans la littérature, non encore développée, que dans certains projets de la société canadienne en formation, à la fin du 18^e et au début du 19^e siècle. Ces projets sont inspirés par l’universalisme et le rationalisme de l’âge des lumières, par les principes de tolérance et de laïcité. Mentionnons les réformes scolaires conçues par William Smith père (1787, 1789) et soutenues par le gouverneur Guy Carleton, mais qui n’ont pas été réalisées. La complexité de la situation de bilinguisme se reflète dans les journaux, bilingues et unilingues, de l’époque - The Quebec Gazette/La Gazette de Québec (dès 1774), La Gazette littéraire (1778-79) ou The Montreal Gazette/La Gazette de Montréal (1785). La question identitaire est présente dans les chansons et poèmes d’occasion, dans les pétitions ou écrits polémiques.^^[36] Déterminante semble être l’influence des idées de l’âge des lumières qui inspirent le travail des clubs et loges franc-maçonniques où les élites francophones s’intègrent aux élites britanniques. Certains, comme Fleury Mesplet, Valentin Jautard, Henry-Antoine Mézière, sont représentatifs du lien entre le milieu français, états-unien et canadien. La notion d’espace public neutre réunissant les anglophones et les francophones réduit la conflictualité. La position subjectale met en avant l’individu qui participe aux activités publiques. Le je l’emporte sur le nous collectif. La relation à l’autre est celle de l’inclusion. Certains éléments de ce modèle identitaire se retrouvent par exemple dans la pièce de Joseph Quesnel L’Anglomanie ou le Dîner à l’anglaise (1802), mais on les rencontre également, plus tard, comme éléments constitutifs de la tradition libérale canadienne. 2^o Le modèle national-émancipateur se forme au fur et à mesure que se développe la vie politique du Bas-Canada. En ce sens le soulèvement des Patriotes en 1837-38 peut être considéré comme le point culminant du projet d’émancipation nationale. Deux facteurs contradictoires semblent déterminer la situation : l’Acte constitutionnel de 1791 qui a assuré le cadre institutionnel l’essor des nouvelles élites francophones, et l’anglicisation progressive, liée en partie l’immigration. Une conflictualité s’instaure entre la majorité francophone et la minorité anglophone. La création du Parti canadien (1805), devenu Parti patriote (1826), et la fondation du journal Le Canadien (1806) sont, aussi, une réaction au patriotisme britannique du QuebecMercury (1805). La devise que Le Canadien a inscrit sous son titre – « Nos institutions, notre langue et nos lois » - exprime l’antagonisme : une défense collective devant l’autre. Elle concerne, surtout au début, moins la nation que le cadre juridique, objet de controverses parlementaires. Elle sera reprise, après 1840 surtout, par l’historiographie qui en fera un élément fondamental de la construction de l’identité nationale, historique. Les revendications des Patriotes vis-à-vis de l’administration coloniale britannique s’inspirent du modèle républicain français et états-unien. Elles contiennent les principes de l’État-nation moderne:^^[37] citoyenneté civique, séparation de l’État et de l’Église, démocratie parlementaire, libéralisme. En cela les Patriotes s’inscrivent dans la logique des mouvements révolutionnaires et d’émancipation nationale du 19^e siècle (France, Pologne, Italie, nationalités de l’Empire Autrichien). La dialectique de la continuité/discontinuité est perceptible par rapport à l’âge des lumières, en particulier en ce qui concerne les principes de l’universalité, de la citoyenneté et de l’espace public. Ainsi, l’universalité fondée sur la raison universelle est remplacée par une universalité « particularisante », celle de la spécificité nationale, fondée sur l’idée du peuple qui se définit par son histoire et sa langue. L’espace public, uniformisant, devient celui de la nation. Ces changements façonnent le modèle identitaire. En ce qui concerne la position subjectale, une opposition dialectique s’instaure entre l’individu et la collectivité, entre le je et le nous, de même qu’entre le je/nous et l’autre, le différent. La relation dominante est toutefois celle de l’inclusion ou celle de la médiation, notamment là où la différence risquerait de rejeter l’autre dans la position objectale. Toutefois cette inclusion s’effectue au sein d’un espace, réel ou imaginaire (géographique, politique et historique) homogène, lié au processus de territorialisation. Il s’agit donc d’une inclusion-intégration. Au-delà du territoire national se trouve le domaine de l’autre étranger qui occupe la position objectale, celui du il ou eux. La première moitié du 19^e siècle a aussi défini les topiques dominantes de l’identité nationale, collective, mentionnées ci-dessus. La période 1760-1840 apparaît déterminante pour la constitution de l’identité canadienne-française. Nous y retrouvons formulées, à différents degrés de conceptualisation, l’inscription dans l’espace canadien et américain et les attitudes d’ouverture et d’antagonisme aussi bien vis-à-vis des anglophones que des États-Unis. 3^o Le modèle national défensif, surtout dans sa variante conservatrice,transforme les éléments constitutifs du modèle émancipateur en accentuant l’exclusion. Dans le contexte canadien, il s’est affirmé, progressivement, après 1840, au moment où les Canadiens-Français se sont retrouvés dans la position d’une minorité qui se savait menacée. Toutefois le Canada-Uni (1840) et la Confédération canadienne (1867) représentent non seulement la potentialité d’une menace, mais également la réalité d’un cadre viable, avec un projet national commun des deux peuples fondateurs et une grandiose vision continentale (a mari usque ad mare). Le jugement négatif que John George Lambton Durham porte sur l’avenir des Canadiens-Français dans son Report on the Affairs of British NorthAmerica (1839), en suggérant leur assimilation progressive, est démenti dans une large mesure par la praxis politique. Si la situation minoritaire, de marginalisation progressive, aggravée par un fort exode en direction des États-Unis, représente une incontournable donnée de base et l’un des déclencheurs, la formulation du modèle national défensif repose sur une argumentation historique. L’enjeu en est l’appropriation du territoire et de l’histoire. L’initiative appartient, ici, aux historiens canadiens-anglais, pro-britanniques, qui proposent une lecture de la Conquête que les Canadiens-Français n’acceptent pas et à laquelle ils réagissent. Le travail le plus significatif de l’historiographie pro-britannique est sans doute celui de William Smith fils History of Canada fromIts First Discovery to the Year 1791 (1815). Inspiré par le libéralisme anglais de l’âge des lumières, il fustige un double mal – la papauté et l’absolutisme – les deux causes majeures de l’échec de la colonisation française en Nouvelle-France. De son point de vue, la Conquête et l’administration britannique représentent un progrès auquel les Canadiens-Français devraient souscrire au lieu de s’attacher aux traditions et au passé entachés d’obscurantisme. La réponse des Canadiens-Français est formulée, entre autres, par les historiens François-Xavier Garneau (Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours, 1845-1852) et Jean-Baptiste-Antoine Ferland (Cours d’histoire du Canada, 1861, 1865). Le modèle identitaire défensif met l’accent sur l’image de la collectivité nationale. Cet aspect ressort, notamment, dans la variante conservatrice, plus abrupte, celle de Ferland. Dans la position subjectale l’accent identitaire se déplace vers le nous, déterminé comme une collectivité homogène et qui peut frapper d’exclusion les individus qui risqueraient de compromettre cette unité (d’où, en littérature, les personnages de traîtres). Le différent est rejeté. L’autre est évacué dans la position objectale, voire il est collectivisé, devient un eux, dépourvu de parole, taxé d’ennemi. L’exclusion structure les topiques et leurs valeurs identitaires en dichotomies tranchées (catholique/protestant, campagne/ville, agriculture/industrie, supériorité morale/supériorité matérielle, etc.). Certaines topiques sont survalorisées : ethnicité (origines), histoire, langue, etc. Et cela d’autant plus que l’impossibilité de la territorialisation identitaire (absence de l’État et des structures étatiques) confère une fonction identitaire de substitution à certaines d’entre elles. De ce fait, la territorialisation, si elle est mentionnée, a souvent un caractère « utopique » de « pays incertain », projeté dans le futur ou cantonné dans l’imaginaire. Le modèle défensif que nous venons de caractériser a aussi sa variante libérale, plus proche de la conception de Garneau : le positionnement est moins tranché, il atténue les mécanismes d’exclusion, introduit la médiation, cherche l’ouverture vers l’autre, afin de l’introduire dans la position subjectale, problématise la relation entre le je individuel et le nous collectif ainsi que certaines des topiques consacrées. En cela il représente un passage vers le modèle émancipateur. Toutefois la conflictualité reste présente. Elle forme la base même de la réflexion de Garneau, inspiré, en particulier, par l’historiographie romantique française. Si Adolphe Thiers lui a donné l’exemple d’une histoire de France conçue comme un antagonisme inter-ethnique et culturel opposant les conquérants francs à la population d’origine gallo-romaine, Jules Michelet lui a permis de reformuler le passé à la lumière d’un concept démocratique et libéral - le peuple. C’est ce héros collectif qui est le personnage de son histoire et qui l’autorise à opposer à l’image négative que William Smith donne des Canadiens-Français celle d’une nation résistante, travailleuse et qui a longtemps su tenir tête à la supériorité numérique des Anglais, en dépit de la mauvaise administration française. En même temps, il lie l’histoire des Canadiens-Français à l’idée du progrès qui est aussi celle du continent américain. En effet, l’Amérique est une continuation de l’Europe, mais d’une Europe meilleure que n’est l’ancienne. En ce sens, la conception de Garneau est non seulement une défense et une réhabilitation, mais aussi une main tendue en direction des Canadiens-Anglais, une invitation au respect et à la collaboration au sein d’un projet commun, une ouverture sur l’avenir. Les deux variantes – conservatrice et libérale – constituent les deux pôles structurants du champ axiologique dans lequel s’inscrivent des solutions individuelles, souvent hétéroclites, « impures » et mélangées, avec des conceptions libérales s’imprégnant d’éléments conservateurs et vice versa. Le modèle national défensif renoue, en continuité, avec les fondements identitaires de la période précédente. La nouveauté en est la place centrale de la collectivité nationale, qu’elle soit identifiée comme peuple, nation, ethnie ou collectivité religieuse, linguistique ou culturelle. La dominance du facteur collectif posera deux problèmes aux élites canadiennes-françaises. Le premier touche le rapport entre l’individu et la collectivité, autrement dit la question de l’individu et de l’individualité et l’image identitaire de soi. En principe, l’individualisme est plus proche de la position libérale, alors que les conceptions conservatrices accentuent la collectivité. Or toute généralisation est trompeuse, comme le montre Gérard Bouchard en analysant le libéralisme d’Arthur Buies et le conservatisme de Lionel Groulx.^^[38] La question du « service national » et la tension entre l’individualisme et le collectivisme obséderont les intellectuels québécois bien longtemps encore après les succès de la Révolution tranquille, comme le prouve la réaction de Jacques Godbout qui ironise « le texte national » écrit « sur le mur québécois des lamentations » et qui constate que « tout jeune écrivain québécois [...] n’échappera pas au chantage du pays », dans la mesure où « [le] pays québécois nous fait chanter ».^^[39] Le second problème est celui de la définition du peuple. Quelle population, quelle couche identifier comme tel? Et en vertu de quels critères? La polarisation entre les variantes libérale et conservatrice s’est projetée dans l’image plus ou moins critique ou idéalisée de la vie rurale ou urbaine, du paysage, des types humains. L’une et l’autre approche, toutefois, ont un point commun, à savoir une contradiction, de longue durée, entre la représentation du peuple et la réalité. Tandis que le « peuple canadien-français », comme certaines études historiques et sociologiques l’ont montré, ne se distinguait pas significativement du « peuple canadien-anglais » ou « états-unien » dans son comportement économique et culturel, les élites francophones du Canada le chargeaient d’une image identitaire qui leur permît de marquer la différence par rapport l’image de l’autre en prêtant à leur peuple des caractéristiques abstraites, imaginaires, de manière à accentuer la dissemblance et la spécificité, voire l’unicité, et à justifier leur propre attitude et leur rôle social.^^[40] La situation identitaire évolue rapidement suite aux transformations économiques et sociales que le Canada a connues après la crise des années 1930 et la deuxième guerre mondiale, mais qui, au Québec, ne se sont pleinement imposées que durant la Révolution tranquille, à partir de 1960. La Belle province a ainsi, à son tour, mis en oeuvre les principes modernes de la gestion étatique que le Canada fédéral avait commencé à réaliser dès les années 1930. Il peut sembler paradoxal que l’application des mêmes principes ait créé une tension durable entre les autorités fédérales et québécoises. On peut l’expliquer sans doute par la nature même de l’État moderne qui tend l’uniformisation, l’homogénéisation et la centralisation. Le différend concernait le niveau décisionnaire et la gestion des affaires publiques, autrement dit la souveraineté. Le séparatisme québécois et la modernisation sont en fait deux aspects complémentaires d’un même processus. Les années 1960 marquent l’abandon progressif du modèle identitaire défensif au profit d’une affirmation positive. Plusieurs problèmes, griefs, points litigieux, jusque-là irrésolus ou laissés en suspens, se réactivent. Le modèle national-émancipateur reprend de la vigueur et domine, enrichi des prérogatives de l’autodétermination et de l’éthos que lui prêtent les théories de la décolonisation des années 1950-1960. Mais l’émancipation dynamise également les attitudes civiques libérales dont l’origine remonte à l’âge des lumières et qui caractérisent, notamment, les élites canadiennes-françaises engagées dans la politique fédérale. La nouvelle situation polarise les comportements identitaires. D’un côté, on constate une exclusion renforcée vis-à-vis des anglophones, des immigrés, mais aussi une autonomisation prononcée face la France. De l’autre côté, la nouvelle québécité abandonne ses attributs ethniques, religieux et historiques pour s’ouvrir, progressivement, à une identité postmoderne. 4^oLemodèle postnational qui caractérise la situation postmoderne coïncide avec l’affaiblissement de l’importance des États-nations et la mondialisation. Si le Québec n’a pas accédé à l’émancipation et à la souveraineté intégrales (aux référendums de 1980 et 1995), il a du moins su affirmer son autonomie et réaliser une part importante de son programme national, notamment en ce qui concerne la position de la langue (loi 101, de 1977). Les acquis ont partiellement saturé les besoins d’émancipation et ouvert la voie à l’évolution ultérieure. La territorialisation de la québécité a entraîné une redéfinition du paradigme identitaire. D’autre part, les transformations démographiques et le poids de l’immigration accentuent la pluriculturalité qui tourne également au profit des premières nations. Le modèle identitaire postnational est pluriel (quant à ses sources), il est à la fois inclusif et différenciateur, car contraire à l’homogénéisation nationale. À tel point que la notion même de culture et de littérature nationales perdent leurs traits définitoires. La dissolution du national se traduit par la transformation des éléments constitutifs, des relations structurantes et des topiques. Le changement le plus important est sans doute la perte de pertinence de certaines oppositions. Quant à la position subjectale, ce sont les dichotomies je/nous, individu/collectivité, je/l’autre qui, du point de vue national, collectif, voient leur portée identitaire s’estomper. La relation d’inclusion qui domine change de nature dans la mesure où l’intégration est remplacée par l’hybridation qui se manifeste, aussi, dans les topiques, y compris la territorialisation. La non-hiérarchisation axiologique favorise la juxtaposition des valeurs. Le nouveau je qui se cherche en dehors des références nationales, définies en termes du national traditionnel, se retrouve non plus dans ses racines, mais se compose de rhizomes.^^[41] Pour ce je, l’identité se joue moins dans le rapport à l’autre, mais plutôt entre la mêmeté et l’ipséité. La nouvelle situation culturelle et linguistique entraîne la redéfinition et la mise en question de la notion même de culture et de littérature nationale. Comment, en effet, définir une littérature nationale qui tend à se désister d’un des critères qui jusque-là ont contribué à la délimiter, à savoir la langue. Ainsi la nouvelle Histoire de la littérature québécoise, (2007)^^[42] laisse prévaloir le critère de territorialité en incluant, au nombre des auteurs québécois, les auteurs montréalais anglophones. La situation postmoderne, du fait de la préférence accordée à la juxtaposition axiologique, introduit un autre rapport à l’histoire, y compris les modèles identitaires, souvent récupérés dans une finalité ironique et ludique liée au recyclage des genres consacrés comme le roman historique, le roman du terroir ou la saga familiale. Analyse Louis-Honoré Fréchette : Papineau (voir les matériaux e-learning) Étudiez la distributions des personnages et de leurs rôles en fonction du modèle identitaire. Louis Hémon : Maria Chapdelaine Analysez les éléments liés au sentiment identitaire et à la vision de l’autre. Appliquez la grille des modèles identitaires. Identifiez et caractérisez les élémements esthétiques constitutifs du texte. Sont-ils en rapport avec les éléments identitaires? VII. Littérature nationale et langue nationale dans le contexte canadien-français La période romantique qui a vu s’élaborer et se réaliser l’idée de l’État-nation en a influencé certains aspects en accentuant, notamment, la nécessité d’une littérature nationale et d’une langue nationale qui devenaient ainsi – au même titre que la justification historique de la nation – les points névralgiques de l’identité nationale. D’où la blessure profonde causée par le jugement de Durham qui a qualifié les Canadiens-Français de « peuple sans histoire et sans littérature ».^^[43] La constitution de la littérature nationale et la création des institutions culturelles deviennent une nécessité identitaire et cela d’autant plus que l’absence d’institutions étatiques propres et auxquelles les Canadiens-Français, minoritaires, pourraient pleinement s’identifier grève la littérature et la culture d’une surcharge identitaire extra-littéraire et extra-culturelle, c’est-à-dire politique. Deux facteurs semblent déterminer la constitution de la littérature canadienne-française : la présence de l’Autre – l’Anglais ou l’anglophone – et la situation périphérique qui implique la problématique de la francité et le rapport à la France. Centre vs. périphérie Notons que le fait de considérer le lien entre la francophonie canadienne et la France comme un lien « naturel » et qui « aille de soi » n’est qu’une illusion d’optique, entrenue, entre autres, par une bonne partie des élites culturelles canadiennes-françaises pour plusieurs raisons où s’enchevêtrent facteurs identitaires, littéraires et linguistiques. Historiquement, il s’agit du résultat d’un processus régressif suite à la Conquête anglaise qui avait arrêté la « canadianisation » de la Nouvelle-France et son détachement progressif de la France métropolitaine, que l’on peut observer au 18^e siècle.[44] En effet, la nécessité de trouver un contrepoids à la présence anglaise a stimulé, au 19^e siècle, une tendance inverse en accentuant l’idée de francité et le rapprochement avec la France et la culture française. La dépériphérisation et la décolonisation de la culture canadienne-française en ont été perturbées, ralenties. La relation entre le centre et la périphérie est régie par une série de caractéristiques que l’on peut schématiser comme suit : Centre Périphérie Caractéristiques continuité discontinuité ontologiques stabilité instabilité avance par rapport à la périphérie retard par rapport au centre production > réception réception > production autosuffisance insuffisance ontologiques et axiologiques originalité imitation (complexe de) supériorité (complexe d’) infériorité axiologiques lieu de légitimation, autorité lieu de non légitimation, absence d’autorité concentration des valeurs dispersion saturation axiologique non saturation axiologique axiologie fortement hiérarchisée à structuration verticale superposition des valeurs axiologie non hiérarchisée à structuration horizontale juxtaposition des valeurs mécanismes d’exclusion, délimitation stricte mécanismes d’inclusion (métissage, hybridation), délimitation affaiblie Ce qui nous intéresse, en l’occurrence, est moins l’aspect ontologique (continuité x discontinuité, stabilité x instabilité; avance x retard, etc.) que l’axiologie. En effet, le centre apparaît comme le lieu de légitimation des valeurs, investi de l’autorité que la périphérie subit en reconnaissant son infériorité. Il est évident que la dépériphérisation et l’autonomisation doivent procéder en sens inverse pour nier la domination du centre afin de s’arroger le droit de légitimation des valeurs. La négation du centre se réalise par la promotion de soi et de ses propres valeurs autochtones (nationales). Or, ce double processus est en fait souvent contré par la nécessité d’une reconnaissance plus large : le national n’acquiert sa « vraie valeur » que s’il accède à l’universel. À la différence du centre qui a tendance à se considérer comme générateur « naturel » de l’universel, la périphérie est tiraillée entre deux impératifs, celui du particulier et de l’universel, de la fermeture et de l’ouverture. En littérature, cette dialectique a pris le tour de l’opposition entre la tradition locale et la modernité. Dans le cas de la littérature canadienne française la situation a été encore plus compliquée que dans d’autres cultures périphériques (tchèque, slovaque, hongroise, polonaise), car la modernité, au 19^e et au 20^e siècles, était représentée pour la plupart par la littérature française. Dépériphérisation canadienne française – aperçu historique Jusqu’aux années 1940, la tendance à la modernité, à l’universalité et à l’ouverture s’identifiait grosso modo avec le discours libéral, alors que le discours conservateur accentuait les particularismes régionalistes. Cependant les pratiques culturelles de cette période se situaient pour la plupart entre les deux pôles – conservateur et libéral – en se concrétisant, le plus souvent, en attitudes non tranchées, ambiguës, contradictoires ou de compromis.[45] Si l’approche moderniste, ouverte à l’influence de la France contemporaine, permettait à la culture canadienne-française d’accéder à l’universalité, elle en affaiblissait la canadianité et limitait l’autonomie en reconnaissant, implicitement ou explicitement, la subordination périphérique du Canada francophone à la grande culture française. Ainsi, la dépériphérisation et la spécificité de la culture canadienne-française ont été davantage liées au nationalisme conservateur. Un des points de référence est sans aucun doute le discours de Camille Roy « La Nationalisation de la littérature canadienne », prononcé à l’Université Laval le 5 décembre 1904 à l’occasion de la réunion de la Société du parler français au Canada. L’influent critique québécois y déclare la littérature française contemporaine « notre plus grande ennemie » tout en exigeant de cultiver le « génie national » qui permet de « traiter des sujets canadiens, et les traiter d’une façon canadienne ». C’est à cette condition, selon Roy, que le Canada français pourra échapper à sa situation de « littérature coloniale ».[46] Les polémiques menées par Robert Charbonneau, quatre décennies plus tard, représentent une nouvelle étape de la dépériphérisation.[47] Deux différences frappent dans cette continuité de l’affirmation autonomiste : 1^o un ancrage solide dans un discours désormais libéral, progressiste et qui vise l’ouverture, l’universalité et la modernité, à l’opposé du repli conservateur sur les valeurs canadiennes; 2^o la polémique dépasse l’horizon canadien pour s’adresser, également, au public français. Comment expliquer ce saut qualitatif? Deux facteurs interviennent, l’un littéraire, l’autre économique et politique. En effet Charbonneau parle au nom d’une nouvelle génération de jeunes écrivains, une élite forte, moderniste, consciente de sa qualité et dont plusieurs forment, aujourd’hui, la base du canon littéraire québécois contemporain, tels Anne Hébert, Gabrielle Roy, Alain Grandbois, Yves Thériault, etc. L’autre facteur, non moins important, est dû à la conjoncture de la reprise économique et de la situation de guerre qui a fortement avantagé l’industrie éditoriale canadienne française. L’occupation de la France a non seulement bloqué pour un temps l’importation du livre français, mais elle a encouragé la production québécoise suite aux mesures législatives qui ont suspendu, pour le temps du conflit guerrier, l’application des droits de publication concernant l’Europe occupée. Ainsi les éditeurs canadiens français se sont retrouvés en position de force, devenus fournisseurs exclusifs du livre français dans le monde libre. Si en 1939 le nombre de titres publiés n’était que 269, il s’élève à 516 en 1943. Les maisons d’édition qui, jusque-là, tiraient la majorité de leurs profits des livres scolaires et religieux, pouvaient désormais élargir leurs activités au domaine des belles lettres.[48] À côté des maisons anciennes - Beauchemin, Granger, Garneau, Éditions du Lévrier, Éditions du Totem (1933), Éditions du Zodiaque (1935), Fides (1937), de nouveaux éditeurs surgissent - Éditions de l’Arbre (1941), Variétés (1940), Parizeau (1943), Pascal (1944) – et avec eux des revues littéraires, telles Les Idées, La Relève et La Nouvelle Relève, cette dernière rattachée aux Éditions de l’Arbre.[49] Si l’essor économique, stimulé par la guerre et l’émergence conjointe d’une nouvelle classe moyenne, lettrée, encourage la lecture, l’essor de l’édition locale et de la critique spécialisée dans les revues transforme les conditions de légitimation. Plus besoin, pour les auteurs canadiens français de s’adresser, en priorité, aux éditeurs parisiens. L’exemple en est Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, promu par les Éditions Pascal en 1945, avant sa consécration américaine (Literary Guild of America, 1947) et parisienne (Prix Femina, 1947). Or, les polémiques de Charbonneau se situent à la charnière du changement de situation de l’après-guerre, au moment où les éditeurs parisiens reprennent l’autorité sur leurs droits d’auteur au détriment de l’édition canadienne française qui se rétrécit avant de connaître une phase économique difficile durant les années 1950. Les Éditions de l’Arbre dont Charbonneau est codirecteur disparaissent en 1948. Ses attaques sont aussi celles du combat d’arrière-garde pour sauver les acquis de la période de la guerre car sa double situation - d’écrivain et d’éditeur – lui laisse entrevoir le lien étroit qui existe entre l’édition, le lieu de légitimation et l’autonomie culturelle. La troisième phase, que Charbonneau a préparée, sera celle de la Révolution tranquille où le discours hégémonique sera celui de la gauche néonationaliste de la revue Parti pris (1963-1968) au moment de la Révolution tranquille qui débouchera sur la promulgation des lois linguistiques et le nouvel aménagement linguistique, politique et civique défini par la Loi 101 en 1977. La continuité du programme autonomiste passe ainsi à travers la discontinuité des prises de position corollaires : du nationalisme conservateur de droite de Camille Roy au libéralisme apparemment dépolitisé de Charbonneau et au néonationalisme des partipristes qui réintroduisent le facteur politique, de gauche cette fois. Littérature nationale La littérature nationale se définit comme l’ensemble de textes référentiels, représentatifs des valeurs nationales. Deux aspects s’y rejoignent - le canon et l’axiologie. La base du canon canadien-français a été constituée par James Huston, éditeur du Répertoire national (1848-1850). Ce noyau a été par la suite enrichi, transformé, complété au fur et à mesure de la production littéraire, y compris les grands classiques du 20^e siècle. L’axiologie – si nous laissons à part le domaine esthétique – s’inscrit dans la vie littéraire de plusieurs façons. Un des liens les plus évidents entre la littérature et l’identité se manifeste à travers les termes par lesquels la littérature elle-même se désigne. On voit ainsi la littérature canadienne (jusqu’ la moitié du 19^e siècle) devenir canadienne française (jusqu’aux années 1960) et celle-ci se scinder en québécoise, qui constitue le noyau, et en littératures périphériques - acadienne, franco-ontarienne, manitobaine. Une autre opération axiologique importante est la définition même des valeurs nationales. Comme dans le domaine identitaire – et de manière analogue au rapport entre le soi et l’autre – nous voyons s’y appliquer la dichotomie ouverture/fermeture. En effet, il s’agit de définir, d’une part, la spécificité nationale pour délimiter, au sein des valeurs universelles, la littérature et la culture nationales en les opposant aux autres littératures et cultures. D’autre part, il faut préserver un degré de « lisibilité » et de compréhension, afin que le national puisse s’inscrire dans l’universel et prétendre à la reconnaissance par l’autre. Qui est l’autre dans le cas de la littérature canadienne-française? Il est nécessaire de distinguer plusieurs altérités de nature qualitative différente, dont deux dominent. L’impulsion première est sans doute la présence de l’Anglais et du Canadien-Anglais. Cette causa prima se situe en dehors du littéraire. C’est pourquoi elle n’est pas toujours explicitée dans le discours littéraire si ce n’est dans les périodes cruciales, souvent en rapport avec la question linguistique, comme durant la Révolution tranquille.^^[50] S’y ajoute une autre altérité, celle que représente la culture française et le français de France. C’est entre ces deux altérités qu’évolue, principalement, le positionnement canadien-français. La présence de l’Anglais et du Canadien-Anglais, à laquelle les Canadiens-Français se sont vus obligés d’opposer leur francité, est aussi à l’origine du dynamisme différenciateur à la fois intra- et extra-littéraire qui investit la langue, facteur décisif dans le processus de la dépériphérisation. En effet, le poids du choix de la langue pèse sur la littérature. Or cette langue est à l’origine celle d’un autre – le Français. C’est là qu’intervient la question de la légitimité et de l’appropriation. Témoin Gaston Miron : « La langue, ici, n’a jamais été un donné, c’est-à-dire une institution à partir de laquelle on commence, mais elle est une institution laquelle il faut arriver. C’est tuant. »^^[51] Lise Gauvin parle de « surconscience linguistique ».^^[52] Le problème concerne la norme, plus précisément les différences entre l’usage canadien et la norme hexagonale, européenne, dictée par les institutions françaises. Là aussi la dichotomie ouverture/fermeture intervient. Alors que le choix de la norme française empêche d’exprimer la canadianité ou la québécité, l’option canadienne mène à la méconnaissance et l’isolement. La conflictualité entre la norme française et l’usage canadien-français a généré non seulement le complexe d’infériorité et le purisme masochiste dont sont imprégnées de nombreuses rubriques de la presse du 19^e et du 20^e siècles,^^[53] mais elle a suscité aussi la défense de la langue canadienne-française et son illustration dans les glossaires, dictionnaires et études.^^[54] La période de la Révolution tranquille a intensifié la tension, ressentie par les Québécois, entre la norme parisienne et leur usage. Si certaines personnalités influentes, tel Hubert Aquin, accordent leur préférence à l’universalité (française), d’autres visent l’affirmation de la spécificité, notamment les partipristes, déjà mentionnés, qui s’engagent à promouvoir le joual, dans lequel ils voient (en accord avec les théories de la décolonisation) une correspondance identitaire entre la situation linguistique et la situation économique, sociale et politique des Canadiens-Français : l’aliénation de la langue (son anglicisation et américanisation) reflétant la condition du peuple colonisé – celle des « nègres blancs d’Amérique ».^^[55] Le joual, illustré par plusieurs auteurs significatifs (Jacques Renaud, Victor-Lévy Beaulieu, Michel Tremblay), est devenu une des marques identitaires de la québécité au même titre que la langue des personnages d’Antonine Maillet l’est de l’acadianité. Toutefois une solution de compromis a été apportée par l’Office de la langue française, fondé par le gouvernement québécois en 1961. La redéfinition du rapport entre la norme française et canadienne est inclue dans le terme de français international qui permet de définir l’usage canadien comme une des variantes légitimes d’un cadre francophone général et de le situer au même niveau que le français de France, de Belgique, de Suisse ou d’ailleurs. C’est le signe évident d’une émancipation linguistique par laquelle le français du Canada entend se dégager de sa situation périphérique. Même si le processus est loin encore de l’aboutissement désiré et que les polémiques trahissent bien des incertitudes, la direction est donnée. La nouvelle légitimité se fonde sur une nouvelle conception de la norme – non plus monocentrique, mais polycentrique : vu du Canada, le français international aurait plusieurs centres dont le Québec. L’équilibre entre l’universalité et la spécificité, entre l’affirmation de soi et l’ouverture à l’autre, s’est vu renforcé par les lois linguistiques, en particulier par les effets durables de la loi 101 (1977). Ainsi ont été créées les conditions favorables à l’intégration de la littérature « immigrée » et « migrante ». Au moment où se constitue le nouveau canon littéraire fort de ses nouveaux classiques (Hector de Saint-Denys Garneau, Alain Grandbois, Gabrielle Roy, Jacques Ferron, Hubert Aquin, Gaston Miron, etc.) que rejoignent, revalorisés, les auteurs du siècle précédent (Philippe Aubert de Gaspé fils, Laure Conan, Louis-Honoré Fréchette, etc.). La situation évolue encore, et rapidement, du fait de l’intégration des auteurs immigrés, néoquébécois, qui mettent en question sinon la notion, du moins le contenu du terme de littérature nationale. Le processus et la présence des auteurs venus d’ailleurs sont antérieurs la prise de conscience du fait même. Les discussions suivent la publication du roman de Régine Robin La Québécoite (1983) où l’auteure laisse entendre les difficultés à exprimer sa « parole migrante » en milieu québécois.^^[56] En 1983 Fulvio Caccia, un Italo-Québécois, fonde la revue trilingue Vice versa (1983-1996), dans laquelle Robert Berrouët-Oriol, originaire de Haïti, publie son analyse de la situation - « Effet d’exil ». Le terme qu’il utilise - « écritures migrantes»^^[57]- désigne les textes des auteurs immigés qui ont trouvé au Canada et au Québec leur nouvelle patrie et qui contribuent à l’enrichissement de sa culture. Quant au rapport entre l’identité et l’altérité, il s’agit, dans un premier temps, d’une délimitation entre la littérature nationale-québécoise qui représenterait le noyau identitaire, et une littérature autre, mais laquelle la porte est ouverte car elle est censée constituer un apport qualitatif appréciable. Or, cet apport qualitatif et quantitatif a bientôt transformé les données : les auteurs immigrés pénètrent dans le noyau du canon national si bien qu’en l’espace de deux décennies la distinction entre la littérature « d’ici » et « d’ailleurs », voire nationale et étrangère, perd en pertinence. Le terme même d’écriture migrante acquiert un sens différent pour désigner l’identité individuelle, mouvante, rhizomatique, de l’écrivain postmoderne. Ce changement concerne également la dichotomie identité/altérité. En fait, trois sources de l’altérité se montrent déterminantes pour la constitution et l’évolution de la littérature canadienne-française et québécoise : l’altérité représentée par la sphère anglophone, par la France et par les cultures francophones. Dans les trois cas, on peut constater une évolution : la dominance historique de l’exclusion s’estompe, durant les trois dernières décennies, au profit des tendances inclusives. Analyse Robert Charbonneau : La France et nous (voir les matériaux e-learning) Catégorisez les arguments de Charbonneau. Reconstituez les points forts de son argumentation. Discutez-les. Déterminez son positionnement à l’aide de la grille évaluative concernant les rapoprts centre-périphérie. VIII.- IX. Comment représenter un Anglais? L’Anglais ou le Canadien-Anglais constitue, dès les origines, une causa prima identitaire de la littérature canadienne-française et québécoise. C’est l’Autre par excellence, celui par rapport auquel l’identité canadienne-française se définit en premier lieu, même si le fait ne s’inscrit pas toujours explicitement dans le discours littéraire. Il représente une force qui polarise les individus, la famille, la société. Souvent, sa présence s’exprime moins sous forme de caractéristiques thématisées qu’elle ne s’inscrit à l’intérieur des personnages canadiens-français. Il est en somme l’autre que le je ou le nous porte en soi. Le fait est attesté dans les tout premiers textes canadiens-français, ce que nous tenterons de montrer en recourant à trois pièces de théâtre – L’Anglomanie ou le Dîner à l’anglaise (1802) de Joseph Quesnel, Une partie de campagne de Pierre Petitclair (pièce réalisée en 1842, publiée en 1865) et Le Jeune Latour d’Antoine Gérin-Lajoie (1844). Le choix du genre dramatique est motivé d’une part par les textes mêmes, témoins du développement de la culture canadienne-française dans la première moitié du 19^e siècle, d’autre part par la nature du genre qui, ne serait-ce que par l’intérêt dramatique et par l’économie de la représentation, nécessite une conflictualité tranchée et une thématisation « franche ». La comédie de Joseph Quesnel offre une des premières mises en scène de l’image de l’autre – l’Anglais. Il semble symptomatique que l’objet de la critique et de la risée ne soit ni l’Anglais, ni l’anglicité, mais le caméléonisme et le carriérisme de la noblesse canadienne (-française): Monsieur de Primembourg qui attend la visite du gouverneur anglais hésite sur les formalités de l’accueil – à la française ou à l’anglaise? La famille est divisée. Alors que la mère de Monsieur de Primembourg conseille la tradition française, les autres – visant leur ascension sociale - entendent suivre la nouvelle mode anglaise. Le gendre Beauchamp va jusqu’à proposer l’exclusion de la partie pro-française de la famille. L’ayant appris, le gouverneur révoque sa visite en attendant que la situation se rétablisse au profit de la tradition française. La situation identitaire est complétée par deux autres figures : le médecin allemand qui provoque le rire par son français approximatif et ses folles idées culinaires et le poète étonné de voir ses compatriotes ignorer ses dithyrambes célébrant les victoires anglaises sur la France. La position conciliante du gouverneur qui se déclare pour la coexistence et le bon voisinage des Canadiens(-Français) et des Anglais, les uns et les autres restant attachés à leurs identités respectives, traduit le paradigme identitaire de l’âge des lumières (modèle proto-national) : la compréhension de l’autre et la coopération sont possibles en dépit des différences dans la mesure où le pouvoir public ménage un espace de dialogue et de tolérance. L’optimisme idéologique s’accorde à l’esthétique classique, plus précisément à l’universalisme qui la sous-tend et à la conviction qu’une harmonie est possible, à condition de respecter l’ordre considéré comme naturel. Cette intentionnalité s’imprime dans l’expression: la versification est régulière, uniforme, la langue est un français « universel », sans marques particulières. Le français ne porte pas encore, ici, le signe du repli identitaire. C’est la langue des élites du siècle des lumières, langue universelle et instrument universel de la compréhension et de la communication. Il faut, bien sûr, noter l’origine non pas canadienne, mais française de Quesnel. N’empêche qu’il fut l’un des premiers à représenter un conflit canadien et dont l’enjeu est l’altérité et la présence de l’autre, vue ici du point de vue de la situation minoritaire du dominé. L’universalisme et le ton humoristique ne sauraient toutefois cacher un malaise identitaire – l’éventualité d’une scission qui peut affecter une communauté aussi naturelle qu’est la famille. Le conflit et l’exclusion représentent une menace. Le conservatisme de Quesnel, aigri sans doute par le traumatisme de la Révolution française, trouve dans l’esthétique du classicisme une garantie de la tradition et de l’ordre préservés, contraires au désordre. Parmi les topiques identitaires c’est sans doute la tradition qui domine les autres thèmes – langue, ethnicité (francité), origines, ancienneté. Du point de vue de la problématique traitée, L’Anglomanie mérite une attention particulière pour l’intrigue même : en effet Quesnel montre comment la présence de l’autre contribue au surgissement d’une conscience collective - le nous; mais il fait découvrir aussi la fragmentation de ce nous et son aspect problématique. La comédie est non seulement un témoignage de l’anglophilie des élites canadiennes(-françaises) qui – encore avant la langue même – adoptent le style de vie et les valeurs britanniques (voir la figure du poète). Elle laisse aussi entrevoir l’évolution ultérieure. La conflictualité au sein de la famille Primembourg et la fragmentation du nous collectif cachent une tendance contraire, celle qui vise l’uniformisation de la collectivité nationale. La tolérance n’est réalisable qu’au prix d’un aménagement de l’espace public dont la neutralité suppose la séparation du domaine francophone de l’anglophone, donc un partage du territoire. Le gouverneur anglais – cette causa prima – représente le pouvoir royal – la garantie de la paix et de l’harmonie. Sa politique est basée sur le respect du territoire de l’autre – y compris sa langue et ses coutumes – auxquelles doit se soumettre chacun qui y entre. D’où aussi le rire suscité par le médecin allemand : même sous forme atténuée, humoristique, la dérision n’en est pas moins une sorte d’exclusion linguistique et comportementale. La première moitié du 19^e siècle offre une comparaison avec deux autres pièces. D’abord la comédie en deux actes de Pierre Petitclair Une partie de campagne. La différence majeure consiste dans le glissement thématique vers la topique territoriale : la critique du renégat a pour l’arrière-fond le partage du territoire qui est aussi celui du contraste entre la ville et la campagne, devenue le milieu de la canadianité (française) préservée. Louis rend visite à son frère. Il arrive accompagné de son fils Guillaume, de son ami anglais Brown et sa soeur Malvina. Au village, Guillaume se comporte en dandy, méprise le français, les gens du pays et sa cousine Eugénie à qui, l’année précédente, il avait fait la cour. Il se fait appeler William. La punition vient après une baignade involontaire, lors d’une promenade en bateau. Guillaume-William n’a plus son habit de ville, il est obligé de s’habiller en villageois. À la fête du village on feint de ne pas le reconnaître. Malvina qu’il courtise est mariée, alors qu’Eugénie consent au mariage avec Brown. À chacun donc sa place, à chacun ses valeurs. La tolérance du modèle identitaire protonational est enrichie de la stratigraphie sociale. Les différences entre les communautés n’empêchent pas la coexistence, mais les deux communautés ne sont plus à égalité. La voie de l’ascension sociale mène de la campagne francophone à la ville anglophone, le mariage étant une forme d’insertion dans la famille anglaise. Une autre configuration, celle qui correspond au paradigme identitaire du modèle national défensif, caractérise la première tragédie canadienne(-française) Le Jeune Latour d’Antoine Gérin-Lajoie. La différence concerne la distribution des rôles et les topiques dominantes. L’exclusion de l’autre – l’Anglais – est exprimée par son absence. Alors que dans les pièces précédentes les Anglais se situaient dans la position subjectale en tant que personnages qui agissent et, éventuellement, ont droit à la parole, Le Jeune Latour les relègue hors scène tout en les représentant comme une collectivité indifférenciée, compacte – eux, ennemis. La coexistence cède au conflit. L’attitude identitaire s’appuie sur l’histoire et sur le développement des topiques caractéristiques du modèle national défensif : ancienneté de la colonisation/usurpation, catholicisme/protestantisme, fidélité au roi (de France), défense du territoire. Le thème historique – typique du nationalisme romantique – permet d’atténuer la conflictualité par la distance temporelle. Rappelons que la pièce a été écrite et jouée peu après le traumatisme du soulèvement des Patriotes. L’histoire est donc un substitut du présent. D’un autre côté, la dimension historique aggrave l’antagonisme en liant, fictivement, les affrontements présents leurs racines présumées. L’épaisseur du temps - l’histoire - crée l’image d’une nécessité, transforme la conflictualité en fait inéluctable. Il se peut que ce soit aussi l’acuité du conflit qui empêche de représenter l’autre directement, sur la scène, et de lui accorder la parole. Il n’est donc présent que par substitution, en la figure du traître – un ennemi qui est des nôtres et qui scinde le nous compact de la collectivité. L’intrigue de la tragédie oppose un père huguenot et traître à son fils, au moment de la guerre franco-anglaise de 1628. Alors que le père avait promis au roi d’Angleterre de s’emparer d’une forteresse en Acadie, le fils, fidèle au Roi de France, préfère désobéir à son géniteur au nom d’un principe supérieur. Le pathos du conflit de conscience est souligné par l’esthétique baroquisante, faite d’antithèses et de tensions marquées par un héroïsme du dépassement de soi et de l’autre, et par une rhétorique cornélienne. L’exemple des trois pièces datant de la première moitié du 19^e siècle montre les difficultés posées par l’image de l’Anglais et du Canadien-Anglais. Un siècle plus tard, le malaise n’est pas moindre. La Révolution tranquille attise la problématique identitaire, la conflictualité gradue en accentuant l’exclusion de l’autre. La production dramatique en est marquée d’autant plus que le théâtre devient un espace public au sens large du terme - une agora, lieu d’échanges d’idées et de discussion, mais aussi lieu où s’exorcisent les traumatismes tant historiques que présents. Mentionnons Hamlet, prince du Québec (1968) de Robert Gurik et les deux réactions de l’auteur aux événements d’octobre 1970 Les Tas de sièges (1971; avec le jeu de mots) et Allo… police! (1974). Rappelons aussi le psychodrame de Françoise Loranger Le Chemin du Roy (1969) qui a le sous-titre Comédie patriotique et qui met en scène, sous forme de match de hockey, le conflit entre les souverainistes québécois et les Canadiens Anglais à l’occasion de la visite du général de Gaulle au Québec. Une autre pièce - Médium saignant (1970) - transpose les affrontements du quartier de Saint-Léonard à Montréal concernant la langue d’enseignement. Les pièces de Gurik et de Loranger se conforment au paradigme national défensif, même s’il est nuancé par l’ironie ou le paradoxe. Parallèlement, le théâtre propose une production où s’affirme le modèle national intégrateur. Tel est le cas de deux pièces de Jacques Ferron Les Grand Soleils (1958) et La Tête du Roi (1963).^^[58] La question nationale y est traitée dans une perspective historique. L’histoire et les traumatismes du passé sont réinterprétés et, conjointement, est réinterprétée aussi l’image de l’Anglais et du Canadien-Anglais, celui avec qui les Canadiens-Français partagent le territoire depuis plus de deux siècles. Surmonter l’exclusion pour intégrer l’autre et le mettre à côté de soi, à l’égal de soi, n’est pas aisé. Entre l’exclusion et l’inclusion, il y a la médiation. Trois points seront examinés : (1) la représentation de l’histoire et de ses traumatismes, (2) la configuration des personnages et (3) la stratégie narrative. La comparaison avec les pièces du 19^e siècle, présentées plus haut, sera d’autant plus révélatrice que Les Grand Soleils et La Tête du Roi reproduisent des situations dramatiques semblables : la première est centrée sur une bataille « nationale » comme Le Jeune Latour, l’autre invite à dîner un Canadien-Anglais dans une famille canadienne-française comme dans L’Anglomanie. (1) Les deux drames de Ferron rappellent les blessures du passé. Les Grands Soleils racontent les moments-clé du soulèvement des Patriotes. Le personnage central est le médecin Jean-Olivier Chénier, héros de l’ultime combat de Saint-Eustache, le 14 décembre 1837, qui a opposé deux cents Patriotes aux deux mille soldats du général Colborne. Les renseignements sur la situation historique sont détaillés : mandat d’arrêt contre Louis-Joseph Papineau (16.11.), victoire des Patriotes à Saint-Denis (22.11.), excommunication des Patriotes par l’Église catholique, bataille finale. La Tête du Roi évoque deux griefs historiques : la condamnation et l’exécution de Louis-David Riel (1885) et l’affaire de la conscription durant les deux guerres mondiales. L’action de la pièce fait aussi allusion à un troisième point litigieux - le déboulonnement de la statue du général Wolfe (1963), vainqueur des Français sur les Plaines d’Abraham (1759). Les trois épisodes expriment la résistance de la minorité canadienne-française et – comme le soulèvement des Patriotes dans Les Grands Soleils – indiquent la volonté de changer le cours de l’histoire. En plus des incidents dramatiques majeurs, plusieurs autres mentions accusent l’histoire : brutalités de la colonisation de l’Amérique, déportation des Acadiens. Les deux pièces traitent le passé de manière analogue - en le confrontant au présent et en le réévaluant. L’histoire pétrifiée est représentée par les statues – du héros national dans l’un et du roi Édouard VII dans l’autre cas. Et c’est une histoire désacralisée. La tête décapitée du roi termine déguisée entre les bustes de Wilfried Laurier et de Dollard des Ormeaux, deux francophones clairement situés, ici, du côté du pouvoir et de l’oppression. Ferron ironise ainsi l’histoire officielle et les symboles nationaux et nationalistes. Dans les Grands Soleils, l’auteur recourt, pour confronter le passé et le présent, au dédoublement scénique : l’espace de la scène est à la fois celui de la maison du docteur Chénier en 1837 et le square montréalais où se dresse sa statue, devant une gare désaffectée. L’action oscille entre les deux lieux et les deux moments temporels. Le paradoxe du passé vivant (car ressuscité par l’action de la pièce), confronté au présent statufié, donc mort, provoque le spectateur et invite à réévaluer le regard présent sur le passé ou plutôt à réévaluer le présent de manière à pouvoir changer le regard porté sur le passé. Dans les deux pièces de Ferron l’espace public, officiel, s’oppose à l’espace intérieur, intime, individuel. La maison de Chénier et sa vie privée sont traversées par l’histoire. La présence de l’histoire au foyer du procureur du roi est symbolisée par la tête royale, décapitée d’abord par Simon, le fils nationaliste du procureur, et apportée ensuite par Pierre, l’autre fils, poète. Les deux forcent leur père à prendre une décision et à se prononcer clairement sur la question nationale. Notons le thème d’une possible trahison du père qui rappelle Le Jeune Latour. Les valeurs historiques, qui auraient pu sembler immuables, sont dynamisées, relativisées. Dans Les Grands Soleils, la relativisation touche à la fois le temps événementiel et le sens de l’histoire. Le titre renvoie à la plante, image métonymique du temps cyclique de la nature, temps de la naissance et de la mort, pérennité anhistorique. Ce temps de la nature est lié au personnage de Sauvageau, Indien qui se trouve en dehors du conflit historique ou plutôt au-dessus des événements. Sauvageau se déplace librement entre les deux camps, fait circuler les nouvelles des deux côtés, mais surtout porte dans son sac et distribue les nouveau-nés - la vie. Le robineux Mithridate, poète et personnage-narrateur de la pièce, salue en Sauvageau son frère et antagoniste : Sauvageau, l’immémorial, celui qu’on a dépouillé de tout, qu’on a traqué comme un gibier, qu’on a exterminé, le Sauvage qui en retour nous a apporté nos enfants, sauvant ainsi son âme en nous la transmettant. Sauvageau, mon antagoniste, mon frère, Salut! (GS 382) Dans La Tête du Roi, une fonction analogue à celle de Sauvageau revient aux femmes – la veuve du juge Fiset et la fille adoptive du procureur Elizabeth : en dépit de leur regard critique sur le monde des hommes, elles sont les conciliatrices des antagonismes, celles qui donnent la vie, savent aimer, comprendre. La réévaluation du temps historique aboutit à la critique de l’image identitaire avantageuse que les Canadiens-Français se sont forgée. Ferron montre qu’ils ne sont pas seulement les victimes de l’histoire, car ils sont aussi les colonisateurs, ceux qui ont dominé et assimilé les tribus indiennes. Mais l’ombre, chez Ferron, a aussi son côté solaire : l’assimilation et l’acculturation est pour lui un fait positif, permettant le métissage. En s’appropriant l’autre, on le devient. Ferron critique l’idée nationaliste de la pureté ethnique des Canadiens-Français (Québécois « pure laine ») en renvoyant à la pluralité identitaire produite par l’interaction historique entre le soi et l’autre. Par la voix de Mithridate, il adresse un éloge aux Québécois qui auraient su accueillir l’autre en eux. L’éloge est toutefois équivoque, car il exprime aussi une critique de la colonisation française et canadienne-française. La négation ne peut changer de signe et devenir fait positif qu’à condition de reconnaître et valoriser la présence en soi de l’autre - le plus faible, l’assimilé: Étrange destinée et suprême honneur, c’est le premier peuple qui cède au métissage et s’élève avec le Tiers monde! Voilà des siècles que la force cherchait à s’imposer à la faiblesse: elle a obtenu que le faible s’impose au fort. (GS 538) Parmi les personnages de La Tête du Roi, il y en a un qui ressemble à Sauvageau. C’est Taque, un sans-logis, jadis un ancien compagnon de Riel et ami des Indiens de la Prairie. C’est lui qui symbolise le peuple, par opposition à l’élite sociale, représentée par le procureur du roi et sa famille. Le procureur le nomme son « conseiller politique » (TR 76) et le considère comme son ami. C’est pourquoi le départ de Taque, en conclusion de la pièce, équivaut à un jugement moral, un désaveu des élites. (2) Les passages précédents ont laissé entrevoir l’importance de certains personnages. En effet, la présentation de l’histoire et du système des valeurs et références dépend de ceux à qui est conférée la voix et qui peuvent exprimer leur jugement. Sur ce point, deux faits semblent significatifs. D’une part, les deux pièces introduisent l’Anglais et le Canadien-Anglais sur la scène, en position subjectale, quoique de manière limitée. D’autre part le nous collectif tend à se fragmenter, à s’individualiser. Le stratagème des Grands Soleils a la particularité de diviser les Anglais en deux – l’ennemi collectif, indifférencié d’un côté et une sympathisante individuelle de l’autre. L’ennemi – l’armée de Colborne – ne figure dans l’histoire que comme référence, en position objectale, hors scène. L’autre personnage – Elizabeth Smith – prend part aux dialogues, intervient dans l’action. Orphéline, elle avait été recueillie et élevée par les ursulines, elle vit, au moment des événements, chez le docteur Chénier. C’est une altérité bien particulière, non-conflictuelle ou plutôt neutralisée. Elizabeth nie elle même son anglicité, elle se perçoit comme une étrangère, personne qui n’appartient nulle part : Elizabeth.: Je ne suis pas anglaise! (GS, 430) [...] Elizabeth : Au fond, je suis étrangère. Curé : Une étrangère! Je crains plutôt que vous ne soyez plus Canadienne qu’il ne faut. (GS, 437) Le curé ne croit pas si bien dire. C’est la non-appartenance et l’étrangeté qu’Elizabeth partage avec les Canadiens(-Français). Eux aussi peuvent se sentir comme des étrangers dans leur propre pays. Cette interprétation est confirmée en conclusion de la pièce – donc à la fin de l’histoire (et de l’Histoire) : Elizabeth se lie avec François Poutré, un Patriote qui, le soulèvement réprimé, devient un « Canadien errant » (GS 517 sqq.),^^[59] soldat de toutes les guerres du monde, tant qu’il ne retrouve pas son pays, sa patrie pour laquelle il pourrait se battre. Côté canadien, l’unanimité collective ne domine pas non plus. Surtout la famille Poutré qui représente les « habitants » a une attitude ambiguë. Le père Félix Poutré envoie chacun de ses deux fils se battre dans les rangs opposés, afin de mettre sa famille à coup sûr du côté des vainqueurs. Il ne fait pas de politique : « Je m’occupe de la terre, de mes animaux, de ma famille et de ta mère qui va accoucher; j’ai autre chose à faire que d’être Patriote. » (GS, 421) L’ambiguïté caractérise aussi le curé. Obligé d’excommunier son ami Chenier, il lui donne néanmoins sa bénédiction avant l’assaut final. (GS 512). Ainsi le conflit historique de 1837 n’oppose pas deux nous compacts, mais bien deux groupes différenciés, polarisés en plusieurs attitudes dont certaines forment un pont vers l’autre. Cette caractéristique vaut aussi pour La Tête du Roi. La duplicité forme, ici, l’intrigue même. Par certains aspects, la pièce de Ferron rappelle L’Anglomanie de Quesnel. Dans les deux cas, l’autre pénètre dans l’espace identitaire considéré comme une propriété exclusive, inaliénable, mais qui par la présence de l’autre, justement, se polarise et se décompose. Il y aussi des différences : alors que Quesnel représente surtout l’espace privé – la famille – en lui juxtaposant l’espace public commun qui est neutre, La Tête du Roi problématise cette neutralité. Le public et le privé se mêlent : on n’échappe pas à l’autre. Le noyau subjectal est formé par le personnage du procureur et ses deux fils Simon et Pierre. C’est un noyau contradictoire, à commencer par le procureur – patriote en privé et procureur du roi en public, lié au pouvoir et dépendant du pouvoir. Sa conviction intime est en désaccord avec sa carrière. Il est en même temps anglophile et anglophobe. Cette conflictualité s’incarne dans ses deux fils. En prenant en considération la référence possible à l’Évangile selon Matthieu (4, 18) et l’identité de Simon-Pierre, il est possible de considérer les deux fils comme l’expression d’un moi dédoublé. Tandis que Simon est nationaliste, auteur de l’attentat contre la statue du roi, Pierre est poète et anglophile. C’est lui qui, au retour d’une flânerie nocturne, trouve la tête décapitée et l’apporte à la maison et qui invite à dîner son ami Scott Ewen pour forcer son père à se déclarer clairement. À la différence de L’Anglomanie où le procureur annonce sa venue, chez Ferron l’autre est invité. Le point commun des Grands Soleils et de La Tête du Roi est la construction des passerelles entre soi et l’autre qui conduiraient au dialogue et à la compréhension. Dans les deux cas, la québécité et l’anglicité sont non-univoques, différenciées. Et c’est la différenciation qui est la base d’une ouverture possible à l’autre. Si le personnage d’Elizabeth représente une anglicité neutralisée, non-conflictuelle, Scott Ewen est celui qui va à l’encontre de l’autre, comme son ami Pierre dans le sens inverse. Toutefois cette réciprocité, comme on le verra, est loin de l’idéal. (3) Le troisième facteur qui facilite la représentation de l’Anglais et du Canadien-Anglais et de la conflictualité anglo-franco-canadienne est lié à la stratégie narrative, autrement dit à l’attribution et à la distribution de la parole. Les Grands Soleils, sur ce point, offrent une solution radicale : la non-représentation sur scène du conflit majeur – la bataille même. L’ennemi n’est qu’esquissé, son action est décrite très sobrement. La violence de la bataille de Saint-Eustache est atténuée par une narration « dispersée ». Les premières indications – rêves prémonitoires d’Elizabeth Smith (GS 392-393 et 485) - sont complétées par le récit pris en charge par Mithridate (GS 451, 458, 478, 518-519). La dispersion de l’information permet d’éviter le climax dramatique, accentue l’effet lyrique, élégiaque, de l’émotion partagée par les personnages. De plus, la parole qui domine, ici, est celle de Mithridate, « roi du Pont » (GS 381) - figure ferronienne par excellence - un hétéronyme de l’auteur et son subtitut-personnage.^^[60] Situé à l’extérieur des événements, il les résume et commente en s’adressant au spectateur. Il crée le cadre narratif de la pièce. Il pourrait sembler abusif de recourir à des explications narratologiques en parlant du genre dramatique. Cependant le cas de Ferron indique des points communs entre ses proses et son théâtre. Le roman Le Ciel de Québec (1969) contient de longs passages en discours direct – monologues, dialogues, lettres, journal – où le narrateur n’intervient pas. La narration est donc fragmentée en une série de scènes, à la manière d’une pièce de théâtre, à tel point que les chapitres II-V, VII, IX-X ont servi, presque en l’état, à la transposition dramatisée de Victor-Lévy Beaulieu La Tête de Monsieur Ferron ou Les Chians (1979). Le contraire s’avère également : Les Grands Soleils utilisent des procédés narratifs de la prose, en deux modes. Il y a d’une part la « Voix du narrateur », c’est-à-dire l’auteur qui encadre la pièce de sa présence auctorielle, en « voix off », et d’autre part le personnage hétéronyme de Mithridate. L’explication de ces passerelles génériques, toute hypothétique qu’elle soit, devrait tenir compte de la nature particulière de la narration ferronienne – qu’elle se manifeste dans ses proses ou son théâtre : il semblerait en effet, que Ferron ait tendance à multiplier les instances narratives sans les hiérarchiser. La narration composite du Ciel de Québec est une des preuves. La particularité de Grands Soleils est une narration non-hiérarchisée, « émiettée » entre la « Voix du narrateur », le personnage-narrateur Mithridate et les voix des autres personnages. L’absence de hiérarchisation des instances narratives génère le doute noétique sous l’effet de la pluralité des voix qui occulte ou du moins relativise la « voix » principale, auctorielle, porteuse de l’éthos. Le rapport entre la zone narrative auctorielle et celle du personnage influence en effet la distribution et la nature des fonctions qui selon le narratologueLubomírDoležel^^[61] sont quatre: fonctions authentifiantes de construction et de contrôle et les fonctions actionnelle et interprétative. Les fonctions primaires du narrateur sont celles de construction (représentation) et de contrôle, les secondaires celles d’interprétation et d’action. Pour le personnage, l’ordre de distribution des fonctions est inversé. Dans le cas du narrateur auctoriel, l’authentification de la fiction, la construction de l’univers fictif et la distribution et la hiérarchisation des valeurs et jugements de valeurs s’imposent d’emblée. Or, l’affaiblissement du pôle auctoriel, introduit des zones d’ombre, relativise les notions de vérité et de crédibilité. D’autre part, l’autonomie des personnages, leur individualisation sont renforcées. Les Grands Soleils, comme il été déjà dit, scindent la narration auctorielle entre la « Voix du narrateur » (donc une voix non représentée par un personnage) et le personnage-narrateur Mithridate. Alors que la « Voix du narrateur », d’une tonalité plutôt lyrique, élégiaque, se limite aux séquences introductives et conclusives, Mithridate s’empare de la parole épique et du commentaire. À la semblance de certains romans ferroniens, il s’agit d’un narrateur non fiable et dont la non-fiabilité est de plus thématisée : en effet c’est « un robineux en redingote, portant un haut-de-forme, dit chapeau de castor » (GS 371) qui distribue « la robine - le rugueux alcool de la parole » (GS 383, 476, 530). La Tête du roi est, à première vue, d’une facture traditionnelle, sans le personnage-narrateur. Pourtant, la lecture du texte laisse une impression d’inachevé. Le conflit n’est pas clos, la solution n’est pas donnée, les questions restent en suspens, le doute noétique et éthique n’est pas dissipé. L’explication consisterait dans la particularité du narrateur ferronien, présentée ci-dessus, mais aussi dans la justification que fournit l’analyse de la double énonciation dramatique, à deux niveaux – scénique, entre les personnages, et métascénique, entre l’auteur-narrateur et le spectateur.^^[62] On constate que La Tête du roi affaiblit l’instance narrative (énonciative) métascénique (extradiégétique, auctoriale) au profit des énoncés des personnages qui sont autonomisés, non hiérarchisés, car non confrontés à l’instance supérieure (auctoriale). Tout au plus, pourrait-on identifier une projection de l’auteur dans un des personnages – le poète Pierre qui, comme l’auteur de la pièce par le sujet traité, impose l’affrontement de l’univers anglophone et francophone en invitant son ami canadien-anglais. Pierre est en fait l’auteur de la pièce dans la pièce. Toutefois sa position, comparée à celle de Mithridate-narrateur, est moins forte, car il ne se situe pas au-dessus du cadre du drame pour le raconter et commenter, mais il est l’un des personnages et sa voix se situe au même niveau et a la même force que celles des autres. La disposition narrative des Grands Soleils et de La Tête du Roi permet d’introduire l’autre – Anglais et Canadien-Anglais – et cela non seulement en position objectale, mais aussi subjectale. Les processus de médiation atténuent la conflictualité, relativisent les traumatismes historiques, offrent un regard différent. Pourtant Les Grands Soleils mettent en scène une des plus grandes blessures de l’histoire des Canadiens-Français – à côté de la bataille des Plaines d’Abraham et de l’exécution de Riel. La relativisation procède, ici, par la dépétrification du passé, libéré des clichés nationalistes et du discours victimaire, et par l’ouverture des événements du passé sur l’avenir dont fait partie l’Anglaise Elizabeth Smith. En laissant de côté l’idéalisation schématique du personnage, sa non-conflictualité et sa « lyrisation » (qui correspond à la tonalité lyrique de la pièce), il convient d’apprécier l’insistance de Ferron à incorporer l’altérité anglaise dans le nous national, à reconnaître la part de l’autre dans la constitution de soi. Malgré la diversité des attitudes individuelles, Les Grands Soleils représentent avant tout une aventure collective. Par contre, La Tête du Roi confronte le nous collectif à l’individualisme. L’affaiblissement de l’instance énonciative auctorielle, l’autonomie et la non-hiérarchisation énonciative des personnages accentuent l’incertitude : les discussions dialoguées n’aboutissent pas à des conclusions univoques, les problèmes sont posés, mais non résolus, l’horizon s’ouvre, la direction de la marche est donnée, mais la certitude du but manque. Les débats sur le dépassement de la conflictualité mettent en évidence les obstacles et les points névralgiques de l’incompréhension. Les valeurs individuelles ne l’emportent pas sur les collectives et vice versa. Ferron montre, au contraire, à quel point elles sont liées, s’influencent, se contredisent et perdent à l’échange en se dépréciant. On découvre la complexité de la conflictualité qui se cache sous l’apparente pax canadiensis entre les deux peuples fondateurs. Un des sujets discutés est la situation coloniale et l’inégalité qui, dès l’origine, pervertit les relations entre les Canadiens-Français et les Canadiens-Anglais. La supériorité/infériorité mine et empoisonne jusqu’aux acquis de la longue coexistence des peuples fondateurs. C’est ce que Simon reproche à Scott Ewen : « Deux siècles de lutte respectueuse, sans violence, dans la soumission à vos lois: ce que nous avons dû vous amuser! » (TR 141) L’inégalité humilie l’autre, engendre le mépris que l’autre intériorise au point de se mépriser et de haïr.^^[63] Taque raconte la situation de la tribu des Sagamos, vaincus et forcés de conclure la paix, qui se voient dans l’obligation de recevoir, par respect de leurs propres lois de l’hospitalité, un insignifiant caporal anglais, représentant des vainqueurs : Ils se saoulaient parce qu’ils étaient coincés entre leur haine de l’envahisseur et leur bonté naturelle, faute de pouvoir s’exprimer. [...] Le caporal [anglais], lui, ou le sergent, pourtant un subalterne, se raidissait de supériorité; il repoussait son verre, il n’en avait pas besoin, grisé qu’il était de mépris. (TR 139) L’expérience relatée par Taque a une valeur générale. L’impossibilité ou l’incapacité d’exprimer l’humiliation crée une situation insoluble, dresse une barrière d’incompréhension entre soi et l’autre, conduit à la négation de soi. Ici, sous forme de l’oubli que dispense l’alcool. La situation se reproduit dans la maison du procureur qui, incapable de faire face à Scott Ewen et indécis s’il faut rester avec lui au dîner ou le chasser de sa maison, s’enivre à mort. Rien n’y fait l’amitié entre Scott Ewen et Pierre, ni le respect de Scott Ewen pour les coutumes et le territoire de l’autre, ni le fait qu’il parle français, la langue de l’autre. La question linguistique, si discutée au moment de la Révolution tranquille, est problématisée en plusieurs points. Si la valeur identitaire de la langue et son lien avec l’identité collective, nationale, sont confirmés, l’identité linguistique ne se définit pas par opposition aux Canadiens-Anglais, mais aux Français, comme le montre le dialogue entre Taque et Edmond, un Français qui a fui l’Europe bouleversée par la guerre et qui cherche au Canada une nouvelle patrie. Taque reproche aux Français « d’être des étrangers et de parler notre langue » et il leur recommande de parler « l’anglais comme les autres » (TR 70). Les paroles de Taque, incarnation du peuple, laissent entendre la nécessité de couper le cordon ombilical - colonial, de dépendance – entre la France et les Canadiens-Français, d’y opposer l’américanité canadienne et d’affirmer l’autonomie canadienne-française. Taque va jusqu’à renverser la relation coloniale : Les Canadiens ont toujours été de grands voyageurs; ils ont sûrement peuplé ailleurs. Si l’eau coule quelque part, la source est ici. D’ailleurs la France n’a jamais été un pays. (TR 70) D’un autre côté, La Tête du Roi signale les limites de l’identité linguistique qui perd sa portée si elle est envisagée hors contexte. C’est Simon qui l’explique au début de son dialogue avec Scott Ewen : « La langue n’est qu’un prétexte; le véritable enjeu de la lutte [nationaliste québécoise] est l’honneur de l’homme. » (TR 143) On revient donc à la supériorité/infériorité coloniale. Simon laisse entendre à Scott que sa maîtrise parfaite du français ne saurait abolir la barrière communicationnelle. Au-dessus des individus qui voudraient, en individus, communiquer avec l’autre, il y a toujours l’ombre du nous collectif, grevé par l’histoire. Témoin l’amitié des deux intellectuels – Scott Ewen et Pierre. Leurs rapports sont caractérisés par le thème récurrent d’«entente cordiale» (TR 80, 102, 107, 121, 124, 152), allusion claire au traité franco-britannique de 1904 (y compris la connotation coloniale et impérialiste de cette alliance), mais également allusion aux deux peuples fondateurs du Canada. Entente cordiale est aussi le nom du bar d’où Pierre rentre la nuit en trouvant la tête de la statue profanée. Le bar représente donc cet espace public, neutre, commun aux deux peuples. C’est le lieu des rencontres avec Scott, lieu pour une vie partagée. Mais au fait, que partagent-ils, les deux amis? Voici le témoignage de Pierre : Nous recherchons à nous accorder. [...] Nous causions de tout ce qui unit deux étrangers, de romans russes, de films italiens, d’aventures espagnoles, de musique, bien sûr, et de folklore, et de peinture. [...] Nous projetions des voyages. La Chine nous paraissait plus proche de nos pays respectifs. (TR 121) Le pluriel de la fin de la réplique (« nos pays respectifs ») est aussi parlant que le « nous » introductif. Deux individus cherchent à communiquer comme un nous autonome formé de deux moi, sans l’intervention du nous collectif. Pourtant ce nous collectif pèse, trace les frontières, sépare les deux amis en deux « pays ». Ainsi, ce sont deux étrangers qui se rencontrent au bar et leur seul pays commun est l’étranger. Scott Ewen exprime le malaise provoqué par le nous collectif : Scott: Pierre, vous savez, votre frère est étrange: il ne parle qu’au pluriel. [...] Comment est-il au singulier? Simon : Je n’en sais rien. Il a sans doute adopté le nombre qui lui convenait le mieux. Scott : L’ennui c’est qu’il le communique. Avec lui je perds toute personnalité; je ne suis plus qu’un Anglais avec un grand A et une armure. (TR 144) Ferron illustre le phénomène d’induction : le nous collectif empêche l’individualité de Pierre de se déployer au contact de l’autre qui, d’individu, se transforme en défenseur de son identité collective. La Tête du Roi n’apporte pas de solutions, elle pose des questions. Le paradigme identitaire du modèle national intégrateur qui la sous-tend indique le passage qui permettrait de surmonter l’exclusion de l’autre, caractéristique du modèle défensif, au profit d’une tendance à l’inclusion détournée, donc à la médiation. Les deux pièces de théâtre – La Tête du Roi et Les Grands Soleils – indiquent, justement, les stratégies d’écriture qui reflètent aussi bien une intentionnalité inclusive, mais aussi les obstacles qui s’y opposent. En touchant le point sensible du rapport entre l’identité collective et individuelle, Ferron esquisse aussi l’évolution ultérieure vers une assise non-nationale de la question identitaire. L’auteur lui-même était une personnalité complexe – patriote québécois, mais aussi anglophile. La Tête du roi est dédicacée à son ami écrivain Scott Symons, un Canadien-Anglais. Analyses Joseph Quesnel : L’Anglomanie ou le Dîner à l’anglaise Antoine Gérin-Lajoie : Le Jeune Latour Louis-Honoré Fréchette: Félix Poutré (voir les matériaux e-learning) Comparez les trois pièces: - niveau thématique - problématique linguistique - problématique identitaire X. Comment tuer un Anglais (Canadien-Français) en soi-même La longue coexistence des Canadiens-Français et des Canadiens-Anglais, quelque conflictuelle qu’elle fût, a généré la conscience de la présence de l’autre en soi aussi bien au niveau collectif qu’individuel. Il existe sans doute plusieurs manières de s’en accommoder, mais en schématisant, il est possible de les ramener à trois : élimination, acceptation ou intégration et acceptation détournée ou masquée. En fait il s’agit des trois relations structurantes du modèle identitaire – exclusion, inclusion, médiation – mais cette fois dans un positionnement différent. L’autre, ici, ne représente plus l’objet (lui, eux), ni l’autre sujet, extérieur à soi et partenaire (toi, vous), mais bien une partie intégrante de soi. L’une des modalités de l’intégration a déjà été mentionnée – le métissage. Or, Les Grands Soleils de Jacques Ferron indiquent que l’éventualité du métissage est conditionnée par le rapport des forces (culturelles, démographiques ou autres). L’intégration ou l’assimilation des valeurs du plus faible par le plus fort peut ne pas poser de problème majeur pour ce dernier. C’est le cas de l’intégration de Sauvageau-l’Indien dans la conscience des Canadiens-Français et Anglais. Le processus se présente bien différemment vu de l’autre côté, lorsque la minorité est invitée, implicitement ou explicitement, à intégrer les valeurs de la majorité, comme dans le rapport entre les Canadiens-Français et les Canadiens-Anglais. La résistance identitaire est compréhensible. Elle s’est fortement manifestée dans le paradigme identitaire du modèle défensif, marqué par l’exclusion de l’autre. Le changement arrive au moment où le Québec quitte l’attitude défensive au profit du modèle émancipateur qui tend à l’intégration de l’altérité. La conscience de la présence de l’autre en soi-même peut alors se révéler un obstacle ou un scandale. La solution du problème est d’autant plus malaisée que la conscience identitaire moderne oscille entre les valeurs collectives et individuelles, entre le je et le nous. Le thème de la trahison ou de la mise à mort de l’autre n’est pas peu courant dans la littérature de la Révolution tranquille. La mort frappe le plus souvent les personnages représentant une sorte d’alter ego. Résumons deux romans d’Hubert Aquin – Prochain épisode (1965) et Trou de mémoire (1968) – pour en souligner certains aspects : incertitude identitaire, non-fiabilité du narrateur ou des narrateurs, identification pénible des personnages, repérage difficile dans l’espace-temps et la causalité, confusion due à d’inextricables intrigues faites de violences, révolutions et complots. Prochain épisode conjugue intrigue policière, espionnage et récit révolutionnaire dans une structure narrative complexe qui brouille les pistes, mais en même temps trahit une quête identitaire angoissée. Le je narrant cache plusieurs instances narratives – auteur, écrivain-narrateur, personnage. À la fin seulement, le lecteur découvre que les faits présentés comme associés au présent de la narration, appartiennent au passé et que le texte est rédigé dans une clinique psychiatrique de Montréal où l’auteur est hospitalisé en attente d’un procès et où il cherche, à l’aide de la fiction romanesque, à démêler son passé. L’indétermination du je est aussi celle des autres personnages. Le héros – ce je trinaire – s’engage dans le mouvement révolutionnaire québécois – par amour pour une obscure K., mais aussi pour échapper à ses névroses et tentations suicidaires. Ses aventures et déboires se déroulent en Suisse où on l’envoie exécuter un traître dont il ignore l’identité. C’est K. qui devrait l’aider à l’identifier, mais elle aussi se dérobe sans cesse. La mission est un échec, le protagoniste rentre à Montréal où il est arrêté. Si la mystérieuse et traîtresse K. désigne le Québec, le roman d’Aquin est le récit d’une désillusion révolutionnaire. Trou de mémoire n’est pas moins complexe. La composition fragmentée entremêle trois narrateurs : un révolutionnaire de la Côte d’Ivoire Olympe Ghezzo-Quénum, un éditeur et révolutionnaire montréalais P.X. Magnan et Rachel Ruskin. Ce n’est qu’à la fin, encore, au moment où Rachel se déclare éditrice du livre, que certains thèmes se relient en une suite logique. Rachel qui aide Olympe à s’enfuir d’Afrique, tue Magnan pour venger le meurtre de sa soeur Joan. Olympe et Magnan sont morts, R.R. (Rachel Ruskin peut-être?) est enceinte parce que violée par Magnan (mais on le sait par le récit d’Olympe). Si certains fragments se complètent, la vérité échappe. De plus, les notes du texte mentionnent à côté de l’auteur R.R. un éditeur – Charles Édouard Mullaby (Aquin?). Le lecteur reste dans l’incertitude à quel narrateur attribuer le statut de détenteur de l’éthos, donc de celui qui assure les fonctions authentifiantes de construction et de contrôle et constitue donc un point de repère noétique.^^[64] Bien plus explicite est la mise à mort de l’autre en soi-même dans le roman de Jacques Ferron La Nuit (1965), remanié sous le titre Les Confitures de coings (1972). Les deux romans admettent une double lecture. La première – « temporelle » - est celle qui se rattache à la situation politique et sociale du Québec des années 1950 et 1960. Une étude de Jacques Pelletier a démontré, également, l’influence de l’état de siège d’octobre 1970 sur la version remaniée.^^[65] L’autre lecture – psychologique – met en évidence les contradictions identitaires de l’homo quebecencis qui sont la conséquence de l’intime duplicité due à l’autre incorporé en soi-même. Le protagoniste-narrateur François Ménard est un modeste employé de banque. Une nuit, il quitte sa banlieue, traverse le pont et entre dans les rues mystérieuses de Montréal qui le conduisent vers son passé. Il revit ses humiliations, ses compromis. La catharsis lui fait retrouver son âme perdue. Celui qui l’avait invité au périple nocturne par un coup de téléphone est son alter ego – Frank, un officier de police qui représente le pouvoir anglophone : il avait jadis arrêté François lors d’une manifestation et forcé à se renier pour le faire rentrer dans le rang des citoyens bienpensants. François vient au rendez-vous fixé par Frank et le tue en l’empoisonnant avec les confitures de coings. Le meurtre libère François, il revoit son enfance, s’ouvre à l’amour et l’avenir, se retrouve. Dans son deuxième roman, Le Couteau sur la table (1965), Jacques Godbout traite une thématique analogue : quête individuelle – en amour, en prestige social et intellectuel, en écriture – liée à la problématique sociale et nationale, polarisée autour de Patricia et du je narrateur. Le désarroi identitaire s’inscrit dans leurs errances américaines et canadiennes communes, dans le brouillage des décisions et des indécisions, mais où s’esquissent néanmoins des différences. Alors que Patricia, intellectuelle anglo-canadienne au prénom patriotique, choie parmi ses rêves l’ambition canadienne bilingue et biculturelle (ayant pour amants deux écrivains en germe, l’un francophone, l’autre anglophone),^^[66] le je narateur est un révolté déçu aussi bien par les autres que par lui-même, avec, comme figure emblématique, Jack Kerouac, ce Québécois américain qui, pour embrasser l’Amérique a dû se faire Américain, y compris la langue.[67] L’incertitude identitaire est soulignée par la narration fragmentée en quatre-vingts-cinq sections et qui bouleverse les rapports spatio-temporels et la causalité du récit. La fragmentation narrative reflète les contrariétés du je narrateur. D’un côté il est attiré par le monde anglophone, son prestige et sa richesse. Cette partie de sa vie est liée à Patricia, au milieu universitaire et au quartier de Westmount. De l’autre côté, il y a Madeleine, les discussions de l’Expresso Bar et le nationalisme québécois. Le je est ballotté par les contradictions de sa double identité canadienne-française. La métaphore du « couteau sur la table » suggère l’idée d’une résection, la nécessité de se défaire de l’autre en soi-même. Les mots hostiles de la fin, dirigés contre Patricia, laissent deviner qu’il s’agit aussi de la part anglophone de l’identité que le narrateur combat en lui-même.^^[68] La résection de l’autre en soi-même est thématisée, de manière plus explicite, dans un autre écrit de Jacques Godbout – Les Têtes à Papineau (1981).^^[69] L’écriture tranchante du pamphlet – laisse ressortir, en charge caricaturale, la complexité de la problématique identitaire. La parution de l’ouvrage – après le référendum de mai 1980 – a été perçue comme la réaction à la victoire du non et à l’impossibilité d’envisager les négociations sur la souveraineté-association. Une interprétation superficielle, de premier plan, indiquerait en effet le refus du projet fédéral d’un Canada « bicéphale », bilingue et biculturel : une coexistence harmonieuse de deux têtes vissées sur un seul corps s’avère impossible, parce qu’anormale. La normalisation et l’uniformisation, comme le pamphlet le montre, aboutit à l’élimination de la composante francophone et à l’anglicisation. Les Têtes à Papineau pouvaient donc évoquer, à l’époque, une mise en garde. Une relecture approfondie permet toutefois de dégager des interprétations plus complexes. Entre autres celle, par antithèse, d’un appel à l’éviction de l’autre anglophone en soi-même. Toutefois, la distanciation ironique, l’hyperbolisation et la narration ludique en jeux de mots et doubles sens multiplient les paradoxes liés à la situation insoluble des Québécois. La constatation de cette identité paradoxale est aussi une mise à distance du nationalisme. La manipulation linguistique et identitaire est inscrite dans le titre. Le nom du prestigieux patriote Papineau s’accorde à la situation référendaire et souligne la dimension politique du pamphlet. Cette actualisation est toutefois ironique ou, du moins, équivoque. L’intelligence du patriote et son art rhétorique sont devenus proverbiaux, mais en antiphrases pour la plupart, au sens négatif : « c’est pas une tête à Papineau », « ça prend pas la tête à Papineau », etc. Le titre conjugue donc, en paradoxe, l’affirmation/négation du patriotisme québécois. Les Têtes à Papineau est une oeuvre polysémique, plurivoque, et qui dépasse le contexte politique immédiat. L’étude d’Yvon Bellemare^^[70] signale que le pamphlet met en place une situation narrative analogue à d’autres proses de l’auteur, celles où le je narrateur reflète une situation identitaire complexe – celle, justement, du Canadien-Français tiraillé entre sa francité et son américanité anglo-canadienne et américaine. Le rapport à l’identité individuelle et la nécessité d’en résoudre la duplicité s’imposent. Le livre se présente comme un journal dédoublé des deux têtes de Charles-François Papineau, un monstre né de parents québécois : il a un oesophage, un estomac, un coeur, un sexe, mais deux têtes dont chacune pense différemment, est mue par d’autres sentiments, s’oriente vers des études différentes, a d’autres buts et goûts. Le journal, motivé par la commande des éditions Scorpion, est rédigé peu avant l’opération qui doit recoller une moitié de chaque cerveau pour en faire une tête normale. L’intervention chirurgicale du docteur Gregory B. Northridge aboutit à créer un individu normal, mais à la place de Charles-François Papineau, c’est une autre identité, appauvrie, qui apparaît – celle de Charles F. Papineau qui ne peut plus terminer la rédaction du journal, car il n’en comprend ni la langue ni le contenu. La mémoire francophone s’est évanouie, les racines ont disparu. La seule petite trace qui reste de François est la lettre majuscule. Le « couteau sur la table » s’est transformé en scalpel, la francité a été absorbée sans laisser de trace (presque). La lettre qui sert de conclusion, adressée aux éditions Scorpion en guise d’excuse et de rupture de contrat, est rédigée en anglais. L’effet pamphlétaire de cette ultime excision symbolique renvoie également à la littérature (canadienne-française), car des deux têtes, c’est Charles qui montrait un penchant pour la poésie, qui a fait des études littéraires et conçu une thèse consacrée « à la mise en abîme du personnage des jumeaux dans le roman d’aventures » (TP 111). Parmi les motifs récurrents, deux dominantes sont d’intérêt majeur : duplicité/dédoublement et monstruosité. Le premier des termes a déjà été signalé au sujet de La Tête du Roi de Jacques Ferron. Chez Godbout, la duplicité et le dédoublement sont hyperbolisés, justement, jusqu’à la monstruosité. Le monstrueux bicéphale Charles-François Papineau est entouré d’autres monstres. Telle est la stature de géant du docteur Gregory B. Northridge, fils de Germaine Beaupré et descendant d’Édouard Beaupré (1881-1904) qui, pour sa taille énorme de 2,52 m, est devenu une attraction de cirque. Cette énormité est mise en relation avec le sentiment patriotique de la mère du docteur : pour empêcher l’extinction de la race canadienne-française au Manitoba, elle se fait engrosser dans un wagon du Canadien Pacifique. Mais elle doit par la suite abandonner son fils qui, adopté et élevé par une famille anglophone, ne gardera de son ascendance canadienne-française que la lettre B (TP 18-19). C’est la dérision de la grandeur (le géant de Beaupré), de l’idée nationale, mais aussi l’anticipation de l’anglicisation et de la « normalisation » de Charles F. Papineau. La monstruosité du Québécois bicéphale est soulignée par plusieurs détails. Il ne se sent chez lui que dans la maison des Fontaine, une famille frappée de nanisme héréditaire et qui ouvre leur « Palais des nains » (TP 77) au public en guise de musée de tératologie. Il se voit offrir une carrière au cirque « Racine Greater Show » (TP 83 sq.). On parle des soeurs Dionne, quintuplées franco-ontariennes, nées en 1934, et de la campagne publicitaire qui les a accompagnées la vie durant (TP 97 sqq.). L’énormité monstrueuse des Canadiens-Français est associée à leur marginalité. Ils sont une exception, ils sont hors normes, « une Erreur » (TP 21). Leur bizarrerie est commentée par les Canadiens-Anglais : « It was so French-Canadian! » (TP130). La monstruosité de la québécité est grossie par la mythisation. La conception et la naissance du Québécois bicéphale se transforment en récit merveilleux (la panne d’électricité à New York, causée par l’acte d’amour des parents), elles sont attribuées à l’intervention des extra-terrestres (TP 33-36); la baignade de Charles-François à Cape Code, à l’âge de trois ans, donne lieu à des récits mythiques parlant d’un monstre marin émergeant des flots, ce qui influence le folklore local, enrichit les musées et stimule le tourisme dans la région (TP 30-31); les figurines du bicéphale sont à l’origine d’un culte religieux en Corée (TP 21). L’ironie n’épargne pas certaines références de l’identité canadienne-française et les clichés de la doxa nationale : on vise les élites traditionnelles – médecins et prêtres (TP 42-44); on ridiculise les slogans identitaires éculés : « […] nous avons conservé nos traditions, notre langue, notre foi, nos chansons et nos chromosomes. Chrysostôme! » (TP 80; avec un jeu de mot qui fait allusion à la pureté de la race et celle de la langue). On se moque des préjugés liés au complexe d’infériorité : la dégradation génétique de la population québécoise à cause des fréquents mariages consanguins (TP 80). Le journal de Charles-François Papineau enregistre et commente avec ironie l’actualité sociale et politique de la période 1955-1980 : la puissance et la rapacité de l’Église catholique, la Révolution tranquille, la laïcisation, le mouvement de libération des femmes, le référendum. Parmi les nombreuses allusions à la situation identitaire du Québec se trouve aussi le thème du « pays incertain », ici sous forme de « foyer incertain », car les Papineau habitent un mobile-home et se déplacent, en nomades, dans la ville de Montréal (TP 59 sqq.). Le pamphlet ne manque pas non plus de rappeler les conséquences du poids de la collectivité là où l’individu se trouve sous l’emprise d’une institution – Église, État, nation : « De semaine en semaine nous sommes devenus imperceptiblement les Grands Prisonniers des Arts, de la Science et de la Nation. […] Nous ne nous appartenions plus. » (TP 50 a 53) L’image du « bicéphale bilingue » (TP 96) est soutenue par la récurrence du thème de la duplicité/dédoublement. Le père de Charles-François Papineau porte un prénom binaire Alain–Auguste et comme journaliste, il signe ses articles A.A. – à l’instar des célébrités états-uniennes. La soeur du bicéphale s’appelle Bébée. Le dédoublement divergeant, celui qui souligne les différences ou les contradictions et qui caractérise l’évolution de Charles-François, est inscrit dans l’histoire familiale et semble héréditaire. Tandis que la mère est originaire de Trois-Pistoles, un territoire québécois typé, relativement réduit, la parenté du père est dispersée à travers le continent : la grand-mère Britty est née au Colorado et A.A. aime s’habiller en cowboy. Les différences se compliquent par les contradictions que chacun des parents porte en lui. La mère, Marie Lalonde, élevée par les ursulines, donc dans un cadre traditionnel, est celle qui profite pleinement des acquis de la Révolution tranquille et du mouvement féministe. Elle est spécialiste en informatique. Malgré son allure de femme moderne, elle s’oppose à l’intervention chirurgicale qui devrait « normaliser » Charles-François. Le père est présenté comme un journaliste humaniste, engagé, de gauche, mais aussi comme un entrepreneur habile qui sait manipuler les media et monnayer l’anormalité de son fils bicéphale. Au contraire de Marie Lalonde, il est favorable à l’opération : « Mes enfants, je propose un toast à l’évolution! » (TP150); même s’il l’a taxée d’acte fasciste peu auparavant : « Hamalgham! lança, A.A. avec un faux véritable accent allemand. Ein Kultur, ein nation, ein head, Ein Führer! Ya! » (TP 69) Son ambiguïté est par ailleurs signalée par l’« hamalghame » linguistique et orthographique (expression qu’il utilise lui-même) où néologismes, mots allemands anglais et français s’entrechoquent et où les formes grammaticales correctes et correctement orthographiées côtoient des mots fantasques et des majuscules déplacées. Bien que proférée sur un ton joueur et ironique, la réplique du père donne l’image même de la confusion identitaire. La duplicité et le dédoublement caractérisent la langue. Les Têtes à Papineau se désignent non comme une biographie, mais comme un récit bi-graphique (TP 28), donc un récit dédoublé et une tentative d’unir deux pensées, deux sortes de sentiments et opinions. La « bi-graphie » est exprimée par des redoublements épistrophiques placés le plus souvent en conclusion des paragraphes, comme si la formulation rédigée par l’une des têtes nécessitait l’accord ou la mise au point de l’autre. Ce procédé structure la stratégie narrative dès l’incipit : « Il désirait [dr. Northridge] procéder à quelques examens dont il avait seul le secret, et peut-être par la suite allait-il nous offrir une intervention chirurgicale définitive? Définitive. » (TP 13). Il ne s’agit pas seulement d’un redoublement. La différence entre le point d’interrogation (sans doute François qui est réticent) et la réponse (Charles) signale la divergence des attitudes, des tempéraments, des identités, ainsi qu’une disposition différente face à la solution proposée. Les dissensions s’intensifient à mesure que le récit avance. Les simples redoublements muent en paronomases (« ils en sont toujours profondément marqués. Meurtris. » TP 69-70), en paronomases utilisant deux langues différentes où le même son donne, en l’autre langue, un sens différent (« Freak show. Fric chaud. »;TP 106), ou en diaphores où le même mot renvoie deux sens différents : « Quelques centaines de familles françaises à l’origine, on couche ensemble cousins cousines pendant les longs hivers québécois et voilà six millions de descendants quelques siècles plus tard. Descendants. » (TP 80) Même si ces glissements sémantiques s’inscrivent parfaitement dans le contexte en en enrichissant la polysémie et en montrant le côté positif de la bicéphalité et de la biculturalité, ils n’en désignent pas moins les divergences qui sont insurmontables. L’intrigue ne fait que confirmer ce que la langue indique. Charles-François Papineau est un être exceptionnel, un superman : il excelle en sport, il termine sa scolarité obligatoire, son université et ses doctorats bien avant le terme habituel, il s’impose à la télévision et dans la publicité, il a devant lui une carrière politique prometteuse. Mais sa duplicité intime le mine et décompose, les divergences entre les deux têtes s’exacerbent jusqu’à l’agressivité. L’une finit par terroriser l’autre, Charles tente de mordre l’oreille de François (TP 129-130). La rédaction en commun du journal devient de plus en plus pénible (TP 119). Il est évident que la double identité est un obstacle existentiel. D’autant plus que la situation bi-individuelle se complique par l’interférence de la collectivité et que le nous des deux têtes entre en collision avec le nous national. Des deux, c’est François qui représente la mémoire, les racines, la francité, tandis que Charles tend vers l’individualisme dégagé du poids du passé. Et c’est Charles qui insiste pour que l’intervention chirurgicale se réalise. La complexité de la situation identitaire s’exprime, également, par le biais de la perspective narrative, dans le jeu pronominal de nous, je-tu, on en rapport avec le bi-sujet narrateur. La position narrative de base est celle du nous réunissant les deux têtes. Au cours du récit, cette assise narrative initiale se complique. La focalisation interne, liée au nous, est complétée par le regard externe : narrateur auctoriel, articles sur la naissance du bicéphale rédigés par le père journaliste, extraits de la biographie composée par le docteur Bonvouloir. Le point extrême de l’extériorisation de la focalisation est représenté par le commentaire en anglais : « It looks like a frog! » (TP 124). La dépersonnalisation est exprimée par le pronom neutre it, l’être, vu de l’extérieur, en position objectale, est réduit à l’animal. Bien plus importante est toutefois la différenciation du nous et sa scission progressive en je et tu qui, son tour, produit une extériorisation en une position - on - qui signale le détachement en voie vers la position objectale. Le nous doit donc être perçu d’une double manière : alors qu’une partie de Charles-François tend vers le nous collectif (je+tu+eux; eux=nation), l’autre représente je+tu : Pourtant, dans la rue, les gens ne se détournaient plus avec gêne sur notre passage. Ils nous saluaient avec déférence. […] Cela touchait beaucoup François qui se sent comme un bien national, un morceau du patrimoine. Charles s’en fichait, il aurait préféré se voir ailleurs, chez les Papous, ou en Californie.“ (TP 113) Cette différenciation bi-individuelle du nous se révèle pleinement au moment critique où Charles-François annonce aux parents la décision de subir l’intervention : « Il n’en est pas question! répondit Charles faisant grimacer François. Ce n’est certainement pas nous de perpétuer l’humanité! On en a déjà assez discuté. Au contraire je me considère comme un point final dans une aventure qui a suffisamment duré. » « Ce n’est pas simple, dit François, et nous avons simultanément porté nos coupes à nos lèvres, le vin était bon, puis il ajouta: nous ne savons plus vivre côte à côte, voilà. » « On se gêne, dit Charles, et nous en avons assez de partager le même territoire. » (TP 68; souligné par nous) Le mouvement des formes pronominales traduit les fluctuations de la conscience de soi qui oscille entre je, nous, on et trahit ainsi la complexité du nous. On peut remarquer, aussi, la manipulation de Charles qui anonymise soi-même et l’autre par un on avant de couvrir son sentiment et sa décision par un nous pluriel. Cette complexité contraste avec la situation énonciative de la lettre conclusive de Charles F. Papineau, en anglais. Le je individuel domine en s’adressant à un you (vous) de politesse. En effet, l’autre qui compliquait la situation de soi a disparu, supprimé. Seul reste un résidu, une réduction de l’autre en une majuscule sans mémoire, sans passé, sans racines, avec un vague soupçon d’une richesse perdue tout au fond, peut-être. Le pamphlet de Godbout n’est pas seulement une satire du bilinguisme, de la biculturalité et de la bicéphalité du Canada. Il pose une question inquiétante, celle du prix de l’individualisme moderne qui, par l’uniformisation, tend vers une identité plate, stérile. Analyse Hubert Aquin : Trou de mémoire (voir le matériau e-learning) 1) Étudiez le champ sémantique de la mort de l’autre. À quoi la mort est-elle liée? 2) Comment la mort est-elle narrée? Par qui? Où est-elle située? Comment caractériser la narration même? Roch Carrier : La guerre, yes sir! (voir le matériau e-learning) 1) Analysez le modèle identitaire en identifiant les éléments marquants au niveau - linguistique - de la typologie et de la configuration des personnages - de la thématique. 2) Étudiez les procédés humoristiques. XI. Comment accepter un Anglais « autre » Plusieurs procédés de médiations ont été analysés par Jacques Cardinal dans La Paix des braves. Une lecture politique des Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé.^^[71]Le roman historique a été publié en 1863, cent ans après le traumatisme de la Conquête, dont il parle, et peu avant la création de la Confédération canadienne (1867). Il raconte donc un conflit majeur, et fondateur en un sens, du Canada, au moment où le Canada cherche une nouvelle assise, justifiée comme un acte commun de deux peuples fondateurs. La problématique identitaire du roman est conforme au paradigme identitaire du modèle national conservateur. Les individus et les familles représentent le nous collectif, le grief individuel est perçu comme partie d’une injustice nationale, la préservation du domaine familial symbolise la défense du territoire et de l’héritage des ancêtres, le lien au peuple est souligné travers récits, chansons et légendes folkloriques. D’autre part, une ouverture envers l’ennemi anglais - envers l’autre – s’impose. Comment donc rendre un ennemi acceptable? Comment changer en voisin le soldat qui, sur le champ de bataille, se trouve du côté opposé? L’analyse de Jacques Cardinal met en évidence, entre autres, la médiation au niveau thématique. En premier lieu, il s’agit de moduler l’identité de l’autre. S’il est inacceptable de représenter l’ennemi anglais, on peut lui substituer celui qui possède l’anglicité sans être Anglais. C’est pourquoi l’antagoniste de Jules d’Haberville est un Écossais Archibald Cameron of Locheill dont la situation peut, en plusieurs points, ressembler à celle des Canadiens-Français : comme Jules, Archibald est le descendant d’une famille illustre qui a combattu pour l’indépendance de l’Écosse. Son père est tombé à la bataille de Culloden en 1745. Après le décès de la mère, une Française, l’orphelin est recueilli par la parenté française et c’est par ce détour qu’il se retrouve au collège des Jésuites à Québec où il se lie d’amitié avec Jules et est accueilli par la famille Haberville. La résistance des Écossais annonce celle des Canadiens-Français, associe les deux peuples face à l’ennemi commun. Du point de vue identitaire, il s’agit d’une projection de soi en l’autre en vue d’une assimilation. L’autre moment thématique est la faute involontaire et la réparation. La faute est la conséquence des événements historiques. De retour en Grande Bretagne, où il devait rentrer en possession de la propriété familiale, Archibald doit s’engager dans l’armée. Et c’est ainsi qu’il se trouve sur les Plaines d’Abraham, face aux défenseurs de Québec, face à son ami contre qui il est obligé de se battre. Il consacrera sa vie à réparer cette faute. Il prendra la défense des Canadiens-Français, protège ses amis. Il finira par avoir son absolution. S’il ne réussit pas obtenir la main de la soeur de Jules, il aura du moins la satisfaction de devenir parrain de ses enfants. La faute et la réparation, thèmes dominants de la deuxième partie du roman, représentent l’intériorisation des valeurs de soi par l’autre. C’est un procédé complémentaire et inverse au précédent, dans la mesure où l’autre se trouve, cette fois, en position d’infériorité. Si dans le premier cas on projette dans l’autre les valeurs qui appartiennent à soi, dans le second cas l’autre est celui qui se soumet à l’axiologie imposée par soi. La médiation permet de modérer la conflictualité et d’intégrer l’autre au sein du champ axiologique. Cet avantage a été mis à profit dans plusieurs textes de la Révolution tranquille, au moment où le paradigme intégrateur du modèle national émancipateur s’affirme progressivement. Certains procédés de l’intégration de l’Anglais ont été déjà examinés à propos du théâtre de Jacques Ferron. On a pu aussi constater la présence de l’exclusion induite par la tendance l’homogénéité de l’identité nationale. En effet, l’exclusion non plus n’est pas absente des écrits ferroniens. Toutefois, la complexité de l’auteur autorise à suivre encore un troisième aspect – la médiation, c’est-à-dire la représentation d’un Anglais « autre ». Chez Ferron, la médiation est souvent liée au métissage. L’auteur des Anciens Canadiens et Jacques Ferron ont un trait en commun : le fait de représenter l’anglicité par le biais des autres nationalités britanniques – irlandaise et écossaise. En comparaison avec Aubert de Gaspé père, l’enquébécoisement des personnages ferroniens est un processus conflictuel qui affecte leur for intérieur. Pour le mettre en évidence, Ferron recourt aux techniques de la perspective narrative, en particulier à la focalisation interne - à la première ou à la troisième personne. Ainsi, il arrive à représenter la problématique identitaire de l’autre côté, c’est-à-dire à regarder soi-même par les yeux et la pensée de l’autre. Deux conséquences, déterminantes pour la problématique identitaire, en découlent. La première est une axiologie différente – structurée, justement, en fonction du point de vue de l’autre. La seconde, liée à la pluralité des focalisations individuelles, est le caractère composite, plurivoque, de l’image identitaire. Parmi les romans de Jacques Ferron, Le Salut de l’Irlande (1970) est sans doute celui où l’identité, individuelle et collective, domine. L’adolescence en quête d’identité s’incarne dans le récit à la première personne de Connie Haffigan, cadet d’une famille irlando-québécoise pauvre de la périphérie montréalaise. À la différence de ses frères qui se sont anglicisés en devenant gendarme et soldat, Connie s’enquébécoise au point de s’identifier au Front de Libération de Québec. Or, la québécité de Connie est motivée par le souci de sauvegarder les valeurs irlandaises et l’honneur de l’Irlande (SI 71, 78, 105, 183).^^[72] Cette identification avec le Québec exprime non seulement la proximité des valeurs québécoises et irlandaises, mais aussi une coexistence enrichissante: l’enquébécoisement n’abolit pas ni n’amoindrit les valeurs irlandaises. Au contraire, leur présence au sein de la québécité accroît la diversité et sa dimension « altéritaire ». La médiation irlandaise est donc un moyen d’incorporer une anglicité dans l’identité québécoise.^^[73] L’enquébécoisement, le métissage, le caractère composite et l’impureté culturelle et ethnique de l’identité québécoise sont thématisés dans Le Ciel de Québec (1969), roman complexe que la critique d’époque a caractérisé tantôt comme épopée nationale, tantôt comme pamphlet ou roman d’éducation.^^[74] Qu’il soit permis, ici, d’en relever l’aspect identitaire. Il apparaît dès l’incipit avec la figure de Monseigneur Camille Roy, prélat catholique et professeur de littérature, mentionné plus haut à propos de sa conférence où il propose l’autonomisation et La Nationalisation de la littérature canadienne. Sa promenade, par une matinée de mars 1938, commencée dans la Haute-Ville de Québec et terminée dans la Basse-Ville, au chapitre 34, forme le cadre du roman où s’enchevêtrent sept filons narratifs. Le roman de Jacques Ferron abonde en réflexions et commentaires. La relation entre les Canadiens-Anglais et les Canadiens-Français est glosée par un ami de Camille Roy, évêque anglican de Québec Dugal Scot. Il caractérise la Conquête anglaise de « conquête inachevée » qui a laissé des « demi-vainqueurs » et des « demi-vaincus » (CQ 350-351) et partant un espace d’entente - à force de menaces de conflits. Les Québécois sont exposés à l’anglicisation, mais le contraire est tout aussi vrai. À plusieurs reprises, Jacques Ferron montre que la québécitude « pure laine » n’existe pas. Au contraire, une bonne part du peuplement québécois, francophone, est d’origine irlandaise ou écossaise. C’est le cas du village de Sainte-Catherine-de-Fossambault (CQ 180). Loin d’être pure, l’identité québécoise est composite, dès ses origines, car les Français d’Amérique ont intégré les Indiens (CQ 151-154) et une bonne part d’entre eux sont des métis, comme l’explique Mgr Camille (Roy): Tout prénom employé comme patronyme ouvre une piste. Les Joseph, les Michel de la Baie des Chaleurs sont assurément des métis. Il arrivait aussi que le Sauvage ne gardait de son nom amérindien qu’une partie, celle qui avait une résonance européenne. Tous nos Nolet, Nolett, Nolette se nommaient à l’origine Wawanollett. (CQ 152) Au dire de Ferron, la grandeur des Québécois a toujours consisté dans l’acceptation de l’altérité, à l’instar de l’historien François-Xavier Garneau, ami des Polonais et des Irlandais opprimés et des libéraux anglais (CQ 182-183). D’autre part, le sang anglais a fourni certains grands défenseurs de la cause des francophones et des métis, tel l’intellectuel ontarien William Henry Jackson, devenu Henri Jaxon et secrétaire fidèle et conseiller du métis révolutionnaire Louis-David Riel (CQ 259 sqq.). La complexité identitaire, individuelle et collective, se traduit - on le voit - dans l’onomastique. Le changement de nom est significatif qu’il s’agisse de « sauvages » francisés d’autorité ou d’un acte volontaire comme dans le cas de Jackson-Jaxon. De même, Frank Anacharsis Scot, fils de l’évêque anglican Dugal Scot, s’enquébécoise sous le nom de François-Anacharcis Scot. Son ami métis transforme son propre nom en fonction de l’endroit où il se trouve – Henry Scott, Sicotte ou Picotte : sans état civil, d’un âge immémorial (CQ 161), il se prétend tantôt fils d’un highlander écossais et d’une indienne, tantôt descendant d’un père québécois (CQ 128). Une onomastique plurielle caractérise également le chef du village des Chiquettes Joseph à Moïse Chrétien qui reste aussi Bedaine d’Ours (CQ 79, 109), car les habitants du village, peuplé de descendants de trois nations autochtones, de Québécois et de métis (CQ 25), sont à la fois « fils du soleil, filles de la lune, enfants de Dieu », selon l’allocution de la capitanesse Eulalie (CQ 77). Le village déshérité des Chiquettes illustre le projet social et politique du roman : le relèvement d’un peuple marginalisé, méprisé, à la dignité. Cette dépériphérisation se réalise par la fondation d’une paroisse et la construction d’une église, centre d’une société renouvelée. La tâche est confiée au fils de l’évêque anglican. Comme Camille Roy, Frank Anacharsis descend de la Haute-Ville dans la Basse-Ville de Québec où il s’enquébécoise dans les bras de la prostituée Georgette. Devenu François-Anacharcis, il rejoint Chiquettes en compagnie du métis Henry Scott/Sicotte/Picotte. Le couple - portant un patronyme dédoublé Scot/Scott et alliant un intellectuel et un métis – rappelle un autre couple, historique, formé par Henry Jaxon et Louis-David Riel et renvoie au programme politique de ce dernier.^^[75] L’érection de l’église de Chiquettes est placée elle aussi sous le signe du métissage. Les matériaux de construction sont « empruntés » à une église anglicane en ruines et au « surplus » des églises catholiques. Comme l’explique le charpentier Joseph Fauché, « nous ne volons rien, car pour le plus grand bien de Dieu, nous ne faisons que convertirdes matériaux hérétiques, dont l’hérésie d’ailleurs s’est retirée, les cédant à nos besoins » (CQ 402). Le chant entonné pour honorer la défunte capitanesse Eulalie est « un hymne en anglais archaïque qui étonna et ravit le peuple chiquette qui oncques n’avait ouï si beau latin » (CQ 399). Ainsi l’église catholique – haut lieu de l’identité historique canadienne française et québécoise – révèle, ici, son caractère composite. La consécration de l’église à sainte Eulalie est chargée d’implications symboliques. Car Eulalie, par son étymologie, signifie aussi la bonne parole, le bon parler (eu-lalein). La consécration se réfère donc à la langue, autre composante identitaire, et – indirectement - à la création littéraire. Mais là aussi, la québécité « pure laine » est refusée. La sainte Eulalie de Chiquettes est une Eulalie plurielle, métissée, « à la fois vierge et martyre, musicienne et fondatrice de la communauté, sage-femme et capitanesse » (CQ 404), une Eulalie réunissant la martyre romaine, la congrégationiste canadienne Eulalie Durocher et la capitanesse indienne du village. C’est sur la sépulture de cette dernière que l’église est construite. Le Ciel de Québec est un roman polyphonique dont a été extraite, pour l’analyse identitaire, une partie de l’un des sept filons narratifs, à savoir la définition des racines et la constitution d’une nouvelle société. Très pertinemment, Ferron se pose la question du rapport entre la périphérie et le centre. Une société pleinement constituée ne peut se penser comme une périphérie, mais comme un centre autonome, égal aux autres. Le métissage est donc complété par l’autonomisation et l’émancipation. Dans la disposition de l’espace narratif, ces aspects identitaires s’expriment au moyen de deux thèmes complémentaires. Le premier représente un contrepoids de la catabase. La descente – ici celle des élites vers le peuple (voir ci-dessus le cas de Camille Roy et de François-Anacharcis Scot) – est complétée par l’ascension, vers le ciel de Québec, soulignée par l’image de l’échelle (CQ 65, 265, 354, 387 sqq.) et de la colonne aérienne (CQ 103, 402) qui suit partout Frank/François Anacharcis Scot dans ses déplacements. Le second thème est la quête du « centre du monde » (CQ 234), du « point exact » (CQ 37), de la « capitale du monde» (CQ 81). Au moment de la consécration de l’église de Sainte-Eulalie, Frank/François joint les deux thèmes : « Notre coin de terre est petit mais il porte un grand ciel, le même qu’à Québec [...]. » (CQ 402). Il s’agit donc d’une centralité, mais c’est une centralité relativisée, égalisée (« même qu’ Québec »). Car tout dépend de la perspective, du « point de vue » (CQ 47, 62), étant donné que « chaque pays a[vait] sa théologie » (CQ 289). Au métissage qui est la base de la construction des valeurs correspond une pluralité des points de vue, donc une centralité plurielle – une juxtaposition des centres. Dans Le Ciel de Québec Jacques Ferron a exprimé une conception de la québécité qui correspond au paradigme identitaire du modèle national émancipateur. En même temps, il dépasse le cadre intégrateur du modèle national. En effet, le métissage de Ferron signifie non seulement l’intégration de l’autre, mais aussi la diversification de soi-même, l’ouverture à l’hétérogénéité et à la plurivocité. Du point de vue ontologique et noétique, il s’agit d’une distanciation par rapport à la conception identitaire essentialiste de soi et de l’autre, comme l’indique, également, l’idée ferronienne de la centralité plurielle (polycentrisme). Il serait peut-être erroné de vouloir imposer à un auteur une cohérence à tout prix, là notamment où la personnalité même semble s’y dérober. Jacques Ferron a sans doute été un patriote québécois, mais dans certains de ses textes on rencontre des indices qui semblent renvoyer à l’idée d’une identité rhizomatique, postnationale. Analyse Gérard Bessette : La Bagarre (voir le matériau e-learning) 1) Étudiez la disposition des personnages. Comment est représenté l’Autre? Quelles sont les valeurs associées aux personnages? 2) Déterminez le modèle identitaire. XII. Que faire de la francité? Après l’Anglais, le Canadien-Anglais ou leurs substituts, c’est la France qui représente le facteur identitaire déterminant de la littérature candienne-française et québécoise. C’est une relation forte et ambivalente, due aux circonstances historiques. La « canadianisation » de la Nouvelle-France et son détachement progressif de la France métropolitaine, que l’on peut observer au 18^e siècle, n’a pas pu aboutir dans les mêmes conditions à cause de la Conquête. La nouvelle colonie anglaise a progressivement instauré une situation qui, au 19^e siècle, a stimulé le processus inverse. En effet, la nécessité de trouver un contrepoids à la présence anglaise a accentué l’idée de francité et le rapprochement avec la France et la culture française. La dépériphérisation et la décolonisation de la culture canadienne-française en ont été perturbées, ralenties. La particularité du modèle national défensif, en ce qui concerne la France, est l’ambivalence de son image – à la fois négative et positive. D’un côté, il y a des connotations accusatrices : métropole – mère dénaturée, marâtre qui a trahi et abandonné ses enfants (voir le thème de la trahison dans Le Jeune Latour), pays qui a rejeté ses propres principes et idéaux comme la royauté et la foi catholique. Dans cette perspective, la Révolution française et ses valeurs – laïcité, citoyenneté républicaine, modernité, progrès – apparaissent comme une désertion et abandon de la vocation civilisatrice historique. Cette image est aussi un prétexte qui permet à une partie des élites canadiennes-françaises d’inverser les critères d’évaluation et de présenter les Canadiens-Français comme ceux qui sont restés plus proches de la francité originelle, dépositaires de la vraie identité française (langue, coutumes, culture, foi) et gardiens des valeurs françaises au cas où la France voudrait, un jour, y revenir. Ce regard conservateur détermine la condamnation, par une partie des élites canadiennes-françaises, des mouvements modernistes et avant-gardistes français du 19^e et du 20^e siècles. Par contre, les élites libérales recherchent la France moderne. Pour plusieurs de ces intellectuels, elle constitue un modèle de républicanisme et de progrès, un exemple à suivre, au même titre que les États-Unis. L’influence française est toutefois moins politique que culturelle, car la proximité linguistique facilite l’accès direct à la littérature et le contact avec le milieu français. Les pratiques culturelles du 19^e et du 20^e siècles se situaient pour la plupart entre les deux pôles – conservateur et libéral – en se concrétisant, le plus souvent, en attitudes non tranchées, ambiguës, contradictoires ou de compromis. Si l’approche moderniste, ouverte l’influence de la France contemporaine, permettait à la culture canadienne-française d’accéder l’universalité, elle en affaiblissait la canadianité et limitait l’autonomie en reconnaissant, implicitement ou explicitement, la subordination périphérique du Canada français à la grande culture française. Ainsi, la dépériphérisation et la spécificité de la culture canadienne-française ont été davantage liées au nationalisme conservateur, notamment au début. Cependant la valorisation, en perspective historique, de cette impulsion conservatrice montre l’interaction des deux pôles. Le projet du nationaliste Camille Roy qui propose, en 1904, la « nationalisation de la littérature canadienne » en refusant le statut de « littérature coloniale », est développé en 1946 et 1947 par un moderniste catholique Robert Charbonneau qui défend dans La Nouvelle Relève et dans d’autres revues l’autonomie de la littérature canadienne-française contre les prétentions des écrivains français (recueil La France et nous. Journal d’une querelle, 1947. Sur la même lancée se situent, deux décennies plus tard, les intellectuels partipristes. Même s’ils ne représentent sans doute pas un mouvement majoritaire, leur parole radicale a fortement contribué à l’affirmation de la québécité. De la sorte, les visées conservatrices ont pu être modulées et reprises par le modernisme radical, de gauche. Cette continuité dans la discontinuité semble prouver que le discours identitaire peut transcender les argumentations idéologiques, constituer une entité autonome. Vues du Canada, les relations entre le Québec et la France présentent une synergie du traditionalisme antifrançais, héritage des élites conservatrices, du modernisme catholique des années 1940 et du modernisme radical de gauche de la Révolution tranquille, en syntonie cette fois avec les idées anticolonialistes, en partie de provenance parisienne. Tout en visant un but analogue à celui de leurs prédécesseurs, les radicaux du Parti pris (1963-1968) refusent la traditionnelle argumentation historico-religieuse et recourent aux théories de la décolonisation de Jacques Berq, d’Albert Memmi et de Frantz Fanon.^^[76] Une prise de position semblable, sur le plan politique et historique, caractérise l’essai de Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique (1968) – un réquisitoire contre le colonialisme français, britannique et états-unien et un appel l’émancipation qui libérerait les Québécois de la situation clairement évoquée par l’image identitaire du titre. Il importe de constater que l’adhésion au concept de décolonisation et son application au cas québécois ne sont pas seulement le résultat d’une évolution interne, canadienne-française, mais qu’elle a été fortement appuyée par l’évolution des idées en France même. Contemporaines des polémiques de Robert Charbonneau sont les conceptions de la décolonisation culturelle inscrites dans le mouvement de la négritude. Jean-Paul Sartre rédige la préface « Orphée noir » de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948), colligée par le Sénégalais Léopold Sédar Senghor. Sartre a également préfacé le Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur (1957) d’Albert Memmi. À côté de Jean-Paul Sartre et des Temps modernes existentialistes, il faut signaler le rôle des personnalistes autour de la revue Esprit qui ont influencé, des décennies durant, plusieurs revues canadiennes-françaises et québécoises – La Relève, La Nouvelle Relève, Cité libre, Possibles et, justement, le déjà cité Parti pris.^^[77] La question française, la dépériphérisation et l’affirmation de l’autonomie culturelle ont durablement conditionné la situation culturelle interne, surtout le rapport entre les élites et le peuple. Les travaux de Gérard Bouchard^^[78] montrent que la « carte française » faisait partie du jeu identitaire des élites canadiennes-françaises, aussi bien de tendance conservatrice que libérale. Pour faire opposition à l’élite anglophone, il fallait étayer la francité par l’image d’un peuple francophone « pur », idéalisé, qui permît d’accentuer les traits différenciateurs dans le contexte canadien. Cette représentation identitaire de soi, projetée dans le peuple se heurtait à l’évidence d’une réalité différente, car le peuple francophone – dans la vie quotidienne, dans son comportement économique et social – ne se distinguait pas substantiellement de la population anglophone du Canada et des États-Unis. La voie de l’émancipation culturelle a donc exigé une réévaluation de l’image idéalisée du peuple canadien-français – d’abord celle du paysan-habitant, qui a longtemps servi de référence de la canadianité pure, ensuite celle du peuple urbain. Le tournant se situe dans les années 1940, après la grande crise qui, avec l’urbanisation et l’industrialisation, a transformé les structures sociales y compris la propriété agricole. Un nouveau regard critique sur la campagne (Ringuet, Claude-Henri Grignon, Germaine Guèvremont) accompagne l’introduction de la thématique urbaine (Gabrielle Roy, André Langevin) qui s’impose pleinement dans les années 1960 grâce à l’intérêt porté à la périphérie et à la marginalité sociale. Un des mérites des intellectuels partipristes consiste, justement, dans la valorisation de la périphérie urbaine, y compris sa langue – le joual. Ils ont ainsi permis aux élites de trouver un autre terrain d’auto-identification identitaire, une québécité restée jusque-là exclue du camp axiologique. Sur le plan identitaire, la promotion du joual, langue marquée par l’influence de l’anglais, problématise la pureté linguistique (française), l’attachement aux racines (françaises), met en évidence la présence allogène de l’autre (anglais). Le métissage linguistique est ainsi valorisé comme l’est le métissage ethnique et culturel chez Jacques Ferron.^^[79] L’apport des joualisants a aussi permis de faire mieux ressortir la problématique identitaire – linguistique et culturelle – dans la relation avec la France, et cela au moment où les contacts se sont intensifiés,^^[80] alors que s’impose, d’autre part, la voie de l’autonomie culturelle et politique. À la différence de celle du monde britannique et anglophone, l’image de la France n’est pas liée à l’hostilité ou à la rivalité. Le Français n’est ni ennemi, ni concurrent. Déterminante est, ici, la problématique de la dépériphérisation – une dépériphérisation longtemps retardée et restée inachevée. Le complexe d’infériorité n’a d’égal que le désir d’une reconnaissance. Les relations structurantes - exclusion, inclusion, médiation – interviennent différemment. En effet, l’autre (Français) est envisagé comme partie intégrante de soi-même dans la mesure où il représente certaines valeurs de base qui sont aussi celles du Canadien-Français. Ces valeurs (françaises) sont de plus considérées comme une donnée première, naturelle, de source, alors que la francité canadienne risque d’être taxée de secondaire, dérivée. Cette tare a été ressentie par Jacques Ferron qui cherche à inverser, par la fiction, la filiation : à preuve la réplique de Taque Edmond dans La Tête du Roi, thème développé en filon narratif dans le roman Le Saint-Élias (1972). L’inclusion de l’autre en soi, dans le cas du Français, ne constitue pas un point d’arrivée, mais un point de départ pour une distanciation et une séparation. Il ne s’agit donc pas d’accepter l’altérité, mais de procéder à une différenciation – un processus qui ne touche pas l’autre, mais qui est un travail sur soi-même. Pour la même raison, l’exclusion ne peut pas concerner les valeurs de l’autre, car ce serait nier ses propres valeurs. Tout au plus, la réprobation ou l’ostracisme frappent celui qui ne représente pas les « vraies » valeurs, alors que le Canadien-Français, dans ce cas, se montrera plus français que le Français même. C’est la médiation qui s’impose fréquemment, mais non pas comme une modalité de l’intégration (inclusion), mais de la différenciation (exclusion), car il s’agit de se dégager de l’autre en définissant une altérité à la fois sous forme de non-identité et de similitude. Le phénomène est analogue, mais dans une perspective inversée, au métissage proposé par Jacques Ferron : l’identité est conçue comme composite et la francité n’en est qu’une composante. La différenciation identitaire n’en devient que plus complexe, toutefois, car influencée par le clivage inclus dans l’idée même de francité et qui reproduit le clivage entre les élites, plus proches de la francité européenne, et la francité populaire, américaine. Pour la présentation de la problématique française, le choix est tombé sur deux auteurs – Jules-Paul Tardivel et Michel Tremblay. Le premier illustre la position nationaliste conservatrice qui porte un regard critique sur la France républicaine, laïque et moderniste, dans son récit d’anticipation politique Pour la patrie (1895). Les opinions tranchées de Tardivel, correspondant au modèle national défensif, permettront d’évaluer l’évolution de la situation trois générations plus tard, dans la deuxième moitié du 20^e siècle.L’hexalogie de Michel Tremblay Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal (1978-1997) propose un regard québécois sur la France et la culture française et permet de traiter la question, qui y est liée, du rapport entre les élites et la culture populaire au moment où la culture québécoise aspire à l’autonomisation – pour se concevoir comme indépendante (et indépendamment) de la France. Le roman de science-fiction politique de Tardivel s’impose, ici, pour deux raisons. La première est la préface qui révèle la relation paradoxale des élites conservatrices à la modernité française. La France apparaît comme un repoussoir, exemple de la corruption des moeurs, mais aussi comme une culture qui offre des instruments efficaces, des inventions puissantes. En littérature, il s’agit du roman : Le R.P. Caussette, que cite le R.P. Fayollat dans son livre l’Apostolat de la presse, appelle les romans une invention diabolique. Je ne suis pas éloigné de croire que le digne religieux a parfaitement raison. Le roman, surtout le roman moderne, et plus particulièrement encore le roman français me paraît être une arme forgée par Satan lui-même pour la destruction du genre humain. Et malgré cette conviction j’écris un roman! Oui, et je le fais sans scrupule; pour la raison qu’il est permis de s’emparer des machines de guerre de l’ennemi et de les faire servir à battre en brèche les remparts qu’on assiège. [...] On ne saurait contester l’influence immense qu’exerce le roman sur la société moderne.^^[81] La jonction du conservatisme et de la modernité se reflète dans le roman qui combine des éléments de science-fiction et une idéologisation réactionnaire. La problématique identitaire est posée de manière tranchée. Le messianisme canadien-français, à l’état pur, dirait-on, transforme la périphérie canadienne en nombril du monde. Québec et Ottawa deviennent le centre de l’Histoire, lieux où se décide l’avenir de l’humanité, mais aussi l’avenir des valeurs, jadis françaises, que le Québec a préservées et qu’il défend contre les Français mêmes, et pour eux. Le roman, paru en 1895, situe l’action en 1945, un demi-siècle plus tard. On ne saurait assez admirer l’acuité de la prévoyance politique du romancier: en 1945, le monde, selon Tardivel, émerge d’une longue guerre qui a détruit le Vieux Continent. La France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne sont dévastées, leurs empires coloniaux se désagrègent. L’avenir appartient aux États-Unis. La prépondérance de l’Amérique confère au Canada une place privilégiée, avec, à l’ordre du jour, la proposition d’une nouvelle constitution (une situation très semblable aux discussions qui ont agité le Canada dès la fin des années 1960 et jusqu’au rapatriement de la Constitution en 1982, voire au-delà). Cette admirable intuition de science-fiction politique sert de point de départ à un récit fantasque dicté par le nationalisme ultracoservateur de Tardivel, alliant l’ethnicité, la langue et le catholicisme ultramontain. En effet, le désastre européen affaiblit la position de l’Église catholique et assure la victoire du libéralisme protestant états-unien. Le triomphe serait entier, s’il n’y avait pas cet îlot du catholicisme résistant au Canada – le Québec. Un complot universel se trame qui allie protestants, francs-maçons, athées et libres penseurs. Sous prétexte de l’amendement de la constitution canadienne, on cherche a gruger la souveraineté du Québec et, partant, les prérogatives de l’Église catholique. L’action mouvementée qui combine des éléments du roman policier, du roman gothique et d’aventures tourne autour des luttes parlementaires, des élections, du journalisme. Le protagoniste Joseph Lamirande - médecin humaniste, homme politique et catholique exemplaire – finit par sauver la patrie, l’Église, la langue et le monde – sans égards aux sacrifices personnels – mort de sa femme et de sa fille. Il est aidé, bien sûr, par des amis fidèles, secondé même par des adversaires politiques honnêtes (conservateurs protestants canadiens-anglais), soutenu discrètement par l’Église catholique. Quelle est la place de la France et des Français? La France est présentée comme un pays exsangue et qui a perdu sa place hégémonique. Elle offre un double visage. L’apparence est celle du pays laïque, franc-maçon, diabolique. Dans le roman, cet aspect est personnifié par le jeune, brillant et charmant Aristide Montarval, en fait une incarnation du diable et instigateur du complot antiquébécois. L’apparence cache une autre France, insoumise, car restée fidèle elle-même, ancrée dans la tradition catholique – la France des vraies valeurs. C’est elle que le protagoniste, après avoir accompli son devoir, finit par rejoindre en entrant comme frère Jean à La Grande Chartreuse. À la confirmation de l’américocentrisme québécois (face à l’Europe et à la France) s’ajoute la confirmation de la francité idéalisée, prétendue originelle, mais qui n’a aucune prise sur la réalité. Si cette francité est trahie par le Français Montarval, elle est par contre sauvegardée, sur le Nouveau Continent, par le Canadien-Français. Le Français indigne est éliminé (exclusion), mais les valeurs (prétendues) françaises sont maintenues intégralement dans la québécité (inclusion). Par sa décision de terminer ses jours en France, le Québécois Lamirande semble entériner la jonction paradoxale de l’inclusion et de l’exclusion. La relation entre la québécité et la France est traitée différemment et à un autre niveau par Michel Tremblay. Son théâtre, notamment, a été salué, dès le succès des Belles-Soeurs (1968), comme l’expression même de la québécité, tant pour la thématique de la marginalité urbaine que pour la langue – le joual. Si Tremblay n’appartenait pas au groupe du Parti pris, il a assuré bien plus que d’autres le prestige de l’argot montréalais. L’idée toutefois n’est pas nouvelle. Le joual apparaît dans la poésie de Jean Narrache dans les années 1930, il est parlé par les personnages de Marcel Dubé (De l’autre côté du mur, 1950 ; Zone, 1956 ; Un simple soldat, 1958). La réussite de Tremblay est due à la nouvelle esthétique dramatique qu’il a su imposer. Chez Dubé, l’argot montréalais s’inscrit dans une esthétique réaliste mimétique, comme illustration de la langue du peuple. Le joual est ainsi traité « d’en haut », sur une échelle axiologique où la valeur primordiale, laquelle se réfèrent et à partir de laquelle se définissent les autres valeurs, est la langue littéraire. La langue populaire est ainsi insérée dans une conception élitiste de la littérature. Michel Tremblay y oppose une stratégie de transfiguration que l’on pourrait, à défaut, qualifier d’esthétique de sublimation du positionnement plébéien : l’expression littéraire est construite « du bas vers le haut », comme si le joual constituaitun degré zéro à partir duquel se forme le langage de l’art et de la littérature. L’argot est poétisé – par l’usage des tropes et des figures répétitives – anaphores, reprises – liées à la composante musicale, lyrique, qui caractérise soit les choeurs, soit les répliques prononcées en duo ou trio. Le sublime des récitations choriques rapproche les drames tremblayens de la tragédie grecque dont l’auteur utilise les principes au même titre qu’il puise dans la tradition américaine des pageants et des drames religieux. La vie banale des ménagères du quartier populaire ou celle des prostitués, des homosexuels et des travestis sont ainsi sublimées et portées à la dimension universelle. La transfiguration de la marginalité va de pair avec la sublimation de la langue – deux piliers de la poétique implicite^^[82] de Tremblay. Son éthos est dans la visée: la constitution d’une culture nationale élevée, à partir de la culture populaire urbaine.^^[83] Même si Michel Tremblay semble vouloir éviter des formulations théoriques, on peut néanmoins déduire son programme esthétique à partir de ses textes. Quant à la problématique identitaire, trois domaines thématiques, sont à relever : (1) la topique proustienne de l’émergence de l’écrivain et de l’écriture, qui est aussi une des dominantes du roman québécois moderne,^^[84] (2) la réflexion sur l’art et la création, (3) le questionnement existentiel et la quête de la destinée. Le lien qui rend les trois topiques complémentaires est l’interférence de l’identité individuelle et collective. En schématisant la dynamique de l’oeuvretremblayen durant les quatre décennies écoulées, on perçoit une progression qui va du collectif à l’individuel, de la représentation indirecte, symbolique, de l’artiste et de la création à une formulation directe, explicite, soit sous forme autobiographique ou autofictionnelle, soit par personnages interposés.^^[85] Les six tomes des Chroniques du Plateau-Mont-Royal (1978-1997)^^[86] se situent au passage entre la première et la deuxième étape de l’évolution de l’esthétique tremblayenne. Le cycle romanesque relate en détail, mais de manière discontinue et fragmentaire du point de vue chronologique, les événements de 1942 dans La Grosse Femme à côté est enceinte et Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges, ceux de 1947 dans La Duchesse et le Roturier et Des nouvelles d’Édouard, ceux de 1952 avec Le Premier Quartier de la lune et, finalement ceux de 1963 dans Un objet de beauté. D’une part, Les Chroniques renouent avec la tradition canadienne-française et québécoise du récit de l’enfance prolétarienne d’un écrivain en germe dans une paroisse urbaine – cette communauté-ghetto qui, en reproduisant le cadre social de la paroisse paysanne, à la fois protège et emprisonne^^[87] - d’autre part elles dépassent le genre de roman de formation en direction d’un discours culturel plus large, celui de l’émergence d’une poétique et du positionnement de l’écriture dans un contexte culturel. La particularité du cycle consiste dans la dépersonnalisation du récit autobiographique/autofictionnel.^^[88] Le je du futur auteur dramatique et prosateur ne se manifeste jamais explicitement. Tremblay s’inscrit en creux dans sa narration. Il n’est protagoniste d’aucun des six volumes. Son identité transparaît à travers l’attitude du narrateur auctoriel, à la troisième personne, et qui ne parle de lui qu’à la troisième personne en se désignant comme « le petit garçon », « l’enfant de la grosse femme » ou bien, juste à la fin, en 1963, à la mort de sa mère, comme « [...] l’autre, celui qu’elle a tant voulu, qu’elle a surprotégé et qui est en train de rater sa vie tout doucettement sans faire de vagues, enseveli dans ses livres, sa musique et ses rêves, s’excusant de ne pas pouvoir rester plus longtemps parce que l’odeur des hôpitaux lui donnait la nausée » (OB 1096). Pourtant c’est ce jeune homme, en 1963 encore au début de sa carrière, qui réussira, à la fin, par l’oeuvre même où il se désigne ainsi, sauver de l’oubli le monde dont il est issu. Comme le dit Michel Tremblay dans une interview, il « sera donc obligé de restituer toute la famille par écrit, en devenant un écrivain qui invente tout ».^^[89] En effet, c’est dans la grande famille prolétarienne qui entoure le « petit garçon » que s’inscrit l’avenir de l’écrivain et qui, par sa configuration, indique un programme littéraire tout en en signalant les écueils. Il y a tout d’abord la grand-mère Victoria et son frère, le « violoneux » Josaphat-le-Violon, qui représentent les attaches ancestrales, folkloriques, le génie populaire. Les gigues et les contes de Josaphat (GF 161-167) recréent un monde, tiennent du merveilleux. Cet élément est lié aux quatre fées tutélaires, les voisines d’en face, qui représentent l’inspiration, la fantaisie créatrice. Il y a aussi deux exemples de créateurs ratés. Le cousin Marcel, élevé en secret par les quatre fées, est un génie qui n’arrive pas à maturité à cause de l’incompréhension de son entourage et de la maladie mentale qui le rend à la folie. L’oncle Édouard, homosexuel et travesti, devance Michel Tremblay dans l’affirmation de la différence sexuelle. Il est aussi celui qui montre la richesse de la culture populaire urbaine. Passionné du théâtre et du cabaret, il sait travestir la vie banale, manipuler son entourage – sa troupe – en véritable metteur en scène. Mais il est incapable de traverser la frontière qui sépare l’oral de l’écrit. Si Marcel reste claustré dans son imagination, Édouard restera prisonnier de l’oralité. La configuration familiale est dominée par la figure maternelle – « la grosse femme » - grande lectrice et mère du futur écrivain, y compris sur le plan symbolique. Son « petit garçon » devra toutefois passer par un long apprentissage avant de pouvoir donner forme littéraire à la culture populaire et porter l’oralité la littérarité. Ce programme culturel implicite, qui constitue – soulignons-le – un des multiples filons thématiques de l’hexalogie, impose une double confrontation sur le plan identitaire. La première, externe, concerne la France, la langue et la culture françaises. La seconde, interne, réagit à la situation canadienne-française et vise la valorisation de la culture populaire (originaire et originale, américaine) par opposition à celle des élites (imitée, car dérivée de la française, complexée). Dans cette contention québécoise (et montréalaise) entre le Plateau-Mont-Royal prolétaire et le quartier huppé d’Outremont, la France est appelée à arbitrer. Son arbitrage – serait-ce surprenant? – donne raison au Plateau. La particularité de la position de la France, comme il a été indiqué, influence la nature des relations structurantes. Vu que l’inclusion de l’autre, quant à la francité, est une donnée primordiale et le point de départ de la différenciation, l’attention portera avant tout sur l’exclusion et la médiation. À la différence de Tardivel qui inclut la foi au nombre des valeurs identitaires fondamentales, Tremblay vise une topique différente : la langue et les différences langagières, les habitudes et le mode de vie, la culture et la hiérarchie culturelle. Ce déplacement thématique reflète l’évolution de la société canadienne-française. Si Tremblay touche les traumatismes historiques et les clichés nationalistes, l’ironie et l’humour signalent clairement sa prise de distance. Témoin ce débat de bistro sur la nécessité d’aider la mère patrie durant la deuxième guerre mondiale : « Je trouve juste que c’est la France qui fait pitié, là-dedans.... Faut sauver la France, y me semble... la mère patrie... nos racines. » Gabriel se leva et vint se planter devant Willy Ouellette qui recula sous le choc. « La France ! La France qui nous a abandonnés ! La France qui nous a vendus ! Sauver la France pour qu’a’ continue à nous chier sur la tête, après, en riant de notre accent, pis en venant nous péter de la broue en pleine face ! » (GF 117) L’incongruité des clichés est soulignée par la naïveté du regard enfantin : [...] il avait appris [Marcel] qu’une grande chicane avait lieu dans un lointain pays et que son père y était pour défendre la mère patrie (la seule Patrie que Marcel connaissait était le journal du samedi qu’il ne pouvait pas encore lire mais dont il regardait avidement les illustrations, mais il n’avait pas osé demander s’il s’agissait de la même patrie ou de sa mère) [...]. (TP 302) La dérision frappe le dolorisme masochiste de l’imaginaire nationaliste conservateur : l’image de la mère patrie, indigne, qui a abandonné ses enfants, alors qu’ils lui restent fidèles et se sacrifient pour elle. La filiation coloniale, source du complexe d’infériorité, et de l’exclusion de soi (déni de francité) est refusée. En fait, il faut renverser la situation, redéfinir les rapports, comme le montre le dialogue entre le conducteur de tram et Valéry Giscard d’Estaing, alors un jeune enseignant français à Montréal^^[90] : « Qu’est-ce que vous faites dans le boute, donc, vous? C’est rare qu’on voie un Français dans le tramway Papineau! » « J’étais moi-aussi au Théâtre National... » « Un Français au Théâtre National! Ben, on aura tout vu! Avez-vous toute compris, au moins!“ « Bien sûr! Vous parlez un français ... rocailleux et... vieillot, c’est vrai, mais c’est quand même du français! » « Ouan ? Ben c’est c’que tout le monde disait de l’aut’ bord! Quand on a débarqué, en Normandie, on était des sauveteurs [...]. Mais quand on a descendu à Paris [...] c’était pas pareil pantoute! [...] Aussitôt qu’on ouvrait la bouche tout le monde se roulait à terre! [...] Savez-vous ça, vous, qu’on le savait pas qu’on avait un accent avant de se le faire dire bête de même! Moé, avant tout ça, j’tais sûr que c’était vous qui avez un accent ! » [...] « Paris? J’étais tellement paqueté que j’m’en rappelle même pus! » [...] « Paqueté? Qu’est-ce que c’est paqueté? » Cette fois le conducteur le regarda. « Vous venez de dire que je parle français! Allez voir dans le dictionnaire! Ça doit s’écrire comme ça se prononce! » (DR 443) Les extraits précédents montrent l’omniprésence du nous/vous pluriels, y compris dans le contexte dont l’enjeu est la langue – ici marque évidente de la collectivité. Sous cet aspect identitaire, la langue ne constitue pas le lien, mais la séparation, la différence. Elle fonctionne comme un critère de hiérarchisation, d’exclusion verticale : le détenteur de la position supérieure en dénie l’accès à l’autre. Même de manière voilée par la condescendance, le Français indique nettement la hiérarchie, sa supériorité. C’est aussi l’expérience vécue, en position d’infériorité, par le conducteur montréalais en France qui, revenu dans son milieu québécois, tente de renverser la situation face au Français. L’exclusion de l’autre peut se traduire par la moquerie. Les Montréalais se vengent de leur infériorité en imitant entre eux l’accent français (DR 32, 33, etc.). Il s’agit en fait d’une parodie de l’inclusion, de l’appropriation de l’autre, mais qui inverse, justement, la hiérarchie et donne une autorité sur l’autre. Mais cela n’est réalisable qu’en l’absence de l’autre. Car la confrontation avec le détenteur légitime de la norme linguistique et de la position supérieure rétablit la situation première. Michel Tremblay représente la scène en mettant en présence le jeune Valéry Giscard d’Estaing et les Montréalais groupés autour d’Édouard : Maintenant qu’un Français était parmi eux, personne n’osait plus parler. Même les plus fanfarons comme Samarcette et Édouard qui normalement auraient ri de son accent et se seraient amusés à l’imiter en le ridiculisant, étaient impressionnés par sa haute carrure et le regard supérieur mi-amusémi-critique qu’il jetait sur eux. Seule Mercedes osa murmurer une phrase qui résumait d’ailleurs la pensée de tout le monde : « Y en faut rien pour toutes nous clouer le bec, hein? » (DR 437) Une situation analogue est commentée par Édouard qui traverse l’Atlantique à bord de Liberté. La supériorité du français de France est la cause de l’humiliation, de la dépossession, de la perte de l’identité devant l’autorité de l’autre : Pis encore une chose étrange s’était produite : quand j’ai parlé ma voix avait changé ! [...] J’essayais pas de parler comme lui, [...] mais j’étais pus capable de parler comme d’habitude. [...] Ce qui m’étonnait le plus c’est que ça s’était fait automatiquement. Sans le vouloir, j’avais changé ma façon de parler juste parce qu’un Français me parlait! (NE 642) Édouard a aussi l’occasion de constater que le plus fort – le Français – peut s’approprier la langue qu’il considère sienne – le joual et de l’interpréter à sa manière, c’est-à-dire lui attribuer des valeurs sur lesquelles le joualisant n’a plus prise. Édouard tente en vain d’expliquer la culture populaire montréalaise à la princesse Clavet-Daudun qui n’avait passé à Montréal que trois jours, et encore en compagnie des bourgeois d’Outremont. Elle se déclare ravie de « cet accent typique de la province de Québec » (NE 676), mais elle refuse de changer d’avis et de perspective. Elle continue à envisager Montréal comme la périphérie du centre parisien. Édouard glose avec amertume : « Et je me suis répété une fois de plus qu’on est toujours le folklore de quelqu’un d’autre. » (NE 679) Il n’est pas étonnant de voir Édouard au centre de la thématique linguistique et culturelle. Il incarne l’oralité et la culture populaire urbaine, réunit en lui les traits de prolétaire, de paria (homosexuel travesti) et de créateur désireux de transformer la réalité. Aussi l’auteur lui prête-t-il la voix et le regard dans les deux volumes centraux de l’hexalogie : La Duchesse et le Roturier (1982) et Des nouvelles d’Édouard (1984). Le premier, narré à la troisième personne et focalisé sur Édouard brosse la vie culturelle et théâtrale de Montréal. Dans l’autre Éduard relate lui-même, dans une longue lettre adressée à la « grosse femme », son voyage de New York à Paris. C’est dans ce tome que la confrontation avec la France devient le thème dominant. Le voyage en France reproduit le pèlerinage culturel traditionnel des Canadiens-Français. Édouard qui, de plus, se cherche comme créateur et écrivain potentiel, veut aussi briser l’isolement du milieu montréalais. Le voyage vers la source de la francité se transforme en traumatisme. À Paris, Édouard passe une nuit d’errance et décide de rentrer après avoir compris que sa place est ailleurs. Qu’est-ce qui l’empêche de comprendre la France pour ne pas se sentir étranger et déplacé? Pour une part, c’est la barrière des clichés et l’écran des images culturelles et littéraires. Mais c’est un problème qu’Édouard a su prévoir : Les Français quand y débarquent chez nous, cherchent bien les Indiens et Maria Chapdelaine, pourquoi je partirais pas, moi, à la recherche de Gervaise ou de Lucien de Rubempré! Paris, pour moi est un fabuleux trésor folklorique [...]. Je sais que je risque d’être déçu [...]. (NE 650) La cause majeure du malentendu et du sentiment d’aliénation et de dépossession est la culture au sens large : gares, toilettes, hygiène, voyage dans le train, noms des villages, achats, restauration, écriture des chiffres, manière de compter étages ou heures. S’y ajoute la barrière du vécu quotidien. Édouard qui arrive dans une France bouleversée par la guerre, ne comprend rien au système de rationnement, ni aux causes de la grève des boulangers : « Du chinois pur et simple! [...] je suis seul devant un monde dont je ne comprends pas les mécanismes les plus simples et où tout me paraît hostile. » (NE 730-731). Les retrouvailles avec la mère patrie, sa métropole et la grande famille française n’ont pas lieu. Édouard se perçoit aliéné à lui-même, dépourvu. Le sentiment de non-appartenance gradue jusqu’à l’exclusion de soi-même : « [...] je me suis senti tellement, mais tellement ... déplacé! Et indigne! Pas même de faire partie de ce que je voyais mais juste d’être là! » (NE 766) L’exclusion de soi-même marque le point limite de la catabase d’Édouard. Le roman insère le commentaire d’Édouard dans une situation qui constitue le tournant – la réévaluation des valeurs dont il est porteur. Fatigué à mort, il s’assoit à la terrasse du café Aux deux magots côté de Jean-Paul (Sartre), Simone (de Beauvoir), Albert (Camus) et Toutoune (Antonin Artaud ?) qui discutent de la pièce LesBonnes de Jean Genêt. Sans le savoir, Édouard – le marginal et le paria de Montréal - frôle la nouveauté, il est au cœur de l’avant-garde culturelle, côtoie l’élite de son temps (NE 764-767). L’humour et l’ironie de la scène, dues à l’ignorance du narrateur à la première personne, allège mais aussi souligne la métaphore de la rencontre culturelle dont la signification est savamment introduite par plusieurs indices thématiques qui précèdent. En effet, au cours de la traversée de l’Atlantique, Édouard est confronté à Mme Beaugrand et sa fille qui, comme lui, font leur pèlerinage culturel. La scénographie est symbolique : le face-à-face du Plateau-Mont-Royal et d’Outremont, de la culture populaire et de celle des élites montréalaises a lieu sur un paquebot français devant une clientèle internationale. Édouard ne se fait pas d’illusions : « L’est de Montréal en général et le Théâtre National en particulier doivent représenter pour Antoinette Beaugrand quelque chose comme le Congo belge ou le Grœnland... un désert culturel des plus navrants! » (NE 662). C’est l’ignorance, par les élites, de la culture populaire urbaine, son manque du point d’ancrage, qui est leur point faible. C’est aussi la cause de leur stérilité et de leur dépendance de la culture française. Deux personnages bien différents accomplissent leur voyage aux sources de la francité. La marginalité culturelle d’Édouard peut s’appuyer sur la culture populaire, son voyage a par conséquent le caractère d’une confrontation à l’autre. Par contre Mme Beaugrand n’a d’autre culture que la française. La marginalité d’Édouard est relative, car la plénitude de son bagage culturel prête matière comparaison et peut devenir le commencement d’une culture développée, autonome, même sur le plan axiologique. La situation périphérique de Mme Beaugrand semble absolue, car vide, sans valeurs propres. Sa culture sera toujours dérivée à partir de la française, en position marginale. Bien qu’elle s’efforce de se tenir au courant de la grande littérature (représentée ici par Julien Green), pour la Parisienne Clavet-Daudun il y aura toujours une évidence : « Pourtant, on ne sait rien, encore, de la rive gauche chez vous [...]. » (NE 761). Lorsque la Parisienne, au bout d’un séjour de trois jours, constate que Montréal est un « désert culturel », Mme Beaugrand lui donne raison, alors que Édouard argumente : Vous avez vu des spectacles typiquement canadiens? Vous connaissez Gratien Gélinas? La Poune et madame Petrie? [...] « Je crois en effet qu’on m’a parlé d’un monsieur Gélinasss mais mes amis, les Perriers, semblaient le trouver plutôt vulgaire. » (NE 676) Au cours de la dispute entre Mme Beaugrand et Édouard qui éclate ensuite, les sympathies du capitaine de Liberté et de la Parisienne sont du côté d’Édouard. Cette alliance se confirme au bout de l’errance nocturne d’Édouard. Il rencontre la princesse Clavet-Daudun à la porte du Tabou où Boris Vian joue de sa « trompinette ». Ignorant de la nouveauté, Édouard est néanmoins considéré comme celui, qui, à la différence des élites montréalaises, semblerait bien au courant des nouveautés de la rive gauche (NE 760-763). Avec ironie et humour, le malentendu de la situation introduit la scène suivante de la terrasse du café Aux deux magots. Le marginal montréalais est pris pour connaisseur, la culture plébéienne est associée à la modernité. L’association n’est pas oiseuse. Même Édouard s’en rend compte en comparant les clubs de jazz parisiens à son expérience montréalaise : J’ai pensé aux petits trous à jazz, dans le bas de la rue Peel, où on n’ose pas aller, moi et ma gang, parce que la drogue circule librement et que les Noirs américains qui s’y produisent ont la bagarre trop facile. (NE 761) Pour cette raison, la scène humoristique des Deux magots où Édouard assiste à la conversation de Sartre et de ses amis peut être interprétée positivement comme une confirmation du lien existant ou possible entre la culture populaire et la grande littérature, voire comme une possible transfiguration du populaire en sublime. Le sujet de discussion du cercle existentialiste offre un contrepoint probant : LesBonnes de Jean Genêt sont une critique de l’inauthenticité et de la perte d’identité là où un subordonné se laisse imposer les valeurs. Autrement dit : dans la perspective tremblayenne, une identité authentique devrait se construire du bas vers le haut, non en sens inverse. Une autre coïncidence peut être remarquée : le voisinage ironisé du marginal montréalais et de l’élite intellectuelle parisienne semble suggérer l’avenir où à la place d’Édouard pourrait s’asseoir celui qui sera leur égal et qui n’est, à ce moment, encore, que le « petit garçon », le futur dramaturge et prosateur. Bien que le voyage parisien d’Édouard soit marqué par de nombreuses situations d’exlusion, voire par l’exclusion de soi-même des valeurs de l’autre, le compte final n’est pas négatif – grâce aussi, peut-être, aux médiations qui relient les différences et permettent de percevoir soi-même en l’autre différemment. À deux endroits du volume la médiation se trouve clairement thématisée. Il s’agit de la réflexion d’Édouard sur les boîtes de jazz, déjà mentionnée, et du commentaire d’Édouard sur la ressemblance entre le parler populaire de Paris et de Montréal : « Les conducteurs s’invectivaient donc en français, mais un français rocailleux et brusque, précipité et plein de mots étranges [...]. » (NE 743) Édouard – notons-le - emploie le même adjectif (« rocailleux ») que Valéry Giscard d’Estaing. Le même mot utilisé dans deux situations analogues cache toutefois une perspective et une évaluation différente. Dans le premier cas, le français canadien est jugé « d’en haut » - et doublement – à la fois par la bouche d’un homme cultivé et d’un Français par-dessus le marché : le langage montréalais est ainsi relégué dans le registre bas, à la périphérie culturelle et linguistique. Par contre, le jugement d’Édouard est porté par celui qui se situe au même niveau, au moment où ce Canadien errant se cherche un allié potentiel. Ce sont ces situations de médiation qui permettent à Édouard de vivre à égalité avec le milieu français et qui lui redonnent confiance. C’est ce fond solide qu’il retrouve au bout de sa catabase, sol ferme d’où il peut rebondir. Les exclusions ressenties lui font comprendre qu’il est un Non-Français, donc un Américain, et qu’il ne peut compter que sur les valeurs qui lui sont propres. En aucun cas il ne doit dériver soi-même à partir de l’autre en qui il ne peut voir tout au plus qu’un partenaire ou allié. Cette prise de conscience lui fait refuser la proposition de la princesse Clavet-Daudun qui, à la porte du Tabou, l’invite à se produire au côté de Boris Vian (NE 762-763). Je veux bien me donner en spectacle, c’est même un des grands plaisirs de ma vie, mais je refuse de faire le singe pour une gang de Français paquetés en mal de folklore. Même si je commence à comprendre que ce serait la seule façon que j’aurais de pogner, ici! Duchesse de Langeais, à Montréal; mononcle du Canada ici! (NE 763) Accepter la proposition signifierait se soumettre aux critères axiologiques de l’autre, accepter d’être la périphérie, une dépendance du centre. Le refus d’Édouard s’ajoute à sa décision de rentrer à Montréal. Il sait qu’il ne deviendra plus écrivain. Par contre il peut développer, son niveau, ses dons de dramaturge. Il s’était approprié un personnage de Balzac – la duchesse de Langeais – est c’est sous ce nom qu’il devient célèbre comme organisateur de son groupe de travestis. Ses dramatisations et mises en scènes des situations réelles sont une sorte de théâtre vivant, direct, improvisé, sans texte. Édouard ne dépassera pas les limites de l’oralité (à part sa lettre, dressée à la « grosse femme », il n’osera pas s’attaquer aux difficultés de l’écriture). La transfiguration, en grande littérature, de la marginalité d’Édouard, de la périphérie urbaine et de la culture populaire sera l’oeuvre du « petit garçon ». De quoi se compose la culture populaire urbaine et quelle est la place qu’y occupe la France? La maison familiale de la rue Fabre vit la culture intensément: émissions de la radio, chansons, romans-feuilletons, cinéma, lectures populaires, théâtre de variétés, revues et vaudevilles. De nombreuses références culturelles démontrent le pouvoir d’absorption et d’intégration du milieu populaire : les acteurs américains côtoient les acteurs français, les chanteurs comme Mistinguett, Tino Rossi ou Édith Piaff figurent à côté de Ginger Rogers, Andrew Sisters; Le temps des cerises suit les gigues québécoises chantées par Josaphat-le-Violon, Clair de lune de Debussy accompagne Summertime de Gerschwinn. Les récits merveilleux de Josaphat confirment l’ancrage populaire liant la paroisse urbaine aux racines paysannes. La face urbaine de la culture s’exprime notamment sur la scène du Théâtre National ou du Palace par la voix de ses héros et héroïnes - acteurs et actrices canadiens: la Poune, la Petrie, les sœurs Giroux, etc. La culture française est présente sous plusieurs aspects. Là où ses éléments sont pleinement intégrés, elle est perçue comme faisant partie de la culture populaire. L’accent, toutefois, n’est pas mis sur la francité, mais sur sa transformation et son appropriation : Après un long silence, Josaphat-le-Violon se mit à tout raconter à sa soeur: […] les années qu’il avait passées, à Duhamel, […] à apprendre les légendes orales de leur pays, […] tous ces chants venus des vieux pays mais retouchés, retapés, transposés, transfigurés ici par les tapeux de pied, les joueurs de cuillers et les joueurs d’accordéons et de violons avec leurs voix nasillardes qui aident à passer l’hiver sans tomber dans la mélancolie. (GP 382). La deuxième source, de provenance française, est le cinéma et la chanson, domaine où elle s’amalgame à la culture américaine. En troisième lieu vient la lecture : Balzac, Stendhal, Hugo, Zola, Eugène Sue, Jules Verne – les classiques du 19^e siècle, loin des avant-gardes et, en tout cas, auteurs plus proches du populaire (Sue, Verne). Il s’agit donc là encore d’une francité entrée dans le bagage culturel général dont l’appropriation ressemble à celle du folklore. La spécificité de la France est donc relativisée, ramenée aux coordonnées de la réalité canadienne et américaine. La relativisation a un effet médiateur comparable à celui qu’elle a dans le récit d’Édouard : elle établit une égalité et facilite l’appropriation des valeurs de l’autre. La médiation ouvre la voie à la dépériphérisation. Celle-ci est symbolisée, dans le cycle des Chroniques du Plateau-Mont-Royal, par le lien entre la lectrice que’est la « grosse femme » et Gabrielle Roy. Les deux sont originaires de l’Ouest canadien, du Manitoba : elles sont donc, en quelque sorte, des étrangères au Québec et à Montréal. Mais c’est cette distance (étrangeté, altérité) qui leur permet d’exprimer le mieux la québécité. La « grosse femme » est celle qui dans la famille représente la culture. Elle est la confidente d’Édouard, la protectrice de Marcel en qui elle voit un artiste potentiel, elle est la mère du futur écrivain. Surtout, elle est une grande lectrice qui influence les autres. Or, dans la première moitié du cycle, ses lectures ne se composent que d’auteurs français. Ce n’est qu’au milieu de l’hexalogie (aux pages 530-531 sur 1175) que se produit la rencontre avec Bonheur d’occasion (1945, Prix Femina 1947) de Gabrielle Roy : « Celui-là, c’est le premier qu’y lisent [= les Français] qui se passe à Montréal ! [...] Les Français lisent des livres français; pourquoi tu lirais pas des livres d’icitte? » [...] la grosse femme se pencha une dernière fois sur le livre dont elle allait parler tout le reste de sa vie avec passion, qu’elle ferait lire à tout le monde autour d’elle [...] et beaucoup plus tard, dix ans exactement, [...] elle le donnerait à son plus jeune fils en lui disant « Ça a été le livre le plus important de mon existence. Lis-lé! Attentivement. T’as la chance de le connaître à quinze ans. Moé, je l’ai connu à quarante-cinq. » (DR 530-531) Le thème de Gabrielle Roy est mis en relief plusieurs fois. Par exemple le passage où la « grosse femme » lit Bug-Jargal de Victor Hugo (GF 86) est repris, à l’identique, à la fin de l’hexalogie (PQ 939), sauf que Bug Jargal est remplacé par la dernière parution de Gabrielle Roy. Le parallèle entre la « grosse femme » et l’écrivaine est développé par son neveu Marcel (OB 1027) : dans son esprit, il imagine un récit qui paraphrase «Le puits de Dunrea » (dans Rue Deschambault, 1955) de Gabrielle Roy, mais en remplaçant le personnage du père de l’auteure par lui-même pour se donner le rôle du sauveur de sa tante (OB 1029-1040). Il est évident que Gabrielle Roy apparaît comme personnage tutélaire de la constitution d’une littérature autonome liée aux racines populaires. L’accent mis sur Bonheur d’occasion signale, entre autres, la similitude avec Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal. Ici comme là, l’histoire est située à la périphérie montréalaise, dans un quartier populaire. Même la consécration française de Bonheur d’occasion, bien marquée dans le texte tremblayen, peut être envisagée en rapport avec la confrontation, déjà évoquée, entre la culture des élites canadiennes-françaises et la culture populaire. Tremblay semble insister sur l’analogie avec l’expérience parisienne d’Édouard au cours de laquelle les Français (le capitaine, Clavet-Daudun, Sartre) se rangent de son côté, contre Mme Beaugrand. Comme si la France représentait l’arbitre qui favorise l’originalité canadienne et ses ressources populaires. L’histoire de la « grosse femme » et de Gabrielle Roy trace la voie de l’autonomisation culturelle, du détachement de la France, est cela avec l’assentiment des Français qui savent apprécier l’altérité. Du point de vue identitaire, l’hexalogie de Michel Tremblay représente trois aspects de l’émancipation culturelle : (1) la prise de conscience de l’exclusion de soi-même, l’exclusion étant la conséquence du rapport de dépendance face à l’autre, y compris l’axiologie; (2) l’exclusion de l’autre comme étape nécessaire de l’affirmation de soi; (3) la médiation comme moyen de dégager les ressemblances-différences au moment de la constitution d’une axiologie autonome. Le cycle des Chroniques du Plateau-Mont-Royal peut être considéré comme la réalisation du programme esthétique implicite dont il retrace les données et le cheminement. Analyse Michel Tremblay : Des nouvelles d’Édouard (voir le matériau e-learning) 1) Étudiez les défauts de ciommunications entre le Canadien Français et les Français au niveau - linguistique - culturel - mental 2) Quelles sont les valeurs associées aux Français et aux Canadiens Français? 3) Quelle image de la France résulte-t-elle de la narration? À quelle stratégie narrative tient-elle? XIII. Conclusion Sujets de réflexion et de discussion 1) Comment définiriez-vous la culture nationale? Selon quels critères? 2) Discutez les critères choisis, vérifiez la possibilité de leur application aux différents phénomènes culturels que vous connaissez : architecture, sculpture, peinture, cinéma, littérature, sport, cuisine, mode. ________________________________ [1] The Watts Riots - August 11-16, 1965: On 11th August, 1965, two Black men were arrested^1 by white police officers in Watts, a small, mostly Black neighborhood in Los Angeles. Local youths believed that the men were only being arrested because they were Black and quickly surrounded the police car. When the police sent reinforcements into Watts they were attacked with stones and bottles. The incident developed into a riot and there was considerable looting and a large number of businesses were fire-bombed. It was not until 16th of August that the National Guard was able to regain control of the Watts area. In the end, the riot left 34 dead, about a thousand people injured (estimates range from 856 to 1000+), nearly 4,000 arrested, and hundreds of buildings destroyed, at a cost of more than 200 million dollars in damage. Watts was never really rebuilt. In many ways, 1965 was a time of new hope for race relations in America. The passage of the Civil Rights Act guaranteed Black people new rights and freedoms and tried to address gross discrimination in housing, employment and education. But many states acted quickly to circumvent the new federal law. California reacted with Proposition 14, which moved to block the fair housing components of the Civil Rights Act. This, and other acts, created a feeling of injustice and despair in the inner cities. After the riots, then Governor Pat Brown named John McCone to head a commission to study the riots. The report issued by the Commission concluded that the riots were not the act of thugs, but rather symptomatic of much deeper problems: the high jobless rate in the inner city, poor housing, and bad schools. Although the problems were clearly pointed out in the report, no great effort was made to address them, or to rebuild what had been destroyed in the riots. Voir ^^[2] Cf. Bellavance, Marcel. Le Québec au siècle des nationalités. Montréal : VLB, 2004; Gellner, Ernest. NationsandNationalism. Malden : Blackwell Publishing, 2006; Hroch, Miroslav. Das Europa der Nationen. Göttingen : Vanderhoeck und Ruprecht. 2005. ^^[3] Cf. Deleuze, Gilles, Guattari, Félix. L’anti-Oedipe. Paris : Éditions de Minuit, 1972; Mille plateaux. Paris : Éditions de Minuit, 1980 (1970); Rhizome. Paris : Éditions de Minuit, 1976. Le terme rapporté d’abord à l’aspect psychologique de l’identité postmoderne a été appliqué à la culture, p. ex. Glissant, Édouard. Poétique de la relation. Paris : Gallimard, 1990; Traité du tout-monde. Paris: Gallimard, 1997. [4] Tiré de Kyloušek, Petr, Kolinská, Klára, Prajznerová, Kateřina, Pospíšil, Tomáš, VoldřichováBeránková, Eva, Horák, Petr. Us, Them, Me. The Search for Identity in Canadian literature and Film / Nous, eux, moi. La quête de l’identitédans la littérature et le cinéma canadiens. Brno : Masarykova universita 2009, pp.13-23. ^^[5] Foucault, Michel. L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France ; 1981 – 1982. Paris: Hautes Études/Gallimard/Seuil, 2001. ^^[6] Ricoeur, Paul. Parcours de la reconnaissance. Paris: Gallimard, 2005, pp.153 – 155. ^^[7] Ricoeur: 245 – 256. [8] Tiré de Kyloušek, Petr, Kolinská, Klára, Prajznerová, Kateřina, Pospíšil, Tomáš, VoldřichováBeránková, Eva, Horák, Petr. Us, Them, Me. The Search for Identity in Canadian literature and Film / Nous, eux, moi. La quête de l’identitédans la littérature et le cinéma canadiens. Brno : Masarykova universita 2009, pp. 13-23. ^^[9] À la différence de Hugo Grotius qui a défini le droit comme « une qualité morale » dans l’ouvrage De Iure belli acpacis. Voir Ricoeur : 263, 264. ^^[10] Lévinas, Emmanuel. Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité. La Haye: Nijhoff, 1961. Voir Ricoeur: 245 – 256. ^^[11] Le regard par qui les autres l’observentne signifie absolument rien pour le héros du roman L’Étranger d’Albert Camus. ^^[12]Je m’appuie très librement sur la dissertation de M. Martin Kovář, consacrée à l’analyse du rapport de moi à l’autre dans la philosophie d’Emmanuel Lévinas, soutenue à l’Université Masaryk en 2007, et sur le livre de Levinas, Emmanuel. Totalité et Infini. Essais sur l´extériorité. Haag: Nijhoff, 1961. ^^[13] Voir Thiesse, Anne-Marie. Création des identités nationales. Paris: Seuil, 1999 et 2000. ^^[14] Ricoeur, Paul. Parcours de la reconnaissance. Paris: Gallimard, 2005, p. 234. [15] Kymlicka, Will. Multicultural citizenship: a liberal theory of minority rights. Oxford: Clarendon Press, 1995; Taylor, Charles. Multiculturalism: examining the politics of recognition. New Jersey: Princeton University Press, 1994. ^^[16] Renan, Ernest. Qu’est-ce qu’une nation ? (1882).Voir Cabanel, Patrick, Nation, nationalités et nationalismes en Europe, 1850 – 1920. Paris: OPHRYS, 1995, p. 81. ^^[17] Bissoondath, Neil. Selling Illusions: The Cult of Multiculturalism in Canada. Toronto: Penguin Books, 1994. ^^[18] Lassave, Pierre. Sciences sociales et littérature. Concurrence, complémentarité, interférences. Paris : Presses universitaires de France, 2002. ^^[19] Cf. Bourdieu, Pierre. Réponses. Pour une anthropologie réflexive. Paris : Seuil, 1992. ^^[20] Notamment Bouchard, Gérard. Genèse des nations et nationalismes et cultures du Nouveau Monde. Essai d’histoire comparée. Montréal : Boréal, 2001; Bouchard, Gérard. La pensée impuissante. Échecs et mythes nationaux canadiens français (1850-1960). Montréal : Boréal, 2004; Bouchard, Gérard. « Populations neuves, cultures fondatrices et conscience nationale en Amérique latine et au Québec ». In Lamonde, Yvan et Bouchard, Gérard (dir.). La nation dans tous ses États. Le Québec en comparaison. Montréal, Paris : L’Harmattan, 1997; Bellavance, Marcel. Le Québec au siècle des nationalités. Montréal : VLB, 2004. ^^[21] Mata Barreiro, Carmen. «Introduction. Étranger et territorialité. D’une approche pluridisciplinaire à une approche transdisciplinaire». Globe, 10, 1, 2007, pp. 15-29. ^^[22] Kwaterko, Józef.Le roman québécois et ses inter(discours). Québec : Nota bene, 1998. ^^[23] Cf. Andrès, Bernard (dir.). La Conquête des lettres au Québec. Anthologie. Lévis : Presses de l’Université Laval, 2007; Andrès, Bernard. Écrire le Québec: de la contrainte à la contrariété. Montréal : XYZ, 2001; Bouchard, Gérard et Andrès, Bernard (dir.). Mythes et sociétés des Amériques. Montréal : Québec/Amérique, 2007; Cardinal, Jacques. La Paix des braves. Une lecture politique des Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé. Montréal : XYZ, 2005; L’Hérault, Pierre, « Figures de l’immigrant et de l’Amérindien dans le théâtre québécois moderne ». International Journal of Canadian Studies / Revue internationale d’études canadiennes 63 (automne 1996), pp. 273-287. Pelletier, Jacques. Le Poids de l’histoire. Littérature, idéologies, société du Québec moderne. Québec: Nuit blanche, 1995; Pelletier, Jacques. Le roman national. Néo-nationalisme et roman québécois contemporain. Montréal: VLB. 1991. ^^[24] Cf. Groupe μ. Rhétorique de la poésie. Paris : Seuil, 1990, pp. 96 sqq. ^^[25] Mukařovský, Jan. Studie z estetiky.Praha :Odeon, 1966; Cestami poetiky a estetiky. Praha: Československý spisovatel, 1971. ^^[26] Vodička, Felix. Struktura vývoje. Praha : Československý spisovatel, 1969. ^^[27] Bourdieu, Pierre. Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris : Seuil, 1992. ^^[28] Dubois, Jacques. L’institution de la littérature. Paris-Bruxelles : Nathan-Labor ,1978. ^^[29] Moisan, Clément et Hildebrand, Renate. Ces étrangers du dedans. Une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997). Québec : Nota bene, 2001. [30] Heidegger, Martin. Sein und Zeit. Traduction tchèque Bytí a čas. Praha : OIKOYMENH, 1996; Ricoeur, Paul. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, 1990. [31] Voir Cardinal, Jacques. La Paix des braves. Une lecture politique des Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé. Montréal : XYZ, 2005. [32] Bouchard, Gérard. « Populations neuves, cultures fondatrices et conscience nationale en Amérique latine et au Québec. » La nation dans tous ses États. Le Québec en comparaison. Lamonde, Yvan et Bouchard, Gérard (dir.). Montréal, Paris. L’Harmattan, 1997. 23. [33] Cf. Deleuze, Gilles et Guattari, Félix. L’anti-Oedipe. Paris : Éditions de Minuit, 1972; Mille plateaux. Paris : Éditions de Minuit, 1972, 1980; Kafka: pour une littérature mineure. Paris : Éditions de Minuit, 1975. ^^[34] « Mon pays rêvé ou la PAX CANATA » a été publié dans la revue Terres en vue 3, 4, 1995. Cité d’après Gatti, Maurizio. Littérature amérindienne du Québec, pp. 104-106. ^^[35] Bouchard, Gérard. « Populations neuves, cultures fondatrices et conscience nationale en Amérique latine et au Québec ». In Lamonde, Yvan et Bouchard, Gérard (dir.). La nation dans tous ses États. Le Québec en comparaison. Montréal, Paris : L’Harmattan, 1997, p. 23. ^^[36]Voir Bernard, Andrès, « D’une mère patrie à la patrie canadienne: archéologie du patriote au XVIII^e siècle ». Voix et Images. Vol. XX, année 27, 78, 2001, pp. 474-497. ^^[37] Cf. Bellavance, Marcel. Le Québec au siècle des nationalismes (1791-1918). Montréal : VLB, 2004. Il s’agit d’une étude comparative qui met en évidence les traits communs du nationalisme et du modernisme au Canada et en Europe. Voir aussi Bouchard, Gérard. Genèse des nations et cultures du nouveau monde. Essai d’histoire comparée. Montréal : Boréal, 2001. ^^[38] Bouchard, Gérard. La pensée impuissante. Échecs et mythes nationaux canadiens français (1850-1960). Montréal: Boréal, 2004. ^^[39] Godbout, Jacques. « Écrire ». In Le Réformiste. Textes tranquilles. Montréal: Quinze, 1975. Nous citons d’après le texte publié dans le revue Europe, revue littéraire mensuelle. Littérature nouvelle du Québec, mars 1990, p. 115 sq. ^^[40]Cf. Bouchard, Gérard. Genèse des nations et cultures du nouveau monde, pp. 66 et 103, 120, 136 sqq., 148 sqq. ^^[41] Cf. Deleuze, Gilles et Guattari, Félix. L’anti-Oedipe. Paris : Éditions de Minuit, 1972; Mille plateaux. Paris : Éditions de Minuit, 1980 (1972); Kafka: pour une littérature mineure. Paris : Éditions de Minuit, 1975. Plusieurs autres ouvrages s’y rattachent en développant les concepts d’hybridité, interculturalité, multiculturalité. Cf. Glissant, Édouard. Poétique de la relation. Paris : Gallimard, 1990; Traité du tout-monde. Paris : Gallimard, 1997. ^^[42] Biron, Michel, Dumont, François, Nardout-Lafarge, Élisabeth. Histoire de la littérature québécoise. Montréal : Boréal 2007. ^^[43]Cité d’après la traduction française Durham, John George Lambton. Le Rapport Durham. Montréal : Éditions de l’Hexagone, 1989, p. 237: « On ne peut guère concevoir de nationalité plus dépourvue de tout ce qui peut vivifier et élever un peuple que celle des descendants des Français dans le Bas-Canada, du fait qu’ils ont conservé leur langue et leurs coutumes particulières. C’est un peuple sans histoire et sans littérature. » [44] Voir Plourde, Michel et coll., Le Français au Québec, Québec, Fides 2003, pp. 12 et 13. [45]VoirBouchard, Gérard, La pensée impuissante. Échecs et mythes nationaux canadiens français (1850-1960), Montréal, Boréal 2004. [46]Roy, Camille, « La Nationalisation de littérature canadienne », Bulletin du parler français, vol. 3, 4, décembre 1904, pp. 116-123, et vol. 5, janvier 1905, pp. 133-144. Cité d’après Marcotte, Gilles (dir.), Anthologie de la littérature québécoise, tome II, Montréal, Hexagone 1994, pp. 64-78. [47]Charbonneau, Robert, La France et nous. Journal d’une querelle.Montréal :Bibliothèquequébécoise 1993. [48] En 1945 seulement, le pourcentage de la production romanesque égale celui de la publication des ouvrages religieux (16%). Voir Dionne, René, Le Québécois et sa littérature, Sherbrooke, Naaman 1984, p. 115. [49]Michon, Jacques (dir.), Histoire de l'édition littéraire au Québec au XX^e siècle, tome II, Le temps des éditeurs, 1940-1959, Montréal, Fides 2004. ^^[50] La présence explicite du Canadien-Anglais caractérise plusieurs textes engagés de la Révolution tranquille : Michèle Lalonde, Speak white (1974); Robert Gurik, Hamlet, prince du Québec (1968); Françoise Loranger, Médium saignant (1970), etc. ^^[51] Miron, Gaston. « Chus tanné ». In L’Avenir du français au Québec. Montréal : Québec/Amérique, 1987, p. 178. ^^[52] Gauvin, Lise. L’écrivain francophone à la croisée des langues. Paris : Karthala, 1997; Langagement. L’écrivain et la langue au Québec. Montréal : Boréal, 2000. ^^[53] Michel Plourde (Le Français au Québec. Québec : Fides, 2003, p. 200) dénombre 64 rubriques de la presse canadienne-française aux titres éloquents : Corrigeons-nous, Épurons notre langue, Dites en bon français, Parlons mieux, Sauvegardons notre langue, La langue de nos pères, Le terroir, etc. L’usage canadien-français est taxé de désarticulé, informe, boiteux, anémique, corrompu, abâtardi, gangrené, il est désigné comme patois, jargon, baragouin, canayen, petit nègre, iroquois. ^^[54] Par exemple Oscar Dunn, Glossaire franco-canadien, et vocabulaire de locutions vicieuses usitées au Canada, (1880); Sylva Clapin, Dictionnaire canadien-français (1894). La Société du parler français au Canada, fondée en 1902, est à l’origine des travaux sur le Glossaire du parler français au Canada (1930). ^^[55] Nous empruntons le titre de l’essai de Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique (1968). ^^[56] Robin, Régine. La Québécoite. Montréal : Typo, 1983, pp. 197-198. ^^[57] Berrouët-Oriol, Robert. « Effet d’exil ». Vice versa, 17, décembre 1986-janvier 1987, pp. 20-21. Gilles Dupuis rattache l’expression «écritures migrantes» à Émile Ollivier, originaire de Haïti comme Robert Berrouët-Oriol. Voir Dupuis, Gilles. « Redessiner la cartographie des écritures migrantes », Globe, 10, 1, 2007, p. 139. ^^[58] La pagination des citations renvoie à Ferron, Jacques. Les Grands Soleils. In Théâtre I. Montréal : Éditions de l'Hexagone (Typo), 1990, pp. 364-551; Ferron, Jacques. La Tête du Roi. Ottawa : Librairie Déom, 1975. Abréviations GS et TR. ^^[59] Le texte de la chanson Un Canadien errant a été composé en 1842 par Antoine Gérin-Lajoie. Chantée sur un air populaire, elle reflète le sentiment apatride des Patriotes vaincus, elle symbolise aussi la situation des Canadiens-Français, peuple sans pays. ^^[60] Par le terme d’hétéronyme Fernando Pessoa a désigné la représentation de l’alter ego d’un auteur dans ses textes (cf. Pessoa, Fernando. Fragments d’un voyage immobile. Précédé d’un essai d’Octavio Paz. Paris : Rivages, 1990). Il s’agit du personnage dans lequel l’auteur se projette. Chez Jacques Ferron, il s’agit de Mithridate. La référence historique à Mithridate VI, roi du Pont (Euxin), médecin, écrivain, auteur d’un traité sur les poisons, ennemi des Romains, correspond à l’image du médecin-écrivain québécois et elle est amalgamée, dans le roman mentionné, à l’image du passeur de mots et d’images (roi du pont), autrement dit poète. La généalogie retracée par le roman Le Saint-Élias raconte l’histoire de la famille des Cossette, surnommés Mithridate. Alors que Cossette-Mithridate I^er n’est que le roi-propriétaire d’un pont péager, Mithridate III, son petit-fils devient médecin-écrivain. Quant à l’histoire de la dynastie des Cossette dans leur rapport à la terre et au pays, il faut noter que la perte progressive de l’emprise sur le territoire entraîne l’élargissement de l’autre empire, celui que donne la parole. Dépossédé de ses terres, Mithridate III - médecin-écrivain - se déclare «roi d’un pays incertain» qui «refai[t] la réalité de [s]on pays à [s]on gré». L’écriture est le domaine de la souveraineté royale et de la liberté individuelle: «Le faire, c’est user d’une liberté d’expression comme celle de parler. Peu en usent parce qu’il est plus facile de parler. On écrit seul comme un roi.» (Ferron, Jacques. Le Saint-Elias. Montréal : Typo,1972, p. 150). Notons que Mithridate et Sauvageau se rencontrent dans « Cadieu », un des Contes du pays incertain (1962) de Jacques Ferron. ^^[61] Doležel, Lubomír. Narrative Modes in Czech Literature. Toronto : University of Toronto Press, 1973. ^^[62] Uebersfeld, Anne. Lire le théâtre. Paris : Belin, 1995; Maingueneau, Dominique. Pragmatique pour le discours littéraire. Paris : Nathan, 2001. ^^[63] Chez Ferron, la description des réactions négatives – haine, mépris de l’autre et de soi - s’accorde à l’analyse d’Albert Memmi dans Memmi, Albert. Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur. Paris : Jean-Jacques Pauvert, 1966. ^^[64]Voir les concepts narratologiques de Lubomír Doležel in Doležel, Lubomír. Narrative Modes in Czech Literature. Toronto : University of Toronto Press, 1973. ^^[65] Pelletier, Jacques. « De la Nuit aux Confitures de coings: le poids des événements d’Octobre 1970 ». Voix et Images 8, 3, 1983, pp. 407-420. [66] Godbout, Jacques. Le couteau sur la table. Montréal: Boréal, 1989, p. 93: « [...] Patricia me disait les livres qu’il écrivait et que si moi je consentais à m’y mettre aussi elle aurait deux amants écrivains, un dans chaque langue, un de chaque culture, et qu’ainsi elle réussirait à être seule le Canada [...]. » [67]Ibidem, pp. 113-115. [68]Ibidem, pp. 157-158: « Pour détruire la volière, choisir. [...] Choisir à poings fermés. (La haine est venue, comme une saison. Le printemps est venu, comme une gifle; [...] Je ne te ferai aucun mal, si tu ne dis mot, Patricia. D’ailleurs il ne te servirait à rien de te débattre ou de crier, ou même de parler de nos amours anciennes. Le couteau restera sur la table de cuisine. Aucune trace de sang sur le tapis. À peine ton corps vibrant et doux qui s’agitera, à peine ton souffle qui) » ^^[69] La pagination des citations renvoie à Godbout, Jacques. Les Têtes à Papineau. Paris : Seuil, 1981. Abréviation TP. ^^[70] Bellemare, Yvon. « Jacques Godbout, diariste ». Voix et Images 10, 3, 1985, pp. 152-164. ^^[71] Cardinal, Jacques. La Paix des braves. Une lecture politique des Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé. Montréal : XYZ, 2005. ^^[72] La pagination renvoie à Ferron, Jacques. Le Salut de l’Irlande. Montréal : Éditions du Jour, 1970. Abréviation SI. ^^[73] Lionel Groulx, dans son roman nationaliste L’Appel de la race (1922) jette un tout autre regard sur les Irlandais. Ce qui, chez Ferron, témoignera de la proximité des valeurs, est perçu par le prêtre patriote comme duplicité trompeuse, utilitarisme, manque de scrupules, trahison. Du point de vue identitaire, c’est la différence entre la médiation du paradigme intégrateur du modèle national émancipateur (Ferron) et l’exclusion du modèle national défensif. ^^[74] Voir les critiques de Victor-Lévy Beaulieu, Roger Duhamel et Philippe Haeck figurant dans « Jugements critiques », appendice de l’édition du roman Ferron, Jacques. Le ciel de Québec. Montréal : Lanctôt, 1999, pp. 482‑483. C’est à cette édition que renvoie la pagination des citations. Abréviation CQ. ^^[75] Selon Gérard Bouchard (La Pensée impuissante. Montréal : Boréal, 2004, p. 28), l’entreprise de Riel représente une tentative originale de fonder une « nouvelle nation » issue, justement, du métissage, et se réclamant de la solidarité panaméricaine avec référence à Simon Bolívar. Ce programme politique tranche avec l’idéologie de conservation qui s’est imposée à la même époque au Québec et qui était basée sur la continuité des racines françaises et sur l’idéal de la pureté de la foi (catholique), de la langue et de la race. Les références fréquentes de Jacques Ferron à Riel et qui ne se limitent pas au seul Ciel de Québec sont, en ce sens, une sorte de réhabilitation des idées de Riel que l’idéologie conservatrice et nationaliste a longtemps occultées tout en érigeant le personnage en victime des Canadiens-Anglais et martyr de la cause nationale. ^^[76] Cf. Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs. Paris : Seuil, 1952; Les damnés de la terre. Paris :Maspero, 1968; Memmi, Albert. Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur. Paris : Jean-Jacques Pauvert, 1966 (1957). ^^[77] Cf. Angers, Stéphanie, Fabre, Gérard. Échanges intellectuels entre la France et le Québec (1930-2000). Lévis : Les Presses de l’Université Laval, 2004. ^^[78] Cf. Bouchard, Gérard. Genèse des nations et cultures du nouveau monde. Essai d’histoire comparée. Montréal : Boréal, 2001, pp. 103, 136 sqq. ^^[79] Jacques Ferron lui-même a refusé le joual, comme tant d’autres: Gaston Miron, Hubert Aquin ou Jean Marcel (Jean-Marcel Paquette), auteur du Joual de Troie (1973). ^^[80] On garde le souvenir de la provocation de Charles de Gaulle et de son « Vive le Québec libre! ». Toutefois ce scandale du 24 juillet 1967, à la Mairie de Montréal, ne devrait pas faire oublier l’intérêt constant du président français porté aux relations avec le Québec. De Gaulle a initié et développé la coopération qui est restée partie durable de la politique étrangère de la France. Voir Bastien, Frédéric. Le poids de la coopération: le rapport France–Québec. Montréal : Québec/Amérique, 2006. ^^[81]Tardivel, Jules-Paul. Pour la Patrie. Roman du XX^e siècle. Montréal : Hurtubise, 1989, p. 25. Caractéristique du catholicisme conservateur de Tardivel est la référence évoquée, l’ouvrage du R.P. Fayollat. Apostolat de la presse. Paris : Delhomme et Brignet, 1892. ^^[82] La notion de poétique implicite a été appliquée par Krzysztof Jarosz à l’analyse des romans de Jean Giono dans Jean Giono – alchimie du discours romanesque. Katowice : WydawnictwoUniwersytetuŚląskiego, 1999. Krzysztof Jarosz a emprunté le terme à Umberto Eco (L’Oeuvre ouverte. Paris : Seuil, 1965, pp. 10-11) tout en en élargissant la portée. ^^[83] Au niveau stylistique, la sublimation du joual a été analysée par MarkétaJelínková dans La dynamique scripturale dans le «cycle des Belles-soeurs » de Michel Tremblay. Brno : Université Masaryk de Brno, 2007. Le texte de ce mémoire de master est accessible par internet à l’adresse http://is.muni.cz/th/64296/ff_m/. Une approche différente de la problématique est proposée par Cardinal, Jacques. « Exorciser l’immonde. Parole et sacré dans Sainte Carmen de la Main de Michel Tremblay ». Voix et Images 26, 1, 2000, pp. 18-39. ^^[84] Cf. Belleau, André. Le romancier fictif. Essai sur la représentation de l’écrivain dans le roman québécois. Québec : Nota bene, 1999 (1980). ^^[85] Quant à la thématique de l’émergence de l’écrivain et de l’écriture on peut distinguer une première étape, celle du « cycle des Belles-sœurs » qui se clôt par Sainte Carmen de la Main (1976) et Damnée Manon, sacrée Sandra (1976), ensuite une phase « autofictionnelle » (sous les noms de Jean-Marc et de Claude) dans les proses et pièces de théâtre comme Le cœur découvert (1986), Le vrai monde ? (1987), La Maison suspendue (1990), Le cœur éclaté (1993), Hôtel Bristol New York, N.Y. (1999), et une objectivation de la thématique à travers le personnage de Céline dans ses Cahiers – Le cahier noir (2003), Le cahier rouge (2004) et Le cahier bleu (2005). ^^[86] La pagination des citations, dans la présente étude, renvoie à l’édition complète des six romans de Michel Tremblay. Chroniques du Plateau-Mont-Royal. Montréal/Arles : Leméac/Actes Sud, 2000. Les abréviations désignant les romans sont : GF – La Grosse Femme à côté est enceinte, pp. 7-186; TP – Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges, pp. 187-392; DR – La Duchesse et le Roturier, pp. 393-600; ND – Des nouvelles d’Édouard, pp. 601-779; PQ - Le Premier Quartier de la lune, pp. 781-961; OB – Un objet de beauté, pp. 963-1175. ^^[87] L’exemple typique est fourni notamment par les romans de Roger Lemelin (Au pied de la pente douce, 1944, LesPlouffe, 1948) ou de Claude Jasmin(La Petite patrie, 1972). Cette thématique caractérise également la littérature canadienne anglaise, comme l’atteste l’oeuvre de MordecaiRichler, The Apprenticeship of DuddyKravitz (1959), situé dans le ghetto de Montréal. ^^[88] L’aspect autobiographique-autofictionnel du cycle romanesque, ainsi que de bien des œuvres de Tremblay, apparaît clairement à la lecture du dictionnaire des personnages de Tremblay, rédigé par Barrette, Jean-Marc. L’Univers de Michel Tremblay. Dictionnaire des personnages. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1996. ^^[89] Smith, Donald. « Michel Tremblay et la mémoire collective ». In L’écrivain devant son œuvre – entrevues. Montréal : Éditions Québec/Amérique, 1983, p. 221. ^^[90] La fiction de Tremblay repose ici sur un fait réel. Le futur président français a séjourné, à la fin des années 1940 aux États-Unis et au Canada. À Montréal, il a enseigné dans un collège religieux. Voir Bastien, Frédéric. Le poids de la coopération: le rapport France –Québec. Montréal : Québec/Amérique, 2006, p. 110.