Premier quartier Gho De ce premier quartier de la Cite, il me reste comme un ". jrlement au fond de la tete, le souvenir d'un long hurle-T.ent et ľimage ä demi effacée ďune série de maisons rasses au fond d'une grotte, sur le seuil desquelles... Oui! Je me souviens, maintenant! Ghô ! Et ses armes ! Et :?s fantastiques creatures, les Khjoens! * * * ^vais enfin réussi ä pénétrer dans le premier quartier de j Cité. Devant moi s'étendait la rue que j'avais apercue ;u haut des airs. C'était une avenue trés large, recouverte iune pesante couche de poussiere qui collait ä mes ^melles. Laissant derriére moi la baraque des Warugoth-ilas, je m'engageai résolument sur la route en regardant autour de moi. L'atmosphére, de jaune qu'elle était dans l'espece de vestibule ou m'avait depose l'oiseau-ene, était devenue d'un rouge criard mélé d'une teinte •íolente, indéfinissable, que je n'avais jamais vue, qui usait miroiter l'air comme de l'eau en dessinant autour :e moi des ondes qui s'entrecroisaient et se fondaient les jnes aux autres. 87 Au bout de quelques instants, je commencai ä avoir mal aux yeux ä cause de ces rayons lumineux qui dan-saient et ondulaient autour de moi. J'avais nettement l'im-pression d'etre plongé dans un liquide rouge traverse par des rais de lumiěre et j'avais beaucoup de mal ä respirer. De chaque côté de la route s'élevaient des mai-sons lépreuses, abandonnées, d'infects taudis auxquels ľ atmosphere rougeätre prétait une couleur brique qui sou-lignait encore plus leur aspect de pauvreté. J'étais vrai-semblablement dans ce qui avait été le quartier pauvre de la Cite... Mais cette impression fut bientôt détrompée par un incident qui se produisit lorsque je débouchai sur une petite place ceinturée par une série ďédifices bizarres... Je marchais depuis quelques minutes et je commen-qais ä ressentir un sérieux mal de téte lorsque la route s'élargit soudain pour former une minuscule place — une toute petite place publique comme on en trouve encore dans certaines villes européennes, avec, au milieu, une fontaine et juste assez d'espace autour de cette fontaine pour laisser passer une voiture... Mais le centre de cette place-ci n'était pas occupé par une fontaine comme je m'y serais attendu: sur un socle de metal percé de quelques marches s'élevait un petit tróne de pierre tout em-poussiéré et si bizarrement sculpté qu'il piqua tout de suite ma curiosité. Ce n'est que lorsque je fus tout pres que je me rendis compte combien ce tróne était minuscule. Ľétre pour qui il avait été sculpté devait mesurer au plus trois pieds de haut. Je me penchai sur le tróne et me mis ä examiner les singuliers dessins qui l'ornaient. C'étaient pour la plupart des répliques ďétres inconnus de moi, des monstres hideux parmi lesquels je reconnus tou-tefois quelques Warugoth-Shalas. Ces creatures difformes si fidělement reproduites étaient-elles les habitants qui, autrefois, avaient peuplé ce quartier? Je frissonnai. Je ;ommencais ä penser qu'au fond j'avais de la chance de ne pas avoir découvert la Cite au temps oü elle était flo-nssante lorsqu'un dessin plus délicat que les autres attira mon attention. II était place au centre du dossier, ä l'en-iroit exact oü la tete devait s'appuyer. Pour mieux examiner ce dessin, je passai doucement mes doigts dessus pour en chasser la poussiere. Aussitôt, une ondée de lumiére jillit ďentre mes doigts et se perdit dans les vagues de rayons lumineux qui m'entouraient. Je frottai plus vigou-reusement le dossier du tróne et je m'apercus bientôt qu'il n'était pas sculpté dans la pierre mais dans une matiére extraordinairement briliante qui ressemblait ä du cristal. Ce petit tróne qui paraissait si pauvre et si vulgaire lorsque j'avais débouché sur la place resplendissait mainte-nant et ľatmosphére autour de lui avait perdu sa teinte rougeätre pour ne garder que celie, éclatante, des rayons 'umineux. Une pensée traversa alors mon esprit: si le tróne avait perdu sa splendeur parce qu'il était recouvert je poussiere, peut-étre que tous les taudis qui entouraient "a place... Je descendis du socle et me dirigeai vers une maison basse qui ressemblait ä un petit sanctuaire, avec ses sculptures sur la devanture et ses fenétres rondes, et me mis ä frotter le bord de la porte. Une couche de pous-íiére se détacha et découvrit un montant en cristal qui -nlla violemment sous mes yeux. Tout le quartier était-il lone en cristal? Du temps oü la Cite avait été vivante — car je ne doutais nullement qu'elle füt morte — il ievait resplendir comme un soleil! Ce n'était done pas un . -artier pauvre ! Mais quel était-il ? Quels étres extraordi--.aires avaient done pu vivre dans ces maisons brillantes :?mme des diamants? Je reculai de quelques pas et regardai avec compas- 88 89 sion ces maisons qui autrefois avaient été luxueuses, étin-celantes et qui ressemblaient maintenant ä des taudis. Je me dirigeai vers le socle qui occupait le centre de la place, grimpai les quelques marches qui menaient au tröne et m'installai sur le siege royal en contemplant cette place qui jadis avait dü étre splendide et qui maintenant ne lais-sait filtrer dans l'air que quelques vestiges de lumiěre allant se perdre dans le ciel rouge. J'appuyai sans m'en rendre compte la téte sur le petit dessin que je venais de frotter... Une explosion de lumiěre se produisit autour de moi, le quartier entier trembla et du fond de ma téte surgit un hurlement qui résonna de longues secondes en me clouant de douleur. Tout le rouge de 1'atmosphere avait disparu! Les maisons brillaient comme des astres et le ciel était redevenu vert! La petite place était bondée de gens. Des centaines, des milliers ďétranges étres remplis-saient la place en faisant un vacarme ďenfer. Ceux qui étaient le plus pres de moi s'accrochaient au socle pour éviter d'etre empörtes par la foule et criaient comme des damnés. Tous ces étres hurleurs et difformes se pous-saient violemment en se dirigeant vers le sanctuaire aux fenétres rondes et s'engouffraient ä 1'intérieur en se bat-tant. Soudain, une grande clameur s'eleva, toutes les tétes se tourněrent vers 1'entrée de la place. La foule se sépara en deux, ouvrant en son sein un large espace vide qui partait du sanctuaire et débouchait sur la rue. Le silence se fit tout d'un coup. Aprěs une ou deux minutes d'attente pendant lesquelles la foule ne bougea plus, une étrange procession fit son entrée sur la place. En téte se tenaient trois joueurs de flute, nains gro-1 1 tesques qui soufflaient ä s'extenuer dans d'indescriptibles 1.1 instruments qui jetaient des sons discordants et lugubres. 90 Derriere eux venaient douze femmes qui se tenaient trěs droites, la bouche grande ouverte, et qui semblaient glis-tu plutôt que marcher. Elles hurlaient toutes le merne son en frappant de temps ä autre sur une sorte de tambourin qu'elles portaient ä bout de bras. Leur chant ressemblait i un sanglot sans cesse répété, ä une_plainte provenant du fond des temps. éternelk> ..désespérée. Ensuite venaient des joueurs de tambour vétus ďinimaginables vétements rnulticolores, puis des porteurs de drapeaux et une foule de petits étres hauts ä peine d'un pied qui Iancaient des cris joyeux et sautillaient comme des bouffons. Et derriěre eux s'avancaient une trentaine de personnages absolument étonnants: des hommes ä tétes enormes, ä cerveaux dé-mesurément développés, vétus de lourdes robes ďapparat somptueuses et flamboyantes et coiffés de splendides tia-res ä cinq étages coulees dans un metal plus jaune et plus briliant que ľ or. Iis portaient tous ujíe^i^nde étpUe_ verte sur la poitrine et marchaient en s'appuyant sur des crosses serties de pierreries. Iis chantaient un hymne trěs lent au rythme bizarre et envoütantj Soudain, la foule se mit ä hurler de peur, la procession s'immobilisa et... Je ne sais plus... je ne sais plus ce qui se passa aJors... Je sais que quelqu'un fit son entrée mais je ne sais plus qui... Je me souviens seulement d'un dais somp-tueux, ďune robe de metal vert et... de deux pinces d'or! La place était redevenue deserte et sale. Les maisons avaient repris leur aspect de pauvreté. Je venais de redresser la téte qui ne s'appuyait plus sur le petit dessin du tróne. Quelques rayons de lumiěre ondoyaient ici et lä, se croisant, se fondant. J'avais atrocement mal ä la téte. Je fis en titubant deux ou trois fois le tour de la place ä la recherche du prolongement de l'avenue. Je voulais sortir 91 au plus vite de cette atmosphere rouge. Mais les maisons, accolees les unes aux autres, encerclaient completement la place et ne laissaient un espace libre qu'ä l'endroit d'oü j'etais venu. La route semblait s'arreter dans ce cul-de-sac. Mais je pensai tout de suite qu'il me suffirait de franchir une des maisons qui m'entouraient pour parvenir au deuxieme quartier de la Cite comme je l'avais fait pour m'introduire dans celui-ci. Je m'approchai done du petit sanctuaire dans lequel s'etait engouffree la foule de ma vision et traversal rapidement le vestibule. Alors que je m'attendais ä trouver une sorte d'eglise ou, du moins, une quelconque salle de reunion, je ne vis qu'un long couloir etroit, sombre, bas, eclaire ici et lä par de petites lampes pendues au plafond, qui plongeait ä une profondeur surprenante ä l'interieur du bätiment. Je m'engageai dans ce corridor en observant avec curiosite les murs nus recouverts de poussiere d'oü s'echappaient cependant quelques rayons lumineux qui laissaient deviner la matiere brillante sous la salete. Je marchai de lon-gues minutes dans ce corridor pour le moins etrange avant de me buter ä un mur completement nu. Je crus que le corridor se terminait ä cet endroit et je me preparais ä rebrousser chemin lorsque j'aperc^s une porte sur le mur de gauche du couloir. La salle que je cherchais devait se trouver derriere cette porte... Cette derniere s'ouvrit faci-lement et je sursautai en trouvant derriere non pas une salle mais un autre corridor exactement semblable ä celui que je venais de traverser et qui le prolongeait perpendi-culairement. II etait un peu moins bien eclaire toutefois. Je traversal ce deuxieme couloir en pressant le pas. Au bout, je trouvai un autre mur nu et, ä gauche encore, une deuxieme porte, en tous points semblable ä la premiere. Je la poussai: un autre couloir! Un peu moins bien eclaire que le deuxiěme. Je traversal ce troisieme corridor au pas de course et, au bout, je trouvai un autre mur et une autre porte á gauche que je poussai d'un coup de pied rageur. D y avait évidemment un autre couloir. Moins bien éclairé que le troisieme... Je n'y voyais presque plus et devais .endre les bras devant moi en marchant. Mais au bout de ce couloir, au lieu d'un mur, je rrouvai une énorme porte de metal. «Logiquement, me dis-je, je devrais trouver derriere cette porte le vestibule par oú je suis entré puisque je viens de faire le tour de la bátisse en traversant les _ nfflre couloirs perpendiculaires les uns aux autres. J'ai du mal m'orienter en entrant et passer sans la voir devant la porte qui menait á la salle que je cherche.» Je poussai de utes mes forces sur la porte de metal qui s'ouvrit silen-. cusement. Mais, derriere, je ne trouvai ni vestibule ni porte ď entrée! II y avait seulement un corridor comme . i autres, perpendiculaire au quatriěme et sombre comme h nuit. Je n'etais pas revenu á mon point de depart et pourtant je n'avais ressenti en parcourant les quatre courts aucune impression de monter ou de descendre! La >eule solution qui s'offrait á mon esprit était que les cou-rs, chose que je n'avais pas vérifiée mais qui semblait ogique, étaient de plus en plus courts, s'acheminaient -névitablement vers un point central; la fameuse salle. Mais alors, comment faire pour trouver une sortie menant iu deuxiěme quartier? Je n'aurais qu'a revenir sur mes ras... Mais pour le moment il fallait á tout prix que -iteigne le bout de ces corridors pour voir ce qu'ils :achaient... II faisait completement noir et j'avais beaucoup de iifficulté á avancer. Au bout de quelques instants á peine, etaient trois ! Quelqu'un m'attendait done dans chaque . uloir depuis que j'avais traverse la quatrieme porte ! Je -e retournai brusquement et criai a tue-tete: « Qui est la ? Qui etes-vous? Que voulez-vous ?» Je levai les bras et is sur mes pas en battant Fair de mes mains. Rien. Je ::ntinuai mon chemin a petits pas, la peur au ventre. Arrive au bout de ce septieme corridor, j'hesitai avant uvrir. Et si le quatrieme personnage qui m'attendait sans doute derriere cette porte ne me laissait pas passer ? s i. cette fois, ils se jetaient sur moi tous les quatre? Par contre, au bout de ce huitieme couloir, je retrouverais ?eut-etre, ayant fait deux fois le tour du sanctuaire, la salle que je cherchais... ou un chemin... un chemin pour >ortir de la batisse... Un moment je pensai revenir en -mere, mais lorsque je songeai a tout le chemin que aurais a parcourir et surtout aux trois personnages qui se trouvaient derriere moi et qui m'epiaient surement, je me is qu'il etait plus sage de traverser ce huitieme corridor iu bout duquel je trouverais peut-etre une issue... Comme pour me presser a pousser la porte, les trois etres se mirent a bouger derriere moi. Alors la panique me prit. S'ils -.oulaient m'attaquer, pourquoi ne le faisaient-ils pas tout de suite ? Je me retournai tout a coup et criai a nouveau: - Qui est la ? » de toutes mes forces. Les trois personnages > immobiliserent. «Mais qui est la?», repetai-je apres un ■stant et aussitot j'entendis des gloussements desagrea-bles tout pres de moi, juste a la hauteur de mes cuisses. Je ancai un cri de terreur et poussai la porte qui se trouvait derriere moi. Le huitieme couloir etait aussi obscur... Je restai fige tres longtemps, tremblant comme une feuille: !a, devant moi, cache dans la noirceur, le quatrieme 94 95 personnage ne m'epiait-il pas, lui aussi? Je n'osais plus faire un pas. Si j'allais le toucher en passant! Je me sen-tais devenir fou de terreur. Mais au bout du corridor, au bout du corridor, il y avait peut-etre la liberte ! Une salle oü je pourrais me refugier! Je m'elancai dans l'obscurite. Au bout de quelques pas ä peine, quelque chose se jeta dans mes jambes et je tombai lourdement sur le sol. En me debattant, je frölai une forme, des bras peut-etre, qui s'etait enroulee autour de mes cuisses. Je me mis ä hurler en agitant les jambes pour me liberer. J'entendis des petits rires cristallins autour de moi et, soudain, une voix cria quelque chose dans une langue que je ne connaissais pas. L'etreinte se relächa aussitot et je pus me relever. Je m'apercus alors que je me trouvais juste devant une se-conde porte de metal contre laquelle je me serais süre-ment assomme si les etres qui me pourchassaient ne s'etaient pas jetes en travers de mon chemin... Je poussai la porte de toutes mes forces. C'etait peut-etre la liberte! Non ! Encore un corridor! Plus bas. Plus noir. Et quelqu'un, un autre petit etre rieur, qui m'attendait, qui attendait que je passe pour se mettre ä ma poursuite comme les quatre autres ! Plus d'espoir. C'etait la fin. Je sentis que j'etais perdu dans ce labyrinthe. J'etais stupidement tombe dans le premier piege que m'avait tendu la Cite ! Je n'avais ete attire jusque la que pour mourir... II ne me restait plus qu'ä lutter le plus longtemps possible. II me fallait courir, courir, sans m'arreter, jusqu'ä epuisement, mes poursui-vants ä quelques pas derriere moi, qui finiraient par me rejoindre, se jetteraient sur moi et m'acheveraient. II fallait courir, ouvrir toutes les portes, laisser la foule derriere moi s'enfler, grossir ä l'infini, jusqu'ä la limite de mes forces, jusqu'a la derniěre porte que mes forces me per-mettraient d'ouvrir, et la me jeter dans les bras de mes poursuivants. II fallait courir, me butant contre les murs, trébuchant... esperant... oui, esperant malgré tout attein-dre 1'extremitě de cet écheveau de corridors, apercevoir soudain une clarté, une lueur derriere une porte, m'annon-cant la fin du couloir, infime espoir, supreme espoir, et me débarrasser ainsi de cette foule de petits etres crieurs... ou sinon me trainer jusqu'a l'extreme limite de mes forces, jusqu'a ce que tout espoir m'abandonne com-plětement... et capituler. J'etais fou de désespoir. Je m'elancai dans ce nouveau corridor qui semblait plus bas mais que je sentais plus large cependant, que les huit autres. Je ne butai contre aucun mur; aucune aspérité dans le sol ne me fit tomber; je compris soudain, par i echo de mes pas qui me revenait de trěs loin, que je ne rencontrerais plus de portes, que j'avais enfin atteint la salle que je cherchais, mais que cette salle était un endroit maudit, infini, illimité, sans issue. Soudain, derriere moi, des pas. Des cris. D'abord iointains et confus, puis plus forts et plus distincts. Mes poursuivants revenaient! Mais ils étaient beaucoup plus que cinq! Ils s'etaient multiplies et grandissaient sans ;esse en nombre! S'ajouterent bientót aux bruits de pas et aux cris des rires stridents, des rires dements et des siffle-ments insupportables. Puis j'entendis des voix qui hur-iaient, puis ďautres qui chantaient des cantiques étranges et gutturaux. Et tout cela se rapprochait á une rapidité folie. Je devenais, fou! Une foule hurlante, incommensurable, courait derriere moi, en criant, sautant, chantant. une foule en colěre aussi, qui voulait ma mort, qui chan-tait des cantiques de mort, qui lancait des cris de mort, une foule sanguinaire á la poursuite de l'intrus qui avait 96 97 ose violer le sanctuaire, qui avait ose violer la Cite inter-dite et qu'il fallait tuer, egorger, dechiqueter, devorer! Je courais comme une bete traquee. La foule se rapprochait de plus en plus de moi et je voyais venir avec horreur l'instant fatal ou les premiers de mes poursuivants reussiraient a m'atteindre... Je courus ainsi pendant de longues minutes, pendant des heures peut-etre, dans l'obs-curite la plus complete, lansant parfois des hurlements de desespoir, sanglotant, ecrase par la peur. Des tambours et des flutes s'etaient ajoutes aux autres bruits et des milliers d'autres sifflements aigus. Une voix, une terrible voix de femme couvrit soudain tout ce vacarme, je sentis ma tete eclater sous une douleur intolerable; je chancelai, une fcnmdable_ explosion se fit autour de moi et je perdis connaissance. Lorsque je repris mes esprits, la lumiere etait revenue. J'etais seul au milieu d'une immense salle de cristal absolument nue, au plafond transparent qui laissait voir le ciel rouge strie d'ondes lumineuses et soutenu par de fines colonnettes serties de pierres precieuses, au sol lisse et luisant comme un miroir; une piece si vaste que mes yeux avaient peine a en distinguer les extremites, et si haute que ses colonnes semblaient se perdre dans le ciel de verre. J'etais seul. Sous mes pieds, seul dessin sur ce sol uni, etait grave le medaillon que j'avais vu sur le petit trone de la place rouge. Je me levai peniblement et fis quelques pas dans la piece en regardant autour de moi. Un petit etre tordu et boiteux, issu de nulle part semblait-il, accourut vers moi et me repoussa a l'interieur du dessin. Intrigue, je fis le geste de vouloir sortir a nouveau des limites du medaillon grave dans le sol mais le nain dif-forme me fit signe qu'il ne fallait pas, qu'il fallait rester la et attendre. Presque aussitöt eclaterent ä 1'autre bout de la salle ses bruits desagreables et monocordes de flütes et de ambours, comme ceux que j'avais entendus dans les cor--•dors. Une procession approchait lentement, precedee du Sracas des instruments et des voix discordantes. En tete se enaient trois joueurs de flute, nains grotesques qui souf-"iient ä s'extenuer dans d'indescriptibles instruments c.ant des sons lugubres; derriere eux venaient douze immes qui se tenaient tres droites, la bouche grande _ erte, et qui semblaient glisser plutot que marcher. Eies hurlaient toutes le meme son en frappant de temps ä nitre sur une sorte de tambourin qu'elles portaient ä bout ae bras. Leur chant ressemblait ä un sanglot sans cesse tpete, ä une plainte provenant du fond des temps, eter-Klle, desesperee. Ensuite venaient des joueurs de tam-vurs vetus d'inimaginables vetements multicolores, puis £i porteurs de drapeaux et une foule de petits etres hauts t peine d'un pied qui langaient des cris joyeux et sau-L-iaient comme des bouffons. Et derriere eux s'avancaient trentaine de personnages absolument etonnants: des ommes ä tetes enormes, ä cerveaux demesurement deve-oppes, vetus de lourdes robes d'apparat somptueuses et limboyantes et coiffes de splendides tiares ä cinq etages ulees dans un metal plus jaune et plus brillant que l'or. I > portaient tous une grande etoilejyerte sur la poitrine et -archaient en s'appuyant sur des crosses serties de pier-;nes. lis chantaient un hymne tres lent au rythme bizarre -us envoutant|Enfin un magnifique dais sculpte dans le crre apparut, surcharge d'or, de pierres precieuses et e plumes aux couleurs incroyables. Mais il n'y avait ersonne sous le dais. Et quelques pleureuses suivaient, ^houettes toutes cassees qui hurlaient en se frappant la rine et en levant ensuite les bras au ciel. 98 99 Lorsque la procession fut rendue a ma hauteur, les etres etranges qui la composaient firent un detour pour eviter le dessin sur lequel je me tenais et se mirent a tourner lentement autour de moi, chantant, jouant de leur> instruments, sautillant, sans toutefois jeter un regard dans ma direction. Apres plusieurs minutes de ce manege, le silence se fit petit a petit meme si tous continuaient a chanter, a crier, a jouer du tambour et de la flute. Les sons semblaient s'eloigner tout a coup, puis s'eteignaient com-pletement. Quelques etres s'effacerent soudain, des trous se firent dans la procession et enfin tous les personnages disparurent dans l'air en continuant leurs supplications et leurs chants muets. Seul demeura aupres de moi le nain difforme qui m'avait fait signe de rester a l'interieur du medaillon grave dans le sol. II me contemplait d'un air amuse. II se tenait sur l'extreme limite du dessin qui semblait lui etre interdit a lui aussi et souriait largement, ses deux poings poses sur ses hanches. «Je suis arrive a temps, me dit-il soudain. Sans mon aide, la Deuxieme Confrerie de Gauche t'aurait juge et execute. Je t'ai vu entrer dans le sanc-" tuaire et j'ai voulu savoir jusqu'ou irait ton courage. Voila pourquoi je ne suis pas intervenu plus tot. Tu avais encore de 1'espoir, meme apres la Huitieme Porte ! J'aurais pu les multiplier, te faire traverser vingt, cinquante corridors mais j'ai juge que c'etait inutile. Je crois que jusqu'a la limite de tes forces tu aurais espere trouver une issue quelconque, une breche dans un mur ou un trou dans le sol qui t'aurait mene a l'exterieur du batiment... Tu vois que j'ai su lire en toi... Tu peux sortir du medaillon, maintenant. lis sont partis. Tout danger est ecarte: la Ceremonie est commencee et rien ne saurait l'interrom-pre.» Je sortis done de la zone ornementee, mais non sans BBentir une certaine apprehension, je dois l'avouer. Aus-asci k nain s'approcha de moi et me toucha le bras. «Je BsGJio^it-il^e^ieuijdechu, le serviteur des dieux. tacrefois, j'etais puissant et mon quartier etait le plus tae et le plus beau de la Cite. Mais je n'aimais pas iroondej ma mere, la Deesse-mere, et vois ce que je suis c.enu pour m'etre revolte. Un monstre. Un serviteur. Time les oiseaux-hyenes. Comme les Warugoth-i^ilas. Mais je ne me tiens pas pour battu et ma ven-ce sera terrible! Je me prepare depuis des T-^enaires, etranger, et ma vengeance est proche! Parce j'ai decouvert le moyen de detruire les Khjoens^ Tu cux m'etre utile, etranger, tu es courageux! Viens avec 101. toi qui t'es introduit dans la Cite par mon quartier que par celui de Wolftung, et je te montrerai mes nsonnieres ! Et mes armes ! Viens avec moi, etranger, et ^:ute-moi. Je veux tout te confier parce que j'ai besoin e toi. Reste dans mon royaume. Ne t'avise jamais d'en ..cat parce qu'Ils savent que tu es ici et qu'Ils te tueraient mme ils ont tue Charles Halsig et tous les autres avant a. Non, ne pose pas de questions, tu ne dois pas parier. '- ne dois pas prononcer une seule parole avant d'avoir s notre langage sacre. Tu me comprends, en ce ment, mais je ne te parle pas dans ta langue. Tout son hanger au langage sacre est une insulte ä la Cite et pour-lit t'etre fatal! Dejä, dans les corridors, tu as viole les les de la Cite comme tu as viole ses yeux en les uchant avant de penetrer chez les Warugoth-Shalas. II e faudrait pas recommencer. Viens, je t'en ai assez dit cur le moment. Suis-moi.» Gho me prit par la main, leva la tete vers le ciel et nnonfa un etrange mot. Aussitot la salle de cristal se ut ä fondre comme un bloc de glace; le plafond, les 100 101 murs, les colonnettes s'embuérent, se brouillérent, coulé-rent comme de ľeau en formant de grands trous dans le palais et enfin disparurent. Alors commenca un voyage dans ľespace comme j'en avais connu un dans le premier réve que j'avais fait dans mon enfance: j'avais ľimpres-sion que nous nous déplacions ä une trés grande vitesse, le nain et moi, dans l'atmosphére rougeätre striée de raies lumineuses. Lorsque nous nous arrétämes, nous étions sur le bord d'un immense trou creusé dans le sol. «lei est mon repaire, dit Ghô. Aucun des habitants de ta planéte qui sont venus avant toi n'y est entré parce que mon quartier est le dernier de la Cité et qu'aucun d'eux n'a pu se rendre jusqu'ici. Tu es le premier humain ä pénétrer dans ma cachette, mais dis-toi aussi que tu es ici pour m'aider ä tuer les autres dieux et que lorsque tu sortiras de chez moi ce sera pour m'emmener avec toi en dehors de la Cité que nous aurons détruite!» J'allais protester mais Ghô me tira par la main et nous nous mimes ä des-cendre un escalier creusé dans le sol, qui s'enfoncait en suivant les parois du trou. « Oui, quand nous aurons détruit les Khjcens, quand nous aurons détruit le Dieu-pére et la Déesse-mére, quand la Cité n'existera plus, tu m'emméneras avec toi dans ton monde et nous serons trés puissanls. Charles Halsig aurait accepté cette offre, lui, mais ils ne ľont pas laissé se rendre jusqu'ä moi. Ils ľont assassiné avant! Parce qu'il ne voulait pas devenir un Grand Initié! Quelle farce! II n'y a plus de Grands Initiés depuis que la lune s'est emparée de ľCEuf! II n'y a plus de Grands Initiés depuis que la Terre de Mú et que l'Atlantide ont disparu! Ils le savent, pourtant! Alors pourquoi persistent-ils ? » II faisait trés noir et je n'y voyais rien, mais Ghô semblait connaí-tre ľ escalier parfaitement et nous descendions ä toute 102 esse. Je le suivais en titubant, je manquais parfois une marche ou deux et je faillis tomber ä plusieurs reprises mais Ghô semblait ne se rendre compte de rien et conti-nuait son chemin en me tirant par la main et en monolo-guant. «J'attends ce moment depuis si longtemps, si tu iavais ! Je ne puis sortir de l'GEuf, personne ne peut sortir de l'CEuf, hormis les Warugoth-Shalas, sans le consente-Tient ďun humain, voilä pourquoi nous sommes confines iepuis des milliers d'années dans cette Cité autrefois im-mensément riche mais que le temps, le maudit temps des Khjcens, a rongée, recouverte de poussiére et réduite en ruines!» Nous descendions depuis trés longtemps et i'escalier de pierre semblait ne vouloir jamais finir. «0 étranger, je connais de longue date le moyen de détruire les Khjcens et chaque fois qu'un humain réussissait ä pénétrer dans la Cité j'espérais qu'il atteignít mon quartier pour mettre mes projets ä execution ! Mais chaque fois les autres dieux, prisonniers eux aussi de leurs quartiers decadents, s'emparaient de lui! Lounia chantait, Wolftung revétait sa robe bleue, Anaghwalep et Waptuolep lan-^aient leur terrible cri de guerre et Ismonde... Ô étranger, je te souhaite de ne jamais voir Ismonde, de ne jamais rencontrer M'ghara parce qu'ils sont les plus terribles des dieux de la Cité, les plus puissants aussi, et les plus dements. Ils feraient tout pour sauver la Cité, pour la rebätir et reprendre le pouvoir. Mais pour le moment ils ne peuvent rien, prisonniers qu'ils sont dans la salle du tróne de leur sombre palais, Ismonde installée sur le tróne et M'ghara debout derriére elle, les yeux fixés sur la porte, attendant... que tu arrives!» Nous nous étions brusquement arrétés durant ces derniers propos du nain. Je sentais que Ghô s'était retourné et qu'il me regardait droit dans les yeux, mais je ne le voyais pas. II avait posé 103 ses deux mains sur mes bras et parlait precipitamment, comme un fou en delire. «Ne t'avise jamais de sortir d'ici, tu m'entends? Tu m'appartiens parce que tu as commence ton voyage ä l'envers! Tu feras ce que je te dirai de faire tout le temps que tu seras ici, sinon... Mais tu es intelligent et tu comprendras que c'est dans ton in-teret de m'obeir ä la lettre. Je te respecterai parce que j'ai besoin de toi, mais dis-toi qu'ä la moindre desobeissance tu subiras le meme sort que Charles Halsig! Je suis pret ä tout! Les dieux se meurent, etranger, et lutteront pour continuer ä vivre le plus longtemps possible. Mais les Khjaens sont chez moi et les autres dieux n'y peuvent rien. Les Khjcens ont toujours ete chez moi et Ismonde s'est condamnee elle-meme lorsqu'elle m'a repudie ! Seul un humain peut sauver les autres dieux parce qu'il peut voyager d'un quartier ä 1'autre et qu'eux ne le peuvent plus depuis que je suis devenu ce que je suis aujourd'hui. Comprends-tu, etranger, comprends-tu ? lis veulent tous s'emparer des Khjcens parce que seul celui qui possede les Khjcens est immortel! Si tu avais commence ton voyage par le quartier de Wolftung, Wolftung t'aurait envoye ici pour me tuer et pour empörter par quelque moyen que ce soit les Khjcens dans son quartier. Comprends-tu? Mais moi qui possede les Khjcens, il ne me suffit pas d'etre immortel! J'ai une haine ä assouvir! Je veux detruire les Khjcens et lorsque les Khjoens mourront, la Cite disparaT-tra! Mais avant que la Cite disparaisse, je veux sortir de l'CEuf et pour ce faire, j'ai besoin de toi!» A cet instant un grand cri nous parvint des trefonds de cet enfer noir, un cri strident, continu, ressemblant vaguement ä une note percante d'orgue. «Ce sont Elles, s'ecria Ghö. Je continuerai mes explications plus tard. Viens.» Et nous reprimes notre descente. Ghö avait parle d'une facon si decousue que je ais ä peu pres rien compris de ce qu'il avait dit, sauf peut-etre qu'il voulait que je l'emmene avec moi hors de !"CEuf. Mais je ne voulais pas emmener Ghö ä l'exterieur de l'CEuf! Dejä je formulais l'intention de m'echapper de ce quartier et, si possible, de la Cite et de l'CEuf et de rentrer... Rentrer chez moi ? Pour la premiere fois depuis .e debut de mon voyage, je sentis que je n'etais plus libre de mes actes et que je ne pouvais pas retourner dans mon monde sans le consentement de la Cite! Mais j'allais chapper de ce quartier, ca, j'en avais la ferme inten-n ! Je n'aiderais pas Ghö ä detruire les Khjoens, quoi cu'elles fussent. Du fond du trou, d'oü nous provenait le cri que -.ous entendions depuis quelques instants, monta soudain _ne clarte diffuse et rougeätre. Nous enträmes bientöt dans cette zone de lumiere et Ghö se tourna de nouveau • ers moi. «Tu m'as bien compris, n'est-ce-pas? dit-il. Pas un mot! Pas meme un son! II ne faut pas que les sacri-ricateurs ni le peuple s'apercoivent que tu es ici!» Nous zescendimes encore quelques marches pour aboutir fina-ement dans une immense galerie oü je retrouvai avec frand deplaisir l'atmosphere rouge striee de rayons lumi--.eux qui m'avait indispose ä mon arrivee dans le quartier du nain. Je portai la main ä mon front, car mon mal de :ete me reprenait. Mais Ghö me dit: « Tu n'en as pas pour iongtemps ä souffrir ainsi. Nous approchons de la Salle des Sacrifices, le seul endroit qui soit reste intact depuis mon malheur et oü l'atmosphere est restee pure.» En ef-fet, ä mesure que nous avancions dans la galerie, le rouge je l'atmosphere s'attenuait pour faire place ä une brillante clarte et mon mal de tete disparut comme par enchante-ment. 104 105 Le cri, les cris devrais-je dire car d'autres s'etaient joints au premier, prenaient aussi de l'ampleur á mesure que nous avancions. Soudain, la galerie déboucha sur une immense caverne éclatante oú une grande foule, toujours la méme, était rassemblée en silence. Au milieu s'elevait une sorte d'autel sur lequel tronait une énorme statue representant un monstre d'une grandeur colossale, qui me rappelait vaguement les Warugoth-Shalas, mais plus carré et muni d'ailes de metal grandes ouvertes. Devant cet autel se tenait un étre mi-homme mi-insecte au tronc humain mais aux jambes et aux bras démesurés et replies, et á la téte hideuse, allongée par derriere et couverte ďécailles; et un joueur de flute qui tirait de son instrument ďétranges notes chaudes et mélancoliques qui éveillěrent en moi un confus souvenir de réveil et de course á travers le Vert... Le prétre portait sur la téte une sorte de tiare de verre décorée de pierres noires et vertes. II esquissait de temps á autre devant l'autel de singuliers pas de danse qui laissaient voir l'extraordinaire longueur de ses membres, pour ensuite se pencher vers le sol et tracer á l'aide d'une craie noire des dessins que je ne voyais pas clairement, mais que je devinais semblables á celui que j'avais trouvé sur le petit trone et sur le sol de la salle de cristal. Lorsque le prétre avait fini de dessiner et de danser, la foule se prosternait pendant que les autres joueurs de flute et les joueurs de tambour entonnaient une melodie trěs douce, presque plaintive. Et par-dessus tout cela, comme en contrepoint, les cris lointains continuaient sans jamais s'arreter, comme une plainte éternelle. Soudain, alors que la foule était recueillie, un étre difforme, trěs petit et tout boitillant, se détacha d'un groupe et monta les quelques degrés qui menaient á l'autel. Personne ne bougea. Tous garděrent la téte bais- 106 sée. Méme le prétre. Méme les joueurs de flute et de tambour. Le nain grimpa sur l'autel, se mit ä genoux devant la statue et se prosterna jusqu'ä terre. Alors se produisit une chose horrible ! Je vis la statue s'animer lentement, se pencher, prendre entre ses doigts le nain et refermer sa main d'un coup sec. Un bruit semblable ä celui que fait un insecte qu'on écrase se fit entendre. Personne ne bougea. Les flutes et les tambours continuérent leur mélopée, mais un peu plus lentement. La statue se redressa soudain et lanca dans la foule le nain broyé et sangiant. Un remous se fit ä l'endroit ou le corps s'écrasa, mais personne n'osa lever la téte vers l'idole. Les flutes et les tambours s'arréterent un instant ä peine, puis reprirent leur melodie, plus plaintifs, plus geignards. La statue se figea dans un grand sourire. Le prétre se jeta ä plat ventre. Ghô se tourna vers moi et me dit: «Je n'accepte jamais de si piětréT cacleáux !» II me fit signe de rester cache oil j'etais et pénétra dans la caverne en faisant claquer ses pieds sur la pierre, la téte droite, le regard hautain. Aussitôt un murmure s'éleva parmi la foule qui se redressa avec un ensemble parfait. Les musiciens s'arréterent. Seul le prétre resta prosterné devant l'autel, les bras en croix. Ghô grimpa les marches qui menaient ä l'autel, passa pres du prétre sans le regarder et s'installa sur un tróne aménagé aux pieds de l'idole, face ä la foule. II fit signe aux musiciens de continuer. La melodie reprit, encore-plus lente qu'aupa-ravant. Ghô semblait attendre quelque chose qui ne se pro-duisait pas et une certaine nervositě percait dans son regard. Appuyé au dossier du tróne, il fixait la foule sans rien dire. Je voyais trembler quelques petits étres qui se 107 tenaient enlaces ou qui essayaient de se cacher derriere les musiciens. Le prétre se leva enfin et se remit ä danser et ä dessiner sur le sol pierreux sans s'occuper de Ghô. Celui-ci, insulté, se leva d'un bond, se précipita sur lui et lui arracha la craie des mains. Un cri de stupefaction jaillit de la foule. Ghô se mit ä injurier le prétre dans une langue que je ne connaissais pas mais ce qu'il lui disait devait étre terrible car la foule reculait, terrorisée. Soudain, le nain se tourna vers la foule, leva le poing au ciel et se mit ä vociférer comme un démon en marchant de long en large sur le bord de ľautel. II semblait étre dans une co-lére épouvantable et il parlait vite et fort en gesticulant. II cria tout ä coup quelque chose aux musiciens qui s'arré-térent pile. II resta silencieux quelques instants puis revint s'asseoir sur son tróne. II sourit de toutes ses dents et pronon§a deux ou trois mots ď une voix trés douce. Tous se prosternérent, sauf le prétre qui ramassa lentement sa craie noire, fit un signe aux musiciens et se remit ä danser au son des flutes et des tambours. La ceremónie semblait recommencer depuis le debut. Ghô souriait toujours, la tete haute, lancant parfois un regard satisfait dans ma direction. Alors, du fond de la grotte s'éleva un chant trés lent, trés étrange, au rythme bizarre, un hymne envoutant qui donnait envie de pleurer. Et un des hommes ä tete énorme et ä tiare d'or que j'avais apergus dans la procession se leva, traversa la foule en chantant ä voix basse et monta sur ľautel. II prit la craie des mains du prétre et se mit ä danser comme lui en continuant son chant, mais beau-coup plus lentement et plus dignement aussi. Le prétre descendit dans la foule et resta debout, le dos tourné ä ľautel. 108 Lorsqu'il eut termine sa danse, l'homme a tiare d'or ? approcha de Gho d'un pas digne et assure et lui lan?a la craie a la figure. Gho ne bougea pas. II souriait toujours, mais sa -ouche s'etait figee et son regard langait des eclairs. L'homme enleva sa tiare, 1'embrassa, la deposa sur k sol avec sa crosse et commenca a se devetir. Mais au rout de quelques secondes a peine, Gho se leva en bran-iissant une arme ressemblant a un poignard et la plongea dans le coeur de l'homme. La foule s'exclama, mais i'homme resta silencieux. II se tint debout encore assez '.ongtemps, puis, soudain, il hurla un etrange mot en s'ef-rondrant sur l'autel. Le pretre se prit la tete a deux mains et se mit a gemir. Gho se pencha sur l'homme, retira son arme et se redressa, triomphant. II descendit de l'autel, traversa rapi-jement la foule qui se lamentait. Quand il arriva pres de moi, il jubilait. II tremblait de tous ses membres et son regard etait comme fou. «Voila un sacrifice digne de moi! s'ecria-t-il. Tu as vu? Je n'accepte jamais de petits etres boiteux comme moi! Jamais ! Non, ce que j'exige, c'est un Grand Pretre, a chaque ceremonie! Et a chaque ceremonie j'obtiens ce que je veux ! Tu as vu cet homme? C etait un Grand Pretre de la Deuxieme Confrerie de Gauche, un des seuls Grands Inities qui restent! lis ne sont plus que vingt-six, maintenant, dans la Cite! Autrefois, lorsqu'ils arriverent, que les humains les virent pour la premiere fois et les appelerent « anges » ou « dieux », ils etaient des milliers ! Beaucoup sont retournes sur la Pla-nete Verte, d'autres sont morts pendant la Grande Guerre et les autres... se sont sacrifies, comme celui-ci! Tous! Bientot il n'en restera plus un seul et toutes mes inquietudes se seront envolees: plus personne ne m'empechera 109 de mettre ma vengeance a execution! Je suis encore le Maitre, ici, et meme ces Grands Pretres me doivent obeis-sance dans une certaine mesure... Je sais cependant que leur savoir est infiniment plus grand que le mien et qu'Us preparent un complot pour me renverser et prendre ma place! Mais pendant les ceremonies, je suis le Maitre Absolu et j'en profite! Je les elimine un a un et bientot la Cite sera a moi! Tu vois comme je te fais confiance! Je te dis tout! Viens, suis-moi. Le temps est venu de te faire voir mes armes... et les Khjoens.» Je ne puis decrire toutes les idees, toutes les pensees contradictoires qui se heurtaient alors dans ma tete. Je ne voulais pas aider Gho, mais pouvais-je lutter contre lui ? Comment pouvais-je savoir s'il avail raison ou non de vouloir detruire l'CEuf ? II m'en avait a la fois trop dit et pas assez. II avait parle de Grands Inities, d'anges, de dieux, de l'Atlantide et de la Terre de MG, de la Planete Verte et de la Grande Guerre... Comment pouvais-je comprendre ce qui se cachait derriere tout cela ? Je deci-dai d'attendre avant de prendre une decision, avant de tenter quoi que ce soit et je me laissai entrainer par l'af-freux nain qui ne m'inspirait plus que haine et degout depuis que je l'avais vu assassiner le Grand Pretre. * * Nous pénétrámes bientót dans une caverne et je fus tout á coup submerge par un remous de hurlements et de cli-quetis de tambourins. Je fus oblige de me boucher les oreilles et Gho partit d'un grand éclat de rire en me don-nant des tapes sur les épaules. Au fond de la caverne, derriere un enchevetrement de stalactites et de stalagmites etaient bäties une serie de maisons basses et miserables, veritables taudis, sur le seuil desquelles se tenaient les douze femmes que j'avais vues dans la procession. Elles criaient en jouant du tambourin. Les yeux grands ouverts, elles hurlaient toutes le meme son et cela ressemblait ä un sanglot ininterrompu, a une plainte eternelle et desesperee. Mais je sentais quand meme que cela etait un chant, que ces femmes s'adres-saient par ce chant ä quelqu'un de tres particulier, comme si elles demandaient quelque chose... quelque chose d'important... de vital! Elles etaient vetues de longues robes qui semblaient les ecraser et leur peau verte luisait comme du metal. Leurs cheveux, tres longs, pesaient lourdement sur leurs epaules, comme une masse. Elles paraissaient extenuees. Lorsqu'elles levaient le bras pour frapper sur leurs tambourins, cela semblait leur demander un effort considerable. Leurs yeux etaient tellement grands et leur regard tellement suppliant que cela me fit peur. «Les Khjoens! me cria Gho. N'est-ce pas qu'elles sont magnifiques ? » II me prit par la main et nous nous approchämes des Khjoens en contournant les stalagmites. Et lorsque je fus pres d'elles, je vis avec stupefaction que les Khjcens etaient faites de metal, qu'elles etaient coulees comme des sculptures et que, si elles n'arretaient jamais de hurler, c'est qu'elles ne le pou-vaient pas, leur bouche etant moulee ouverte comme dans nos masques antiques... Elles semblaient ne pas se rendre compte de notre presence et continuaient ä crier en frappant sur leurs tambourins. Jamais de ma vie je n'ai vu une expression pareille ! Jamais je n'ai lu sur un visage autant de desespoir et de supplication ! 110 111 Les Khjcens sont les etres les plus malheureux de la Creation, plus malheureux encore que les Warugoth-Shalas, parce qu'elles ne connaissent pas de repos el qu'elles ne savent jamais si leur chant sera entendu de la-haut! Gho me fit agenouiller, me prit par les epaules et me parla. « Regarde, dit-il, tu as devant toi les etres les plus extraordinaires et les plus importants de la Cite; les Khjcens, les Suppliantes, les deesses qui crient le Temps ! Sans elles, les autres dieux n'existeraient pas. La Cite disparaitrait. L'CEuf exploserait! Elles sont la sauvegarde de la Cite! Vestales eternelles, elles ont pour office de crier le Temps en demandant au fur et a mesure qu'elles le font la permission de perpetuer le Temps! Elles ne savent pas a quel moment elles recevront l'ordre d'arreter de crier, causant ainsi la destruction de la Cite... Mais elles ignorent aussi que l'CEuf n'est plus au pouvoir de la Planete Verte depuis des millenaires et que leur Temps est desormais inutile. Oui, elles sont inutiles, la Cite est inutile, les dieux sont inutiles depuis que la lune s'est empa-ree de l'CEuf! Mais je t'expliquerai tout cela plus tard... Sache seulement que pour detruire la Cite, il suffisait de trouver un moyen de tuer les Khjcens et que ce moyen, je l'ai decouvert il y a des milliers d'annees grace aux ma-nuscrits oublies sur la Terre de Mu ! Et que j'attends depuis ce temps le jour de ma vengeance ! Nous detruirons la Cite, etranger, et tu m'emmeneras dans ton monde! Je veux retourner sur ta planete car je sais des secrets qui peuvent faire de moi le roi de l'Univers! J'ai besoin de toi, etranger, m'aideras-tu? Veux-tu devenir l'homme le plus riche et le plus puissant de la terre ? » J'allais crier «Non!» de toutes mes forces, mais Gho posa sa main sur ma bouche. « Ne reponds pas! II ne taut pas que tu paries! Et de toute facon, tu n'as pas le mx, tu dois accepter!» J'etais assis sur mes chevilles et je regardais les Khjcens, epouvante. Oui, j'en etais sur, maintenant, je voulais que l'CEuf soit detruit, je voulais que cet horrible monde disparaisse ! Mais je ne voulais pas emmener Gho ec moi! Les Khjcens continuaient leur supplication, exte-nuees, desesperees, le regard fou. Les Khjcens conti-- uaient a crier le Temps, inexorablement. Je me levai d'un bond et me mis a courir dans la irotte, butant contre les piliers de pierre, lancant moi -jssi des cris de desespoir. Gho se jeta dans mes jambes et je tombai lourde-nent sur le sol, en sanglotant. «Je te croyais plus coura-. etranger, me dit Gho. As-tu peur? Mais rien ne ' arrivera si tu m'ecoutes, je te l'ai dit! Je t'ai et je te rarde ! Ma vengeance sera assouvie grace a toi et je saurai k recompenser... Viens, maintenant, je vais te montrer -.es armes! Non, je n'avais pas peur! Mais Gho semblait igno-rer ce sentiment qu'il m'inspirait et qu'on appelle le de-rout. Lorsque nous sortimes de la grotte, je jetai un dernier regard derriere moi. Les Khjcens n'avaient pas bouge. Elles frappaient toujours sur leurs instruments . -n geste brusque. Et elles chantaient. 112 113 La figure du nain s'etait transformée děs que nous avions mis le pied dans la grotte. «Tu vas voir», m'avait-il dit en souriant, et ses yeux s'etaient soudain agrandis comme ceux d'un illumine. Mais ce que je voyais maintenant dépassait tout ce que j'aurais pu imaginer. Ces armes dont m'avait parle Ghö n'etaient pas des armes comme celles que j'avais vues toute ma vie dans les films ou dans les defiles mili-taires. Ce n'etaient ni fusils, ni canons, ni tanks, ni bom-bes... Je ne me serais méme pas douté que c'etaient lä des armes si Ghö ne me l'avait dit... Deux immenses cages de verre reliées entre elles par une passerelle occupaient le centre de la grotte. Au-dessus de chacune d'elles était suspendu un hemisphere de metal argenté, orné de motifs barbares et illumine de 1'intérieur. Et tout cela bourdonnait doucement comme un moteur bien huilé. J'allais demander ä quoi servaient ces armes lorsque Ghö me rappela qu'il ne fallait pas que je parle. «Je vais faire plus que t'expliquer, me dit-il, je vais te faire une demonstration ! Attends-moi ici.» II sortit de la grotte. Je me dirigeai lentement vers les cages de verre mais je ne pus m'en approcher ä moins de vingt-cinq pieds: une chaleur insupportable se déga-geait des deux hemispheres de metal et je dus reculer. Ghö revint au bout de quelques minutes. Derriěre lui s'avancaient deux Khjoens hurlantes qui semblaient glisser plutöt que marcher. Ghö s'arreta, leur posa une main sur I'epaule et elles se dirigěrent vers les deux cages de verre. Elles pénétrěrent dans la premiere. Au méme moment le silence se fit. Les Khjoens continuaient ä hurler mais nous ne les entendions plus. L'hemisphere de metal descendit doucement et se posa sur la cage. Aussitöt, les 114 deux Suppliantes echapperent leurs tambourins et porte-rent leurs mains a leur bouche. « Elles ne s'entendent plus et croient qu'elles ne crient plus», dit Gho en souriant. Les Khjoens se mirent alors a courir en tous sens dans la :age, se jetant contre les parois de verre et se frappant 1'une contre l'autre... Elles apercurent soudain la passerelle qui conduisait a la seconde cage et s'y precipiterent, :royant sans doute trouver une issue. Des qu'elles furent dans la seconde cage, l'hemisphere de metal au-dessus de elle-ci descendit et une lueur rouge, aveuglante, s'en echappa. La grotte trembla et Gho se mit a rire comme un fou. Les Khjoens s'etaient figees, les mains posees sur leur -ouche, et elles commencaient a fondre! Cela prit de longues minutes pendant lesquelles on regard resta fixe sur la cage de verre. J'etais hypnotic par les horreurs que je voyais. Je vis les robes de metal chauffees a blanc couler mme un epais liquide incandescent; je vis les bras des Khjoens se detacher et fondre, et leurs corps convulses se -.ordre; et je vis leur visage en fusion ruisseler comme de a cire et disparaitre dans un dernier regard fou. Gho semblait jouir comme un demon; il regardait :out cela en tremblant et des sueurs coulaient sur son vi-ige transfigure par un bonheur infernal. Quand tout fut fini, Gho se tourna vers moi et me dit: «II n'en reste plus que dix !» II partit d'un grand eclat de rire, me prit par la main et m'entraina vers la sortie. 115 i V Er, téte se tenaient trois joueurs de flute, nains grotesques ;uj soufflaient ä s'extenuer dans ďindescriptibles instru-r.ents qui jetaient des sons lugubres; derriěre eux venaient iouze femmes qui se tenaient trěs droites, la bouche iTinde ouverte, et qui semblaient glisser plutot que mariner. Elles hurlaient toutes le méme son en frappant de snips ä autre sur une sorte de tambourin qu'elles por-^.•ent ä bout de bras. Leur chant ressemblait ä un sanglot uns cesse répété, ä une plainte provenant du fond des iímps, éternelle, désespérée. Ensuite venaient des joueurs nbour vétus ďinimaginables vétements multicolores, ruis des porteurs de drapeaux et une foule de petits étres zsuis ä peine d'un pied qui lan£aient des cris joyeux et ^-üllaient comme des bouffons. Et derriěre eux s'avan-^.ent une trentaine de personnages absolument étonnants: jts hommes ä tétes enormes, ä cerveaux démesurément . :loppés, větus de lourdes robes ďapparat somptueuses flamboyantes et coiffés de splendides tiares ä cinq éta-:r; coulees dans un metal plus jaune et plus brillant 3ue Tor. lis portaient tous une grande étoile verte sur la :<:;trine et marchaient en s'appuyant sur des crosses series de pierreries. lis chantaient un hymne trěs lent au -thme bizarre et envoütant. Enfin un magnifique dais - pté dans le verre apparut, surcharge d'or, de pierres 119 précieuses et de plumes aux couleurs incroyables. Sous ce dais se tenaient la Déesse-měre, Ismonde la magnifique, vétue de sa robe de metal vert, ses deux pinces ďor croi-sées sur sa poitrine, souriante et orgueilleuse; M'ghara, le pere de tous les dieux, le dieu tout-puissant aux six bras supportant des lampes allumées, son ceil unique fixe droit devant lui, la poitrine ornée ďune énorme pierre verte; et Ghó, le dieu de la Beauté, le dieu de la Jeunesse, le plus bel enfant des dieux, le premier enfant de la Grande Race, le bras posé sur 1'épaule d'Ismonde, la téte haute, le regard lointain. La procession fit son entrée dans le sanctuaire. La foule s'etait prosternée. La ceremonie commenca. Les joueurs de flute entonněrent un air joyeux et la foule se mit á chanter en se relevant. Le Grand Prétre fit son apparition, suivi de ses trente-trois diacres recouverts ďor et portant sur leur poitrine de lourds et trěs vieux volumes ouverts. Le Grand Prétre salua sept fois la foule et sept fois les dieux. Puis il prit la craie noire des mains ďlsmonde et se mit á dessiner sur le sol. Les joueurs de tambours se joignirent aux joueurs de flute, rythmant la melodie trés lentement, trěs doucement, presque imper-ceptiblement. Quand il eut termine de tracer sur le sol le symbole de la Planete Verte, le Grand Prétre se mit á danser en suivant le rythme de la musique, esquissant des pas étranges autour du médaillon sacré, dépliant ses mem-bres démesurés et frappant dans ses mains calleuses. La foule se tut pendant tout le temps que dura cette danse. Les flútes avaient ralenti leur mélopée qui était devenue triste, langoureuse, sensuelle. Alors une jeune vestale se détacha de la foule, monta sur l'autel, se déshabilla et se coucha sur le dos, les bras croisés sur la poitrine. Aussitót, Ghó s'approcha lui aussi, se laissa dévétir par les diacres et couvrit la jeune fille. La foule se- remit ä chanter et le Grand Prétre ä danser. Une euphorie s'emparait des musiciens qui fai-saient pleurer leurs instruments ďune fac,on déchirante. Lorsque Ghó lan9a son cri de délivrance, le silence >e fit, sauf pour les Khjoens qui continuérent ä crier et ä rrapper sur leurs tambourins, le regard suppliant. La foule ve prosterna sept fois devant l'autel. Ghó se releva lentement. Les diacres le rhabillěrent avec des gestes respec-tueux. La vestale resta couchée sur le sol. Elle resterait la jusqu'ä ce que son enfant, le fruit du premier enfant de la Grande Race, naisse, héritier du tróne des dieux, premier envoy é de la Planéte Verte sur la Terre de Mu. 120 121