Lantagnac n'avait suivi que de lohíTéducation de ses fils et de ses filles. Chez eux il connaissait le fond, les qualités du temperament; peu ou point la forme de ľesprit. Leurs succěs ľayant toujours rassuré sur leur dose d'intelligence, il s'était abstenu de pousser plus loin son enquéte. Et maintenant void qu'il décou-vrait chez deux surtout de ses élěves, il ne savait trop quelle imprecision maladive, quel désordre de la pensée, quelle incoherence de la personnalité intellectuelle : une sorte ďimpuissance ä suivre jusqu'au bout un raisonnement droit, ä concentŕ&r des impressions diverses, des idées légěrement complexes autour ďun point central. II y avait en eux comme deux ámes, deux esprits en lutte et qui dominaient tour ä tour. Fait étrange, ce^ dualisme mental^ se manifestait surtout en William et en Nellie, les deux en qui s'affichait dominant le type bien caractérisé de la race des Fletcher. Tandis que Wolfred et Virginia accusaient presque exclusi-vement des traits de race franchise : les traits fins et bronzes des Lantagnac, ľéquilibre de la conformation physique, en revanche ľainée des filles et le cadet des fils, tous deux de chevelure et de teint blonds, plutôt élancés, quelque peu filiformes, reprodui-saient une ressemblance frappante avec leur mere. — Une fois de plus les formes intérieures de la vie, les modalités de ľäme auraient done fagonné, sculpté ľenveloppe charnelle, se disait le pauvre pere. Dans le temps, Lantagnac s'en souvenait, sa découverte sur la complexion mentale de ses enfants ľavait atterré. Involontai-rement il s'était rappelé un mot de Barrés : « Le sang des races reste identique ä travers les siěcIiiT» Et le malheureux pere se surprenait ä ruminer souvent cette penible reflexion : — Mais il serait done vrai le disordre „céxébxal,.IfLdádouble-ment psychologique des races mélées! II se rappelait aussi une parole terrible du Pere Fabien, un jour que tous deux discutaient le probléme des mariages mixtes: — Qui sait, avait dit le Pere, avec une franchise plutôt rude, qui sait si notre ancienne noblesse canadienne n'a pas du sa cíéchéance au melange des sangs quelle a trop facilement aeeep-té, trop souvent recherche ? Certes, un psychologue eůt trouvé le plus vif intérét ä observer leurs descendants. Ne vous parait-il pas, mon ami, qu'il y a quelque chose de trouble, de follement anar-chique, dans le passe de ces vieilles families ? Comment expli-quez-vous le delire, le vertige avec lequel trop souvent les rejetons de ces nobles se sont jetes dans le deshonneur et dans la ruine ? Ce jour-lä, Lantagnac, fortement impressionne par 1'accent energique dti religieux, par la verite implacable qui jaillissait de sa parole, n'avait pu trouver un seul mot a repondre. Du reste, le Pere Fabien lui avait glisse dans sa poche un petit volume en lui disant: — Vous savez, je ne gobe pas plus qu'il ne faut ce docteur Le Bon. Mais un de ces jours, Lantagnac, quand vous aurez une minute ä vous, lisez attentivement, je vous prie, les pages dont le coin est replie. Pour une fois, je crois que le pernicieux docteur a parle d'or. II n'a fait, du reste, que resumer les conclusions actu-elles de 1'ethnologie. Ces pages qu'il avait lues dans le temps et qui l'avaient laisse si amerement songeur, il veut les relire, maintenant que ses propres observations lui en revelent la penible verite. Un soir done, Lantagnac prend dans sa bibliotheque le minuscule volume du Dr Gustave Le Bon qui a pour titre : Loh psychologiques de revolution des peuples, et il lit aux pages 59, 60, 61, ces passages marquees au crayon rouge : « Les croisements peuvent etre un element de progres entre des races superieures, assez voisines telles que les Anglais et les Allemands d'Amerique. Us constituent toujours un element de degenerescence quand ces races, msme superieures, sont trop differences. » « Croiser deux peuples, e'est changer du meme coup aussi bien leur constitution physique que leur constitution mentale... Les caracteres ainsi restent au debut tres flottants et tres faibles. II faut toujours de longues accumulations hereditates pour les fixer. Le premier effet des croisements entre des races differentes est de detfüire Fame de ces races, c'est-ä-dire cet ensemble d'idees et de sentiments communs qui font la force des peuples et sans lesquels il n'y a ni nation ni patrie... C'est done avec raison que tous les peuples arrives ä un haut degre de civilisation ont soigneusement evite de se meler ä des etrangers. » t 130 ] C 131 } Lantagnac referma le livre. Longtemps, dans son fauteuil, pres de sa lampe, il resta reveur, ä peser avec amertume les res-ponsabilites de son mariage, les engouements de sa jeunesse qui l'avaient prepare. — Ce sera la, se disait-il, la grande erreur de ma vie. Et cette erreur est irreparable. Ces reflexions sans issue survenant apres tant d'incidents penibles, auront raison, il le craint, de ses resolutions de Saint-Michel. — A quoi bon ? se redit-il toujours, ä quoi bon tant risquer pour une ceuvre qui doit fatalement avorter ? lis sont deux, peut-etre trois, qui jamais ne pourront devenir francais. Je le vois main-tenant : il y a des unites humaines qui ne se defont plus. Par 1 education que ces enfants ont recue, par la langue qu'ils ont ex-clusivement parlee, par le determinisme de la race qui pese sur eux, une sorte de discipline fatale a fixe ä jamais leurs facons de penser et de sentir, leurs facpns de concevoir les problemes fonda-mentaux de la vie; une loi rigide a modele impitoyablement les formes de leur esprit. La tentation ne s'arrete pas lä. Lantagnac se met ä douter de sa propre conversion. Ses beaux souvenirs, ses amotions de Saint-Michel s evanouissent peu ä peu, comme ferait l'arome dune fleur coupee de ses racines et qui acheverait rapidement dans l'eau dune amphore sa vie artificielle. A chaque fin de semaine, tout a conspire pour lui faire manquer sa visite au Pere Fabien. L'at-mosphere qu'il respire constamment ä son etude, au bureau, dans les clubs, sur les terrains de golf, dans les salons ou il en reste encore ä ses anciennes relations, tout lui fait de sa nouvelle vie un accident plutot qu'une habitude. Parfois meme, sous le poids plus lourd de l'indolence qui reprend possession de lui, il lui arrive de se dire desesperement: — Non, c'est inutile, je n'en sortirai jamais. Je porte en mes veines, comme un poison impossible ä eliminer, tout le narcotique qui a endormi ma generation. C 132 ] C'etait vers la fin de novembre, vers cinq heures de l'apres-midi, ä la sortie des bureaux. Un vent froid qui soufflait en rafales, balayait devant lui la premiere neige. L'air etait plein de la chute infinie des petits flocons, charries, empörtes pele-mele. La neige sen allait devant eile, tres vite, comme un immense essaim d'a-beilles blanches; puis, sous le vent, eile deviait soudain, tournait sur elle-meme en tourbillons, tel un large ruban de tulle leger que la rafale eüt tordu. Elle etait molle et trempee d'eau. Des enfants dans la rue la saluaient avec joie. Quelques-uns couraient, la bouche ouverte, pour happer la manne humide; d'autres la ramassaient par terre, la tapotaient, la moulaient dans leurs mains en forme de grenades; et les blancs projectiles volaient dun trottoir ä l'autre. Les employes des bureaux, surpris par la tempete, se hätaient vers leur tramway, frileusement renfrognes dans le col de leur paletot, une toison blanche dans le dos. Au coins des rues Elgin et Sparks, un grand rassemblement setait fait devant un placard de journal. Presses les uns contre les autres, les passants lisaient la nouvelle du jour. Les petits vendeurs de journaux agitaient ä la main le Citizen, le Journal, le Droit. A tue-tete, ils criaient la large manchette que les feuilles de la capitale iraient, ce soir ou demain, afficher par tout le pays : Grave incident dans la question scolaire. Demission du Senateur Landry de la presidence du Senat. , Lantagnac dont l'etude se trouvait ä deux portes, sarreta, lui aussi, devant le placard. La commotion 1 ebranla jusqu'au plus profond de son £tre. { 133 ] ravant. Dans le temps, il ne l'avait lue qua la course; mais il n'avait pas oublie l'etrange souvenir quelle lui avait laisse ! II ou-vrit un tiroir de son secretaire et reprit la lecture des petites feuil-les ou se tassait une ecriture fine et serree. Wolfred confiait a son pere ses premieres impressions sur les milieux montrealais. L'etu-diant avait ecrit, comme toujours, avec sa pointe de satire seche, et une sorte de truculence verbale qui effrayaient parfois Lantagnac : « Ah ! mon cher pere, ecrivait-il, il faut done en parler de votre cher Montreal. Ma naivete aussi juvenile que vierge et, je vous le confesse, pour le moins aussi vierge que juvenile, s'etait promis de decouvrir ici une ville frangaise. J'allais done voir quelque chose comme une replique de Bordeaux ou de Lyon, la troisieme ville frangaise du monde, apres Paris, quoi! J'etais curieux d'observer une physionomie originale, des mceurs inconnues a moi, qui me reposeraient du plaque et du rectiligne anglais. Pour te le dire sans plus tarabiscoter, j'eprouvais quelque chose comme la frin-gale de Rica et d'Usbeck tombant a Paris. Ah ! oui, pauvre moi, e'etait bien la peine de n'etre pas blase tout de suite, comme un fossile ou comme un politicien et de me donner l'air d'un jou-venceau plutot « regence » ! Des mon debotte, l'automne dernier, je me mis a le parcourir, ce Montreal. Helas! qu'ai-je vu ? qu'ai-je decouvert, sinon le parfait maquillage des emporiums americains les plus authentiques ? Ah ! e'etait ga ! ... j'allais, j'avancais, je regardais. Ahuris, a tous les cent pas, a. tous les mille pas, mes yeux d'Ontarien se butaient a un nom de Normand pur sang, invariablement accouple d'une enseigne en langue frangaise quelquefois. C'etait a se croire presque a. Quebec. Eh ! parlez-moi aussi de votre societe canadienne-francaise. J'ai frequente, en ces derniers temps, quelques-uns de ces milieux mondains, qu'on m'avait dit aussi fermes qu'une caste de l'lnde. Mon nom, mais plus que toute chose, mon education anglaise m'ont servi de passepartout. Eh bien, ici encore, le croiras-tu ? tous ces snobs paten-tes, cravates, a. qui j'ai servi mon meilleur francais, ne m'ont sou-vent repondu que par leur mauvais anglais. Helas ! faut-il le dire a vous, mon cher pere, a vous 1'un des chefs de 1'irredentisme onta-rien ? Les enfants des Bossanger, des Frontenac, des Giboyer, des Rougemont — tous gens du Quebec pourtant — vont pour la plupart aux maisons d education anglaises et parlent entre eux de preference la langue de la « race superieure ». Une petite fille des de Gaudarville m'a parle anglais avec un parfait accent de cockney. Oui, Ton fait paraitre cette distinction. Du reste, ces fines per-ruches qui regardent Westmount comme leur Sinai, fument la cigarette aux « five o'clock tea », avec plus d'elegance seulement que nos miss anglaises. Ah ! pleurez, aieules, pleurez ! ... D'ail-leurs, cette noblesse bourgeoise ne sen cache point: eile nourrit pour sa race le mepris le plus naturel. Si l'on crie volontiers: « Vive la France ! », avec le tremolo de la pämoison — jamais : « Vive le Canada! », — il suffit du hasard d'un diner au Mount Royal club, aux cotes d'un financier anglo-saxon quelconque, pour qu'on s'en revienne en s'ecriant: « Ah ! les Anglais, ma chere, les I Anglais, quelle race d'hommes superieure! » La lettre continuait sur ce ton. Wolfred brossait, avec la meme impertinence parfaitement desobligeante, le portrait de « quelques cenacles de freluquets qui se croient des academies, et qui ne sont j que des sous-cafes d'un sous-Paris »; « recueil de jouvenceaux dont la specialite est d'ailleurs la litterature desossee, leur ambition sublime etant de se deraciner, de vider si bien leur ceuvre de tout fond substantiel, qu'il n'y reste plus vestige de leur race, de leur \ patrie, de leur foi. Le moins triste nest pas qu'ils se croient les prophetes des nouvelles formules dart, incapables de s'aperce-voir que leurs pareils ne furent jamais que les champignons des ! litteratures decadentes, trop puerils pour comprendre qu'une litte- | rature qui se byzantinise en naissant, commence par la phtisie au lieu de commencer par la same...» « D'ailleurs, concluait la lettre de Wolfred, ces farouches esthetes ont, eux aussi, le mepris de leurs compatriotes, la haine de leur patrie barbare, et, sous pretexte de s'humaniser, se denationalisent.» Lantagnac laissa tomber les petites feuilles sur sa table de ' travail. Cette lecture ne fit qu'accroitre sa tristesse. Avant de finir, il est vrai, l'etudiant de Montreal annoncait ä son pere une pro-chaine missive et d'autres impressions. Mais cette premiere lettre avait le ton si amer, si decourage. — Oh ! comme ce pauvre Wolfred est encore loin des siens, se dit-il. II n'a rien vu de la vie profonde du Quebec; rien vu, non plus, dans ce Montreal meme, rien vu de 1'effort admirable, [ 246 ] C 247 ] ardemment poursuivi comme une croisade, pour refranciser non pas les ámes restées toujours franchises, mais le visage extérieur de la ville. Le pauvre enfant! II n'a vu que des surfaces. Mais aussi, ^ peut-il voir autre chose ? Le peut-il avec ses yeux detranger ? ,| Lantagnac reprit la lettre dans ses mains. Ses yeux s'abaisse- j| rent tout á coup vers la signature. Etait-ce distraction ou intention réfléchie de la part de 1'étudiant ? Lantagnac relut une seconde s; fois. II ne se trompait point : la lettre était bel et bien signée, non f plus du prénom Wolfred, mais du second prénom de son fils : André, André de Lantagnac. Cette nouvelle signature fit se repo-ser au pere, mais avec plus ďanxiété, sa question de tout á l'heu-re : que devenait son ainé ? Que voulait dire ce prénom fran^ais, j appose pour la premiere fois au bas ďune de ses lettres ? I Quelque vingt minutes plus tard, le timbre d'avant raison- nait vigoureusement; un pas pressé gravissait l'escalier; un jeune :■ homme paraissait á la porte ďentrée du cabinet de Lantagnac : c etait Wolfred. i ,. .. . v — Je sais tout, dit-il en entrant, ]e sais tout. Et c'est pourquoi je suis venu. Ah ! mon pere. Ah ! pauvre maman ... — Ah ! pauvre Wolfred, lui répondit son pere, en lui serrant longuement et affectueusement les mains. Merci d'etre venu. — Et vous restez seul ? !} — Absolument seul jusqu'ici. 3 — Mais Virginia ? ' — Virginia entre en religion. En attendant, elle a demandé á suivre sa mere, pour quelques jours. — Ah ! pere, quelle infortune pour vous et pour nous tous ! 1 — Oui, reprit Lantagnac, trěs abattu; aprěs cette separation pire que la mort, il ne me reste plus á moi — c'est le mot du Pere Fabien — : qu'une fiancee peut-étre : la cause á laquelle je donnerai désormais ma vie. \ Puis, tout de suite, regardant son fils dans les yeux, il ajouta avec une supplication pathétique : — Et je n'ai plus ici-bas qu'une espérance, une seule : voir mon fils ainé, te voir, toi, mon Wolfred, me revenir avec ton áme rede-venue francaise. (* Wolfred baissa les yeux un instant, puis les relevant pleins d'un eclair ardent, il die: — Eh bien, mon pere, fétons ensemble ce retour. C'est chose déjä faite. Lantagnac ouvrit ses bras. — Non, mon pere, dit Wolfred, pas ainsi, mais ä genoux. Et donnez-moi votre benediction, celie qu'au jour de ľan je n'ai pas eu le courage de vous demander. C'est par elle que je veux ren-trer dans la tradition de ma race. Lantagnac, incapable d'articuler une parole, mit les mains sur la tete de son fils. Wolfred se releva. Son pere le fit asseoir bien en face de lui. Et alors, un peu remis de cet autre choc, Lantagnac commenca ä presser son fils de questions, ä le supplier de lui raconter minu-tieusement sa conversion. — Comment y es-tu venu ? lui demandait-il. Ta lettre de cet hiver n'était guére encourageante, tu sais. Parle, mon enfant. Wolfred ne demandait pas mieux que de parier. — En effet, dit-il, cette lettre a du vous apporter des impressions bien pessimistes. Toutefois, si je me rappelle, je vous en pro-mettais d'une autre espéce. Celles-lä m'ont ramene. — Dis-le moi, mon Wolfred, raconte-moi bien tout, insistait Lantagnac qui, par bonds rapides, remontait de son abattement. — Eh bien, commenca Wolfred, ä te parier franc, je crois que le premier choc, je le dois ä mon premier contact avec la terre québécoise. Te rappelles-tu cette premiére de nos soirees ä la villa du lac MacGregor et notre promenade sur le lac ? Ce ne fut pas en vain, qu'en une merne fois, en une merne minute, le'pays me paria avec sa beauté et le charme de son áme. Mon evolution une fois commencée, mes lectures ďouvrages frangais la continuérent. Trés poussées, comme tu sais, et bien choisies, ces lectures me restituérent bientôt ä une coherence, ä un équilibre croissant de mon étre. Le progrés me devenait une realite sensible, je te dirai méme, presque une féte. Déjä, je pense, c etait le grand tournant. Le croiras-tu ? les defections des nôtres m'ont donne la seconde secousse. Devant ces hommes et ces femmes affublés d'un esprit étranger, j'ai senti qu'une main de fer s etait posée sur l'äme de ma race. Ma jeune fierté se revolta. Je lisais alors notre histoire. Chaque. jour j'y découvrais le vieil humus ou mon äme a ses raci-nes naturelles. Aux côtés des déserteurs, petits par le nombre, je [ 248 ] C 249 ] voyais les autres, ceux qui ont term, ceux qui tiennent et qui ont tout le peuple derriere eux. Te le confesserai-je ? le spectacle de ce petit gtoupe de Francais enveloppes par une centaine de millions d'Anglo-saxons, mais entetes magnifique-ment ä ne pas se rendre, le spectacle de cette Alsace-Lorraine d'Amerique, plus seule, plus oubliee que lautre, mais non moins endurante, non moins fidele ä elle-meme depuis cent soi-xante-six ans, le spectacle d'une race qui met plus haut que tou-tes les ambitions materielles, l'orgueil de sa culture, le prix de son äme, ce spectacle, te dis-je, je 1'ai trouve dune beaute emou-vante, superieur ä tout ce que m'avait montre jusqu'ici l'autre civilisation. Je le notais, du reste, ä ma grande joie : les Anglo-saxons subjuguent, un peu partout comme ici, quelques rares unites, par leur or, par leurs mceurs. Personne par leur litterature et leurs arts. Vers ce merae temps je me mis ä frequenter d'autres milieux que ceux de la bourgeoisie anglicisee... — Et celle-lä meme, interrompit Lantagnac, dis-moi, ne l'as-tu pas jugee un peu severement ? — Disons que oui, conceda Wolfred. D'ailleurs, en dehors des snobs et des salonnards, eile ne compte guere, tu sais, ni par le nombre, ni par le credit... Done, ma meilleure fortune, vers ce temps-lä, fut de penetrer dans les salons de quelques-uns de mes professeurs, les chefs de la jeune generation. La, j'ai decouvert ce que tu appelais souvent devant moi, sans qu'alors je le comprisse bien : la culture franco-latine. Cela me parut la grace, 1'aisance dans le savoir, la vraie culture generale, tout cet equilibre, tout le raffinement spirituel. La preuve m etait faite que rester francais en ce pays est un signe d'intelligence autant qu'une noblesse. Aussi, des ce moment, puis-je dire, e'en fut ä peu pres fini du mirage anglo-saxon. Comme toi, je respecte la race de ma mere; je ne la mets plus au-dessus d'une autre. Wolfred avait parle avec animation, avec un feu entrainant. Son pere l'avait ecoute, ne l'interrompant qu'une seule fois, em-poigne par l'interet du discours et par l'accent de cette jeune parole ou dejä s'exprimait une promesse d'orateur. A ce moment pourtant, Lantagnac qui brulait de tout apprendre, ne put retenir sa curiosite : — Cen fut ä peu pres fini, dis-tu ? A peu pres ? ... D'autres causes ont done agi sur toi ? — L'autre jour, reprit Wolfred, plus ému, j'ai suivi un pěleri-nage de I'Action frangaise de Montreal au Long-Sault, au pays de Dollard. Tu te souviens de ce Dollard de Delfosse qu'un jour tu accrochas au mur de ma chambre. En ce temps-lä, je n'y prétai qu'assez peu d'attention. Avec le temps toutefois et Selon les progres de mon evolution, ce supreme sonneur de charges m'obseda comme un modele impérieux, comme un entraineur irresistible. Done, l'autre jour, tu 1'as sans doute lu dans les journaux, un groupe de patriotes s'en allaient inaugurer, aux lieux mémes du combat de 1600, un monument au sublime héros de la Nouvelle-France. Je les suivis. J'ai trouvé la un site comme je les aime; un vrai site barrésien : un lieu retire, enclos, fait pour la meditation, se relěvanFversIé fond par une colline inspirée, puis s'abaissant vers la nappe solennelle d'un fleuve en marche. L'esprit trop plein de mes meditations, je m'ecartai de la foule. Je gravis les hauts cöteaux. J'allai m'asseoir sur 1'herbe, face au Long-Sault, sous les vieux ombrages. La le vent m'apportait, avec la rumeur des eaux, quelques-unes des phrases les plus vibrantes des orateurs. Cette eloquence claquait autour de moi, sous les arbres centenaires, comme l'etoffe d'un drapeau. Alors je pris, dans ma serviette, ton discours du 11 mai que tu m'avais envoyé en fascicules des Débats de la Chambre. Pere, comment te décrire l'effet de ta parole sur mon äme de jeune homme, en ce lieu, devant ces souvenirs! Je savais le drame poignant qui se jouait ici. Entre deux j'avais a. choisir. Eh bien, ta parole fut la plus forte, parce qu'en moi devant ce Long-Sault, sa resonance était la méme que celle de I'his-toire. Instinctivement je me levai; frémissant, je tendis le bras vers le monument du héros. La, entends-tu, oui, lä, je 1'ai jure ä haute voix : je serai du parti de mon pere, francais comme lui et comme mes ai'eux, intégralement, enthousiastement francais! Le jeune homme s'etait levé, le visage éclairé d'une flamme, les yeux vibrants, tout transfigure par son lyrisme. Le pere con-templait son fils. Un noble orgueil 1'enivrait. Un instant il hésita. Une question lui venait aux lěvres. Oserait-il la poser ? Etait-ce bien le temps ? Pourtant oui. A cette heure il avait trop besoin de se sentir rassuré, pleinement, absolument rassuré. Í 250 ] C 251 ] — Mon Wolfred, pardonne-moi. Francais, dis-tu ? Mais as-tu bien songe a tout ? As-tu songe a ta fiancee, mon pauvre enfant ?... Le jeune homme porta la main a son cceur : — Ma fiancee ? Je n'ai plus que la votre ... depuis hier. Lantagnac ouvrit de nouveau ses bras. Le fils s'y jeta en com- primant un sanglot. Longuement le pere et 1'enfant s etreignirent, dans une emotion supreme, ou se condensait le plus grand tragi-que de la vie humaine. — Ah! mon Wolfred, dit Lantagnac en se redressant. —Ah! mon pere, corrigea doucement le fils, ne m'appelez plus qu'Andre. Pour vous et pour tous, je ne suis plus desormais qu'Andre de Lantagnac. t 252 }