Acte deux Tableau 1 C'est ma mere. Je ne I'ai jamais appelee autrement Je ne sais pas qui elle est. Je peins pour lui dessiner un visage. Pas un visage de mere pourtant. Un visage 6'amante, de petite fille, d'institutrice, de sainte, de folle. De defunte. Car elle est aussi une femme que j'in-vente, alors qu'elle m'echappe, a chaque tableau, tou-jours elle m'echappe, cette femme dont je ne sais rien, ma mere a moi. Toute une vie a composer des visages qui se detruisent, toute la vie a esperer atteindre une image que je n'atteindrai pas. A moins de me retour-ner, brusquement, d'immobiliser dans mes yeux les yeux de ma mere, d'arreter I'ombre bleue qui tremble et qui, parfois, s'embrase quand elle ne se surveille pas. Mais alors il faudrait accepter de tracer Tune apres I'autre les cinq lettres du seul mot que je n'accepterai pas de tracer, les cinq lettres du mot haine. Et je ne le peux pas. j1 Tout comme eile Acte deux Tableau 2 Tableau 3 Elle, ma mere. Si belle sous ses paupieres quand elles s'alourdissent jusqu'ä ne plus me recueillir. Elle me pousse hors d'elle comme si, pendant un moment, eile voulait croire que je n'existats pas. Tranquille et belle, ma mere, eile est ainss, sans sa memoire. Elle reve peut-etre d'une autre vie, celle qu'elle aurait pu se donner si je ne m'etais pas agripp^e si fort ä la paroi de son ventre. Mais peut-etre ne reve-t-elle pas. Peut-etre est-elle seulement un corps referme sur son propre oubli. Ce n'est pas sa faute pourtant si eile n'a pas su m'ai-mer. L'enfant, on ne le choisit pas. On pousse, on pousse, on crie, on se dechire le ventre ä pousser, on pousse jusqu'ä ce qu'on voie apparaTtre un petit cräne rose, et on se demande si un amour viendra. L'amour n'est pas venu. Ce n'est pas sa faute. Mais ce n'est pas non plus ma faute ä moi. Ma mere. Cette blessure qui ne se refermera jamais. On avait beau etre mignonne, douce, intelligente, discipli-nee, passionnee, sereine, grave, rieuse, responsable, savante, on avait beau rapporter ses bulletins de I'ecole comme un chiot son baton, on faisait tout pour voir s'il-luminer les levres de sa mere, mais aussitot elle se rem-brunissait. L'amour ne se force pas. I! aurait mieux valu &tre moins parfaite que sa mere, mais quand on I'a compri5, c'etait deja trop tard. Une autre enfant etait venue pour nourrir le portrait affame de la mere. On s'est exilee dans sa tete, on a reve le monde comme un continent perdu, puis on I'a reconstruit, la dans sa tete, pierre par pierre, pour se faire croire qu'il etait la, tels des bras ouverts. On aura consacre sa vie ä sauver I'image de sa mere, A ne pas se mirer dans I'idee de I'echec. 32 33 Tout comme eile Acte deux Tableau 4 Ma mere et moi. Chacune de notre cote d'un ecran, que nous sommes seules a voir. Sauf peut-etre son autre fitle, celle qu'elle a creee a son image et a sa res-semblance. Je ne la condamne pas. Ni elle ni sa fille. Je ne souffre pas. On apprend a ne pas souffrir. On fait semblant qu'on ne voit pas. Qu'on n'entend pas. Qu'on ne ressent pas Et peu a peu on ne ressent plus rien. Pas de petits pincements a I'estomac quand la m&re et sa fille se font des confidences, pas de tressautement de la paupiere quand elles echangent un sourire radieux. On essaie d'expliquer, de trouver des causes aux effets. Un enfant mort qu'on n'a pas su remplacer, ou le desir decu d'un garcon peut-etre. Ou ce vague dans les yeux, ce vague que j'apercpis parfois chez elle, ma mere, au moment du reveil, juste apres les reves. Je vois alors I'ombre etrange qui flotte dans mes yeux. C'est alors a moi qu'elle ressemble, c'est alors ma mere a moi. Tableau 5 Moi, le masque muet de ma mere, son cri ravale si longtemps que devant moi elle tremble. Si cela ecla-tait, cette folie, elle pourrait nous aneantir, j'en suis sure. II suffirait d'un mauvais sommeil ou d'un regard pose d'une maniere un peu trop oblique, et qui tout a coup se met a virer, vire jusqu'a la cruaut£. Nous nous serons acharnees toute notre vie a eviter I'ev^nement. Toute notre vie a passer a cote de cette colere plus grande que nous. Deposee entre nous, mere et fille, comme une force mauvaise, un catadysme, une fin du monde. Mais les filles ne tuent pas leur mere ni les meres leurs filles. C'est ecrit, depuis le debut des temps. Nous aurons appris notre role de mere et de fille faussement aimantes. Ce n'est pas si difficile, au fond. II s'agit de se laisser prendre a notre theatre. C'est si profond, en nous, I'idee que les meres et les filles doivent s'aimer. 34 Tout comme elle Acte deux Tableau 6 Ma sceur et moi. Chacune a egale distance d'elle, 3a mere. Immobiles, paralysees, statues sur un socte invisible, osant a peine respirer. D'un cote, I'annour intact, de I'autre cote, la haine intacte, soudes au corps divise de la mere, incapables a jamais de se rejoindre. Un mal-heur auquel il n'y a pas de delivrance. Sauf a vouloir la mort de la mere, certaines nuits ou on ne craint pas le chatiment. Sans !a peur, on peut se prendre au jeu du reve, on se met a croire que I'amour et la haine peuvent se toucher, comme des peaux odorantes, des caresses lentes du matin. L'amour et la haine dans la beaute des premiers attouchements. Cela ne nous aura pas ete donne. Ni ma sceur ni moi nous n'aurons ete assez fortes pour briser notre socle, nous approcher Tune de I'autre, tendre la main. C'est pourtant en detruisant I'ceuvre de notre mere que nous aurions pu ia sauver. Tableau 7 Cette femme: ma mere. Aveugle devant son ceuvre d'amour et de haine. Officiante d'un rituel qu'elle repete, journee apres joumee, depuis notre naissance ä nous, ses deux filles. Je ne sais pas laquelle de nous elle a le plus desiree. Elle repondrait que c'est ma sceur, sans doute, ceile qui lui ressemble, mais faudrait-il la croire? Quelle femme peut admettre la joie secrete de rejeter loin d'elle un enfant qui la menace? Je suis I'opacite vivante, Taile d'une folie qui effleure parfois le front de ma mere, son admiration, son envie, cet obus jamais eclate, je suis son cceur ouvert, sa desobeissance d'enfant face ä toutes les meres, je suis sa douleur d'etre restee toute sa vie repliee sur sa vie, je suis son echec vivant qui la regarde. Et elle se bouche les yeux pour ne pas croiser mon regard. Mais ce n'est pas parce que ma mere ne m'aime pas que je suis obligee de I'aimer, <6 Tableau 8 Tableau 9 Ma mere: cette enfant que j'invente, la nuit, pour per-cevou son visage d'avant la durete. Je lui fais des jaues lisses, des fossettes, une moue de petite fille rieuse, qui dit bien son prenom. Suzanne. Suzanne. Suzanne, Suzanne, Suzanne. Ii est l'heure de rentrer mamtenant, n'oublie pas tespoupees. il y a la blonde et la brune, ma mere fait la mere. C'est un jeu pourtant, seulemsnt un jeu. Elles ne crient pas, les poupees, ne pleurent pas, ne redament pas. Elles dorment des qu'on les depose dans leurs draps roses, se reveillent quand on veut bien qu'elles ouvrent les yeux. On est une reine, une des-pote, une deesse, on est la toute-puissance meme, on est Dieu, oui, Dieu. C'est le ravissement. On reve dejä ses filles blondes et brunes, on n'imagine pas la haine des meres et des filles, cela ne s'imagine pas. Suzanne, ma mere. Enserree dans une haine qu'elle ne veut ni voir ni entendre. Quelfe femme peut admettre I'horreur de son enfant? Ce serait pourtant par la qu'arriverait la delivrance. Elle retrouverait son prenom, elle nous laisserait nous lever, marcher Tune vers I'autre, nous ses deux filles d'amour et de haine, elle ferait de nous des vivantes. Mais cela n'aura pas lieu. II faudrait avoir devant nous une autre mere, une femme plus grande que sa peur, une femme assez forte pour se defaire de sa peau de mere et nous iaisser enfin I'appeler par son prenom. Ou ators il faudrait que moi, sa fille mal-aimee, je me decide a ouvrir ies yeux bien grands sursa haine, a la lui renvoyer comme une letlre qui ne m'est pas destinee. Mais je ne bouge pas, je ne bouge pas. 39 Tout comme elle Tableau 10 Sa haine, elte la brandira toujours á bout de bras, ma mere, comme un bouclier, une guerre sainte á finir. Faut-il qu'elle me cratgne! Faut-ii qu'elle ait peur de sa propre fragilita! D'aussi loin que ma mémoire, j'ai vu !e silence terrifié dans les yeux de ma mere. Oui, la violence du regard terrifié de ma mere, et ma propre terreur á moi, peut-ětre, je ne me souviens plus. Mais toute ma vie j'aurai peint le visage incendié de ma mere, j'aurai résistě á la destruction, je me serai sauvée. Et pourtant, je n'ai pas réussi á la sauver, elle, á jamais inatteignable dans sa perfection de mere. Acte deux Tableau 11 Moi, a jamais separee de la haine, a jamais separee d'elle, ma mere, a jamais separee. Un jour, j'ai pris mon petit bagage et je me suis rnise en chemin, en la laissant derri^re avec sa fille bien-aimee, sa merveille, sa magie blanche, son miroir. Un jour, il faut partir sans se retour-ner. J'ai marche, on marche jusqu'a ce que le corps refuse un pas de plus, jusqu'a cette fatigue qu'on con-fond avec I'oubli. On ne se debarrasse pas si faciiement d'une enfance. Elle revient, sournoisement, au moindre sursaut du paysage, elle s'infiltre sous les paupieres, elle nous fait tressaillir et on se demande si quelque chose ne pourrait pas etre repare. On prend dans ses mains le portrait de sa mere et on se fait croire qu'elie nous a airnee. C'est alors la tentation folle de revenir. 41 rour Lomme eile Tableau 12 Le regard blanchi de ma mere, ce regard a la chaux qui me tue, chaque fois. Mais chaque fois je renais, comme les oiseaux des legendes, chaque fois je reapprends la faim, et la soif, et la douceur d'une main sur la peau. Moi, la fille de ma mere, j'aurai ete I'image de son mal-heur. Jamais elle ne m'accordera son pardon, et je ne I'impiorerai pas. On ne recommence pas une enfance. On ne la defait pas. C'est une poche de pierres qu'on traine avec soi, une opacite dont on se deleste parfois, mais qui se remet a peser, aussitOt la nuit noire. II suffit de voir une ombre se profiler a travers le som-meil pour r^ver la mere comme un abri. Acte quatre Tableau 1 Elle fume, du bout de ses levres peintes. De longues volutes s'enroulent sur elles-memes, puis se soulevent, fiattent un moment dans l'espace avant de se defaire, extenuees. Eile ne parle pas, ne parlera pas, eile porte ce soir son visage de silence. Un visäge pris dans une douleur ancienne, un ancien visage ä moi. Comme si, dans le noir de mes entrailles, j'avais accompli a mon insu ma propre eternite, Elle fume, ma fille, le regard perdu, silencieuse du poids de tout son silence. Elle fume, devant moi, tandis que je bois mon the, assise bien droite sur ma chaise. C'est ainsi. Le soir, eile me prend avec eile dans une douleur qui vient de si loin qu'on ne sait pas d'oü. Peut-etre de la voix sans visage qui a profere le chätiment: Tu accou-cheras dans la douleur. 53 Tout comme elle Acte quatre Tableau 2 Tableau 3 Elle fume. Elle fume, ma fille, clouee ä son silence. Rien ä dire, rien, aucun mot capable de franchir le seuil de ses levres, seul un gouffre de silence qui se confond avec les ombres du soir tombe. Je lui aurai donne cela, cette douleur dont il n'y a rien ä dire, cette gueule ouverte sur eile, le lent travail de la mort. Elle fume, le regard perdu, sans me voir, moi, qui 'observe a la dero-bee, comme ma mere m'observait, moi aussi, le soir, en buvant son the. Voyait-elle dans mes yeux rimmobilite de la douleur, cette douleur dont je n'avais rien ä dire, cette empreinte de la mort? Elle se mettait ä parier, des paroles banales, sans his-toire, elle etouffait mon silence dans la toile de ses paroles, elle le devorait, peut-etre pour devorer une douleur qui renaissait sans cesse de ses cendres, comme les oiseaux des legendes. Comment briser la chaine des generations? Couper une fois pour toutes cet enchevetrement de paroles et de gestes qu'on reprend, comme une poupee meca-nique, sans s'apercevoir qu'il appartient a une lignee infinie de paroles et de gestes? Qui en est capable? On fait des reves. On voudrait que sa fille echappe a une douleur a laquelle on n'a pas reussi a echapper. Mais en vain, Les filles repetent les meres, et les meres leur propre mere, dans la commune impuissance des meres et des filles. On a beau refermer le regard sur des images rassurantes, mais un soir, on finit par sur-prendre un fantome egare dans le silence de sa fille, et on doit se rendre a I'evidence: on lui aura donne une vie semblable a celle qu'on avait recue. Une vie dont il faut chaque jour recoller les morceaux. 64 fy, Tout comme eile Tableau 4 Elle fume, devant moi, en silence, Elle inspire, lente-ment, puis expire, jusqu'au bout de son souffle, comme pour envelopper la douleur, puis la recracher, d'epaisses volutes qui s'elevent, flottent un moment dans I'es-pace, se distendent, finissent par se defaire, extenuees. Puis plus rien, entre nous, presque rien de la douleur, Un peu de poussiere, une odeur acre, un souvenir sans memoire, Un goüt de lait Une absence, un abandon. Un abandon. Un abandon. Ce mot qui se loge malgre moi dans ma tete, et c'est le trou, un trou blanc que je n'arriverai jamais ä remplir, meme avec toute la croyance du monde. Je !e sais, j'ai appris ä le savoir. Alors je ne suis plus une mere, seulement une femme sans memoire, assise ä une table, qui boit son th£ devant une autre femme, sans memoire. 66 Acte Quatre Tableau 5 C'est le soir, i'heure du silence, I'heure du the. Je regarde la douleur prendre corps dans I'espace. Sans visage la douleur, un ravissement, un gout de lait. Un gout de larmes. Je ne pleure pas pourtant, je ne pleu-rerai pas. Je n'aurai pas přtié de moi. Je reste iá, anonyme, repliée dans un tout petit creux de ma poitrine, j'attends, quoi 7, un regard ou une parole, une seule parole á moi adressée. Et je pourrais alors me lever, je marcherais, je marcherais vers ma ftlle qui fume, devant moir je lui ouvnrais les bras, Mais je boís mon the, fšxee á ma chaise, comme ma měre avant moi. 67 Tout comme eile A: le fj'Ufl/W Tableau 6 Elle fume, devant moi, le regard perdu, tandis que ma tasse va et vient, de la table a mes levres, puis de mes levres a la table. Le bras qui monte, le poignet qui tourne un peu vers la bouche, se redresse avant de lais-ser le bras redescendre doucement, jusqu'a la nappe. Sur le mur, les ombres reprennent chacun de mes gestes, ces gestes de 1'enfance, tous les soirs accomplis par ma mere. On cherche a s'eloigner d'elle, on fait des etudes, des voyages, des folies, mais un soir, pourtant semblable a tous les soirs, la lumiere decoupe autre-ment les ombres sur le mur, et on se rend compte qu'elle est la, celle qui nous a rnise sur terre, toujours la, si pres. Et, dans le plus parfait silence, on regarde sa fille qui fume, en s'efforcant de ne pas nous ressembler. Tableau 7 Cette cruaute, cette morte vivante dans ma poitrine, est-ce moi? Ou ma mere? Ou ma fille? Je ne bouge pas, presque pas, a peine le bras, de la table a mes levres peintes, puts de mes levres a la table. Gestes longs, peses un a un, afin de latsser ie soir en ses eaux dormantes, ses larmes retenues. Sans doute suffirait-il de tourner les yeux vers ia fenetre pour apercevoir une cassure a I'horizon. La terre retrouverait le bruit de la terre, il y aurait la nuit, il y aurait le matin, la ville, un cimetiere ou enterrer ses tadavres, une esperance qui nous empecherait de chuter. Mats je suis sans courage devant le soir qui stagne en ses eaux dormantes, je garde pour mos mes yeux. Assise bien droite sur ma chaise, je fixe ce point ou les volutes, extenuees, n'en f inissent pas de se detruire. m Tout comme elle Age quatre Tableau 8 Tableau 9 Devant moi, en silence, elSe est iä, cette fille qui est ma fille, elle se iaisse observer comme une douleur inconsolable. Elle ne parle pas, ne parlera pas, elle attend, une ancienne memoire peut-etre, un gout de lait qui se met ä surir dans la bouche, un lait suri tout ä coup crache au visage d'une femme sans nom. Elte attend, devant moi, captive. Et j'attends avec elle, captive d'une violence qui croupit dans ses eaux, je cherche un geste, ou une parole capable de me faire ressembler encore, pour un soir, ä cette femme ä laquelie je ne veux plus ressembler. Est-ce moi? Est-ce ma mere? Ou sa mere avant elle? J'attends, moi aussi, une memoire, ou !e tableau que je ferais d'une femme sans visage qui cracherait, la bouche ouverte comme un volcan. Mais on n'acheve pas la douleur. Elle colle a la paroi des branches comme une poussiere, une suie fine, un reste, un amour depuis toujours perdu. Une demande trop grande ä combler pour une seule femme. Assise devant ma fille qui m'enfume en silence, je serre la lasse de mes mains usees, comme ma mere, autrefois, dans I'enfance, quand elle n'avait rien, presque rien á donner: un reste de the, un maigre sourire, ces petites consolations incapables de consoler, Et aprěs tant de rěves et de voyages, me void au seuil d'une méme indigence, n'avoir rien, ou presque, ä offrir. Que des mains usees. N'avoir rien, mais rester la, devant ma fille, ne pas me dérober. Me faire le receptacle de la douleur. 70 71 Tout comme elte Tableau 10 Ante- guatfe Tableau 11 Ce silence, ce bloc dur de silence, ce tombeau scelle, devant moi, comme un amour qui ne pardonne pas, une question de fitle a une mere chaque fois sans reponse: Que fais-tu de ma douleur? On se revolt dans les yeux de sa fiile, on reentend sa propre question adressee a une mere sans reponse: Ma douleur, que fais-tu de ma douleur? J'attendais, bien droite sur ma chaise, j'attendais devant ma mere qui buvait, jusqu'au ventre vide de la thetere vide, jusqu'a ce que ma cigarette ne soit plus qu'un petit tas de cendres. Mais il fallait bien me lever, affronter la nuit sans reponse, puis sans reponse le jour qui suivait la nuit, jusqu'au soir qui ramenait I'ombre d'un amour inguerissable, et je retournais vers ma mere avec ma question que je savais pourtant sans reponse: Que fais-tu de ma douleur? Mais sans doute n'attend-elle pas de reponse, ma fille, pas plus que je n'en attendais, moi, quand je fumais, assise devant le silence de ma mere. Sans doute s'agit-il de me faire violence, de chuchoter: Je suis sans reponse face a la douleur, pour qu'elle se leve, se mette a marcher, qu'elle avance enfin, pas a pas, dans sa solitude. Mors je desserre les levres, j'ouvre la bouche, je m'entends arttculer, dans I'echa de ma voix, Je reste-rai toujours sans reponse face a la douleur, les yeux fixes comme lorsqu'on fixe une femme qui n'est pas sa fille, une femme arrachee au ravage de la mort. Et devant le cendner ou s'eteignent les dernieres cendres, le the prend tout a coup un gout de larrnes que je n'ai pas senti venir, mais je le bois, je I'avale, jusqu'au ventre vide de la theiere vide. Et je pense a ma mere, que je n'ai jamais vue pleurer. 73 Tout comme el/e Tableau 12 Conversation entre Louise Dupre et Brigitte Haentjens Debout, c'est le vertige, I'insupportable vertige de la fenetre devant le soir tombe. Mais je m'approche, j'ouvre les volets, je me penche pour entendre une fois de plus la plainte infinie des filles adressee aux meres sans reponse. Et la culpabilite. Etla culpabilite. J'ecoute, jusqu'a sentir resonner dans mon ventre toute la dou-leur du monde, puis je me redresse enfin, et je me mets a marcher, je marche, seule en ma solitude, vers le scandale de ma nudite. Est-ce moi ? Est-ce bien moi cette femme qui porte en elle toutes les meres du monde, ou unefille anonyme qui apprend a se dresser contre la mort? Peu importe qui je suis si je marche, si j'avance pas a pas dans ma solitude, peu importe mon nom si je ne succombe pas a la douleur indestructible des meres et des filles, si j'avance, pas a pas, vivante, vivante de ma seule vie, comme dans un amour desor-mais tibre de toute eternite.