Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Titre : Wapke. Description : Nouvelles. | Textes en français seulement. Identifiants: Canadiana 20210042699 | ISBN 9782760412798 Vedettes-matière: RVM: Nouvelles de science-fiction québécoises—21e siècle. | RVM: Littérature québécoise—Auteurs autochtones—21e siècle. | RVMGF : Nouvelles dystopiques. Classification: LCC PS8329.5.Q8 W37 2021 | CDD C843/.087620806—dc23 Édition : Marie-Eve Gélinas Coordination éditoriale : Pascale Jeanpierre Révision et correction : Sophie Sainte-Marie et Isabelle Canarelli Couverture et mise en pages : Clémence Beaudoin Cet ouvrage est une œuvre de fiction ; toute ressemblance avec des personnes ou des faits réels n’est que pure coïncidence. Remerciements Nous remercions le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) du soutien accordé à notre programme de publication. Gouvernement du Québec - Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres - gestion SODEC. Conseil des arts Canada Council nu I jTL du Canada for the Arts Québec ho | L^macia Tous droits de traduction et d’adaptation réservés ; toute reproduction d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est strictement interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur. © Les Éditions Stanké, 2021 Les Éditions Stanké Groupe Librex inc. Une société de Québécor Média 4545, rue Frontenac 3^e étage Montréal (Québec) H2H 2R7 Tél.: 514 849-5259 edstanke.com Masarykova univerzita Ciinynfif'kà fakiüta, Üstfedni knihovna Prir.c Sign |Syst.c. Dépôt légal - Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada, 2021 ISBN: 978-2-7604-1279-8 Distribution au Canada Messageries ADP inc. 2315, rue de la Province Longueuil (Québec) J4G 1G4 Tél.: 450 640-1234 Sans frais: 1 800 771-3022 www.messageries-adp.com Diffusion hors Canada Interforum Immeuble Paryseine 3, allée de la Seine F-94854 Ivry-sur-Seine Cedex Tél.: 33 (0)1 49 59 10 10 www.interforum.fr SOMMAIRE Les auteurs Dix jours sur écorce de bouleau, Marie-Andrée Gill..................................................... 9 Cécile, Katia Bacon.......................................................... 21 La hache et le Glaive, Louis-Karl Picard-Sioui ____ 35 Les enfants lumière, Virginia Pésémapéo Bordeleau............................... 55 Les Grands Arbres, Michel Jean.................................... 69 Les couleurs de la peau, Jean Sioui ........................... 87 Pakan (Autrement), Cyndy Wylde ............................... 93 2091, Elisapie Isaac ...................................................... 109 Le quatrième monde, Isabelle Picard.......................... 121 Les saucisses, J.D. Kurtness ....................................... 141 Kanatabe Ishkueu, Natasha Kanapé Fontaine____ 157 Minishtitok (L’île), Janis Ottawa ................................ 179 Uapush-unaikan, Alyssa Jérôme................................. 189 Uatan, un cœur bat, Joséphine Bacon........................ 201 205 DIX JOURS SUR ÉCORCE DE BOULEAU Marie-Andrée Gill, Innue de Mashteuiatsh Québec Jour 1 Je commence à écrire parce que je me suis cassé la jambe. Neka m’a donné un crayon que j’ai aiguisé avec mon couteau. Je suis rendu pas pire pour limer mon couteau, il a jamais été aussi coupant. Mon frère est allé me chercher plein de morceaux d’écorce comme papier. Je peux pas faire grand- chose parce que je dois rester assis ou couché pendant que les autres font leurs affaires comme d’habitude. Au début ça me tentait pas d’écrire, mais là je trouve que le temps est long. Ma main devient vite engourdie, ça fait longtemps que j’ai pas tenu un crayon. La dernière fois c’était à l’école je pense. Je sais pas quoi écrire donc je vais parler de l’école. Avant on habitait dans notre communauté. Le matin j’avais de la misère à me réveiller. C’était difficile de me lever pour aller m’asseoir devant mon ordi toute la journée et apprendre des choses que je trouvais plates. Pendant un bout, 9 j’étais content de ne plus avoir d’école. Mais un peu plus tard, des fois, ça me manquait. Ça me manquait aussi de jouer en ligne avec mes amis, de prendre une douche chaude, de commander de la bouffe. Une pizza, une poutine, des frites, de la liqueur. On dirait que ma bouche salive juste à écrire ces mots-là. C’est puissant, les mots, quand même. Mais là, j’y pense de moins en moins à ces choses-là. Je me suis habitué. Ici au camp, je me lève tous les matins parce qu’on sert tous à quelque chose pour arriver à manquer de rien. Il faut vraiment se mettre ensemble, parce qu’on sait jamais si on va avoir assez de gibier, de poissons. Faut pas niaiser avec ça, quelle dit, ma mère. Jour 2 Ma jambe me fait mal. Ça m’élance. N’tuss m’a fabriqué un genre de plâtre avec un morceau de bois et du tissu. Je suis déjà levé, avant les autres, mais je sers à rien donc je sors mes morceaux d’écorce et j’écris dessus. N’tuss m’a fait un gros chaudron de tisane avec une plante qui aide à enlever la douleur, un genre de Tylenol, quelle a dit. Je fais comme Neka le matin et je tourne le piton de la radio. Je parcours toute la ligne mais ça griche à tous les postes. Je le ferme tout de suite pour économiser les piles. On les ménage en maudit. Il nous en reste juste deux paquets après 10 ça. Jack est bon dans l’organisation de ce qui reste, mais des fois il m’énerve quand même. Il y a environ un mois, sur la bande AM, on a entendu des gens qui parlaient avec un accent atikamekw. Ça faisait longtemps qu’on avait pas entendu des voix qu’on connaît pas. Dans les premiers temps qu’on était ici, même si le réseau cellulaire marchait déjà plus depuis un bout, ça arrivait qu’on entende du monde à travers la radio. Mais là ça faisait plusieurs mois que c’était plus arrivé. En tout cas, à ce moment-là, je me rappelle que j’étais vraiment énervé de savoir qu’il y avait d’autres personnes qui étaient installées quelque part et qui avaient réussi à patenter une radio. J’étais content pour elles, mais un peu jaloux aussi. Nous on a rien pour essayer de fabriquer une radio, et encore moins les connaissances pour le faire. C’est dommage que Mushum soit mort pas longtemps après qu’on s’est installés ici. Lui, il connaissait ça, l’électronique. Il m’avait déjà dit qu’il avait été le premier dans la communauté à fabriquer une antenne de télévision et qu’il pouvait écouter des émissions que personne d’autre pouvait voir. J’étais plus jeune dans ce temps-là et je m’intéressais pas trop à tout ça, je l’écoutais d’une oreille. Je passais le plus clair de mon temps devant mes jeux à essayer de faire des tops 1 et améliorer mon niveau. Quand j’y repense, oui j’avais du fun, mais ça n’a plus de sens aujourd’hui. 11 Je jouais parce qu’il y avait rien d’autre à faire. Une fois, ma mère m’avait enlevé ma console plusieurs jours parce que je lui avais dit des affaires pas correctes. J’étais très très fru [DEL: et j’avais dit que la vie valait pas la peine d’être vécue si elle m’enlevait :DEL] mon seul plaisir. Faudrait pas que quelqu’un lise ees lignes-là, ça me gêne d’avoir dit ça. Jour 3 Ici, on est trop occupés pour penser. Des fois on joue aux cartes, au Cribble et aux échecs, mais mes jeux préférés c’est la Mitaine, le Trou d’cul et le 945. On joue pas souvent, surtout ces temps-ci, c’est l’automne et les journées sont courtes, et ça fait quand même un bon bout qu’on n’a plus rien pour s’éclairer le soir à part des quenouilles trempées dans la graisse qui durent pas très longtemps de toute façon. Quand on était au camp du lac Mekuau, on avait du propane et des chandelles. On pensait pas qu’on allait finir par rester dans le bois autant de temps. On savait que ce serait plus jamais pareil comme avant, mais pas que c’était totalement terminé, « la civilisation » comme on l’avait connue. Au début il y avait des nouvelles à la radio qui parlaient de la crise, mais tranquillement il y en a eu de moins en moins. Il y avait des infos juste à midi et ça durait pas longtemps. Après ça s’est arrêté. Ça fait qu’on savait plus ce qui se passait ailleurs. Je me souviens, je trouvais ça vraiment surréaliste. 12 Tout le monde est dehors en train d’arranger la femelle que moi et Simba on a tuée l’autre jour. Moi je fais des jobines en dedans. Le soleil est complètement levé et ma cousine Noée commence à avoir des contractions. Elle est assise sur la chaise dehors, je la vois et je l’entends. Elle rit et elle fait des jokes, et une seconde plus tard son visage montre quelle souffre et elle respire fort. Ma mère a mis plus d’eau sur le feu et elle fait bouillir des plantes. Du thé du Labrador et une autre affaire que je connais pas. Jour 4 Dans la nuit, Noée a accouché. Quand il a fait noir, la plupart d’entre nous ont veillé autour du feu dehors pour leur laisser de l’espace, à elle, ma mère, ma tante, Becca et Jason. Il paraît que ça s’est bien passé, même si elle avait l’air d’avoir encore plus mal que moi quand ma jambe s’est prise dans la branche l’autre jour. C’est le deuxième bébé que Noée a depuis qu’on est partis. J’espère qu’il va vivre celui-là. (R.I.P. Bébé Pien.) Jour 5 N’tuss trouve ça drôle qu’on ait appelé ça «la civilisation » parce que selon elle ce monde-là a jamais été civilisé. Etre civilisé, c’est prendre soin des choses vivantes, qu’elle dit. Et dans le monde où on vivait, c’était tout le contraire. C’est pour ça 13 qu’on en est rendus là. N’tuss a beaucoup étudié ces questions-là. Elle est allée à l’université. Des fois elle nous en parle mais pas tant que ça. Elle est quand même très occupée toute la journée et elle travaille fort. Quand on jase tous ensemble, la plupart du temps c’est pour raconter les histoires de ce qui nous arrive ici, nos aventures pis nos mésaventures. L’autre jour Jason, le chum de Noée, il s’est fait courir après par une mère ours. Nels était là aussi et il disait que Jason essayait de se sauver, et qu’en courant il criait full aigu. Quand il l’imite c’est tellement drôle, avec les gestes et tout ça. C’est pas facile d’expliquer l’humour par écrit. En tout cas, on le niaise avec ça depuis ce temps-là, pis il est tanné et c’est encore plus drôle. On est comme ça. Il doit bien commencer à nous connaître un peu. «Arrêtez pas de rire pis de niaiser, c’est à cause de ça qu’on est aussi forts », quelle dit, Neka. Je suis pas mal sûr que c’est vrai, parce que sinon ça serait encore plus dur. Je pense que le plus difficile c’est de savoir que la poutine et la pizza ont déjà existé dans ma vie. Si j’avais toujours vécu ici, je me serais pas rendu compte que ça me manquait. Jour 6 Le bébé, c’est une fille. Elle s’appelle Uastessiu parce qu’on est dans le temps où les feuilles tombent. Vu que je peux pas bouger, c’est moi 14 qui la berce. Elle est tellement petite pis cute. Elle a une tache de naissance sur la joue, proche de son œil, et ça la rend spéciale, comme si elle allait avoir un pouvoir ou quelque chose comme ça. J’aime ça croire à ça. Dans les films de superhéros, il me semble qu’ils avaient toujours une affaire spéciale de ce genre-là sur leur corps : des cheveux ou des yeux différents, ou une tache de naissance qui leur donnait une sorte de pouvoir. J’espère que son pouvoir à elle, c’est que premièrement elle va vivre longtemps, et aussi quelle va être une bonne chasseuse, parce qu’on va en avoir besoin dans pas long. Elle va sûrement être meilleure que moi, en tout cas. Et la vie d’avant lui manquera pas. S’il fallait que je décrive la forme de sa tache de naissance, en ce moment, dans l’angle que je suis, je dirais quelle ressemble au continent africain. Jour 7 J’ai rien à dire. Dans le camp il y a six lits. Cinq lits doubles superposés et un lit simple qui est aussi le divan à Simba. Une grande table. Un gros poêle à bois pour cuisiner, avec « Bélanger » écrit dessus. Des armoires ouvertes. Dedans il y a des cruchons de viande, de cœurs de quenouilles, de topinambours et de confiture de bleuets, des bleuets et des champignons séchés, et toutes sortes d’autres affaires. Il y a aussi des remèdes que N’tuss fait. Et du sel. îs On est douze personnes : Neka (ma mère) Nelson (mon frère le plus vieux) Derek (mon frère le deuxième plus vieux) N’tuss Cindy (la sœur plus vieille de ma mère) Jack (son chum, mon oncle) Kukum Denise (la mère de Jack) Noée (ma cousine, la fille de Cindy et Jack) Jason (son chum) Uastessiu (bebess) Rebecca (ma cousine, la fille de Cindy et Jack) Simba (un ami de la famille, son vrai nom c’est Jacob mais personne l’appelle de même) Et moi Jour 8 Je sais pas quoi écrire. Le français, j’aimais pas ça. Les seules choses que j’aimais quand on était au village, c’était jouer au hockey quand on pouvait encore, jouer à ma console et monter dans le bois. Aujourd’hui, ce que j’aime, c’est quand on se fait un tournoi de Mitaine, bercer le bébé, mais c’est surtout quand je tue un orignal (je suis rendu à mon troisième, mais une chance que je suis pas tout seul). La première fois que j’ai tiré, je l’ai manqué. C’est Jack qui m’avait passé le fusil pour que j’essaie. Mais après je me suis amélioré. C’était avant qu’on commence à ménager les balles de 30-30. Là, on tire juste quand on est sûrs de pas le 16 manquer. Moi, Simba, Nels et Becca on essaie de fabriquer des arcs et des flèches et à se pratiquer à tirer pour quand on n’aura plus de balles. Il paraît qu’il va falloir travailler pas mal plus fort quand on n’en aura plus. C’est justement en essayant pour la première fois de chasser à l’arc que je me suis cassé la jambe. Je callais une femelle et j’ai entendu quelle arrivait. Je suis monté dans un arbre parce que c’était un endroit découvert pis il y avait juste un gros arbre. Je sais, c’était pas fameux. La femelle est venue presque juste en dessous de l’arbre et j’ai tiré une flèche, pis une autre, mais j’ai perdu l’équilibre et quand je suis tombé ma jambe est restée accrochée à une fourche d’une branche et j’étais pendu la tête en bas. Je fais juste repasser la scène et ça me donne des élancements dans la jambe : j’ai jamais eu aussi mal de toute ma vie. Je devais crier vraiment fort parce que ç’a pas été long que Simba m’a retrouvé. Il avait réussi à achever la femelle. Une chance. Jour 9 Je suis encore tout énervé et je shake. Aujourd’hui on a rencontré du monde!!!!!! Ils vont installer leur tente sur la plage ce soir. Jour 10 Ils s’appellent Patrice, Shiship, Mikisiw et Morgane. Ils nous ont dit qu’ils sont plusieurs familles 17 ensemble, si j’ai bien compris. Ils sont au lac Alfred, environ soixante kilomètres à l’ouest d’ici, et ça fait depuis la fin de l’été qu’ils sont installés là. Ils changent souvent de place, deux fois par année. On les a vus arriver du bout du lac dans un petit canot vert forêt. Dedans, ils avaient leur stock, mais ils avaient aussi des béquilles qu’ils ont fabriquées eux-mêmes. Elles sont trop grandes mais Jack m’a dit qu’il allait les rapetisser. Je trouvais ça vraiment bizarre qu’ils traînent des béquilles. Je comprenais pas. Ils avaient pas chassé aussi loin encore dans le coin, mais cette journée-là la pêche était bonne dans un certain lac et ils avaient décidé de se tenter à cet endroit-là et d’aller voir quelques lacs plus loin le lendemain, et de refaire leur campement pour quelques jours. Ils ont vu des traces de notre présence à deux lacs d’ici et ils ont continué pour nous trouver. On voulait tous leur poser des questions mais on était aussi un peu gênés, c’est bizarre de voir du nouveau monde. C’est comme si les mots restaient pris dans la gorge parce que le cœur bat trop fort. Je pense que ça leur faisait ça à eux aussi. Ils devaient être habitués de juste parler leur langue entre eux. Avec Simba, Jack et kukum Denise par contre ils pouvaient parler en atikamekw et ils se comprenaient super bien. Moi je pognais juste des bouttes, comme une radio qui pogne un poste à moitié. 18 Neka leur a justement demandé s’ils avaient une radio, parce qu’on avait entendu parler en français avec l’accent atikamekw l’autre fois, au poste 101,9. Oui, c’étaient eux. Ils ont une sorte de radio qui marche à l’énergie solaire et avec laquelle ils peuvent envoyer des messages. Ils en envoient un presque chaque jour, des fois le matin, des fois le midi ou le soir, pour avoir plus de chances d’attraper quelqu’un. Ils étaient déjà en contact avec deux autres groupes depuis le début de leur vie dans le bois et ils avaient rencontré une seule autre famille avant nous, à l’automne passé. Avant qu’ils repartent, j’ai pris mon courage et j’ai posé une question à Morgane (parce quelle a l’air d’avoir mon âge et que les adultes parlaient ensemble). Je lui ai demandé comment ça qu’ils avaient des béquilles dans leur canot. Elle m’a dit quelle avait rêvé à un blessé il y a quelques jours et l’avait raconté à son arrière-kukum. Elle lui avait répondu d’aller à la pêche avec les hommes et d’apporter les béquilles qu’ils avaient, au cas où son rêve serait vrai. Je pense que c’est la dernière journée que j’écris. À partir de demain, je vais marcher. Et bientôt, j’irai les voir là-bas. CECILE Katia Bacon, Innue de Pessamit Montréal Six heures. Comme à son habitude, Cécile ouvre les yeux, au même moment tous les matins. Elle s’assoit sur son lit minuscule et, à six heures cinq, elle prie. Elle égraine le chapelet que sa fille lui a rapporté de son voyage à Medjugorje. Un grain pour le Notre Père, trois Je vous salue, Marie, un Gloire au Père, dix Je vous salue, Marie, un Gloire au Père... Six heures trente, Cécile a récité au total cinquante Je vous salue, Marie, cinq Gloire au Père et deux Notre Père. Il est temps de s’habiller. Elle enfile un pantalon noir, une chemise blanche et un débardeur mauve. Le débardeur est le seul vêtement qui change de couleur au fil des jours. Le changement, très peu pour elle. Ensuite, sous son oreiller, Cécile s’empare de son immense croix métallique qu’elle glisse autour de son cou. Celle-là vient de la basilique Sainte-Anne- de-Beaupré, endroit quelle chérit particulièrement. 21 Un petit coup de peigne dans ses cheveux d’un gris argenté, et Cécile peut maintenant aller manger. La table a été mise la veille ; une assiette est posée sur un napperon de dentelle, entre le couteau et la cuillère. Sur cette assiette, il y a un bol. Au coin, sa tasse à thé. Un autre napperon au milieu de la table où se trouvent la boîte de céréales, le pot de sucre, la pinte de lait et le lait condensé sucré que Cécile aime bien verser sur ses toasts. Etonnamment, si peu quelle puisse manger, Cécile prend beaucoup de temps à terminer son déjeuner. Entre chaque bouchée, elle se perd dans ses souvenirs. Elle les ressasse de peur de les oublier. Son mari. Ses enfants. Ses petits-enfants. — Je vous aime, leur dit-elle sans cesse. Dès qu elle a fini de manger, elle range le tout, lave assiettes, tasse, ustensiles. Un lave-vaisselle a été installé, il y a des années, mais il n’a jamais été utilisé. Cécile a toujours tout lavé elle-même, ça lui évite de devoir apprendre à s’en servir. Sans avoir été avertie, Cécile a un jour vu sa maison être envahie par des hommes, tous vêtus de blanc. Ils étaient là pour y disposer un tas d’appareils. Ils accrochaient des écrans dans chaque pièce. Des caméras. Des tablettes. Des distributrices pour la nourriture. Une traductrice était présente pour lui expliquer, puisque Cécile ne parle pas français. « Ceci sert à ouvrir l’écran, et cela, c’est pour entrer en 22 communication avec Iris, une jeune parente à vous. Ce bouton est pour... » Elle s’était interrompue, car elle voyait bien que Cécile avait la tête ailleurs et ne comprenait rien, ne voulait pas comprendre. Après le dîner, Cécile prépare son thé. Jour après jour, elle utilise la même tasse, la blanche avec la petite fissure sur le côté. Le thé est versé jusqu’à la moitié de la tasse, puis elle y ajoute deux cuillerées de sucre et beaucoup de lait. Toujours. Sa tasse dans une main, sa canne dans l’autre, Cécile se dirige vers la minuscule pièce d’où elle peut regarder par la fenêtre, assise sur sa vieille chaise berçante en bois. Avant, elle pouvait observer ses voisins. Celle de droite passait son temps à nettoyer son auto. Celle de gauche vendait du pain, Cécile peut encore en sentir l’odeur. II y avait aussi M. Ashini, le chauffeur de bus qui adorait les enfants. Des chiens en liberté couraient après les voitures. Le quartier était débordant de vie! Mais ça, c’était avant... Maintenant, que voit-elle ? Du gris à gauche. Du gris à droite. Du gris en avant. Aucune âme. Les nouveaux dirigeants, dans l’espoir de calmer un peuple en colère, ont décidé, il y a 23 plusieurs années, d’interdire les sorties. Il devenait dangereux pour quiconque d’aller dehors. Les manifestations fréquentes, les multiples attentats ét les innombrables attaques ont eu raison de la sécurité nationale. Des mesures draconiennes ont été mises en place afin d’éviter toute transgression à cette loi. Le gouvernement a dépensé des milliers, voire des millions de dollars pour barricader chaque maison avec un revêtement en fer muni d’un système d’aération et d’ouverture de porte à distance. Les travailleurs ont aussi rendu inaccessible le sol en élevant les habitations. Une organisation gouvernementale s’occupe de distribuer des denrées et de subvenir aux besoins essentiels. Tout est contrôlé. Ça rappelle à Cécile le soir où une importante compagnie nationale, sous l’ordre du gouvernement Duplessis, a inondé le territoire familial, dans les années 1940. Elle avait dix ans lorsque des explorateurs canadiens apparurent dans la forêt. À les voir fouiller partout et regarder autour d’eux avec tant de curiosité, elle s’est dit que l’endroit semblait particulièrement intéressant. Cécile les trouvait envahissants, mais gentils. Quelques semaines plus tard, un vacarme assourdissant réveilla Cécile et sa famille durant la nuit. Ils n’avaient jamais entendu un tel bruit. Tous 24 sortirent de la tente pour comprendre. Une grosse vague déferlait vers le campement. On aurait dit que quelqu’un versait un seau d’eau géant. Son père se mit aussitôt à ramasser des objets. — Prenez tout ce que vous pouvez ! Tout ce qui sera utile pour rejoindre la montagne. Nourriture, vêtements, outils, armes ! Rapidement, Cécile, sa mère, son père et ses deux frères entreprirent une longue marche, laissant derrière eux un camp noyé. Il leur fallut deux jours pour atteindre les hauteurs, où une dizaine de familles étaient déjà réunies. Toutes avaient vécu le même cauchemar. Un homme se présenta à eux, et Cécile reconnut l’un des explorateurs, quelle avait trouvé sympathique. — Nous savons que vous avez été dépouillés des toiles qui vous abritaient, c’est désolant. Nous avons une solution pour vous. Des maisons, des vraies, ont été bâties pour que vous puissiez y rester toute l’année ! Nous vous avons réservé un bel endroit pour vous épanouir. Les étrangers les conduisirent jusqu’à cette terre promise à l’aide de véhicules à roues munis d’un moteur. Cécile n’en avait jamais vu, elle craignait une explosion tant le bruit était assourdissant. Il n’y avait pas de routes à cette époque, et le trajet leur parut long et ardu. Cécile se disait quelle aurait préféré marcher. Ils étaient habitués 25 à voyager à pied, en portant sur eux tout ce qui était nécessaire à leur survie. Plusieurs heures plus tard, ils atteignirent l’endroit où les maisons avaient été érigées. C’était grandiose ! Mais comment ces hommes avaient-ils pu construire autant de maisons en si peu de temps ? Comment avaient-ils pu deviner ce qui leur était arrivé ? Il avait fallu des années à Cécile pour comprendre. Elle a besoin de se changer les idées ; ses yeux se remplissent d’eau lorsque ce souvenir refait surface. Elle réalise quelle n’est plus jamais retournée dans cette forêt. Quinze heures sonnent et, comme chaque jour, elle consacre son après-midi à replacer ses photos dans des albums quelle garde précieusement à l’intérieur d’un vieux coffre bleu. Ses enfants s’en servaient jadis pour jouer aux pirates. Cécile peut passer des heures à regarder chaque image, à se rappeler chaque détail du moment où la photo a été prise. Parfois elle rit, d’autres fois elle pleure. Aujourd’hui, plutôt de bonne humeur, elle sourit en tombant sur celle de son mari quelle 26 préfère. Il pose assis devant la maison, violon et archet dans les mains. Cette journée-là, il devait partir pour aller animer un mariage à Schefferville. Un contrat qui durerait huit jours. Juste avant, il lui avait acheté un appareil photo, « pour que je puisse voir ce qui va se passer durant mon absence», avait-il blagué. Cécile n’en avait jamais vu, elle ne savait pas comment le faire fonctionner. Son mari, à l’affût des gadgets de l’heure, le lui avait montré. «Tiens-toi immobile ici, regarde dans ce petit trou et, quand je suis prêt, tu appuies sur ce bouton. » Et c’est comme ça qu’il était devenu son premier modèle, son plus vieux souvenir en image. Cécile sort de sa rêverie, elle n’a pas vu le temps filer. Elle va à la cuisine afin de préparer sa table pour le souper. C’est un peu comme au déjeuner : la mise en place est identique et le repas est presque le même, sauf qu’au lieu du lait condensé elle étend du fromage sur ses rôties. Elle laisse aussi tomber les céréales ; dormir le ventre plein lui donne des cauchemars. Son assiette vidée, elle se lève pour faire la vaisselle, comme d’habitude. Cependant, la différence avec sa routine du matin, c’est que Cécile prend moins de temps à rêvasser durant le repas car, après, elle prie. Encore. Dix-huit heures. Cécile se rend dans la petite pièce où elle attendait, jadis, son frère pour qu’ils 27 aillent à la messe ensemble. À présent, assise sur sa vieille chaise berçante en bois, elle prie seule. Seule, elle l’est depuis longtemps, mais ça n’a pas toujours été ainsi. Cécile et son mari ont eu des enfants, ils ont aussi été famille d’accueil pour trois enfants issus de parents moins nantis. Les enfants ont eu à leur tour des enfants. C’est donc dire que Cécile n’a pas connu une minute de solitude durant une grande partie de sa vie. Etre entourée de gens la rendait joyeuse. Pourquoi doit-elle être seule maintenant ? Pourquoi elle ? Qu’a-t-elle fait pour que Dieu l’oublie ? Elle qui a toujours été fidèle envers lui... Tant de questions sans réponses, mais elle continue de prier. Notre Père, qui es aux deux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Son chapelet dans les mains, elle murmure ces paroles avec conviction. Dieu va l’entendre. Il viendra la chercher comme il a failli le faire bien longtemps auparavant. Donne-nous aujourd’hui, notre pain de ce jour. Pardonne-nous nos ojfenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. C’était après son deuxième accouchement. Tout s’était bien déroulé. Outre le fait que son 28 mari n’avait pas pu se rendre à l’hôpital, Cécile était comblée. Sa petite fille était entre les mains des gentilles infirmières. Comme la première était née dans la forêt, sous une tente, en présence de sa mère et de sa tante, cette nouvelle expérience lui plaisait. Même s’il y avait d’autres gens dans la chambre, Cécile pouvait se reposer sans tracas. Quatre lits étaient placés dans chaque coin de la pièce. Des rideaux servaient de murs, mais la plupart du temps ils étaient repliés. Les patients disposaient d’une chaise pour les visiteurs. Deux fenêtres laissaient entrer la lumière du jour. Heureusement, le lit de Cécile était au fond, elle pouvait voir à l’extérieur. Allongée, elle réfléchissait à des prénoms pour sa fille. Son mari espérait avoir un fils cette fois-ci, il avait préparé une liste : Paul, Joachim, Pierre, Yves, Louis... II souhaitait toutefois qu’Adèle, le prénom de sa mère, soit retenu pour leur prochaine fille. Elle s’exerçait en répétant tout bas : — Adèle! Adèle, va t’habiller! Adèle, ne cours pas autour de la table ! Cécile trouvait ce prénom si joli et parfait pour son poupon ! Elle avait hâte que son mari arrive pour lui en faire part. C’était long d’ailleurs, mais le bonheur quelle ressentait la rendait un peu plus patiente que d’habitude. Elle sourit et ferma les yeux. 29 Cécile se réveilla, prise de douleurs dans le bas du ventre. Elle essaya de se lever mais n’y parvint pas. Son cœur battait fort, sa vision devenait de plus en plus trouble. Les autres patients dormaient, elle voulait crier, mais aucun son ne sortait. Peu à peu, elle sentit son esprit s’éloigner, elle allait s’évanouir. Au même moment, elle aperçut une dame qu’elle connaissait. Cécile s’efforça de rester consciente. — Marie ! Tu as vu mon mari ? lui demanda Cécile, en pleurs. Marie s’assit sur le coin du lit et la fixa; on pouvait presque lire de la pitié dans ses yeux. Mais Cécile savait bien que Marie ne la voyait pas puisqu’elle était aveugle. Elle la connaissait, les deux venaient du même village. La dame était connue pour ses yeux bleus recouverts d’un fin voile blanc. Cela fascinait les gens de chez elle, car ils n’avaient jamais vu cette couleur dans le regard de quelqu’un. Tous avaient les yeux aussi bruns que la viande de caribou séchée. La dame s’approcha de Cécile, qui agonisait. — Ne pleure pas ! Les mains sur son ventre encore engourdi et enflé, Cécile pleurait ; la douleur s’intensifiait. Elle avait peur de mourir. Elle craignait de laisser son mari seul avec leurs deux enfants. Les filles étaient trop petites pour ne plus avoir de mère ! 30 Son mari ne pouvait pas s’en occuper, c’était lui qui travaillait pour la famille... Cécile refusait de les abandonner. Pas maintenant. — Ça va aller, tu vas t’en sortir. Tes enfants vont grandir, ton mari va t’aimer toute la vie. Tu vas tout voir. Le village va devenir grand, les gens seront nombreux. La vie va changer et, toi, tu verras tout ça. Tout. En ouvrant les yeux, Cécile aperçut une jeune infirmière en train de vérifier ses signes vitaux. Son mari était assis sur la chaise d’invité, le bébé dans les bras. Cécile fut soulagée de les voir, elle crut à un cauchemar. Ce n’est que lorsqu’elle apprit le décès de Marie, des années plus tard, que Cécile se rappela cet épisode à l’hôpital. «Tu vas tout voir. » Cette phrase résonnait dans sa tête sans quelle sache ce que la dame avait voulu dire. Pour la remercier de lui avoir sauvé la vie, elle avait allumé un cierge lors de ses funérailles. Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du Mal. Amen. Cécile finit sa messe solitaire. Elle ne voit pas dehors, mais elle sait qu’il fait noir, car la fatigue l’a rattrapée. Elle va préparer sa table pour demain. Une assiette déposée sur un napperon de dentelle, entre le couteau et la cuillère. Sur l’assiette, le bol. Au coin, sa tasse à thé. 31 Sur l’autre napperon, la boîte de céréales, le pot de sucre, la pinte de lait et le lait condensé sucré quelle aime bien verser sur ses toasts. Elle se rend dans sa chambre, s’assoit sur son lit, enlève l’immense croix métallique de son cou, la range sous son oreiller, à côté de la photo du pape Jean-Paul II, son préféré. Son pyjama en polar est sur le lit, elle l’enfile. Cécile tire les couvertures et peut enfin s’étendre. Comme tous les soirs avant de s’endormir, Cécile réfléchit. Elle repense à la journée quelle vient de vivre, une de plus. Epuisée, jamais elle ne se plaint, car Dieu viendra la chercher au moment voulu. — Je suis prête, dit-elle à voix haute en levant les yeux vers le ciel. Cécile est prête depuis que la fille de son dernier petit-fils est partie rejoindre les autres. Elle est prête, alors pourquoi est-elle encore là ? Cécile est née sous une tente, un soir d’automne de 1932. Elle a grandi avec ses deux frères, mais a vieilli avec un seul. Le premier s’est enlevé la vie à la suite de leur déportation ; il ne s’est pas habitué à leur nouvelle vie, sédentaire, encabanée... Les parents très aimants de Cécile l’ont mariée à dix-huit ans avec un gentil garçon. Il était orphelin, vaillant. Il l’a aimée toute sa vie. Elle ne manque pas une occasion de les remercier de lui avoir fait connaître un homme si merveilleux. 32 Ensemble, ils ont eu dix-sept enfants, douze filles et cinq garçons, qui ont eu des enfants à leur tour, et eux aussi ensuite. Sa famille a déjà compté plus d’une centaine de membres, sa maison à trois étages a déjà été trop petite pour tous les accueillir. Chaque semaine ou presque, c’était l’anniversaire de quelqu’un. La maison était le centre de la famille. Tout ça lui manque énormément. Sa vie a été remplie de petits bonheurs, mais elle a aussi connu son lot de malheurs. Cécile a vu trois guerres. Elle a vu des villes être bombardées. Elle a vu des humains attaquer d’autres humains pour leur couleur de peau. Elle a vu des morts dans les rues. Elle a vu des pauvres, des malades, des infirmes, des indésirables. Elle a vu son village devenir une ville. Elle a vu grandir ses enfants, ses petits-enfants, ses arrière-petits-enfants et même leurs enfants, elle les a vus partir un à un. Quelques-uns volontairement. D’autres naturellement. Elle a vu des machines parler, marcher, soigner, travailler. Elle a vu toutes les avancées technologiques. Elle a vu les cours d’eau se vider. Elle a vu les saisons disparaître. Elle a vu le soleil s’éteindre. Elle a vu le nord devenir le sud et le sud, le nord. Et plus encore... J’ai tout vu, se dit-elle. La voix de Marie résonne dans sa tête de nouveau : «Tu vas tout voir. » 33 À présent, tout est gris, et Cécile attend encore. Allongée sur son lit, elle tourne la tête à gauche et fixe la photo accrochée au mur. — Partout où je regarde, c’est toi que je vois. À bientôt, si Dieu le veut, dit-elle à son mari en noir et blanc. Cécile ferme les yeux. Demain, elle fêtera ses cent quatre-vingt-deux ans. LA HACHE ET LE GLAIVE Louis-Karl Picard-Sioui, Wendat de Wendake Wendake Dans la noirceur du labo, Yahndawara’ se berçait d’un rythme lent. Pour se rassurer, lui permettre d’ignorer, ne serait-ce qu’un instant, le vide lui dévorant l’intérieur. Pour contenir chacun des deuils qui s’y étaient accumulés au fil des jours et des années. La jeune femme savait que le réconfort serait de courte durée, mais elle en profita pour tenter de retrouver la paix, cet équilibre qui lui faisait gravement défaut, en psalmodiant le souhait tel un mantra: «Ahskennonnia iye’s, ahskennonnia iye’s, ahskennonnia iye’s... » Puis, au détour d’un soupir, ses paupières boursouflées s’entrouvrirent et elle croisa son reflet dans la fenêtre servant de mur. Son visage se crispait de façon irrégulière sous la tension d’un souffle las. Ses traits étirés étaient affligés de douleur, empreints d’une peine plus profonde que le temps lui-même. Elle ne se reconnut pas. Yahndawara jeta un ultime regard sur la Ville Reine qui s’étalait à ses pieds. Du haut de la tour, 35 tout semblait minuscule. Même à cette heure tardive, la mégatechnopole grouillait de vie. Les dernières décennies avaient poussé la cité à se développer en hauteur, mais elle avait toujours les pieds dans le lac, comme l’avaient prédit les siens en nommant les lieux. Toronto : « L’arbre se tenant dans l’eau. » Malheureusement, cet arbre plusieurs fois centenaire allait bientôt tomber. L’an 2072 marquerait sa fin. Si Yahndawara’ refusait de s’en réjouir, elle en avait apprivoisé l’idée. Elle savait que, quelque part, dans une autre trame temporelle, la ville n’avait pas été contaminée par les idées du Glaive. Quelque part, dans les champs sans fin des possibilités, l’arbre continuerait de croître et de prospérer. Mais pas ici. Pas maintenant. Le ciselage des racines était devenu inévitable. Ses années de lutte et d’errance lui avaient appris que les sacrifices les plus douloureux étaient parfois les plus nécessaires. Et puis elle avait conscience que celui-ci serait son dernier. Alors quelle contemplait la ville, Yahndawara remarqua une multitude de gyrophares qui convergeaient vers sa position, transperçant la nuit. Ils étaient venus pour elle, comme elle l’avait espéré. Pour elle, mais surtout pour la machine. La femme se permit un sourire, puis se détourna de la fenêtre. Autour d’elle, des milliers d’indicateurs minuscules clignotaient et scintillaient dans 36 les ténèbres. Ils étaient tous des composantes du système électronique Strendu, une merveille technologique qui avait pour unique fonction d’analyser les courants spatiotemporels qui parcourent la réalité. La Strendu était une aberration. Le fruit d’une civilisation inconnue provenant d’un futur lointain. Une civilisation qui, avec les altérations apportées à la trame temporelle par le groupe d’intervention de la jeune femme, aurait pu être effacée de toute potentialité d’existence. Peu importe. Depuis quelques minutes déjà, l’utilité de la Strendu avait chuté dramatiquement. La dernière brèche temporelle désignée par le Sorcier avait été empruntée par Skahndawatih. Celui-ci ne reviendrait pas. Et le Sorcier n’était plus. Il avait été touché mortellement par leurs poursuivants d’un autre temps. Or, sans le Sorcier pour déceler la destination des passages, la Strendu était pratiquement inutilisable. Bien que le système puisse toujours dépister les brèches s’ouvrant dans le présent, il lui était impossible de déterminer le point d’arrivée précis du vortex. Sans guide, la Strendu était au mieux une préposée au suicide assisté, au pire une arme de destruction universelle. Car entre des mains malintentionnées, le système pourrait causer assez de paradoxes et d’anomalies pour déchirer la toile de la réalité elle-même et briser de façon définitive le cercle sacré de l’existence. 37 Évidemment, Yahndawara’ ne pouvait risquer une telle éventualité. Elle était donc demeurée seule derrière pour être certaine que personne ne puisse ébranler davantage la charpente du réel. Que personne ne puisse retrouver Skahndawatih. Que personne ne puisse contrecarrer leur plan. C’était là sa dernière mission, son unique motivation. C’est du moins ce quelle tentait de se faire croire. Pourtant, la vérité était plus simple. Tellement plus simple : Yahndawara’ en avait assez de courir. La jeune femme venait de loin, tant dans l’espace que dans le temps. Sa cité avait été l’une des premières à tomber lors des invasions du xvi^e siècle. L’envahisseur était arrivé par la Grande Eau pour fendre la terre avec sa croix et semer la mort aux quatre vents. Le chef barbare avait proclamé que tous ceux qui ne courberaient pas l’échine devant leur Dieu seraient annihilés. C’est ce que la mère de Yahndawara’ lui avait raconté, elle qui avait été témoin de l’événement. Les siens avaient pouffé de rire, incapables de percevoir la réalité du péril planant sur eux. Ce n’est que quelques saisons après, lorsque ce Cartier était revenu pour conjurer sa malédiction, qu’ils avaient compris le sérieux de la menace. Mais il était déjà trop tard. La maladie et la guerre dévastèrent la cité et terrassèrent ses parents et son clan. Elle n’avait alors que dix ans. Les survivants abandonnèrent 38 Stadacone pour se réfugier à l’intérieur des terres, auprès des autres nations de la confédération. Après tout, comme ils le disaient à l’époque: skawendat. Ils parlaient tous la même langue, ils n’étaient qu’un seul peuple. Alors que Yahndawara’ et son jumeau Haronhiateka’ se préparaient à entamer le portage, le Sorcier s’était présenté à eux. Il les avait vus en rêve. Il savait le rôle crucial que les jumeaux joueraient pour la suite du monde. Surtout, il savait que la chute de la cité n’était pas dans l’ordre des choses, que tout cela était le résultat d’une expérience dans un lointain futur, où des hommes de foi s’amusaient à jouer aux dieux. Les adeptes d’une secte toute-puissante dénommée le Glaive universel. En 2124, ils avaient créé leur machine, la Strendu, pour parcourir et altérer le passé. Mais l’expérience avait mal tourné et la machine avait été aspirée par la brèche quelle avait elle-même générée. La surface du temps avait été fissurée. En voulant réécrire le passé, ils avaient condamné toutes les temporalités. Le Sorcier savait tout cela, car ses songes le lui avaient révélé. Depuis la révélation, Yahndawara’ n’avait eu qu’un seul objectif: découvrir l’origine exacte des déchirures spatiotemporelles qui lézardaient l’univers pour empêcher la catastrophe. Pour mettre fin à l’ignoble projet de ces hommes de foi. Pour sauver les siens d’une mort prématurée. 39 Pour leur rendre la destinée qui leur avait manifestement été enlevée. Et elle avait presque réussi. Elle et ses compagnons avaient retrouvé la Strendu. La machine était trop abîmée pour générer de nouvelles brèches, ce que le Sorcier n’aurait jamais permis. « On ne peut régler un problème avec l’outil qui l’a causé », avait-il ressassé. Mais au moins, la machine pouvait toujours localiser les passages sporadiques s’ouvrant dans le présent. Afin de remonter jusqu’à la source du mal, Yahndawara’ et ses alliés avaient parcouru d’innombrables époques, pourchassés par des tra- queurs du futur à la recherche de leur saint Graal avalé par le temps. Yahndawara’ crut que, s’ils pouvaient se débarrasser de leurs poursuivants, elle pourrait souffler un instant. Profiter de son idylle avec Skahndawatih avant leur ultime mission en 2124. Ce ne fut pas le cas. Peu après leur arrivée en 2072, ils terrassèrent enfin les traqueurs du Glaive. Mais le tribut fut lourd à payer. Le Sorcier fut mortellement touché. Ils devaient tout recommencer. Le temps est une bête blessée qui refuse qu’on la soigne. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, ils réalisèrent bientôt qu’il était trop tard : le Glaive universel s’était déjà levé. Et s’il s’emparait de la Strendu cinquante ans avant que la machine fût créée, les dommages seraient irréversibles. L’enjeu était de taille, mais Yahndawara’ 40 en avait assez. Assez de fuir et de pourchasser, assez de cette interminable quête. Depuis la mort du Sorcier, Yahndawara’ n’avait plus qu’une idée en tête : détruire une fois pour toutes le Glaive et la machine pour faire cesser cette chasse à l’homme. Ça, et la vengeance aussi. Pschhhit ! Le radiorécepteur tira la jeune femme de ses pensées. Dans la nuit artificiellement étoilée du labo, une voix se fit entendre. Une voix rauque. Une voix familière. La voix de son frère. — Wara’ ? Je t’attends au point d’extraction depuis dix minutes. Y a un problème ? Yahndawara’ laissa planer le silence, le temps de rassembler dans ses entrailles le courage nécessaire. Elle avait changé le plan, voilà. Elle ne par- iirait pas. Il ne la reverrait pas. Détruire la Strendu n’était pas assez. Pour que son frère puisse vivre tranquille, elle devait anéantir le Glaive ici et maintenant. Elle souffla, se leva et saisit l’appareil d’une main chancelante. — Non. Il n’y a aucun problème, balbutia- . elle. Je te libère de notre fardeau, mon frère. Profite bien du temps qu’il te reste. — Par Yàatayenhtsihk ! Qu’est-ce que ça veut dire? Ne fais pas ça, Wara’. Ils vont être là d’une minute à l’autre... — Ils sont déjà ici ! Alors fuis, Teka’ ! L’un de nous doit survivre pour raconter l’épopée. 41 De nouveau, le silence emplit la fréquence. Un silence lourd comme le poids du monde. Celui d’un univers tour entier sombrant dans le trou noir de l’oubli. Lorsque la voix de l’homme reprit, elle était à demi murmurée, traversée de sanglots : — Yahndawara’... Je... j’ai déjà tout perdu... Ce n’était pas le plan ! Yahndawara sentit la colère gronder dans son ventre. Même si elle était la dernière femme de sa lignée maternelle et détenait donc l’autorité sur son frère, cadet de quelques minutes, celui-ci s’obstinait encore et toujours. Il refusait d’accepter quelle veille sur lui. Qu’elle honore son devoir. Il refusait d’accepter l’inévitable. La fureur envahit son être, et Yahndawara hurla : — Haronhiateka’ ! Cesse de pleurnicher et sauve-toi ! Tu m’entends ? Tu montes dans le prochain planeur pour Mexico, comme prévu, et tu disparais. Loin, très loin. Je m’occupe du reste. Over. And. Out! Sans attendre la réplique, elle catapulta le radiorécepteur de toutes ses forces contre le mur. Voilà. Plus de contact. Que le silence. Le silence et le vide. Seule dans le noir, la j eune femme se rassit dans le fauteuil. Elle berçait sa colère. Elle berçait sa peine. Son esprit songeait à ceux quelle avait laissés et à celui quelle laisserait. Elle murmura un chant d’adieu à son frère. Elle fredonna un vers 42 à la mémoire du Sorcier. Son souffle scanda un hymne à Skahndawatih, son brave guerrier avalé par le temps. Le temps qu’ils n’avaient jamais eu. Et, de longs soupirs plus tard, elle se ressaisit. Après tout, la vérité était tellement simple. Tellement plus simple. Toutes les raisons d’exister, la sienne et celles des autres, toutes les destinées et toutes les origines, chacun des pas de la danse ronde cosmique pouvaient être ramenés à leur plus simple équation : au bout du compte, tout ce qui importait vraiment était que Skahndawatih puisse accomplir sa mission. Sans obstacle. Sans être poursuivi. Yahndawara’ se demanda ce qui se passerait si Skahndawatih réussissait. Ou s’il échouait. Elle se demanda comment elle saurait reconnaître la différence. Du coin de l’œil, elle vit un nouveau clignotant lumineux s’animer. Il s’agissait d’un avertisseur indépendant, aucunement relié au système de la Strendu. Une alarme silencieuse. Yahndawara’ quitta son fauteuil et accourut vers le terminal principal. La jeune femme ferma les yeux. Elle laissa planer ses doigts un moment sur le clavier. Son index s’arrêta au-dessus d’un bouton marqué d’un étrange symbole: une hache primitive. Elle appuya. Suspendu devant elle, l’écran géant s’anima. En rouge sur fond noir, il affichait le symbole de la hache. Puis, dans une volée de poussière, la seule porte d’accès au laboratoire éclata vers l’intérieur. 43 Une escouade d’hommes masqués pénétra dans la salle. Une première vague se déploya stratégiquement autour de Yahndawara’. Immobiles, ils pointaient sur elle des fusils de haute précision. La jeune femme ne bougea pas. Debout, elle observa le cirque militaire. Une seconde vague envahit la salle. Moins nombreux, ces hommes se précipitèrent sur les interfaces d’interaction de la Strendu. Armés de scanneurs, ils sondèrent le système, probablement pour confirmer son authenticité et pour s’assurer qu’il était opérationnel. Leur sourire laissait présager qu’ils étaient satisfaits. Yahndawara’ l’était également : les sbires maintenant rassurés, leur maître se manifesterait. Elle attendit, mais pas longtemps. Un homme en complet vert rejoignit le groupe d’intervention. Il n’était plus jeune, mais sa démarche ne trahissait pas son âge. L’homme était caucasien, évidemment. Grand et chauve. Son teint était pâle, ses yeux, bleus comme le ciel. Le côté droit de son visage arborait un glaive délicatement tatoué. Un glaive ou une croix. Yahndawara’ sourit. Comme elle l’avait prévu, il était venu en personne : le général Providence, commandant en chef du Glaive universel. 44 D’une démarche noble mais calculée, le général pénétra dans le laboratoire. L’air était sec et poussiéreux, mais cela ne l’agaça pas outre mesure. Il scruta brièvement les environs. La pièce était sombre. A part les milliers d’indicateurs lumineux scintillant dans la pénombre, seul le moniteur principal était allumé. Ce dernier affichait le symbole d’une hache. Rouge sur fond noir. Providence fit quelques pas pour admirer le miracle technologique de plus près. L’arsenal informatique était impressionnant. Des dizaines de boîtiers de toutes formes et de toutes tailles étaient entassés dans la pièce, de même qu’une infinité de moniteurs, de projecteurs holographiques, de scanneurs, de sondes et de consoles. Une profonde satisfaction l’envahit soudain. Il attendait ce moment depuis si longtemps. Des décennies. Providence avait parcouru le monde à la recherche de son saint Graal. Et aujourd’hui, enfin, le S.T.Re.N.D.U. lui appartenait. Il avait réussi : il avait passé le test. Le général sourit. Bientôt, il pourrait récupérer ce qui était sien. Il pourrait corriger le passé. Et bientôt, oui, bientôt, il livrerait ce monde à Notre-Père-Tout-Puissant. Et c’est le cœur empli de gratitude qu’il abattrait le glaive de Dieu et terrasserait les infidèles, qu’il purgerait son royaume du mensonge et de ses adeptes. Il s’agissait certes d’un grand jour pour le Glaive et ses dévoués serviteurs. Devant lui, ses 45 hommes étaient toujours en position. Ils étaient bien entraînés. Aucun des soldats n’avait bougé depuis qu’il était entré. Une opération serrée, précise, brillamment exécutée. Le général était fier de son armée. Plusieurs des hommes pointaient une arme. Traversant les ténèbres, les faisceaux rouges des lasers étaient tous dirigés vers une même cible : la jeune femme debout devant l’interface principale. Elle ne semblait pas étonnée de le voir. Elle l’avait reconnu. « Bien, pensa-t-il. Nous pourrons sauter le stade des présentations. » — Au repos ! ordonna le général. Aussitôt, les soldats abaissèrent leurs fusils, mais demeurèrent en position. Providence avança lentement vers la jeune femme. « Yahndawara’. » La vue de son visage provoqua chez le vieil homme une cascade de sentiments et de souvenirs. Il l’avait déjà rencontrée, brièvement, des décennies auparavant. En 2030, l’année où sa vie avait basculé à tout jamais. L’année charnière où Providence avait perdu l’être qui lui était le plus cher au monde. L’année où il avait pris possession du flambeau de son père. À l’époque, l’Ordre de la Croix, l’ancêtre du Glaive universel, n’était qu’une organisation pieuse sans envergure, sans rêves et sans avenir. Mais l’an 2030 lui avait fourni l’inspiration nécessaire. Et Providence avait gravi les échelons du culte pour finalement en devenir le commandant suprême, le transformant à tout jamais. 46 Aujourd’hui, le Glaive comptait des centaines de milliers de soldats, de fidèles, répartis sur quatre continents. Et, à soixante-trois ans, Providence était l’une des personnes les plus puissantes de la planète. Mais si son esprit était resté lucide, son corps avait vieilli. Le général constata qu’il en était tout autrement pour la femme. Yahndawara’ était demeurée aussi jeune et fraîche quelle l’était dans son souvenir. Cela n’avait rien de vraiment surprenant : lors de cette unique rencontre, elle avait fui, avec ses trois acolytes, par une brèche temporelle. Et, quarante-deux ans et quelques poussières plus tard, Yahndawara’ était toujours séduisante. Bien sûr, le général trouvait son teint un peu trop foncé, ses yeux un peu trop bridés, son allure trop... exotique pour ses goûts. Mais la Wendat possédait cette force de jeunesse qui redonne aux hommes âgés la soif de vivre. Providence ne put s’empêcher d’éprouver une certaine admiration pour la sauvagesse. Vrai, elle n’était à ses yeux qu’une païenne. Pourtant, sa foi était inébranlable. Sa loyauté, exemplaire. Sa détermination, de fer. Comment ces qualités pouvaient-elles se retrouver chez un être inférieur comme Yahndawara ? Providence avait du mal à comprendre. Après un long moment, il décida de chasser de son esprit ces distractions pour se concentrer sur la présente situation. Après tout, il était un homme pragmatique. Il brisa le silence : 47 — C’est donc ici que vous cachez le S.T.Re.N.D.U. ? — Non, répondit Yahndawara’ d’un ton ténébreux. — Non ? Alors qu’est-ce que tout cet équipement? demanda l’homme en gesticulant d’une main. — Il s’agit de « la » Strendu. Votre ignorance est manifeste. Chose fort ironique de la part du général d’un culte proclamant posséder les droits d’auteur sur la Vérité. Providence éclata de rire. Un rire à la fois honnête et menaçant. L’arrogance de la jeune femme l’amusait. Le vieil homme admirait son audace. Elle cherchait à le provoquer, il en était conscient. Aussi ne s’empêcha-t-il pas de répliquer. De toute façon, il avait maintenant tout le temps du monde. — J’en sais plus que vous ne le croyez, Yahndawara’. Sur vous et sur vos superstitions impures. Yahndawara’ ne dit mot. Elle se contenta d’observer l’ennemi. Son regard ne trahissait aucune surprise, aucune émotion. Providence l’avait sous-estimée. Elle s’attendait visiblement à ce qu’il se souvienne d’elle. Le général étira son sourire. Il avait d’autres tours dans son sac. — Je sais, continua Providence, que vous croyez que le terme «Strendu» provient de l’une de ces stupides histoires fantaisistes que vous prenez pour des vérités. Il s’agit, si je me rappelle 48 bien, d’une géante cannibale qui fut vaincue par un héros mythique du nom de Skahndawatih. Soyez assurée que j’en apprécie la poésie et l’ironie. La jeune femme eut l’air quelque peu étonnée, mais elle se ressaisit vite. Providence savoura le moment en attendant la repartie. — Vous vous trompez encore, général. Dans la légende, Skahndawatih ne triomphe pas vraiment de la Strendu. C’est elle qui commence l’histoire et c’est elle qui la termine. En fait, c’est même elle qui donne le nom de Skahndawatih au héros... — « Celui-qui-est-toujours-de-l’autre-côté-de- la-rivière», interrompit le général. Je sais. De peur d’être dévoré par le monstre, le héros traverse continuellement la rivière à l’aide de son canot, évitant la géante qui doit marcher sur le fond marin. Maintenant, je m’attends à ce que vous me révéliez vers quelle « rive » votre Skahndawatih a navigué. Yahndawara éclata de rire à son tour. Mais la gifle que lui infligea Providence la ressaisit. Du sang perla sur ses lèvres. Elle plissa les yeux. Providence ne tira que peu de satisfaction de son geste, mais la jeune femme avait nettement besoin de discipline. Elle se devait d’apprendre le respect. Et le général était un maître de l’art. — Vous voulez savoir ? demanda-t-elle. Alors voici : Skahndawatih est parti là où vous ne pourrez pas l’atteindre. Il est parti vous effacer de 49 la surface du temps. Le Glaive ne tombera jamais sur la Terre mère, car jamais il ne se lèvera ! Yahndawara reçut un nouveau coup, cette fois dans l’abdomen. Elle eut du mal à reprendre son souffle. Le général l’observait de haut. Son visage était froid, de marbre. Mais son regard était celui d’un tuteur plus que d’un sadique. — Pathétique, affirma-t-il avec dédain. Trouvez refuge dans le silence si vous voulez. Cela n’a absolument aucune importance. Bientôt, nos éclaireurs auront corrigé l’histoire comme le souhaite Notre-Père-Tout-Puissant. Le Glaive universel aura accompli sur Terre sa volonté : une Loi, une Foi, un Roi. Les races primitives, les infidèles, les faibles, les gauchistes, les déviants sexuels et tous ceux nuisant à la destinée manifeste du genre humain seront purgés de notre planète ! — Vous ne saisissez pas, rétorqua Yahndawara d’une voix calme mais sévère. Vous ne devriez pas exister. Le Glaive est une aberration. Une erreur, un bogue dans le système de la réalité. Quant à vous, général, vous êtes un menteur. Je ne sais quelle rationalisation vous avez réussi à trouver pour justifier vos actes, mais je me souviens très bien de vos motivations... Providence la frappa encore. La rage eut finalement raison de lui. Cette sotte l’avait fait sortir de ses gonds. Comment osait-elle lui parler sur ce ton ? Cette primitive, cette païenne ! Un goût de 50 sang emplit la bouche et les narines de la jeune femme. Le liquide rougeâtre et chaud s’écoula à la commissure de ses lèvres, dégoulina le long de son cou, se répandit sur sa poitrine. Autour d’elle, le monde devint flou. Elle avait peine à en saisir les formes. Elle ne distinguait plus que des couleurs : rouge sur fond noir. Yahndawara’ s’accrocha à la console derrière elle pour éviter de tituber. Pendant un instant, le général pensa que la jeune femme allait s’évanouir, mais Yahndawara’ se redressa. Elle s’adossa contre le mur adjacent pour s’éloigner du bourreau. Maladroitement, elle glissa en direction de la fenêtre. — Où croyez-vous vous sauver ainsi ? Mes troupes cernent l’édifice. Près de la totalité de nos effectifs ont été mobilisés pour cette opération. Le S.T.Re.N.D.U. est à nous. Et vous l’êtes aussi. Il n’y a rien que vous puissiez y faire. — J’appartiens à la Terre et au Cercle, répondit Yahndawara. La Strendu, elle, n’appartient à personne. Vous n’en tirerez rien. Pas sans un guide. — Nous trouverons le moyen ! interjeta le général. Ou croyez-vous vraiment que la civilisation qui a créé cette machine était esclave d’un dingue clairvoyant ? Le Glaive saura dompter la géante cannibale. Et elle nous permettra de vaincre Skahndawatih. — N’avez-vous donc rien compris, général ? La Strendu a ses limites. Et elle ne peut vaincre 5 i Skahndawatih. Au contraire, dans son insolence, la géante lui fournit même l’arme pour la détruire ! — De retour à vos légendes d’infidèles ? D’accord, si cela vous amuse de fabuler avant le sommeil éternel. La hache. Pour ridiculiser Skahndawatih, la Strendu crache sur la hache du guerrier. Ce faisant, elle lui donne malencontreusement le pouvoir de trancher la pierre. Réalisant son erreur, elle prend peur et s’enfuit. Voilà comment finit l’histoire, n’est-ce pas ? Yahndawara’ sourit. Une lumière rouge se reflétait dans son regard. Le silence creusa son nid dans le labo. L’atmosphère devint lourde, pesante, alors que le doute s’incrustait dans l’esprit du général. Lentement, Providence leva les yeux vers le moniteur géant suspendu devant lui. La hache. Rouge sur fond noir. Une appréhension l’envahit soudain. — La morale de cette histoire m’échappe. Quelle est-elle ? demanda le général, dont la voix trahissait l’incertitude. — Général Providence, cela n’est pas une fable. Il n’y a pas de morale à cette histoire. Seulement une consigne. Vous affirmez tout connaître de nous. Dites-moi, depuis ce jour, à l’approche d’une géante de pierre, que crient les Wendats pour l’éloigner? — « Skahndawatih est ici », répondit instinctivement Providence. 52 Un déclic résonna dans le labo. La hache affichée par le moniteur clignota quelques instants, puis disparut, plongeant la pièce dans la noirceur. Les pointeurs des soldats éclairaient toujours le visage de la jeune femme, qui soupira tendrement en fermant les yeux. « Eskonyeri, Skahndawatih, se dit-elle dans son for intérieur. Puisses-tu retrouver le Sorcier plus tôt, cette fois. Puisses-tu le guider jusqu’à nous, mon amour. » Le plancher du labo se mit à vibrer et à vrombir, provoquant la panique générale de l’escouade. Puis, d’une puissante déflagration, la machine explosa, emportant Yahndawara’, Providence, les soldats du Glaive, puis le bâtiment tout entier. Plus du tiers de la mégatechnopole de Toronto éclata en fumée sous la force quantique de l’explosion. L’an 2072 marqua la fin du Système Temporel de Reconnaissance, de Navigation et de Déplacement Universels, de même que la destruction du culte armé néo-impérialiste le Glaive universel. Ailleurs, dans un autre lieu, une autre époque, un héros mythique rencontrait à nouveau un jeune sorcier pour la première fois, dans l’espérance que celle-ci serait la bonne. Qu’ils pourraient, ensemble, raccommoder le temps. LES GRANDS ARBRES Michel Jean, Innu de Mashteuiatsh Saint-Mathias-sur- Richelieu Le temps passe, et ses membres s’ankylosent peu à peu. Ça devient intolérable. Elle aurait pu choisir une cache plus confortable et accessible. S’installer comme son frère dans le talus, là-bas, bien au chaud, se dissimuler dans l’herbe grasse. C’est ce que n’importe qui aurait fait. Mais elle a préféré se cacher dans les branches d’un grand arbre. Sa position surélevée lui donne une vue d’ensemble sur la clairière, et il est plus aisé de viser d’en haut que d’en bas. Et puis, les flèches pénètrent mieux la chair quand elles sont dirigées vers le bas. Son grand-père lui a appris cela, comme tout ce quelle sait. Mais à quoi bon avoir la meilleure position si elle ne peut la maintenir, si elle ne peut s’empêcher de bouger et, ainsi, de révéler sa présence ? Le sang circule à peine dans ses muscles engourdis. Elle patiente depuis l’aube, le dos appuyé contre le tronc, chasseuse embusquée parmi le feuillage, et elle regarde avec envie l’herbe où Kuuk attend 69 que le gibier se montre. Parfois, elle se demande si ce n’est pas son orgueil qui la pousse à en faire toujours plus. Les bras du chêne ondulent sous le souffle du vent du nord-est. C’est un géant dont la cime dépasse toutes les autres dans la forêt, et Juuk n’ose deviner depuis quand il se dresse ainsi à flanc de montagne. Des centaines d’années, selon son grand-père. C’est sûrement vrai, car l’Ancien sait tout. Mais imaginer une vie qui s’étire sur autant d’années lui donne le vertige, elle qui est habituée à compter le temps en saisons. « Mais aussi imposant soit cet arbre, ce n’est qu’un arbuste à côté de ceux qui touchent le ciel au milieu du lac du Sud, toisant l’immensité de leur démesure. Il n’existe rien qui s’en approche sur le territoire. C’est un endroit dont seul le Créateur connaît l’origine et la magie. » Les Grands Arbres. Juuk en entend parler depuis son enfance. La légende dit qu’il faut compter plus d’un mois de canot pour atteindre le lac où ils régnent. Leurs troncs s’enfoncent dans l’eau jusqu’aux profondeurs et ils plantent leurs racines dans le cœur de la Terre mère. Kuuk et elle rêvent de faire le voyage vers les Grands Arbres ensemble. Mais ça ne risque pas d’arriver. Rares sont ceux du village qui ont pu y aller. Il n’y a que les plus forts, les plus courageux qui y ont droit. «Les plus malins surtout», ajoute toujours 70 son grand-père, pour qui la valeur d’une personne se mesure davantage à la puissance de son esprit qu’à celle de ses bras. Ce sont les Anciens qui choisissent les élus, et il faut mériter cet honneur. Juuk aimerait leur forcer la main. Voir les Grands Arbres de ses yeux. Kuuk rigole quand elle parle ainsi. Son aîné, plus fort quelle, l’énerve. Juuk respire les parfums de terre qui montent du sol. Emplit ses poumons. Oublier la douleur. Ne pas y penser. Attendre, silencieuse comme une pierre. Une feuille parmi des milliers d’autres. Le gibier viendra. Il doit venir. Elle pourrait encore changer de cache. Il y a une grosse branche un peu plus bas qui offrirait un abri plus confortable. Mais elle y serait moins bien dissimulée. Par-dessus tout, changer de place donnerait raison à son frère et montrerait quelle est de ces chasseurs qui ne savent pas prendre leur mal en patience. Par nature, l’immobilité pèse aux nomades. Leurs corps, en particulier quand ils sont jeunes, ressentent le besoin de bouger, de traquer le gibier. Mais son grand-père lui a appris à se fondre, à disparaître, à ne plus exister. Jusqu’au moment fatidique où il faut frapper comme l’éclair. Kuuk, lui, aime chasser le gibier en canot pour le surprendre le matin quand il sort du bois pour boire. Elle n’a que mépris pour cette façon de faire. 71 Les heures passent, et le soleil plonge derrière l’océan végétal qui est son monde, laissant dans son sillage des nuages roses. Depuis combien de temps maintenant est-elle accrochée à cet arbre ? Kuuk doit dormir par terre. Maîtriser sa respiration. Ne faire qu’un avec la nature. Avoir l’humilité de reconnaître que c’est l’animal qui s’offre pour permettre à l’homme de vivre, et non celui-ci qui, par son habileté, va le tuer. « On n’est pas plus importants que les autres. Chacun a sa place, et celle de l’homme est à côté des bêtes, pas au-dessus. » Tout autour, Juuk perçoit le bruit des pattes d’un écureuil grattant l’écorce, le froissement nerveux des ailes des oiseaux qui butinent de branche en branche. Celui qui marche en forêt n’entend pas son chant. Les animaux le fuient. Il faut se taire pour y entendre la vie qui bat. Un craquement la tire de sa torpeur. Un simple craquement. Un de plus dans la cacophonie du bois. Une branche tombée à cause du vent, peut-être. Le silence autour d’elle, rompu par le jacassement agressif d’une bande de geais bleus. Pourtant, elle écoute, patiente, immobile. La chasseuse, les sens en alerte, a oublié la douleur. Puis elle entend le bruit délicat d’un sabot déposé sur l’humus. Presque rien. Attendre, ne faire qu’un avec le grand arbre. Enfin, un mâle imposant et fier émerge des hautes herbes et s’avance en balançant 72 son panache de droite à gauche. Il est assuré, mais reste sur ses gardes. D’autres bêtes sortent d’un bosquet, deux femelles aux poils frissonnants, et le suivent. Puis arrive un mâle, plus gros encore que le premier, à la fourrure blanchie par les années. Il se tient un peu à l’écart des autres. Juuk n’a jamais vu un caribou aussi massif. Elle dirige son arc vers l’animal isolé. Elle pourrait tirer, mais, à cette distance, le vent risque de faire dévier la flèche. Attendre. Attendre et se préparer. Le vieux mâle progresse avec lenteur. Le laisser venir. Quelques pas de plus. Kuuk tend son arc, retient sa respiration. Attendre, se confondre avec l’arbre. Mais avant quelle ait pu lâcher la corde de son arme, une flèche siffle dans l’herbe haute. Les caribous l’ont entendue et se lancent en avant. Le projectile fonce sous les branches, mais il rate de peu sa cible, qui se précipite vers la forêt. Tout se passe alors très vite. Les deux femelles courent à la suite du mâle et disparaissent derrière un fourré. Le gros mâle court aussi, mais dans la direction opposée au talus d’où est sortie la flèche tirée par Kuuk. Juuk le suit du regard et, au dernier instant, elle tire. La flèche trace un arc et va se planter juste à la base du cou du caribou. Soufflé dans sa course, l’animal semble hésiter un moment, puis son œil se trouble et il s’effondre en soulevant un nuage 73 de poussière. Son sang souille le sol. Juuk respire de nouveau. Remercie le caribou de son sacrifice, grâce auquel le clan aura à manger. Son frère et elle vident et dépècent la bête malgré le jour qui tombe. Il fait chaud et ils sont à plus de deux jours de distance du campement. Ils décident de fumer la viande toute la nuit, sur place. Ils suspendent les pièces au-dessus d’un feu de mauvais bois. Pendant ce temps, ils récupèrent la peau, la nettoient avec soin et la font sécher. Juuk pense aux vêtements que sa mère fabriquera avec le cuir du caribou. Au matin, le frère et la sœur se mettent en marche, laissant derrière eux, en guise d’hommage, les os de l’animal accrochés à des branches. La piste longe une rivière tortueuse et se faufile à travers les montagnes, dont les cimes se perdent dans les nuages. Ils avancent d’un pas sûr, habitués depuis leur enfance aux routes escarpées. Ils dorment à la belle étoile, pressés d’arriver. À la fin du troisième jour, le village de tentes apparaît enfin sur la rive d’un lac aux eaux agitées. La famille les accueille, leur mère les embrasse. L’aîné du clan sourit en voyant les lourds sacs que ses petits-enfants rapportent. Le soir, tous se régalent d’un repas de lièvre bouilli et de la viande séchée du caribou. La maman a réservé à sa fille et à son fils un peu de bleuets dans la graisse d’ours. Le feu craque dans la nuit, et ils mangent sous la 74 lumière de la pleine lune. Une chasse fructueuse est une occasion de célébrer. Après le repas, le grand-père, qui a jusque-là écouté avec attention Kuuk raconter l’expédition, prend la parole, et les autres se taisent. — Comme vous le savez, tous les dix ans, un clan est choisi pour le voyage aux Grands Arbres. Un membre de ce clan est autorisé à y aller au nom des siens et de la communauté. Le conseil a statué que c’était notre tour cette année. J’y suis allé il y a longtemps. Votre père également, Kuuk et Juuk, le Créateur ait son âme. C’est un honneur que la famille accepte avec humilité. Il est facile de se rendre aux Grands Arbres. Mais il faut beaucoup de courage et de sagesse pour en revenir. Plusieurs y ont laissé leur vie. Juuk, excitée à l’idée que son clan ait été choisi, écoute la voix rocailleuse du vieil homme. L’Ancien n’a jamais expliqué ce qu’il a vu lors de cette expédition. Son père non plus. Elle l’a peu connu, car il a été tué par un ours affamé qui a attaqué leur campement alors elle n’avait que dix ans. On raconte toutes sortes d’histoires à propos de cet endroit interdit. Mais les rares qui l’ont vu de leurs yeux n’en disent rien. — Moi-même, j’ai failli ne pas en revenir. J’étais pourtant jeune et résistant. Il faut braver une étendue d’eau comme vous n’en avez jamais même imaginé. Un lac qui se fond dans l’horizon. 75 Le plus important est de savoir à quel moment l’affronter. Si le vent se lève, l’imprudent sera perdu. Le lac avalera canot et homme, et personne n’en entendra plus parler. C’est ce qui est arrivé à Ak, du clan Nan, l’été dernier. Juuk a bien connu Ak. C’était un jeune chasseur doué d’une énergie inépuisable. Il avait un regard doux et confiant. Sa disparition l’a beaucoup attristée. Et la mère d’Ak ne s’en est pas remise. Il paraît qu’on peut souvent l’entendre, le soir, maudire les Grands Arbres de lui avoir pris son fils. — Pour être franc, j’aurais préféré ne pas avoir à choisir, continue le vieil homme d’une voix monocorde. J’aurais préféré n’envoyer personne de ma famille. — Mais je veux y aller... siffle Kuuk en serrant les poings. Le frère de Juuk est le plus grand et le plus fort parmi les jeunes du village. Son aspiration est légitime, pense-t-elle. — Ce n’est pas un jeu, mon fils, ni un cadeau, l’interrompt l’Ancien en lui intimant de se taire d’un simple geste de la main. C’est plutôt une malédiction. Et le seul butin qu’on peut en rapporter est de la sagesse. Sache-le. Juuk observe son grand-père. Les yeux fermés, l’aîné semble concentré, ou peut-être prie-t-il le Créateur. Cet homme a le respect de tous. Ayant lui-même été lancé dans l’aventure pendant sa 76 jeunesse, il sait mieux que quiconque le sacrifice qu’il s’apprête à demander à son frère, songe Juuk. De quelle sagesse parle-t-il ? Elle l’ignore, mais elle est convaincue que, si un chasseur est prêt à relever le défi, c’est lui. Le vieil homme lève les bras vers le ciel constellé d’étoiles, comme s’il implorait le Tout-Puissant. — Mon choix est basé sur tout ce qu’il me reste de sagesse. C’est toi qui vas aller aux Grands Arbres, poursuit-il en désignant Juuk de sa main droite. Que le Créateur te guide et te protège, ma fille. L’eau tambourine à la surface de la rivière. Juuk pagaie avec régularité. Chaque coup de rame l’éloigne de chez elle et la rapproche de son destin. Depuis six semaines, il n’y a eu que trois jours sans pluie, et ses vêtements toujours trempés irritent sa peau et entravent ses mouvements. La petite rivière se faufilant entre les montagnes, sur laquelle elle s’est lancée au début de l’été, s’est peu à peu transformée en un fleuve majestueux qui coule maintenant avec lenteur au milieu d’une forêt épaisse. Malgré le mauvais temps, elle a maintenu le rythme, refusant d’attendre le soleil. Et un soir, 77 alors que la clarté diminue, le lac terrible apparaît soudain au détour d’un ultime méandre. Elle installe sa tente à distance du bord, à l’abri du vent. Parmi les arbres, elle se sent entourée des siens. Juuk avale un peu de viande séchée, alors que dehors le lac gronde, que des vagues puissantes surgissent des profondeurs et se jettent avec colère sur le sable. Le vent secoue les cimes, la pluie griffe les peaux de son abri. Attendre en silence. Oublier la peur. Rester humble face aux éléments. Devenir invisible. Se fondre dans la forêt jusqu’au bon moment. Pendant cinq jours et cinq nuits, la pluie tombe, drue, froide. Le vent déchire le lac, et des vagues aux crinières blanchies chevauchent sa surface sans lumière. Parfois, Juuk se tient sur la plage, laisse le souffle du grand lac mordre sa chair. S’imprégner de sa force. Ne faire qu’un avec la nature. Elle attend. Au sixième jour, elle se réveille à l’aube au milieu d’un étrange silence. À l’est, le soleil lance des jets de lumière vive sur l’eau. Sa colère épuisée, le lac s’est endormi. Juuk pourrait attendre quelques jours pour s’assurer que le temps clément va se maintenir. Mais l’air doux, la forêt immobile et surtout la présence du soleil la rassurent. Elle doit profiter du sommeil de celui quelle craint plus que tout. Juuk jette ses provisions pour la journée dans son canot, remplit l’outre d’eau et se met en route, 78 droit devant, plein sud, respectant ainsi les directives de son grand-père. Celui-ci lui a dit que par temps clair on peut voir les Grands Arbres de la rive, mais la brume du matin s’accroche encore à l’horizon laiteux. Elle sait que le voyage sera long et périlleux. « Il te faudra au moins cinq heures pour y arriver. Sois attentive. Surveille le ciel. Au moindre changement, fais demi-tour. Ce lac ne pardonne pas à ceux qui le défient. Il ne te laissera le naviguer que s’il dort. Alors avance vite et sans bruit, Juuk. » Toute sa jeunesse, elle a appris à ses côtés, en l’observant. En écoutant et en regardant. Les Anciens montrent l’exemple, et il faut demeurer modeste devant leur savoir. Mais ce soir-là, son grand-père l’a prise à part et lui a parlé comme jamais auparavant, lui expliquant en détail les dangers qui l’attendaient, les pièges quelle devrait éviter. Puis il est allé discuter avec Kuuk. Ce dernier avait été interloqué quand il avait entendu le nom de sa sœur. Après tout, n’était-il pas le plus fort de tout le village ? Qu’avait-elle de plus pour mériter cet honneur? Et lui, qu’avait-il fait pour démériter? L’aîné n’a pas justifié son choix. Il a simplement dit que Juuk était résistante, maligne et, surtout, quelle avait un don pour sentir les choses et que, de cela, elle aurait grand besoin. Le jeune homme a accepté la décision, bien qu’il lui 79 en ait coûté. L’affection qu’il éprouvait pour sa sœur l’a emporté sur sa jalousie. Elle rame avec souplesse et en silence. L’embarcation trace une ligne droite sur l’étendue sombre. La forêt derrière n’est plus qu’une mince bande de verdure qui s’efface à mesure que Juuk s’enfonce dans l’infini, se perd dans l’inconnu. Son robuste canot, quelle a construit de ses mains, n’est ici qu’un fragile brin d’écorce à la merci du vent ou d’une tempête. Elle progresse sans s’arrêter, avalant à intervalles réguliers un peu de viande séchée, buvant de l’eau pour garder ses forces. Rester concentrée. Respirer avec calme. Doser son effort. Ne pas réveiller la bête. Attendre. Attendre que les Grands Arbres se révèlent à elle. Le soleil déjà haut réchauffe la surface du lac et balaie peu à peu la brume. Apparaît alors un paysage d’une beauté insaisissable. Des dizaines de géants, de formes et de tailles différentes, émergent de l’eau et semblent toucher le ciel. Le soleil se mire sur leurs troncs à l’aspect irréel. Juuk, aussi fascinée qu’effrayée, rame en direction de la forêt. Comment ces étonnantes créatures peuvent-elles tenir au beau milieu de l’eau ? Cela dépasse l’entendement. Les colosses alignés tracent des sentiers aqueux entre lesquels son canot, tel un nain au pays des titans, s’avance désormais avec précaution. Au-dessus de sa tête, 80 des nuées de grands oiseaux blancs survolent les cimes vertigineuses. Certains, ayant réussi à s’accrocher à quelque saillie, la toisent avec dédain. Leurs cris se perdent dans l’immensité. Tout ici paraît démesuré. Ce lac sans fin, ces arbres fantastiques, ces animaux semblables à nuis autres. Il lui a fallu cinq heures pour atteindre la forêt marine. Et maintenant ? Quelle est la signification de ce lieu mystérieux ? Que doit-elle comprendre ? Elle hésite sur la suite des événements. Attendre ? Se rendre invisible ? Mais comment se fondre dans cette forêt où la seule trace de vie, ce sont des oiseaux qui l’observent à distance ? Dans leur bois, au campement, les parfums de terre et d’herbe se mêlent à ceux que dégagent les troncs. Ici, elle ne sent que le sel mêlé à l’eau, et elle s’y sent étrangère. S’agit-il seulement d’arbres ? Ou plutc>t de créatures maléfiques pétrifiées au milieu de l’eau ? Son canot s’immobilise devant un des géants. Le soleil y déploie des traits lumineux verts et bleus. Les minutes filent. Elle sait que le temps est compté. Mais elle attend. Quoi ? Elle l’ignore. Cet endroit est une énigme qui lui est imposée et quelle doit résoudre. Soudain, quelque chose bouge près d’elle. D’un geste vif, elle met sa paume sur le couteau quelle porte à la hanche. Retient son souffle. À part ces saletés d’animaux bruyants au-dessus de sa tête, qui habite ce lieu lugubre ? Qui se joue d’elle ? Qui 81 se cache dans l’ombre ? Elle voudrait crier. Hurler sa peur. Mais les paroles de son grand-père lui reviennent. Se faire oublier. Se fondre dans l’environnement. Faire corps avec lui. Elle n’est plus seule. Il est à ses côtés, la rassure. Sa respiration se calme. Son pouls retrouve un rythme normal. Ne pas réveiller le lac. Elle caresse l’eau de sa pagaie. Rester invisible, avancer en douceur en ignorant le chant lancinant des oiseaux blancs. Elle cherche, scrute. Elle croit apercevoir l’ombre au détour, saisit son arme, s’approche. Mais elle réalise que ce quelle a pris pour un intrus n’est que son propre reflet. La surface d’un des arbres lui renvoie son image, comme le ferait une rivière à l’eau claire. Comment cela est-il possible ? Le canot glisse jusqu’au pied du Grand Arbre. Elle pose sa main sur la surface dénuée d’aspérités. Ses doigts laissent une marque, quelle essuie tout de suite. Quand elle frotte, un phénomène étrange se produit: l’arbre révèle ses entrailles. Juuk est troublée, elle n’a jamais vu une telle magie. Mais la curiosité l’emporte et elle frotte encore de sa main la surface dure qui devient translucide, dévoilant son cœur. Juuk place ses mains de chaque côté de son visage et les colle sur la paroi pour mieux voir dans le ventre du géant. Etrangement, on y trouve ce qui ressemble à un plafond et au plancher d’une habitation sur lequel des objets blanchâtres semblent avoir été jetés en désordre. Utilisant un 82 peu d’eau, elle frotte une fois de plus, puis pose de nouveau son visage entre ses mains. Son ventre se serre, et la nausée monte en elle. Ce quelle a pris pour des morceaux de bois blanchis par les années et éparpillés sur le sol, ce sont en réalité des ossements humains. Elle cligne des paupières, aspire l’air. Attendre. Rester calme. Ne pas réveiller la bête. Sous ses yeux reposent des dizaines de squelettes humains. Certains forment des cercles, d’autres, à l’écart, sont tombés devant la paroi, comme si ces hommes et ces femmes avaient choisi de mourir seuls. Ils sont des dizaines, des centaines, si nombreux quelle n’arrive pas à les compter. Le cœur de Juuk s’emballe. Elle résiste à l’envie de fuir et se dirige vers le prochain arbre, gris et de forme circulaire. Elle nettoie la paroi. Lui aussi est rempli de restes humains. Juuk passe d’un géant à l’autre, et la scène se répète. Qui sont ces gens ? D’où viennent-ils ? Pourquoi vivaient-ils ici ? Les Grands Arbres ne sont-ils que des tombeaux ? Et si ce quelle avait pris pour des arbres n’était que les habitations monstrueuses d’un monde oublié, que la grande inondation dont parlent les Anciens avait submergées, et où maintenant des dizaines de milliers d’humains retournaient peu à peu à la poussière ? C’est le cri des oiseaux qui la tire de sa torpeur. Les oiseaux, les seuls êtres vivants en ces lieux. 83 Il faut partir, et vite. Juuk dirige son canot vers le nord. Elle se met à pagayer de toutes ses forces et se raisonne pour ne pas hurler de dégoût et de peur. Rester calme, ne pas éveiller le lac, laisser les géants dans leur silence. La sueur pique ses yeux, trempe ses vêtements, mais elle garde le rythme et le cap. Au bout d’un moment, un frisson parcourt l’eau. Le vent se lève. Le géant s’est réveillé. Il sait quelle est là. Juuk rame plus fort. Ses muscles tirent, sa respiration devient difficile. Elle rame pour sauver sa vie. La peur la gagne. Une peur qu elle n’a jamais connue. Le lac se met à onduler et il fait bientôt danser le canot. Elle manque de temps. Devant elle, la rive lui paraît si loin ! Elle rame avec toute l’énergie dont elle est capable. Elle aimerait avoir la force de Kuuk, aller plus vite. Le vent mord la surface de l’eau. Les vagues frappent l’écorce comme un tambour dont le vent emporte le sinistre chant. Le canot plonge, hésite, remonte. L’eau entre dans l’embarcation et rend les manœuvres de plus en plus difficiles. Juuk tente d’écoper d’une main et de ramer de l’autre. Si elle s’immobilise, elle est perdue. Seul le mouvement vers l’avant du canot lui permet d’éviter d’être engloutie par la furie des éléments. L’horizon s’embrouille. Depuis quand rame-t-elle ? Elle a perdu la notion du temps. Seule sur ce lac maudit, elle va finir comme tous ces hommes et 84 ces femmes là-bas, avalée par les flots, prisonnière à jamais des arbres. Le vent gifle son visage et lui jette à la figure des torrents qui l’étouffent. Elle va sombrer. Alors qu’une ultime vague la soulève haut dans les airs, une main surgit et empêche le canot de chavirer. Une autre, solide, saisit le rebord, la tire vers la rive. Elle entend une voix, rassurante et forte. — Ça va aller, Juuk, ça va aller. Kuuk la ramène vers la sécurité de la terre ferme, presse son corps transi contre lui. Son frère l’a suivie et l’attendait sur la plage. Sans lui, elle errerait maintenant dans les profondeurs glacées. Kuuk met une peau autour des épaules de sa sœur. Il la transporte sous la tente où un feu brûle. La chaleur apaise les craintes de Juuk, chasse la noirceur qui lui serrait le cœur. Kuuk ne pose pas de questions. II est là. Épuisée, elle s’endort près des flammes. Elle rêve aux géants, aux squelettes prisonniers. À ces oiseaux qui tentaient de la prévenir de fuir. Au matin, Kuuk a préparé le repas. Il lui sert du thé chaud. — Tu m’as fait peur. Comment as-tu pu passer au travers de cette tempête en canot ? Personne n’aurait réussi à garder l’embarcation en équilibre sur les vagues. Je te voyais approcher sans y croire. Tu m’as donné une sacrée frousse, petite sœur. 85 Juuk serre la fourrure un peu plus contre elle, prend une gorgée de la boisson qui répand un peu de chaleur en elle. Elle pense à sa forêt, à son monde. — Partons, dit-elle. Rentrons chez nous. PAKAN (AUTREMENT) Cyndy Wylde, Anicinape et Atikamekw de Pikogan Hudson La fin Sa tête bourdonne, c’est humide, il fait noir, elle est incapable de bouger, mais elle est apaisée. Maïka se demande où elle se trouve. Sa mémoire a des failles. Il y a quelques instants, elle s’est sentie en chute libre. Un mal de ventre intense apparaît soudainement, comme si ses entrailles se fissuraient à l’intérieur d’elle. Elle se met à tousser pour rejeter ce qui obstrue sa gorge. Elle ravale et expulse du liquide, et c’est douloureux. Maïka est bien consciente quelle crache de l’eau. Kepek, 2022 Le Québec tel que Kanena l’a connu n’est plus. La population se remet difficilement d’une pandémie mondiale qui a duré beaucoup trop longtemps. Les conséquences économiques sont inqualifiables, la plupart des entreprises ont fait faillite, le taux de chômage est à un niveau historique, et nombreuses sont les personnes qui 93 sont psychologiquement fragiles, voire au bord du gouffre. Le premier ministre a agi en père de famille au début, mais, au fil du temps, il a exagéré ses mesures, a infantilisé la population. Sous sa gouverne, l’État a soumis les citoyens à un mode de vie réglementé. L’hégémonie s’est graduellement installée, en toute résignation et sans aucune remise en question. Dans un désir de « faire sa part», chaque citoyen a docilement obéi aux nouvelles règles imposées, pour des raisons sanitaires d’abord. Mais, deux ans plus tard, force est de constater que la démocratie n’est plus, que règne un absolutisme total. De façon générale, le citoyen ne se bat plus, trop abîmé. Kanena ne fait pas exception. Cette période a été pénible pour elle. Étant de la nation anicinape, et bien quelle vive depuis longtemps en milieu urbain, elle a vu un nouveau déclin des conditions de vie de son peuple en raison de cette pandémie. Cette dernière, à l’instar des précédentes, aura mis en évidence les inégalités sociales. Dès le début, les gens des Premières Nations éprouvaient maintes difficultés, et plusieurs étaient en mode survivance. Cette réalité était universelle pour les Autochtones partout au pays. Qui aurait pu croire que ce qui allait survenir ensuite dépasserait tout ce que son peuple avait eu à endurer jusque-là ? 94 Du haut de sa jeune trentaine, Kanena a déjà assisté à la fois à l’évolution et à la stagnation des conditions de vie et des revendications des siens, à l’échelle du pays entier. Elle est de ceux qui ont eu le courage de participer à différents mouvements de résistance et en a vu quelques résultats positifs, quoique éphémères. Que ce soit pour dénoncer les effets traumatisants et intergénérationnels des pensionnats indiens et y remédier, pour aider à contrer un recours juridique outrageux du gouvernement face au système de protection pour les enfants des Premières Nations, pour confirmer et condamner des recours à la stérilisation forcée pour les femmes autochtones, pour sommer les multinationales de cesser d’introduire leurs gazoducs ou oléoducs dans la Terre mère, ou pour éduquer le peuple encore et toujours, Kanena a été une militante infatigable toute sa vie. Si elle a vu certains mouvements d’alliance parmi les Québécois pour changer les choses, la discrimination ainsi que le racisme ont perpétuellement été présents. Le constat quelle fait de l’après-pandémie est que les services publics en sont toujours teintés, les institutions d’éducation également. À son grand désarroi, les instances étatiques ne sont pas prêtes pour le virage que Kanena et les siens ont espéré toute leur vie. Cette pandémie aura quintuplé la superficie du fossé qui sépare les Autochtones des Québécois. 95 Kanena a tant souhaité que l’entraide prenne le dessus, mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Kepek, 2042 Nibi revient de l’hôpital, secouée par la nouvelle qu’on vient de lui transmettre. Elle porte un enfant. Comment est-ce possible ? Elle n’a jamais eu de relation sexuelle. Il y a belle lurette que la croyance religieuse de procréation par le Saint- Esprit n’a plus cours. En essayant de mettre de l’ordre dans ses idées, elle se dit quelle n’a qu’une option: consulter un autre médecin. Mais qui? Où? Depuis la dernière pandémie, survenue avant sa naissance, des hôpitaux ont été érigés pour les Autochtones. Sa mère lui a raconté que des membres des Premières Nations avaient milité à l’époque pour que ces institutions voient le jour afin de réclamer un traitement digne en matière de santé. Les Autochtones le souhaitaient pour en finir avec le racisme qu’ils vivaient trop souvent. Ces hôpitaux devaient être des endroits où la langue ne constituait plus une barrière, où les aspects culturels des différentes Premières Nations étaient considérés et, plus que cela, ces établissements devaient enfin s’inscrire dans une intention légitime d’affirmation et d’autodétermination en mettant en place une gouvernance entièrement autochtone. Nibi s’imagine encore entendre 96 Kanena lui réciter son discours sur le sujet avec vigueur et conviction... Sa mère était une vraie guerrière. Elle avait appris à défendre son peuple avec des mots, avec les lois et en l’éduquant. Si les intentions derrière la création de ces hôpitaux étaient fort louables, la réalité s’est un peu écartée du rêve. La pandémie a provoqué un chaos économique difficile à récupérer, et les premières victimes ont été les personnes qui vivaient déjà dans des conditions précaires. Les Autochtones faisaient bonne figure dans le palmarès. Alors se sont ensuivis des taux de décrochage scolaire et de chômage vertigineux, et plusieurs autres situations qui ont fait en sorte que les postes destinés à être occupés par des membres des Premières Nations dans ces établissements médicaux n’ont jamais pu être pourvus par ceux-ci. L’hôpital du Centre-Sud, nommé Manadji- wewin^1, est l’endroit où Nibi doit aller selon son numéro de bande. On y trouve depuis sa fondation des médecins québécois uniquement. Même chose pour presque tous les autres postes. Nibi est née dans cet hôpital. Elle connaît bien les aires. Toute sa vie, ses soins de santé y ont été donnés, du premier vaccin au premier rendez-vous chez le dentiste en passant par toutes les visites annuelles de routine. Alors, où aller ? À qui demander ? Sa mère 1. « Respect » en langue anicinape. 97 aurait su la guider et l’aider à comprendre ce qui lui arrivait. Mais Kanena avait disparu un jour. Plus aucune trace d’elle. Nibi a bien tenté d’expliquer aux autorités que sa mère ne l’aurait jamais abandonnée sans la prévenir, mais sa disparition n’a ému personne au sein des services policiers. Nibi a été consternée de cette réaction. La disparition d’une femme autochtone avait laissé la plupart des gens dans l’indifférence la plus totale. Nibi soupire d’exaspération en y repensant. C’est devenu une habitude de taire sa colère et son impuissance. Kepek, 2043 Nibi scrute l’enveloppe dans la boîte aux lettres. Le papier gondolé est ramolli par l’humidité. Elle prend une grande inspiration et se dit quelle devrait bien l’ouvrir. Il s’agit de la troisième correspondance du ministère responsable des questions autochtones. Sachant déjà ce quelle y trouvera, elle saisit l’enveloppe avec la ferme intention d’en finir. Car c’est perdu d’avance, elle n’a aucun doute à ce sujet. Son regard se pose immédiatement sur le dernier paragraphe : [...] sous réserve de l’article 6, toute personne a le droit d’être inscrite. Cependant, en conformité avec les dispositions de la Loi sur les Indiens, nous sommes dans l’obligation de rejeter la demande d’inscription 98 de votre enfant. Il est entendu que si l’un des parents d’une personne est inscrit en vertu du paragraphe 6 (2) et que l’autre parent est inconnu ou non déclaré, cette personne n’est pas admissible à l’inscription. Nibi froisse le papier et regarde Maïka. Voilà, pense-t-elle. Ton sort est scellé, ma chérie. Notre lignée, pour le gouvernement, s’arrête à toi. Elle enrage à réfléchir sur le fait que le fonctionnaire qui a écrit cette réponse se contredit sans gêne. Elle sait qu’il est impossible de prouver quoi que ce soit, puisque tellement de dossiers ont été interprétés à la guise de la Couronne. Père inconnu : aucun statut autochtone n’est prévu. Point à la ligne. Elle prend sa fille tendrement dans ses bras et embrasse la petite marque rouge près de son oreille : « Peu m’importe, tu es et resteras anicinape toute ta vie, crois-moi. » Kepek, 21 juin 2063, 10h30 Maïka se dirige, nauséeuse, vers le lavabo où elle a laissé le bâtonnet du test de grossesse. L’envie de vomir est soudaine quand elle voit le résultat. Elle se penche du côté droit et vide tout ce qu’il est possible de vider de son menu corps. Elle est enceinte. Un bébé est en train de grandir dans son ventre. Elle saisit son cellulaire et dit : « Maman. » La sonnerie se fait entendre une fois, puis une seconde. 99 — K8e ma chérie, comment vas-tu ? Sans aucun ménagement, Maïka lui répond : — Tu vas être kokom, maman. Nibi s’attendait davantage à: «Maman, j’ai été acceptée en droit à l’université, on fête ça? » Elles étaient toutes les deux en attente de la réponse à ses demandes d’admission. Sur le coup, tout ce quelle trouve à dire à sa fille, c’est : — OK... par où on prend ça ? — C’est impossible, maman ! Non seulement j’ai encore un stérilet, mais je n’ai eu aucune aventure depuis Jay. Je te rappelle qu’il est sorti de ma vie depuis maintenant un an. — Attends-moi, j’arrive tout de suite ! A peine vingt minutes plus tard, Nibi entre chez Maïka avec un regard dérouté. — L’histoire se répète, ce n’est pas une coïncidence, c’est clair. Nibi raconte calmement comment elle a su quelle portait Maïka en elle. Elle lui relate le fruit de ses recherches. De la génération de Maïka, aucun enfant n’a pu obtenir le statut d’Indien. Le réseau des femmes au sein duquel elle milite tente de trouver des réponses, et plusieurs scientifiques en sont arrivés à des conclusions dérangeantes. Nibi explique à sa fille à quel point elle aurait voulu éviter d’avoir cette conversation. Malgré l’ensemble des détails quelle connaît aujourd’hui, sa fille est la prunelle de ses yeux et constitue la 100 chair de sa chair. Être ou non statuée selon les normes du gouvernement ne signifie rien en anici- nape. Mais Nibi est certaine que Maïka doit savoir la vérité, afin quelle puisse à son tour décider de son avenir. — J’ai à te parler. Pas ici, allons marcher sur le bord du fleuve. Nibi est consciente que le contrôle étatique s’est resserré à la suite de la pandémie survenue en 2020. Tout est enregistré, que ce soit par les appareils domestiques désormais fabriqués en conséquence ou par les rayons provenant du système d’éclairage municipal. Il existe même une ligne de dénonciation anonyme pour le citoyen qui soupçonne un voisin ou un collègue de ne pas adhérer aux différentes politiques mises en place depuis. Pour une raison qui s’avérait de plus en plus évidente, soit le besoin de les contrôler, les Autochtones étaient particulièrement surveillés. Les hôpitaux érigés pour eux étaient inévitablement sur écoute, comme d’autres établissements, notamment les prisons. Tout était donc susceptible d’être entendu, mais une barrière demeurait pour les fonctionnaires du régime actuel : les langues autochtones. Nibi s’était fait un devoir de transmettre sa langue à Maïka. Tous les Autochtones de sa génération devenus parents avaient fait de même. La revitalisation de l’identité était un moteur, mais elle roulait 101 dans l’ombre pour ne pas susciter les foudres de l’État. Nibi elle-même avait dû user de plusieurs ruses pour conserver sa langue maternelle. Née de parents chez qui les pensionnats avaient ciblé la destruction de l’identité autochtone en interdisant d’utiliser leur langue, Nibi s’était promis d’honorer ses ancêtres et de perpétuer la sienne. Elle avait réussi à garder l’anicinape bien vivant avec sa fille et, aujourd’hui, la confidentialité qu’il permettait l’aiderait à préserver quelque chose de tout aussi vital. Kepek, 21 juin 2063, 12 h 30 Les deux femmes marchent au bord de l’eau, reconnaissantes d’avoir peu de risques d’être écoutées ou, du moins, comprises. En parlant anici- nape, Nibi ajoute une obstruction qui la rassure. Soudain, elle s’arrête et fixe Maïka droit dans les yeux. — Ton père inconnu est réellement inconnu. Devant le regard perplexe de sa fille, elle poursuit : — Il est inconnu, car il n’existe pas. Nibi continue doucement : — A ma naissance, on a introduit une puce ici, derrière ce point rouge, près de mon oreille. Je t’expliquerai plus tard comment j’en suis arrivée à cette découverte, mais les raisons pour lesquelles cette puce a été insérée à mon insu et à l’insu 102 également de ma mère sont simples et complexes à la fois. Maïka reconnaît la même petite cicatrice rouge quelle porte aussi. Elle n’avait jamais remarqué ce point commun et devine que sa mère le lui a volontairement caché. Nibi soupire profondément et lui raconte comment sa génération a compris que le génocide des Autochtones se poursuit tous les jours. Elle relate ce quelle a découvert jusqu’à maintenant. — Au moment où la population québécoise tentait tant bien que mal de se remettre de la pandémie mondiale, les temps étaient durs pour les Autochtones de la province et du pays entier. Pour plusieurs, ils représentaient un fardeau économique important pour la société en plus de constituer de plus en plus une entrave lorsqu’il était question de développement des territoires et d’accès aux ressources naturelles. Elle lui rappelle comment, pendant plus de cent cinquante ans, le Canada et les provinces avaient employé tous les moyens possibles pour les faire disparaître. Devant chaque fourberie et en dépit de tous les stratagèmes utilisés par l’État, les Autochtones non seulement avaient résisté, mais ils étaient devenus de plus en plus forts, donc redoutables pour les gouvernements. Les membres des Premières Nations étaient plus nombreux en raison d’un taux de natalité marqué par rapport 103 au reste de la population. Ils étaient aussi de plus en plus scolarisés, ayant envahi les établissements d’enseignement. Puis la pandémie a désavoué le système gouvernemental en place et il est devenu urgent de renouveler l’adhésion idéologique du peuple, particulièrement sur le plan économique, qui était encore et toujours l’élément clé pour gagner le cœur de l’électorat. — Le gouvernement du Québec s’est avéré un chef de file au pays. En ignorant répétitivement tous les débats et enjeux touchant les Autochtones de la province, en ignorant même les sommations légales émises par la cour dans différentes causes, il a insidieusement mis en place une pratique dans les hôpitaux qui nous sont dédiés : les médecins ont eu pour ordre, sous peine de radiation, d’insérer une puce programmée dans chaque bébé autochtone à partir de 2022, l’année de ma naissance. Cette procédure a été appliquée dans le plus grand des secrets. Cela n’a pas été compliqué avec le contrôle total de l’information par l’État. Les puces prévoient une grossesse programmée et assurée dans les dix-huit à vingt-cinq ans après leur installation. Une autre puce est installée à la naissance des enfants nés de ce processus. De père inconnu, les enfants n’ont plus le droit d’être inscrits au registre des Indiens. Ils ne sont tout simplement plus reconnus par la loi. Le 104 gouvernement se libère de toute obligation à leur égard, notamment économique. Nibi explique à sa fille quelle est convaincue que ce stratagème sera en place tant qu’il ne restera plus aucune personne des Premières Nations ni aucun Inuit au pays. L’accès au territoire et le soulagement économique de l’État en dépendent. Lasse, elle laisse tomber : — C’est l’histoire qui se répète. Kepek, 21 juin 2063, 14 h 30 Maïka ne respire que très mal. Sa tête tourne. Elle sue, sa bouche est sèche et elle sent la colère monter en elle. Cette colère qui fait battre son cœur si fort, elle la connaît bien. Elle côtoie cet état quotidiennement, comme plusieurs parmi les siens. Cette colère lui donne envie de crier au monde entier : « Pour qui vous prenez-vous ? Au nom de qui agissez-vous tels des sans-cœur ? Vous avez inondé le territoire de mes ancêtres avec vos barrages hydroélectriques pour de l’argent, vous avez détruit nos forêts pour de l’argent, vous avez fait disparaître les orignaux, les caribous, le saumon pour de l’argent, vous avez envahi le sol de la Terre mère avec vos tuyaux de gaz et de pétrole pour de l’argent... » Maïka ne le réalise pas, mais elle crie maintenant pour vrai, un cri venu du fond de son ventre. Elle part à la course. Elle n’a aucune idée 105 de l’endroit vers où elle court, mais elle doit fuir ce monde si laid, ce monde où encore une fois le gouvernement commet des gestes horribles pour de l’argent. Elle court, elle court... Elle revoit des images de son peuple jadis nomade, elle revoit le sourire de sa mère lui chuchotant des mots dans sa langue chérie, mais elle hume l’odeur du pétrole qui brûle dans l’air à cause des raffineries. Elle tombe dans l’eau... Mikinak (tortue) Maïka se sent transportée... Elle a l’impression de flotter depuis une éternité. En ouvrant les yeux, elle voit des ailes qui se déploient de chaque côté de son corps. Elle vole, mais c’est grâce aux magnifiques outardes qui la transportent. Elles la déposent sur le dos d’une tortue qui nage au milieu de ce qui semble être l’océan. Soudain, Maïka reconnaît le rat musqué de son enfance, elle reconnaît l’histoire : la légende de la création du monde. Dans les profondeurs se trouvent les villages jadis inondés par l’État. Ses ancêtres y ont vécu et donné naissance. Maïka ressent alors la force de leur présence, leurs âmes qui sont avec elle. Elle prend une grande respiration et sourit. Elle sait que, bientôt, le rat musqué sera accompagné d’autres animaux vivant dans l’eau, tenant dans leurs pattes, comme lui, de la terre humide. La tortue se laissera greffer un espace de plus en 106 plus grand, constitué de ces bouts de terre. L’île de la Tortue renaîtra, et Maïka deviendra la grand- mère de tous les êtres humains sur cette nouvelle terre. Mikinak (tortue) et 8atcack (rat musqué) Les rivières sont belles et propres. L’eau peut être bue sans danger pour la santé. Le saumon saute, le moment du rut et de la reproduction des orignaux est à nouveau protégé, l’ours polaire reprend du poil de la bête. L’erreur boréale^2 n’existe plus, la fonte des glaces a cessé, les allergies sont résorbées pour tout le monde, la vraie vie a repris son cours. Un soir de pleine lune, Mikinak et 8atcack demandent au Créateur la raison de cette nouvelle œuvre, la seconde tortue, la seconde Terre mère. Le Créateur répond sur un ton posé : — J’ai laissé l’humain aller. La destruction ne s’arrêtera jamais, et le dos de la première tortue était incapable de supporter davantage les douleurs qu’on lui infligeait. Malgré une terre qui révélait des signes de détresse de plus en plus douloureux, rien n’a été fait pour l’épargner. J’ai donc sauvé les villages inondés ici, j’ai replanté les forêts qui 2. Du nom d’un documentaire sorti en 1999, réalisé par Richard Desjardins et Robert Monderie, qui dénonce l’exploitation abusive et la destruction d’un environnement unique au monde : la forêt boréale québécoise. 107 avaient subi les coupes à blanc ici, j’ai favorisé les conditions nécessaires à la survie des caribous, des orignaux, de l’ours polaire, des saumons et de plusieurs plantes ici. Il y avait des années que je faisais réserve de tout ce que l’homme blanc détruisait afin de prévoir de meilleurs jours. J’ai compris au bout de cent soixante-dix ans qu’il serait impossible de préserver la première Terre mère. Mieux valait la recréerpakan, autrement. La première Terre mère, telle que vous l’avez connue, est en train de s’écrouler. Vous êtes les protecteurs de la tortue, vous appartenez à la terre et non le contraire. Dorénavant, il ne faut plus laisser le mal prendre autant de place sur son dos. Protégez la Terre mère, je vous en confie l’entière responsabilité. 2091 Elisapie Isaac, Imik de Salluit Montréal Tayara vient du Nord, d’un bout de terre coincé entre deux gigantesques baies. L’une porte son nom traditionnel d’Ungava. L’autre a été renommée il y a une cinquantaine d’années. Elle ne s’appelle plus par le nom d’un homme blanc qui l’a prétendument découverte, mais par celui des gens qui y vivent : Tutjaani Bay. Il est beau, pas un genre de beau que tu vois, mais plutôt un genre de beau que tu ressens. Sa présence s’impose. Il a toutes les caractéristiques de l’homme inuk. Il est avenant, il a ce regard imprégné d’une tristesse douce, qui en même temps est fier et droit comme une flèche, et qui touche les cœurs à tout coup. On s’y sent en territoire connu, c’est un regard sans jugement. Tayara travaille pour Tourisme Imak, un tour operator qui a développé le tourisme blanc. Cette compagnie gouvernementale a été créée dans les années 2030 et a participé à l’essor économique de 109 avaient subi les coupes à blanc ici, j’ai favorisé les conditions nécessaires à la survie des caribous, des orignaux, de l’ours polaire, des saumons et de plusieurs plantes ici. Il y avait des années que je faisais réserve de tout ce que l’homme blanc détruisait afin de prévoir de meilleurs jours. J’ai compris au bout de cent soixante-dix ans qu’il serait impossible de préserver la première Terre mère. Mieux valait la recréerpakan, autrement. La première Terre mère, telle que vous l’avez connue, est en train de s’écrouler. Vous êtes les protecteurs de la tortue, vous appartenez à la terre et non le contraire. Dorénavant, il ne faut plus laisser le mal prendre autant de place sur son dos. Protégez la Terre mère, je vous en confie l’entière responsabilité. 2091 Elisapie Isaac, Inuk de Salluit Montréal Tayara vient du Nord, d’un bout de terre coincé entre deux gigantesques baies. L’une porte son nom traditionnel d’Ungava. L’autre a été renommée il y a une cinquantaine d’années. Elle ne s’appelle plus par le nom d’un homme blanc qui l’a prétendument découverte, mais par celui des gens qui y vivent : Tutjaani Bay. Il est beau, pas un genre de beau que tu vois, mais plutôt un genre de beau que tu ressens. Sa présence s’impose. Il a toutes les caractéristiques de l’homme inuk. Il est avenant, il a ce regard imprégné d’une tristesse douce, qui en même temps est fier et droit comme une flèche, et qui touche les cœurs à tout coup. On s’y sent en territoire connu, c’est un regard sans jugement. Tayara travaille pour Tourisme Imak, un tour operator qui a développé le tourisme blanc. Cette compagnie gouvernementale a été créée dans les années 2030 et a participé à l’essor économique de 109 la région. Les importants profits ont été injectés au fil des années dans la chaire de recherche scientifique du Nunavik. Il est dans son élément : il accueille les touristes qui arrivent du Sud, il leur fait faire le tour du Nunavik en bateau. Il est guide culturel, depuis bientôt huit ans. Il a sa routine quand les touristes montent à bord. «Ai, tungasugitsi Nunavimmi, bienvenue au Nunavik. Welcome to Nunavik, qui signifie “La terre où on s’installe”. Je serai votre guide, je suis là pour vous, je connais bien ce territoire, sa faune, je serai là pour répondre à vos questions durant ce trajet de deux semaines au rythme des flots du Nord et des histoires ancestrales de chez nous. Je vous le dis tout de suite, on n’est pas pressés. «Je m’appelle Tayara, oubliez mon nom de famille, c’est pas important, c’est les qallunaaq, les Blancs, qui nous ont collé ces noms de famille au xx^e siècle quand ils ont décidé que les numéros, ça faisait pas très humain ! lâche-t-il en riant. « Mon prénom est une trace qui s’étend sur sept générations, et sûrement même plus loin encore. L’arrière-grand-père de mon grand-père s’appelait aussi Tayara. Nos noms sont très importants, ici. Ils constituent cette ligne qui vient du passé et qui nous permet de relier toutes les générations d’avant avec nous et nos descendants. En portant le nom de nos ancêtres, on porte leurs caractéristiques, 110 comme si leurs âmes revenaient et perduraient en nous. C’est une sorte de réincarnation. Ceux qui partagent le même nom, on se nomme entre nous saunik, qui veut dire “os”. Comme si on partageait cette matière qui reste quand on a mangé toute la chair sur l’animal. «J’ai beaucoup de saunik chez nous, car on est plusieurs Tayara! Et si vous faites un bébé pendant ce voyage, j’espère que ça sera mon saunik\ » Les touristes, charmés par le jeune homme, rient aux éclats. Ils sont tous rassurés et ont déjà inconsciemment une confiance aveugle envers leur guide. Aputik, la dernière embauchée dans l’équipe des guides, écoute Tayara avec attention. Elle se dit quelle pourrait facilement être aussi drôle que lui. Elle se questionne sur son âge. Il ne doit pas être beaucoup plus vieux quelle, trente ans tout au plus. Elle est intriguée par cette confiance débordante, un peu too much, pense-t-elle. Elle vient d’avoir vingt-six ans. Les autres guides sont plus âgés, certains sont dans la soixantaine. Ce sont presque des aînés, avec une grande expérience, plus calmes, des chasseurs, qui vont sans doute lui apprendre plein de choses. Tayara continue sa présentation. Aputik la trouve un peu longue. C’est visiblement un bon conteur puisque les touristes sont captivés. Beaucoup de femmes ont ce sourire qui leur fend le 111 visage. Il ne trompe pas, elles sont admiratives ; elles sont arrivées dans leur camp de vacances préféré. Le Nord a ce don de réveiller les sens et les émotions. « Mon saunik Tayara d’il y a sept générations accueillait lui aussi les gens du Sud, sauf que lui a accueilli les premiers qallu.na.aq. Il était le guide des géologues, des anthropologues, des archéologues. Il les trimballait en traîneau à chiens ou en bateau. Ma famille vient de Salluit, qui se situe au détroit entre les deux baies. L’endroit est incroyable, un des plus beaux fjords au pays. Vous découvrirez bien sûr le gigantesque cratère sur la route de Kan- giqsujuaq. Mais cette année, le highlight, c’est le festival Sinaani, qui veut dire “plage”. C’est une année très spéciale puisqu’on fête le cinquantième anniversaire de la renégociation de la Convention de la Baie James, qui a décrété l’indépendance du Nunavik comme province autonome. J’imagine que vous êtes déjà au courant de la programmation, beaucoup de vos artistes inuit et autochtones préférés seront là. « Un autre highlight pour les gens qui aiment la science et qui veulent en apprendre sur la faune d’ici, c’est le centre de recherche géré par ma grande sœur, Alacie. Elle dirige la chaire de recherche qui a permis le maintien du permafrost dans la région. Je suis convaincu quelle va pouvoir répondre à toutes vos questions. Elle me dit 112 chaque année quelle va faire attention à son air bête, mais je ne promets rien. » Il songe que sa sœur le tuerait pour avoir dit ça. « Mais ne le prenez pas personnel, elle est juste très gênée! » Les rires fusent. Tayara invite chacun des passagers à se présenter. Pour lui, c’est important de créer des liens et de l’ouverture entre eux. Il fait ensuite une longue pause et se met à parler plus lentement. « Si un moment de recueillement arrive, respectez le silence, ça fait partie du Nord. Le silence est un espace. Ce n’est pas le vide, c’est plutôt votre âme qui fait de la place pour que l’essentiel y entre. Mais gardez à l’esprit que ce territoire ne nous appartient pas. C’est nous qui appartenons au territoire. Laissez-vous accueillir par cette immensité et séduire par toutes les surprises quelle a pour vous. Bon, j’ai assez parlé, allons prendre le fameux thé et la banique. » Pendant que les touristes boivent le thé, l’équipe se présente, incluant les nouveaux employés à bord, dont Aputik. Tayara découvre en même temps que les autres la douceur de sa voix. Il est interpellé mais ne sait pas encore à quel point cette voix va le faire résonner. Sur le pont, Tayara admire la vue avec quelques voyageurs. Les vallées, les montagnes, l’infinie beauté du Nord. Ils voguent vers leur première destination, les monts Torngat, vers le Labrador. 113 Un site spectaculaire, un de ses endroits préférés. A chaque visite, la même émotion le submerge. Il ne se lasse jamais depuis huit ans, à raison de quatre voyages chaque été. Il explique au couple que forment Sarah et Julien que c’était dans ces montagnes, il y a très longtemps, que les chamans se rencontraient. C’est un lieu rempli d’esprits, un lieu vraiment spécial. Et on y trouve encore beaucoup de nanuk, les ours polaires. — Imaginez, il y a un peu plus d’un siècle, toutes les croyances et les pratiques chamaniques ont été bannies. Notre culture s’est passée d’elles pendant quatre générations et, tranquillement, elles sont revenues et ont fini par reprendre le dessus sur la religion apportée par les missionnaires. — Comment les chamans ont-ils réussi à se redévelopper? demande Sarah. Tayara réfléchit. — Je dirais que la renégociation de la convention a tout changé. On sortait de la Grande Peine, que certains appelaient aussi le «Grand Silence». Une pandémie de suicides s’était abattue sur nos communautés pendant au moins trois générations à la suite du scandale des pensionnats et de la colonisation. Les hommes ne trouvaient plus les mots. A l’époque, la nourriture coûtait cher, on n’avait pas d’eau potable, pas ou peu de ressources pour traiter la détresse psychologique de 114 toutes nos communautés. Le besoin de reprendre le contrôle de notre destinée a grandi très vite. Après les accords, le retour à la terre est devenu une évidence. Ça s’est accompagné d’une réappropriation de notre espace culturel, dont le chamanisme. L’étude des végétaux, des croyances, des vieilles coutumes. On a juste remis du sens dans notre vie. Parallèlement, il y a eu un grand développement technologique appliqué au Nord par et pour les membres de la communauté inuite. On a créé nos universités et nos centres de recherche. Gestion de la faune, lutte contre le réchauffement climatique, agronomie, you name it. On a aussi développé des serres communautaires et créé des légumes résistants qu’on a fait pousser pour nos marchés à nous. D’ailleurs, on a les meilleurs champignons au monde. On ne les mangeait pas dans le temps parce qu’on croyait que ça apportait le mauvais temps ! Et qu’est-ce qu’on mange ce soir ? — Et tu vis où, jeune homme, quand t’es pas sur le bateau ? demande Julien. A ce moment-là, Aputik arrive à leurs côtés pour admirer la fameuse golden hour du Nord. Les couleurs rose et bleu pâle dansent presque comme les arsaniit, les aurores boréales. — J’habite entre Montréal et Puvirnituq, où j’aide à organiser les événements culturels hivernaux au musée d’art inuit Ikumak. 115 — Tu travailles avec Jaakusie alors ? lance Aputik. C’est le cousin de ma coloc Manumie. Tayara se tourne vers elle. Il voit déjà les effets du vent sur sa peau. Ses taches de rousseur noircissent, sa peau devient plus lisse que la toundra après une tempête de neige. Et ses yeux... Elle regarde au loin. Il détourne la tête, comme s’il avait peur d’être happé. Surtout, ne pas croiser ses yeux. Son cœur est encore à Puvirnituq, auprès de la belle Akinisie. Il y a exactement trois ans, Tayara l’avait invitée à le suivre aux monts Torngat. Elle était au début de ses études en médecine à Puvirnituq. Cette ville, qui s’est développée à une vitesse fulgurante, passant de deux mille âmes à près de cinquante mille personnes en l’espace de vingt ans, est remplie de jeunes étudiants. C’est aujourd’hui l’un des plus gros centres universitaires au Canada. Les jeunes affluent du Nunavik au complet pour y étudier. Depuis l’installation du train suspendu, imaginé par des ingénieurs inuit issus de l’université de Puvirnituq, le transport au Nunavik est un jeu d’enfant. Toutes les communautés de la province se trouvent à moins de quarante-cinq minutes en train. À chaque heure de la journée, Tayara repense aux derniers mots d’Akinisie. «Je réalise que t’as besoin de bouger, je ne vois pas comment tu pourrais réellement être heureux 116 ici avec moi. J’ai l’impression que je suis un extra dans ta vie. Une halte. J’aime partager les choses avec quelqu’un quotidiennement. C’est comme si tu voulais toujours du nouveau, comme si t’étais perdu dans la tempête. Tu sais que je t’aime, au fond. Pourtant, je commence à avoir des sentiments pour quelqu’un, tu le connais. J’ai essayé de l’éviter, mais t’es jamais là. » Elle fit une longue pause. « C’est Kalluk. » Pas Kalluk, le beau Kalluk, le grand Kalluk, l’homme parfait, le chasseur, le chef infirmier de l’hôpital... N’importe qui, saufKalluk ! pensa-t-il. A sa manière, Tayara est parfait, mais il est surtout parfaitement indépendant. Il va toujours appartenir au monde entier. Il est libre, sans attaches, et c’est ça qui le rend beau. Ses sentiments étaient mêlés. Jalousie, tristesse. Il ne les refoule pas, il n’a pas de filtre. Quand il ressent quelque chose, c’est à fond. Comment ne pas être un peu territorial ? Il est un enfant du Nord, façonné dans cette grande nature brute. Les sensations sont fortes ici, les envies et les désirs sont amplifiés, ils résonnent, ils grondent. On vit parmi les animaux, accrochés dans la nature qui nous rappelle tous les jours d’être proches de nos instincts. Il passe un bon moment au souper, il est heureux de retrouver ses collègues et amis, et son 117 patron qui est le fondateur de Tourisme Imak, Taqqik, qui vient aussi de Salluit. Les deux ados de Taqqik, Elaisa et Maelie, ont pris part à l’expédition. Elles ont hâte de chanter tantôt. Elles vont faire des covers d’Anirni, la chanteuse la plus populaire de l’heure. Elle est très connue partout dans le monde, elle sera d’ailleurs la headliner du festival. C’est pour ça que les filles ont décidé de suivre leur ataata, leur papa ; elles reviendront en train à Kuujjuaq. Tayara impressionne les deux filles en disant que le festival a été fondé par son arrière-grand- mère. Elle était revenue s’installer chez elle après avoir vécu une bonne partie de sa vie loin du Nord, dans du béton gris et froid. Depuis, le festival a grandi en même temps que la province se développait. Il est devenu un incontournable, attirant des dizaines de milliers de spectateurs chaque année et accueillant en majorité des artistes inuit et autochtones. Il entre dans la grande cabine. Il entend la chanson que son arrière-grand-mère a popularisée, une traduction en inuktitut de Hey, That’s No Way to Say Goodbye, de Leonard Cohen. C’est Aputik qui est en train de l’interpréter aux passagers. Elle chante avec sa voix basse, simplement. Le corps de Tayara est soudain parcouru par un puissant frisson, presque une fièvre. Il regarde par la fenêtre. Le ciel est mauve. Le soleil de minuit 118 ne sait pas si c’est l’heure de se coucher ou de se lever. Les montagnes sont noires. Sa vieille âme portée par l’expérience de plusieurs générations se rappelle qu’il est le voyageur, le traducteur, le pont entre les gens, le curieux. Tayara est dans son élément. Il pleure cette larme qui n’a pas su couler sur les joues de ses ancêtres, ses saunik. LE QUATRIEME MONDE Isabelle Picard, Wendat de Wendake Wendake Comme tous les matins, Elsie marchait le long du littoral de la Baie sans nom. Celle-ci s’était forgé un chemin, à coups de saisons de plus en plus chaudes, jusqu’aux abords de la forêt de bouleaux où la jeune femme de trente ans allait, dans son enfance, faire de longues promenades en raquettes. C’était à l’époque où un tapis immaculé recouvrait encore le territoire en hiver. Cela devait bien faire une douzaine d’années qu’Elsie n’avait pas vu de neige. Avec le temps, même les bouleaux avaient changé. D’un blanc grisâtre, ils s’étaient transformés petit à petit pour enfiler une robe gris- vert qui leur donnait un air malade. Leur odeur également était différente. Elsie aimait dire qu’ils sentaient le métal. Les périodes de grands froids du passé avaient aussi peu à peu fait place à un pré-hiver permanent, un novembre qui s’étirait sur quatre longs 121 mois. Quatre lunes où Elsie se gelait les os par en dedans dès quelle mettait le pied dehors. Ce matin-là, elle remarqua qu’une fois de plus l’eau s’était avancée sur la terre. Elle prit une profonde respiration et baissa la tête en essayant d’imaginer son village natal, là-bas, à présent noyé sous les flots. Tout ce qui restait à Elsie, le seul témoin de sa jeunesse, de ses racines, c’étaient cette forêt de bouleaux et ses souvenirs d’une ère quelle avait à peine connue. Les gens de son village étaient partis il y avait déjà longtemps quand l’eau avait commencé à manger les maisons, comme disait sa grand-mère. Ils avaient été relogés à une heure de marche, dans de petites cabanes toutes semblables et sans couleur, au propre comme au figuré. Juste la pensée de ces habitations, ressorties tout droit d’une époque de colonisation et de sédentarisation obligée que son peuple n’avait jamais acceptée malgré les siècles, laissait un goût amer en bouche à Elsie chaque fois quelle s’y imaginait. Sa maison, c’était maintenant la forêt, et en aucun temps elle ne troquerait le secret des arbres contre des habitations bien cordées mais sans âme. Le plus souvent, c’est Elsie qui rendait visite aux gens de son village. Son frère cadet tentait chaque fois de la convaincre de s’y installer avec eux en lui faisant miroiter un certain luxe quelle 122 n’avait pas, des toilettes intérieures, des gens à qui parler, un bain, mais Elsie s’entêtait à refuser. Elle se fichait bien d’être seule, tant quelle était chez elle. Et puis, elle avait encore les animaux et les oiseaux. Ceux qui n’avaient pas disparu, du moins. Les renards, les lièvres, les écureuils. Quelques martres. Les plus gros animaux étaient morts depuis des décennies. D’abord les orignaux, puis les cerfs qui avaient migré en provenance du sud. On n’avait pas vu d’ours depuis plusieurs années non plus. La belle avait aussi ses livres, quelle prenait bien soin de cacher derrière une planche du mur du fond. Des livres d’histoire et de philosophie, dans lesquels elle trouvait sa force en quelque sorte. th « Le Grand Conseil neutre se réunira ce soir. » Ainsi titrait en boucle la seule chaîne de nouvelles que le gouvernement uni permettait de présenter dans tout lieu public. C’est cette chaîne que synto- nisait Ilda Ivanovitch dans son humble boutique, qui avait un peu les allures d’un magasin général d’antan. La plupart des autres commerçants avaient opté, en guise de protestation, pour de la musique, mais même celle-ci devait être neutre. La 123 neutralité dans ce cas précis impliquait une trentaine de chansons triées sur le volet, approuvées par les autorités, et une cinquantaine de morceaux classiques, principalement d’une autre époque. Rien qui pouvait soulever la mélancolie, l’indignation, la fierté ou la colère, et encore moins traduire l’individualité, l’appartenance ou une quelconque affirmation identitaire ou culturelle. Toute cette ère de droiture avait commencé à la mort de M. Nedib, le dernier des humanistes selon Ilda, tandis que les vautours rôdaient déjà dans les couloirs de la Première Maison. Depuis belle lurette, ils attendaient que le président rende son ultime souffle pour s’emparer du pouvoir et instaurer une importante réforme. Un gouvernement corrompu proposa alors une version moderne d’un modèle sociétal qui se disait plus à l’écoute du peuple. Un peuple qui avait faim là, tout de suite, et qui se foutait bien de protéger la planète. Une population qui s’organisait, se faisait entendre et se rebellait, comme si la grisaille de la misère et les bruits de ventres affamés avaient pris le dessus sur les valeurs passées. En réalité, ce que ce gouvernement imposait, c’était un capitalisme facilité qui lui permettait de s’en mettre plein les poches. « Un grand n’importe quoi », répétait Ilda. La photo de la manifestation pour la Terre à laquelle elle avait pris part quelque trente-cinq ans plus tôt, cachée au fond de sa caisse enregistreuse, témoignait des 124 batailles auxquelles elle avait participé durant cette période de la fin des contraintes, des plafonds, des taxes carbone, du politically correct, du respect des autres et de la planète. C’était l’ère du chacun- pour-soi et des conflits entre les pays riches et ceux pauvres en ressources. La « sale époque », comme Ilda la nommait, avait duré huit longues années pendant lesquelles la Terre ne cessa de se réchauffer, les glaciers continuèrent de fondre, les riches de s’enrichir et les pauvres de dépérir. La polarisation des idées s’étendit à toutes les structures de la société dans une danse de privilégiés qui raflaient tout et de minorités qui s’inclinaient, une danse qui se solda un beau matin par un black-out total du Web. Plus rien. Un grand silence. Puis une rencontre secrète des leaders de ce monde et enfin un vaste plan, celui de la neutralité. Un projet sociétal visant à rétablir la paix, l’équilibre et l’harmonie en neutralisant, en somme, tout ce qui fait de nous des êtres humains. Le concept de neutralité s’était invité dans tous les aspects de la vie, infiltré pernicieusement, telle une personne qu’on a hâte de connaître mais qui, finalement, nous déçoit et dont on regrette la présence. Ilda Ivanovitch, à près de soixante-dix printemps, avait depuis des années compris que cette histoire de grande neutralité n’était qu’une lubie humaine de plus qui, comme tout courant 125 qu’on pousse à ses extrêmes, finirait par éclater. Un courant de plus qui se juxtaposait à la liste déjà considérable des mouvements sociaux et idéologies du siècle précédent, dont le dernier en lice avait tout souillé sur son passage. Ce « neutralisme », ainsi qu’Ilda le surnommait, avait dépassé le point de bascule et laissé les âmes grises, les terres arides et les rêves impossibles après des années de guerres économiques et de survivance. Il y eut d’abord l’abolition des religions, puis l’apparition d’un nouveau drapeau unique pour tous les pays qui, bien qu’il soit hissé avec les drapeaux des territoires au départ, se retrouvait maintenant seul au sommet. Et enfin, l’interdiction des fêtes nationales pour les remplacer par la fête de l’Humanité. Mais c’est quand la langue d’enseignement devint neutre et unique, un peu comme la novlangue de George Orwell, qu’Ilda décrocha du grand plan. Un plan ambitieux, certes, que d’aucuns se pressèrent de décrire comme la plus grosse erreur de toute l’histoire de l’humanité dans une tempête de manifestations plus bruyantes les unes que les autres, puis, matées par les forces des agents neutres, presque inexistantes. Des philosophes, des anthropologues, des sociologues, des historiens, des politologues et tous les dissidents du mouvement : des milliers de personnes furent 126 effacées, disparaissant de la surface de la Terre dans une série d’arrestations justifiées par le besoin de conformité pour la survie de l’espèce humaine. Puis, peu à peu, le peuple se résigna, poussé par la peur ou trop occupé à survivre. Ilda avait perdu beaucoup de clients depuis le début du Grand Changement neutre. Elle tenait bon grâce à l’aide gouvernementale offerte à ceux qui acceptaient de coopérer et de se conformer, de «voir la lumière». Ilda se consolait en se disant quelle était la seule à posséder un élevage de grillons biologiques dans la région. Sa farine était la plus fine et la plus riche en protéines à des milles à la ronde, et surtout la moins chère. C’est comme ça que l’imposante dame de près de six pieds tirait son épingle du jeu mois après mois, ainsi qu’en raison du faible coût des produits quelle offrait, même en petite quantité, un avantage certain de son alliance tiède avec le gouvernement. Chaque fois que le Grand Conseil neutre se réunissait, les règles étaient resserrées. À chaque Grande Annonce, Ilda avait l’impression de perdre un morceau d’elle-même, ou plutôt de devoir enfouir des fragments de son humanité dans son jardin secret, là où nulle lumière du jour ne saurait les trouver, les égarant parfois au passage. 127 Comme elle le faisait deux fois par mois, Elsie se rendit au village. Le magasin de la vieille Russe était celui quelle préférait. Le prix des denrées n’était pas étranger à ce choix, mais surtout elle aimait bien la drôle de dame qui, avec son fort accent, lui rappelait le temps où la musique des cultures résonnait partout. C’était comme si elle voyageait un brin à son contact. Elsie aimait deviner la vie de la vieille dame et, à chaque visite, elle ajoutait un bout à l’histoire quelle s’inventait et qui prenait de plus en plus la tournure d’un roman de Kafka, l’humeur de l’époque obligeant, sans doute. Au moment où Elsie arpentait le coin des farines, deux agents neutres entrèrent en faisant résonner la clochette accrochée à la porte. Les deux hommes, dans leurs costumes gris, s’avancèrent vers le comptoir où la Russe était assise. Elsie, immobile derrière l’étagère de farine de grillons, observa la scène. — Bonjour. Nous avons entendu dire que vous auriez en votre possession des objets culturellement non neutres. Nous vous demandons de nous les remettre immédiatement. — Non, pas du tout. Je suis une amie du régime. Regardez mon écran... La dame aux cheveux argentés pointa un doigt vers la télévision, qui diffusait les mêmes trois nouvelles autorisées par le gouvernement. 128 — Madame, vous ne seriez pas la première qui... — Madame, vos objets, s’il vous plaît, ordonna le plus grand, qui visiblement s’impatientait. — J’ai une cliente, répondit la propriétaire en relevant la tête, désignant Elsie du menton. — Nous la surveillerons. On vous attend. Vous connaissez les conséquences pour vous. — Mais je n’ai rien, je vous dis. J’ai tout brûlé comme on nous l’a demandé. — Allez ! lança le plus petit en indiquant la porte donnant sur la maison. Elsie, silencieuse, la mâchoire crispée, était aux aguets. Elle savait que cette situation était sans issue. Si Mme Ivanovitch allait chercher quelque chose rappelant quoi que ce soit de son passé, de sa Russie natale, elle risquait qu’on ferme son magasin, et si elle ne leur obéissait pas, la conclusion serait la même. La jeune femme s’avança alors vers les deux hommes, traînant lourdement ses bottes de cuir sur le plancher. Les agents se retournèrent vers elle. — Hé, toi, t’es la Sauvage qui veut rester sauvage? T’as pas le droit de porter des mocassins. — C’est pas des mocassins, ce sont des bottes molles. — Tu nous prends pour qui ? Toi, t’as pas le droit de porter ça. 129 — Surtout toi, ajouta le grand en tapant du doigt sur le comptoir de Mme Ivanovitch. On va te les brûler, tes mocassins. Enlève-les tout de suite. C’était la deuxième fois que des agents neutres saisissaient les mukluks d’Elsie. Celle-ci s’exécuta. Elle s’en fabriquerait d’autres, autant de fois qu’il le faudrait. L’homme attrapa les bottes sur le sol et les mit dans un sac, avec un sourire en coin. — Vous êtes chanceuse, madame, dit-il en se tournant vers la propriétaire, qui assistait à l’interaction, figée. On repart avec ça, mais la prochaine fois que quelqu’un vous dénonce, on ne sera pas aussi gentils. On va fouiller nous-mêmes, et il vaudrait mieux qu’on ne trouve rien. Alors vous savez quoi faire. Les deux agents sortirent. Ilda quitta sa caisse pour se diriger vers l’étagère des chaussures, en indiquant à Elsie de la suivre. La propriétaire déplaça quelques boîtes avant d’ouvrir l’une d’elles, satisfaite. — Pointure neuf, hein ? C’est pour vous ! lança Ilda en tendant une paire de bottes brunes neuves à Elsie. — Je ne peux pas accepter, madame. Je vis dans le bois. Je vais les abîmer et vous ne pourrez pas les revendre. — Elles sont à vous. Vous m’avez sortie d’un méchant pétrin. Vous le méritez. Vous avez bon 130 cœur, renchérit la dame avec l’accent caractéristique qui trahissait ses origines. Elsie lui sourit, puis pinça les lèvres comme chaque fois quelle avait une idée. — Voici ce que je propose. Donnez-moi de vieilles bottes le temps que je me fabrique des mukluks, et je vous les rapporterai à ma prochaine visite. De toute façon, les bottes neuves trop rigides me font mal aux pieds. — Mais... comment est-ce que je peux vous remercier, alors ? Si je vous invitais à souper avec moi ? s’enquit la dame, tout sourire. — Je ne dis pas non à un bon souper, mais là il faut que j’aille relever mes pièges avant la tombée de la nuit. Demain ? — Demain, c’est parfait, répondit Ilda en mettant l’accent sur le R. — J’apporterai de la banique faite avec votre farine. — De la banique ? demanda la sexagénaire en plissant le front. — Un pain de chez nous. Enfin, pas vraiment de chez nous, mais je vous expliquerai. — Et je vous préparerai une soupe solianka et un lait d’oiseau. Ils ne peuvent quand même pas venir jouer dans nos assiettes... — Ah, ça... Elsie se tut, incertaine du terrain sur lequel elle mettait les pieds, avec une prudence quelle avait 131 appris à développer, tel un réflexe. Après avoir payé ses quelques achats, la jeune femme enfila sa tuque et franchit la porte, faisant tinter de nouveau la clochette au passage. La nuit était déjà tombée quand Elsie arriva chez Mme Ivanovitch le lendemain. La dame, qui avait entendu son vieux quatre-roues, l’attendait à la porte de sa maison, adjacente à sa boutique. — Bienvenue ! Entrez ! Elsie tendit un paquet enveloppé dans un morceau de tissu à Ilda pendant quelle essayait maladroitement d’enlever les bottes brunes. Plus elle tirait, plus la manœuvre devenait difficile, et même si elle tentait de s’exécuter avec grâce et politesse, c’est le mur qui accueillit son épaule, ce qui suscita un éclat de rire des deux femmes. — Je suis contente que vous soyez là. Je n’ai pas souvent de visite, dit la dame aux cheveux argentés en accrochant le manteau d’Elsie sur un cintre. — Et moi, à part ma famille et plus rarement quelques personnes de mon village, je ne vois pas beaucoup de monde non plus. Surtout depuis... Comme elle l’avait fait la veille, Elsie s’arrêta. Ilda, qui avait compris sa peur, ajouta : 132 — Vous savez, je suis plus âgée que vous. J’en ai vu, des choses... J’en ai entendu aussi... Mais Elsie changea de sujet. — C’est beau, chez vous. C’est grand. Vous vivez seule ? demanda-t-elle même si elle connaissait la réponse. — J’ai deux fils, mais ils sont partis à Ville- Verte il y a longtemps. L’un d’eux est ingénieur, affirma-t-elle avec fierté. — Un ingénieur... Wow! Ce n’est pas le travail qui doit manquer avec ce qu’il y a à faire pour tout reconstruire. Et l’autre ? Le visage de la commerçante se crispa un peu et perdit de sa lumière. — L’autre, je n’ai plus de nouvelles depuis trois ans. Juste une lettre qui disait de ne pas s’inquiéter, qu’il allait bien. Pas signée. Même pas de sa main. — Oh... Je suis désolée. Au moins, il va bien... tenta Elsie pour rassurer la mère, qui mit un instant à réagir. — Bon ! Ce n’est pas tout, ça, je ne connais même pas votre nom ! Moi, c’est Ilda Ivanovitch. — Et moi, Elsie Brascoupé, répondit-elle en lui tendant la main. — Enchantée, Elsie! Allez! Asseyez-vous. Ilda indiqua une table fort bien dressée, les petites assiettes dans les grandes, comme Elsie n’en avait pas vu depuis longtemps. La jeune femme choisit la place près du mur. 133 — Vous buvez du vin ? — Oui, avec plaisir, acquiesça Elsie en souriant. Pendant qu’Ilda servait le vin, Elsie regarda autour d’elle. Le mur devant elle était tapissé de photos encadrées de paysages quelle ne reconnaissait pas. Elle se dit qu’il devait s’agir d’endroits en Russie. Puis elle aperçut le Ponte Vecchio de Florence et, plus haut, une plage de sable noir, et l’Arc de Triomphe juste en dessous. — Ces photos sont de vous ? Dites donc ! Vous en avez visité, des pays... — Oui. Quand j’étais jeune, lorsque je suis partie de Russie, avant d’arriver ici j’ai vécu à Paris quelques années, puis en Italie. Mais là-bas, en Europe, c’était difficile pour nous, les étrangers. À la fin, je n’étais plus en sécurité, alors je suis venue au Canada. Enfin, ce qui s’appelait le Canada à l’époque. Ça fait trente-sept ans que je vis ici. Et vous ? — Moi, je suis née tout près. J’ai grandi ici et j’ai très peu voyagé. — Vous êtes jeune. Ce n’est plus aussi facile de voyager, de nos jours, et c’est bien dommage. — Mais en même temps... Elsie s’arrêta de nouveau, interdite. Ilda, comprenant son malaise, quelle partageait puisque tout était épié et risquait d’être rapporté aux agents neutres, s’empressa de reprendre. — Donc, ce soir, je nous ai fait des plats de mon pays : une soupe solianka et un lait d’oiseau, 134 un gâteau qu’on appelle ptichye moloko en russe. Vous connaissez ? — Ah ! C’est ça, le lait d’oiseau... Je me demandais, dit Elsie en rougissant, sans doute à cause du verre de vin quelle venait d’avaler presque d’un trait. — Vous savez, Elsie, je vous vois dans ma boutique deux fois par mois. Je vous observe, mais j’ignore tout de vous. Vous n’êtes pas comme les autres. Je veux dire... Elsie comprenait très bien ce qu’Ilda essayait de dire. C’est vrai quelle n’était pas comme les autres de son clan. Elle avait toujours pensé quelle n’était pas née à la bonne époque, un peu comme si elle venait d’un autre siècle. Malgré cela, secrètement, elle n’aurait pas voulu vivre à un autre moment, peut-être parce quelle croyait en quelque sorte quelle contribuerait à changer les choses, à sa manière. Déjà, la façon dont la jeune femme vivait était différente, comme écartelée entre le xx^e et le xxi^e siècle. La plupart du temps, Elsie était seule. Elle allait bien sûr rendre visite à sa famille, à ses neveux et nièces au hameau le plus souvent possible, mais elle aimait être dans le bois, du moins ce qu’il en restait, dans cette petite cabane qui lui servait de refuge, où seuls des panneaux solaires et le poêle à bois lui fournissaient l’énergie nécessaire par grands froids. 135 Ilda reprit : — Qu’est-ce que vous faites comme métier? — Je vends de la viande et des peaux quand je peux. Je n’ai pas besoin de grand-chose. J’ai gardé l’argent que le gouvernement nous a donné avant de nous effacer de la carte pour de bon, et je pige là-dedans seulement au besoin. Vous comprenez... Ce n’est pas beaucoup, mais ça suffit. Demain, je ne sais pas. Je verrai. J’ai étudié en informatique, mais... En réalité, Elsie se demandait si Ilda comprenait. Cette dernière le sentit et posa ses mains sur la sienne, en souriant, comme le ferait une mère. À partir de ce moment, Elsie sut quelle était en terrain ami et elle ne se censura plus. — Ce n’est pas très utile maintenant, hein ? ajouta Ilda pour achever la phrase d’Elsie. — Non, pas tellement. La soirée allait bon train. Les plats étaient délicieux, et la banique ainsi que la confiture de baies rouges qu’Elsie avait apportées complétaient le repas à merveille. La jeune femme se laissait bercer par les récits d’Ilda, qui la transportèrent de la Russie à la campagne italienne en passant par Paris, Toulouse et Vienne. Voyant que la dame était légèrement ankylosée par le vin et puisqu’il se faisait tard, Elsie proposa de servir le lait d’oiseau. En cherchant un couteau dans les tiroirs, elle tomba sur la lettre du 136 fils d’Ilda, qui, comme cette dernière l’avait mentionné, ne révélait que peu de choses, un tapus- crit sans signature qui disait qu’il se portait bien. Et tout en bas, à droite, une minuscule tache, à peine perceptible. Elsie, prenant soin de vérifier que son hôtesse ne la regardait pas, saisit la lettre pour l’approcher de son visage. Ce point au bas de la missive était en fait une minuscule étoile bleue, un signe quelle connaissait. Son instinct ne l’avait pas trompée. Elle remit la lettre dans le tiroir en demandant des indications à Ilda sur l’emplacement des couteaux de grande taille, puis coupa deux grosses parts de l’appétissant gâteau. — Vous avez remarqué ces étoiles bleues partout en ville ? lança-t-elle en apportant les assiettes à la table. — J’en ai vu quelques-unes, oui. Il y en avait même une sur ma porte le mois dernier. Toute cette peinture que j’ai dû gratter... Ce sont des rebelles, je crois. Mais ils devraient faire attention, ou ils vont finir comme les autres. — Vous pensez que la population n’y peut rien ? À ce qui se passe, je veux dire. — Ils ont essayé, vous savez. Peut-être étiez- vous trop jeune... — Non, j’ai trente ans ! Je me souviens de tout. Ma mère... mon oncle... mon frère aîné... Elsie s’arrêta, les yeux pleins d’eau. 137 — Je suis désolée, ma chère. C’est une sale époque... déclara Ilda en posant la main sur l’avant-bras de son invitée, qui se ressaisit aussitôt, un brin de colère dans le regard. — Il y a aussi cette histoire des Six. Vous en avez entendu parler, Ilda ? — Une légende, ça ! Il y a quoi ? Trois ans, qu’on en parle ? Ils sont où ? Ils nous ont aidés comment, hein ? Six personnes qui sauveraient tout le monde ? Bien voyons ! répondit-elle en se resservant du vin. — Ils se préparent sans doute... Ça ne se fera pas en criant ciseau, lança Elsie. — Les étoiles, ce serait lié à ça, selon vous ? Aux Six ? — C’est ce que j’entends, dit Elsie avec un sourire en coin. — Mais... — Et il y a cette légende hopi, la coupa Elsie, une lumière dans les yeux. — Allez! Racontez-moi... demanda Ilda avec son accent typique marqué par les R. — C’est une vieille histoire. Le peuple hopi croit que le monde aurait déjà été fait et détruit trois fois. Selon ces gens, la hn du monde actuel, le quatrième monde, sera annoncée quand une étoile bleue apparaîtra. Il y a deux façons de comprendre cette légende : soit notre monde va être détruit, soit il renaîtra autrement. 138 — Moi, je vote pour le second épilogue, ma chère ! trancha une Ilda de plus en plus éméchée. — Moi aussi, Ilda, moi aussi. J’ai l’impression que quelque chose se prépare. Je dis ça comme ça, mais ces étoiles-graffitis, moi, elles me donnent de l'espoir. Il faut voir les signes, répondit Elsie en fixant longuement la dame. La jeune femme se leva enfin, remercia son hôtesse et se dirigea vers la porte, non sans avoir, un peu plus facilement cette fois, enfilé les bottes usées que lui avait prêtées la dame, ainsi que son manteau. Ilda la suivit avec une part de lait d’oiseau quelle avait emballée. En relevant ses longs cheveux épais pour les décoincer de sa redingote, Elsie laissa apparaître le tatouage discret d’une toute petite étoile bleue sur sa nuque. Ilda comprit et sourit. Elsie ouvrit la lourde porte. — Regardez, Ilda ! Il neige ! — Vous m’avez fait du bien, Elsie. Revenez quand vous voulez, dit la vieille dame en contemplant le ciel, encore sous le choc du lien quelle venait de faire. — Je reviendrai, je vous le promets. — N’oubliez pas votre gâteau ! s’exclama la dame. En rentrant chez elle, Elsie fit un court arrêt dans une modeste cabane aux allures de toilettes extérieures, de cache ou, au mieux, de remise perdue dans la forêt de bouleaux. Elle entra, puis cogna 139 trois fois sur le mur intérieur, à un rythme précis. La porte s’ouvrit, et Elsie descendit l’escalier, tenant toujours le ptichye moloko. Elle tendit le paquet à un très grand homme dans la trentaine, installé derrière un mur d’écrans d’ordinateurs et de fils. Celui qui, quand on l’écoutait bien, avait dans la voix quelques traces d’accent russe, avec des R roulés. Elle lui sourit en posant sa main sur la sienne, tendrement. Puis elle dit : — Ta mère va bien. LES SAUCISSES J.D. Kurtness, Innue de Mashteuiatsh Montréal Ce matin, au menu, huit saucisses toutes fraîches. Trois grosses de luxe à ramasser chez Amap, puis cinq pauvresses à aller extraire de la bouette gouvernementale. Je préfère travailler seule, mais on est lundi. La compagnie n’offre pas de cueillette la fin de semaine ; tous ceux qui ont claqué depuis vendredi soir nous attendent. J’ai pris mes doses d’antidouleur, d’antidépresseurs et de stimulants, bien mélangées dans une boisson protéinée vert fluorescent à saveur de melon d’eau. Je suis prête. Théo est là pour m’aider. Il somnole côté passager, le menton imbibé de bave. J’aime bien Théo. Il est toujours de bonne humeur et il fait tout ce que je lui demande. Son unique vice est la boisson gazeuse. Il ingurgite deux litres de Pepsi chaque jour. C’est le seul trisomique que je connais. Les parents préfèrent généralement avorter quand un enfant s’annonce attardé, mais les siens étaient croyants. Avant de mourir, ils l’ont 141 confié à la compagnie. Elle prend bien soin de lui. Je le regarde dormir pendant qu’on roule. La camionnette connaît le chemin. Vingt minutes et l’hôtel Amap se dresse devant nous, au milieu d’un océan d’asphalte et de clôtures barbelées. Je réveille Théo : nos beaux yeux doivent être scannés, sinon on n’entre pas dans l’immense bâtisse. Un chariot tout propre nous attend dans le hall. Les coordonnées de nos saucisses sont inscrites sur une carte plastifiée déposée dessus. Je compte quatre lignes au lieu de trois. Nous avons donc une saucisse supplémentaire à charrier cet avant-midi, encore chaude. On nous fournit combinaison imperméable, bottes et gants de caoutchouc bien raides. Rien à voir avec l’équipement usé et ramolli qu’on doit enfiler pour aller extirper de leurs cageots publics les bénéficiaires décédés. Ici, au privé, les saucisses en ont pour leur argent. Même que ça ne sent pas si mauvais. Mon haut-le-cœur est juste un réflexe. N’importe quelle odeur vaguement apparentée au soluté le déclenche. J’ai la nausée au rayon des produits laitiers du supermarché et dans les chambres froides des dépanneurs. Une pile de cartons laissée sous la pluie menace de me faire vomir. En mai, j’évite certaines routes parce quelles sont bordées de ces fleurs sauvages dont le parfum capiteux me rappelle celui de la substance gris-beige. 142 La première saucisse de la journée est une dénommée Teasdale, Amélie, soixante-quatorze ans, soixante-neuf kilogrammes de viande bien huilée. Elle est facile à repérer, seule unité rougeoyante du long corridor aux reflets bleutés. Selon l’écran de la capsule, le cœur a cessé de battre samedi après-midi à quatorze heures trente- huit. Je faisais une sieste quand elle est morte. Théo ? Théo ne sait pas ce qu’il faisait. Je tiens le chariot pendant que mon collègue extirpe Amélie Teasdale par les pieds. Le bruit de succion le fait sourire; je vois ses yeux se plisser sous sa visière. On retire les sondes, on débranche les cathéters et les électrodes, on extube le corps. Il est froid. Le système détecte les morts et refroidit automatiquement leur compartiment. Amap offre un service haut de gamme, funérailles dans l’autre monde incluses. Tous les avatars se parent de leurs plus beaux costumes pour l’occasion. J’ai vu des images dans une publicité. J’éponge le plus gros du soluté pour éviter qu’il dégouline partout. Théo est en forme ce matin, il soulève le cadavre sans attendre l’assistance de l’appareil de levage. Je glisse le sac mortuaire dessous, on remonte la fermeture éclair. On roule Amélie jusqu’au véhicule, puis on répète le processus avec les trois saucisses restantes. 143 L’édifice gouvernemental paraît minable quand on a visité ses concurrents. L’odeur nous atteint à l’autre bout du stationnement. Mes jambes sont douloureuses alors je parque la camionnette près de l’entrée malgré mon dégoût. J’avale une petite gorgée au melon d’eau pour me donner du courage avant de sortir du véhicule. Le fonctionnaire, un dénommé Pierre selon le badge accroché à sa chemise, dévisage Théo pendant que la machine vérifie nos cartes d’accès. Tous ceux qui rencontrent Théo pour la première fois le dévisagent. On revêt notre propre équipement. Les roues du chariot métallique couinent. Au cinquième étage, on le laisse près de l’ascenseur : les roues se coincent dans le plancher grillagé. Pour transporter les corps, un système de rails soutient une civière en acier inoxydable, tirée par un treuil. L’odeur est pestilentielle. Tous les résidents d’un étage baignent dans le même jus. Les mouvements sporadiques des corps éclaboussent le sol de soluté gluant, d’où le grillage. Les concepteurs se sont inspirés des abattoirs. Il fait chaud, aucune lumière n’est émise, excepté celle des lampes montées sur nos visières et le rétroéclairage des moniteurs au-dessus des unités. Bouliane, Keven, quarante-six ans, gît dans une bouillie d’urine et de matières fécales. Ses cent vingt-six kilogrammes sont trop lourds, même pour Théo. L’appareil de levage est brisé, on doit 144 improviser. Je décroche la chaîne de la civière sur rails et je la fais passer par la poulie de l’appareil inutile avant de l’enrouler autour des chevilles pâles et poilues de Keven. La peau se décolle quand j’active le treuil, le cadavre n’est pas frais du tout. Le corps se soulève lentement. Il pend par les chevilles, flasque et luisant, au-dessus du corridor. Je suis en nage et je me sens mal. Un bref instant, je souhaite m’évader à mon tour dans l’autre monde, me brancher à la matrice pour retrouver les autres. Les bras de Théo m’encerclent. II me serre doucement contre sa combinaison caoutchouteuse. Il pleure aussi. On renifle, on termine la besogne, on se ressaisit avant de repasser avec notre cargaison devant Pierre le fonctionnaire. On y retourne pour les quatre autres. Les morts ici sont jeunes, plus que ceux récoltés au privé. Les conditions minimales de survie sont assurées, sans plus. La nourriture est pauvre, le soluté, commun. Les premières années, les gens étaient couchés sur des lits, comme à l’hôpital. On manquait de personnel pour les tourner. Des employés ont réussi à transmettre de l’autre côté des images de plaies de lit. Même si le réel n’intéresse plus la majorité, certains se sont sentis assez concernés pour forcer le gouvernement à faire tremper dans le soluté ceux dont il avait la responsabilité, comme au privé. La qualité est cependant médiocre. Je suspecte la sécheresse en cours 145 d’aggraver le problème. Vingt-six jours consécutifs sans pluie ont fait exploser le prix de l’eau. Théo et moi sommes rationnés, la compagnie nous donne droit à un litre par jour chacun, le reste est à nos frais. Personne, hormis les croque-morts comme nous, ne se rend compte du changement de densité de la marinade publique filtrée trop lentement. De toute façon, le scandale ne pourrait pas éclater aujourd’hui. Le réel n’a plus sa place dans les esprits. Au public, on ne vous débranche jamais. C’est garanti, juré craché. C’est inscrit dans la loi, sur les deux versants de la réalité. On ne peut pas en dire autant des serveurs des géants privés. Certains individus dépensent tout leur argent dans l’autre monde et ils n’arrivent plus à payer leur hébergement. C’est l’expulsion. Je fais ça l’après-midi, après être allée mener les saucisses à l’incinérateur et avoir ramené Théo au dortoir de la compagnie. Deux barres protéinées, sept gorgées sucrées, et me voilà d’attaque. J’ignore ce qu’a fait Aube Lepage, vingt-quatre ans, trente-sept kilogrammes, pour mériter ça. Mais je m’en doute : les histoires d’expulsion sont affreusement semblables. Je suis seule au troisième étage de l’immense complexe 146 Gosoft. Du moins, aussi seule qu’on peut l’être avec des milliers de branchés occupés à vivre de fabuleuses aventures. Peut-être même qu’un employé plus zélé que la moyenne me regarde faire sur les images relayées par les caméras de sécurité. La détresse est un spectacle désolant, mais un spectacle quand même. La peau de la jeune femme a un aspect translucide. Je devine le réseau veineux qui irrigue ses muscles atrophiés. J’y vais doucement, respectueusement. Je retire les sondes, les cathéters, les tubes. Je lave le corps de mon mieux avant le moment fatidique. J’inspire un bon coup et je débranche les électrodes. Trois secondes s’écoulent. Puis Aube ouvre les yeux et hurle, un son rauque d’animal terrifié. Je préfère ça aux catatoniques qu’il faut porter, ou encore aux silencieux qui déchiquettent leurs poignets avec leurs grands ongles sales pour se saigner à mort et arrêter la souffrance. Ça ne dure pas longtemps, la voix de la débranchée se brise après quelques secondes. Les autres ne se sont rendu compte de rien. Leurs mouvements involontaires produisent un léger clapotis. L’ambiance paisible contraste avec la détresse de ma saucisse. Je lui offre de l’eau, mais elle repousse ma main et cherche à rebrancher les électrodes. Je la retiens avec facilité. Des années d’inertie ne font pas le poids contre mon corps d’exclue, aussi fatigué soit-il. Je chante une berceuse. Aube se 147 calme, s’immobilise. Je l’aide à enfiler les vêtements pâles et les chaussures molles. Elle peut se lever et marcher si je la soutiens. Nous quittons l’étage. Plus vite on part, plus facile sera la transition. Heureusement, les compartiments sont fermés. Aube ne peut pas voir les visages béats. De retour à la camionnette, je lui tends cent vingt-cinq millilitres de jus de fruits, dernier élément auquel elle a droit avec son forfait. Elle flotte dans les vêtements informes de Gosoft. Je lui explique que je la ramène chez mon employeur. Plusieurs options sont offertes aux gens dans sa situation. Elle peut reprendre des forces, et chaque jour d’hébergement lui coûtera une semaine de travail. Elle est libre de partir quand elle le veut, pourvu quelle rembourse sa dette d’hébergement en travaillant. Elle peut travailler aux champs, à l’usine de soluté, dans les mines ou même faire comme moi et s’occuper des saucisses. Evidemment, je ne les appelle pas comme ça devant elle. J’utilise le mot «clients». « Pouvez-vous baisser la lumière ? » Je lève la tête vers celle de l’habitacle. Elle est fermée : la cliente souhaite que la lumière du jour soit moins vive. C’est plus fort que moi, j’éclate de rire. Une moue apparaît. Ses lèvres se mettent à trembler. Elle pleure. Je suis déjà fatiguée de l’entendre, alors je lui prête mes lunettes de soleil. « C’est nul ici ! » 148 Elle n’a pas tort. Je démarre la camionnette. Au cours du trajet d’une heure, j’apprends qu’Aube est branchée depuis sa tendre enfance. Ses parents et elle ont fait le saut ensemble. Elle ignore où ils se trouvent aujourd’hui, elle les a rapidement perdus de vue dans l’autre monde. Elle m’avoue quelle n’a pas pensé à eux depuis l’adolescence. Aube a trois enfants. Elle en parle avec fierté, comme s’ils existaient réellement. Elle a pourtant passé les quinze dernières années dans un tube en acier inoxydable où le seul contact humain est l’examen annuel des fonctions neurologiques de base. Le réveil du sujet n’est pas requis pour ce test. Ma passagère regarde le paysage défiler. Le soleil plombe, on sent sa chaleur malgré l’ombre omniprésente créée par les nuages de poussière. Elle a bu tout le jus de fruits. Je lui conseille de prêter attention à ses sphincters. Je ne veux pas l’insulter, mais il y a un risque de relâchement après quinze ans sans se soucier de ses fonctions biologiques. J’ai oublié les couches. Après quelques minutes de silence, Aube me demande pourquoi je suis ici. Je perçois un certain mépris dans sa voix, attitude typique des fraîchement éjectés envers ceux qu’ils croient avoir subi le même sort qu’eux. On se déteste entre perdants. Pense-t-elle que j’ai ruiné ma vie parce que j’ai trop acheté de déguisements aux pixels multicolores ? Le choc se lit sur son visage. Je la rassure : je ne 149 suis pas devineresse, et il n’y a pas eu de violation de confidentialité. Son histoire est banale, sans plus. Les expulsés le sont tous pour des raisons plus ou moins absurdes selon mes critères. J’en ai débranché des centaines comme elle, et ceux qui peuvent parler me confient parfois comment ils en sont arrivés à dépenser tout leur argent pour des possessions virtuelles dont j’ai peine à comprendre la pertinence : avatars élaborés, temps passé en compagnie de célébrités (la célébrité en question étant là par l’entremise de son avatar), microclimats personnalisés, animaux fantastiques pour bonifier une ménagerie synthétique, etc. Les parures sont récurrentes dans les histoires de ruine. Je suis ici de mon plein gré. Ma réponse horrifie la jeune femme. «Mais comment peut-on vivre comme ça? Dans le néant ? On roule depuis une demi-heure et il ne se passe rien. Votre visage est ridé, et votre peau, couverte de taches. Et c’est quoi, cette odeur dégoûtante ? » L’odeur est la sienne. Aube trempe dans un lubrifiant antibiotique depuis plus d’une décennie. Elle devrait aussi prendre rendez-vous chez le dentiste. Je refuse de mettre de la musique. Je sais, c’est dangereux, ma passagère pourrait commencer à réfléchir si elle est laissée seule avec ses pensées, mais je suis prête à courir le risque. J’ouvre la 150 fenêtre, l’air frais entre dans l’habitacle. L’odeur du vent, la lumière, les rares oiseaux entendus l’été, voilà pourquoi je reste ici. Je ne veux pas renoncer à ça. « Mais, là-bas, il y a tous les sons, tous les paysages et toutes les odeurs qu’on veut. C’est bien mieux, bien mieux... Je crois que je vais être malade. » Aube hoquette sur le bord de la route, mais elle ne régurgite rien. Je lui donne trois semaines avant qu’on la retrouve pendue dans le dortoir de la compagnie ou noyée dans le fleuve. La vie ici n’a aucune valeur pour elle, et la possibilité de reprendre sa vie virtuelle, la seule qui à ses yeux mérite d’être vécue, est nulle. Elle s’en rendra compte rapidement. Je l’emmène jusqu’au bureau d’inscription des nouveaux exclus. Je n’en suis plus responsable. Ma journée de travail est terminée. Mon appartement est petit et sombre. C’est tout ce que je peux me payer avec mon salaire et ses multiples retenues. Je fais la brave devant les clients, mais mes moments de faiblesse sont de plus en plus fréquents. Je m’imagine rejoindre la fête perpétuelle comme tous les imbéciles. Ne 151 jamais revenir. Confier, pour les dernières années qu’il me reste, mon enveloppe corporelle à des employés blasés jusqu’à ce qu’un pauvre bougre m’extraie par les pieds et m’envoie à l’incinérateur. Je devrais me brancher au public, je n’ai pas l’argent nécessaire pour m’offrir une capsule plus luxueuse. Je doute cependant de ma capacité à oublier que je marinerais dans la merde des autres. Et il faut tout de même accumuler un beau paquet d’argent pour être logé sur le serveur étatique. Le système est conçu pour que toutes nos économies y passent. Une sorte d’impôt ultime. C’est le moyen qu’a imaginé le gouvernement pour taxer ceux qui choisissent l’autre côté. Les serveurs des entreprises privées sont hors de nos frontières. Les capitaux ont migré vers ce no mans land cybernétique destiné à aspirer l’argent et à faire frire les neurones. Seuls les nostalgiques et les pauvres qui travaillent dans le monde concret paient encore des impôts. Le système agonise. Le pire est que, même si on a un emploi rémunéré dans cette construction artificielle, on finit par tout dépenser, comme ma cliente de cet après-midi. Mais elle a raison, mon existence est médiocre. Je vivote, j’accomplis des tâches affreuses. Je me bourre de petits comprimés pour compenser le manque de contacts humains. Si j’étais plus jeune, plus belle, j’aurais tenté ma chance dans les îles paradisiaques, là où logent 152 ceux qui possèdent tout. Des domaines privés où des privilégiés vivent en autarcie. Des gens pour qui le monde est si merveilleux qu’ils n’ont sans doute jamais songé à se brancher sur leur propre machine. Nous sommes quelques centaines de milliers à prendre soin des millions de branchés. Plus personne ne se soucie de nous. Les lois, l’argent, le bonheur et les préoccupations sont maintenant dans un univers qui nous échappe. Le saccage, les inondations, les incendies, plus rien n’a d’importance ici. Les services sont minimaux: nous sommes de la grenaille, une nuisance, une arrière- pensée désagréable. Nul ne veut entendre parler de nous, de la planète, de la qualité de l’eau, de l’air, du sol, de la nourriture qu’on mange et de celle qu’on dépose à l’intérieur de leur estomac avec un tube de gavage. Leur monde a éliminé la souffrance, la culpabilité, l’incertitude. C’est ce qu’ils prétendent dans leurs publicités omniprésentes. Le soleil a irradié ma peau, les pigments sombres gagnent un peu plus de terrain chaque jour. Mes articulations me font souffrir, des cataractes voilent mes yeux. J’aurais dû porter des verres fumés plus tôt. Les hôpitaux coûtent cher, et quand les gens comme moi y entrent, ils n’en sortent plus. Je ne pourrais pas me payer un traitement, et même si je le pouvais, je devrais y retourner quelques mois plus tard à cause d’une nouvelle bosse, d’une 153 nouvelle douleur, d’un nouveau problème causé par la pollution dans laquelle je baigne depuis toujours. Les rares enfants qui naissent sont plus petits, plus nerveux, ils apprennent moins vite. Sauf ceux des riches, ceux-là paraît-il qu’ils sont de véritables génies, qu’ils sont en pleine forme, que leur nourriture est saine, parfaitement équilibrée, qu’ils habitent des villas recouvertes d’un dôme qui filtre les rayons nocifs et laisse passer ceux permettant de synthétiser la vitamine D. Ces familles font des sauts de puce d’une île à l’autre en jet privé, ils vont même parfois dans l’espace. Ils cherchent une nouvelle planète à coloniser parce que celle-ci n’a presque plus rien à leur offrir. Ils sont peut-être déjà partis, et nous continuons d’entretenir ces mouroirs avec l’espoir de nous y coucher nous aussi. Mardi : trois saucisses à incinérer et deux débranchements. Mercredi : cinq saucisses, trois débranchements. Jeudi, une pompe est tombée en panne : dix-huit saucisses. La déshydratation a été fatale pour les plus faibles. On n’a pas débranché ce jour-là. Le lendemain non plus, avec trente-neuf saucisses à cuire. Lundi, il y en avait cent quarante d’inscrites sur la carte plastifiée. Deux semaines de fous à empiler les sacs mortuaires, puis une semaine complète à débrancher en série. Une saucisse a tenté de me crever un œil. J’ai eu droit à une injection de Toradol pour me permettre de finir ma journée. 154 Ce matin, je n’en peux plus, je n’arrive pas à me lever. J’ai mon téléphone près de moi. Il suffit de trois clics pour que l’argent soit transféré. Les économies de toute une vie. On vient me chercher. C’est Théo et Aube. La piqûre est douloureuse, je suis surprise, mais bien vite je me détends. KANATABE ISHKUEU Natasha Kanapé Fontaine, Innue de Pessamit Montréal Au cours des années 2020, de nouvelles technologies ont fait leur entrée -ou leur avancée dans le monde. L’humanité a assisté à la robotisation de multiples facettes de son quotidien. Une accélération du changement du mode de vie planétaire a eu lieu, et les robots aidant les humains sont de plus en plus nombreux. En 2033, on compte près d’un robot par habitant de la planète. Connectés en permanence au Web, ils contribuent notamment à la démocratisation du savoir : plus jamais l’éducation ne sera marchandisée, un décret international a aboli les droits de scolarité partout dans le monde. L’éducation sera dorénavant financée par les Nations Unies, qui tirent leurs profits de la cryptomonnaie. Chaque robot permet la circulation des données et du savoir humain, ce qui fait que plus personne n’est laissé sans connaissances passées ou présentes. En 2035, il est annoncé que le réchauffement climatique, même si la technologie a pu le retarder 157 encore et encore, provoquera un revers de situation inattendu dans les vingt prochaines années : une nouvelle ère glaciaire. Durant vingt ans, le Kanatabe, suivant les savoirs ancestraux des peuples autochtones de son territoire, entreprend la construction de nombreuses infrastructures géantes au-dessus des villes et des métropoles afin que la neige et le froid extrême ne viennent pas déranger la vie humaine et le reste des êtres vivants. Les pays africains, désormais puissance mondiale depuis la reprise par leurs habitants des ressources naturelles des mains de l’Europe et de la Chine, conçoivent, selon le modèle kanatabe, des stratégies pour sauvegarder la végétation tropicale. Le Kanatabe devient leur premier partenaire dans l’élaboration et l’expansion de cette « architecture climatique», comme elle sera nommée, dans le monde. L’ère glaciaire débute vers 2048, et elle est complètement installée en 2054. J’ouvre les yeux et je ne reconnais pas le lieu tout de suite. Tout est flou. J’ai la main droite sur le ventre. En bougeant les doigts, je sens la texture d’une couverture de laine. Je me demande si c’est de la vraie. Je réussis tant bien que mal à 158 me retourner sur le côté droit. Ma main gauche rejoint ma main droite sur mon ventre. Je penche la tête vers les genoux, que je remonte. Finalement, je suis en petite boule sur ce qui semble être le sol. Je referme les yeux. Ils me font mal, ils sont secs. Les rouvrir est difficile. Alors je me rendors dans cette position. Je somnole quelques instants encore, puis je tente d’ouvrir les paupières de nouveau. Je vois mieux. Je jette un coup d’œil autour de moi. Je décèle des murs. Je remarque des rais de lumière derrière une surface brune. Une couverture accrochée comme une entrée voilée. Je n’entends rien. Une brise fait bouger le pan du tissu qui tient lieu de porte. Je la sens arriver jusqu’à moi, caresser mon front découvert. Je referme les paupières. Elle s’est glissée dans mon crâne par mes pupilles, sa fraîcheur remplit d’un coup le vide dans ma tête. Elle descend le long de ma nuque et gonfle ma poitrine. Je lâche un long soupir. J’ignore toujours où je me trouve. Je ne suis pas certaine de vouloir le savoir. En prenant une nouvelle respiration, je reviens sur le dos et, après avoir frotté mes paupières, je me mets à observer le plafond. Il semble être en bois, un matériau tellement rare aujourd’hui. On dirait que ce sont de grandes branches d’arbre élancées qui forment une structure plutôt hexagonale, depuis une autre surélevée sur laquelle elle 159 est posée, faite du même genre de branches. Toutes les intersections sont attachées et recouvertes de ce qui paraît être des nerfs d’animaux séchés, une méthode très ancienne, presque oubliée même, mais qui isole parfaitement une habitation comme celle-ci. Et cette couverture ? Je touche ce sur quoi je suis couchée. C’est chaud et doux. Quelle est cette laine? Ce que j’ai connu de plus ancien, c’est la laine synthétique, puis nos vêtements ont commencé à être conçus et fabriqués pour être le plus minces possible, tout en apportant une chaleur nécessaire pour l’ère glaciaire dans laquelle nous sommes entrés il y a maintenant une cinquantaine d’années. La laine synthétique n’est donc plus vraiment portée. Elle sert parfois de tapisserie ou de décoration sur les murs, comme une sorte d’artefact dont on a oublié l’usage. A voir la construction à partir de matériaux naturels ici, je me doute que cette laine est d’origine animale. Seulement, ça fait des décennies que la laine animale n’a plus été entre les mains des humains... surtout celles de mon peuple. Si je me rappelle bien, j’ai entendu parler des boeufs musqués du nord du bouclier canadien. Le réchauffement climatique a provoqué la fonte du pergé- lisol et une hausse des températures au nord du cinquante-cinquième parallèle, de sorte que ces bœufs musqués, qui étaient assez peu nombreux 160 dans les années 2020, se sont multipliés, et certains troupeaux ont migré vers l’ouest. Le caribou et l’orignal, si je ne me trompe pas sur leur appellation, étaient devenus introuvables, alors les gens de mon peuple ont commencé à se nourrir de bœufs musqués. Puisque les routes avaient été fermées, ils partaient chasser à motoneige sur les grandes étendues et entre les collines du bouclier canadien. La mémoire me revient tranquillement, le reste est encore flou. Un mal de tête monte derrière mes globes oculaires. Je referme les paupières. Je frotte mes paumes sur elles, puis sur mon front et mes tempes. J’aimerais sentir cette petite brise une nouvelle fois, celle qui est entrée ici tout à l’heure. De la laine de bœuf musqué. Ça m’est tellement familier... J’ai un vague souvenir de mon mushum^} qui marche dans une tente. Je sens la brise. Ah, que c’est rafraîchissant! Je la respire. Je fourre ensuite le nez dans la laine de mon lit de fortune, et je vois des branches d’arbre avec des aiguilles vertes sur le sol. Il semble que je sois couchée sur un matelas de branchages. C’est confortable. J’inspire le parfum de la laine, elle a une odeur de feu. Je bouge un peu en m’étirant, je respire une autre fois. Cet arbre, je le connais. Il existe dans ma mémoire. 1. Grand-père. 161 Je revois mon mushum s’affairer dans la tente. Je suis toute petite. Il fredonne quelque chose. Il se retourne vers moi et me tend un morceau de nourriture. Je le prends dans ma main. Je reconnais l’odeur. Un oiseau. C’est un goût fort, intense. Enfant, j’en raffolais. J’entends un mot dans les brumes, ple-u. C’est un oiseau qui n’existe plus. Gris, avec des taches noires. Il fait froid dehors. Je discerne le bruit du vent. Des voix résonnent à l’extérieur. On appelle mon mushum. Il se dirige vers la porte, met ses bottes, son pantalon et son manteau. Puis un chapeau de fourrure. De la fourrure... Il sort. Je l’entends qui parle fort. Qui rit fort. Tout le monde rigole, quelques voix, des paroles que je ne saisis pas, et une nouvelle fois tout le monde éclate de rire. Des voix paisibles. Des rires heureux. L’odeur de la neige qui arrive jusqu’à moi. Ce morceau de viande, je l’ai dévoré. C’était succulent. Mon mushum revient à l’intérieur de la tente avec, dans ses bras, des branches de sapin. J’ai dormi sur un lit de sapin ! Où est-ce que je peux être? Malgré ma tête lourde, je m’assois sur la couche. Je vois que je porte des vêtements qui ne sont pas les miens. Je me rappelle. Quelqu’un m’a transportée ici. J’étais épuisée. Oui, une personne m’a trouvée dehors, et on m’a amenée dans ce campement. Je cherchais cet endroit ! J’y suis ! Sortant mes pieds de la couverture, j’enlève mes petites 162 chaussures molles et vérifie l’état de mes orteils. Ils sont un peu bleus, mais ça va. Mes doigts ne sont pas rouges. J’aurais pu avoir des engelures. J’ai marché longtemps dans la neige, jusqu’à ce qu’une tempête me rattrape et que les vents finissent par réduire la visibilité. Je ne voyais plus rien. Je me recouche. Mon mal de tête s’intensifie. Il doit y avoir des gens à l’extérieur, mais je suis trop épuisée pour me lever. J’ai tellement rêvé de cet endroit ! Il y avait au moins trente ans que j’en entendais parler, mais aucune carte ne pouvait nous permettre de retrouver ce clan qui vit reclus dans les terres du Nitassinan. Des larmes coulent de mes yeux. Les aînés de mon peuple racontaient tant de choses sur le clan caché, sur leurs maisons en bois, en branches d’arbre et en écorce, sur les toitures recouvertes de fourrures et de peaux épaisses, et sur leurs vêtements faits des mêmes matières. Quand les gens écoutaient cette histoire, ils blaguaient. C’était comme une légende un peu stupide, pour faire rêver les petits. Qui, dans les années 2100, vivrait encore de cette façon, avec tout ce que la technologie permet ? L’intelligence artificielle nous a rendus omniscients. Et au cours de cette ère glaciaire surtout, tout ce qu’il était possible d’inventer l’a été pour nous tenir au chaud, en santé, et pour nous rassurer: cette ère ne durera qu’un siècle de plus. Bien 163 sûr, un bon nombre d’entre nous ne verra pas sa fin, mais nous comprenons quelle n’est pas éternelle. Des scientifiques de partout sur la planète, humains ou artificiels, travaillent d’arrache-pied pour essayer de la raccourcir. Sauf que la glace est puissante. La neige, qui a failli disparaître dans les années 2030 d’ailleurs, est puissante. La Terre mère est puissante. Mon peuple, les Innuat^2, croit qu elle nous a donné la technologie pour nous aider, pour l’aider elle-même également, tout cela par amour, mais jamais au grand jamais nous ne devrions l’utiliser pour tenter de la dominer et de contrôler ses actions. Cependant, la technologie ne nous a pas permis de sauvegarder notre langue maternelle, l’innu-aimun. Cela fait déjà une cinquantaine d’années que nous ne la parlons plus. Et me voilà couchée sur un lit de sapinage, une technique que je croyais disparue puisque l’arbre ne résistait pas à la sécheresse croissante des années 2020 et a carrément été rayé de la carte du Keb lors des gigantesques feux de forêt de 2029, qui ont dépassé ceux de l’Australie en 2019, pour être remplacé par des feuillus quelques années plus tard. Le Keb était autrefois une province, le Québec, aujourd’hui un État libre au sein des États unifiés du Kanatabe. Le Canada et le Québec, comme 2. Innuat : pluriel d’Innu en innu-aimun. 164 L d’autres États du monde, ont été renommés, soit en reprenant un nom issu d’une des langues autochtones du territoire, soit en revenant à la racine de leur nom. Kanatabe (Kanata-Ahbeè) signifie « terre des nombreux villages », et Keb provient de Kebeq, «là où le fleuve se rétrécit», pour désigner la capitale, la ville de Québec. On m’a dit qu’au Québec le sapin était un vaillant guérisseur de nombreux maux. Il aurait été vraiment nécessaire avec le grand froid qui couvre toute la Terre. Il existe ailleurs, mais il ne serait accessible que sous la forme de produits spéciaux, réglementés par je ne sais plus quel pays. Et les quelques aires protégées qui restent sont farouchement gardées par la sécurité nationale des États du monde. Je me penche vers le sol pour sentir les branches. Leur arôme est fort et éveille ma mémoire. Mes larmes reprennent de plus belle. J’entends des pas dehors. Je m’assois difficilement, tout en serrant contre moi la précieuse couverture de laine de bœuf musqué, et j’attends de voir apparaître quelqu’un à l’entrée de la cabane. Un visage se glisse à l’intérieur. Un visage doux, avec des pommettes hautes et une peau de la couleur du bois. Un sourire s’esquisse sur ses lèvres. Il entre. — Kuei... Sa voix est aussi douce que son visage. 165 — Euh... salut... — Hé hé, je t’ai dit bonjour! Tu m’as bien répondu, inquiète-toi pas. Et pis, tu te sens comment? — Euh... j’ai un peu mal à la tête, mais ça va. — OK, attends, j’ai quelque chose pour toi... Il se dirige vers une planche surélevée qui sert de comptoir. J’y aperçois des pots Mason, quelques tasses en porcelaine et une machine avec deux ronds de métal. Ça ressemble à une cuisinière de camping. J’ai l’impression d’être revenue cent ans en arrière. Je n’ai vu que des images de ce temps-là, des photographies de familles, nos ancêtres, qui se rendaient dans les bois, quand les bois existaient encore, et y campaient. Je reconnais ces objets que j’ai vus dans des livres numériques. Je crois rêver. L’homme s’empare d’une tasse et d’une théière à l’ancienne. Sur la minicuisinière, quelque chose bout dans une casserole. Avec une serviette, à deux mains, il la lève et verse le contenu dans la tasse. Reposant la casserole sur le rond, il ouvre ensuite un pot Mason qui semble contenir un mélange d’herbes. L’homme en prend une pincée assez épaisse et la met dans la tasse. Avec une cuillère, il brasse le tout, puis se retourne vers moi. Il avance lentement et se penche tout près de mon petit lit. Il me tend la tasse. — Fais attention, c’est chaud... Les herbes sont d’ici, elles vont t’aider à te remettre sur pied. — Merci. 166 Il m’observe avec bienveillance porter la tasse à mes lèvres et en siroter une gorgée. Le liquide a un goût délicieux, et en avalant le thé je sens déjà la fraîcheur du mélange changer quelque chose dans mon corps. J’en bois immédiatement une autre gorgée. Puis une autre. Ça me fait un bien fou. — Je ne veux pas prendre trop de ton temps, ni de ton énergie. Tu viens d’arriver, et t’es assez mal en point. Repose-toi. J’ai rien qu’une question qui me ronge depuis que t’as surgi de nulle part. — Hmni... vas-y... — Comment t’as fait ? Il observe un silence. Comme une respiration en suspens. Il me dévisage avec interrogation, je vois son regard suivre le tracé de la forme de mes sourcils, de mes yeux, de mes joues. — Fait quoi ? — Pour nous trouver ? — Quoi ? Je lui retourne son regard étonné. — Ben, tu nous as trouvés comment ? Comment t’as pu marcher jusqu’ici ? Tout à coup, je me pose la question, moi aussi. Le temps semble soudain se suspendre. Nous partageons une surprise mêlée de méfiance. Je décide de poser une autre question en réponse à la sienne. Je viens de découvrir où ils se cachaient depuis un siècle, et je me dis qu’il doit y avoir eu trois générations ici. 167 — Est-ce que les aînés qui sont arrivés ici sont encore en vie ? Il m’observe un instant avant de répliquer. — Non, ils nous ont quittés depuis déjà plusieurs années. Mais nous nous sommes assurés que la transmission des savoirs allait se faire. Je peux t’emmener parler avec Atenaru, notre aînée qui a reçu les enseignements du plus grand nombre d’aînés possible. — Un grand nombre ? Ils étaient combien ? — Hé, wo ! D’abord, c’est quoi ton nom ? Avant de continuer cette conversation, je dois apprendre à te connaître ! Qui sait si t’es pas une espionne du gouvernement... — Pour qui tu te prends pour me dire ça ? Vous devriez avoir confiance en moi ! J’ai cherché toute ma vie cet endroit ! — Mais comment on peut le savoir? T’es arrivée ici, t’étais sonnée, on avait peur pour toi. Malgré tes vêtements qui sont prévus pour le froid extrême, tu avais l’air gelée et tu ne pouvais pas parler. Jamais personne n’est venu du monde extérieur depuis que nos grands-parents sont arrivés ici ! Jamais ! Alors qui serait assez entêté pour nous trouver, à part des forces de recherche dont le mandat est de récupérer n’importe quel dissident ? — Le gouvernement du Kanatabe ferait jamais ça. — Quoi ? Tu crois le connaître ? 168 — Plus que vous, en tout cas ! Je fais partie de ce monde-là, moi ! — Wo, OK, là ! On arrête. Sérieusement, je veux comprendre. C’est quoi, ton nom ? Si tu veux que je te présente aux autres, il faut bien que je leur dise t’es qui. — Je peux très bien le faire moi-même. — Bon, d’accord... Il se relève. Il fait plus de six pieds. Il est costaud, des épaules larges, le dos aussi. Il semble bien entraîné, comme s’il courait des kilomètres avec un canot sur les épaules. Il leur ressemble, à ces gens qui ont vu les millénaires, nos ancêtres. Ce sont des athlètes. Ils vivent le mode de vie ancien, tellement ancien qu’on ne peut se le remémorer qu’en regardant les photographies. L’Innu se dirige vers l’entrée. Il déplace la couverture qui sert de porte avec un mouvement de la main. Il jette un œil dehors. — On n’a pas de nom dans le monde d’aujourd’hui, dis-je. Ben, on a un prénom, mais après c’est des chiffres. Moi, c’est Kani-89245. — Kani, ça sonne innu. — Tu penses ? — Oui. Moi, c’est Kanukateu. Ça veut dire « il a les jambes longues ». Je suis trop grand pour les autres, ha ha ! Je me mets à rire avec lui. — Kani, alors ? 169 — OK, Kani. — Pis là, Kani, comment tu te sens ? — Vraiment mieux. On dirait que ton thé fait effet. — C’est le fun. J’suis content. J’ai encore envie de rire. Kanukateu a l’accent des gens que j’ai connus dans mon enfance, il y a plus de trente ans déjà. Ça me fait du bien de l’entendre. Comme je ne peux pas me lever et marcher, il reste pour me tenir compagnie et me verser du thé. Il prépare du pain, sur la petite cuisinière, et il sort des baies rouges, violettes et orangées. Il me prépare un plat avec un peu de confiture sur le bord, avec un couteau au design ancien. J’ai l’impression de retrouver mon mushum, en quelque sorte. Kanukateu s’assoit près de moi, il s’est servi un plat semblable. Il a le rire facile, c’est agréable. Il a allumé un feu dans un poêle de métal, dont la cheminée sort du toit. Ça réchauffe la maison, qui n’a qu’une seule pièce. Kanukateu a été désigné pour prendre soin de moi jusqu’à ce que j’aille mieux. Il m’informe qu’on a mis les aînés du clan dans une maison à part pour les protéger de toute maladie que j’aurais pu apporter. Seul Kanukateu a le droit de me voir pour le moment. Lorsque je serai sur pied, un médecin du clan m’examinera, et quand tout sera bon je pourrai enfin circuler dans le village. 170 Il me raconte qu’à l’arrivée des Premiers Venus deux de leurs grands-parents ont été atteints d’une maladie de la peau issue d’une des villes innues d’où ils venaient, causée par l’eau qu’ils buvaient, puisque les rivières autour avaient été contaminées par les déchets enfouis d’anciennes exploitations d’aluminium. L’érosion des rivières dans leurs lits avait fini par rejoindre ces caches enterrées, et ça avait touché une partie de la population. Certains autres Premiers Venus ont à leur tour été atteints, et douze sur les quarante arrivés en même temps sont décédés des suites de cette maladie, qui asséchait la peau de façon extrême et donnait des gales immondes. Ils sont enterrés dans le Nutshimit, comme ils l’appellent, et les habitants du village vont parfois y faire des pèlerinages pour honorer leur courage et leur vie, ainsi que leur Traversée. Kanukateu révèle qu’ils nomment ainsi le moment où celles et ceux qu’ils désignent comme les Premiers Venus ont réussi à passer d’un monde à un autre. Ceux-ci sont parvenus de ce côté parce qu’ils avaient en main des savoirs très anciens qui le leur permettaient. Il m’explique que ce côté est invisible aux êtres humains (et encore plus aux êtres artificiels, puisqu’il leur manque le don de la sensibilité à l’environnement) et que nos ancêtres les plus anciens utilisaient jadis cette membrane invisible pour se protéger des dangers de la civilisation. 171 — Mais je croyais que, sans nature organique en grande étendue, c’était devenu impossible d’utiliser de nouveau cette membrane ? — Oui, mais depuis que la neige est partout, ça a permis aux héritiers des anciens de réveiller les voies vers l’autre côté. Il me parle ensuite du don de télépathie, qu’ils utilisent ici couramment. — Nous, on ne l’a plus ! On n’a pas le droit de s’en servir! Ç’a été prohibé par l’Etat du Kanatabe ! Ils avaient peur que ça remplace la technologie. C’est une des rares choses que l’humain peut faire qui est carrément interdite. — Quoi ? Mais ça devrait être interdit de l’interdire, voyons ! C’est un droit inné de l’humain, à mon avis. — Mais tu sais que ça a toujours été craint... Tu te rappelles que ç’a même été perdu pendant deux cents ans ? — Si je me rappelle? T’as déjà oublié que je suis ici depuis ma naissance ? J’ai pas vu le monde de l’autre côté. J’étais certain que les humains étaient complètement différents de nous, plus évolués, je sais pas. — Plus évolués ?! En effet, dans les décennies qui ont suivi l’élection de Louis Wapstan, le premier ministre en chef du Kanatabe - il avait décidé d’élire quatre femmes aînées autochtones des nations des quatre 172 directions du pays en tant que premières ministres du Kanatabe à ses côtés -, la télépathie a été réhabilitée partout chez les nations. Mais les non- Autochtones, ayant toujours cru quelle appartenait seulement aux histoires de science-fiction, n’ont jamais éprouvé une réelle confiance envers toutes celles et tous ceux ayant le don de télépathie. C’est ainsi que, quelque trente ans plus tard, à force de pression de la population, une technologie avancée de communication entre les êtres humains a été mise en place pour tenter d’éradiquer la télépathie chez les nations. Cette dernière a ensuite été prohibée partout dans le Kanatabe, mais parfois utilisée de façon illégale. Des appareils de détection à infrarouges ont été installés dans les caméras de surveillance du pays et, grâce à leur microsensibilité aux atomes, il est devenu possible de détecter un échange télépathique entre deux êtres humains. L’idée de pouvoir se servir de la télépathie pour communiquer est donc presque un tabou pour moi. Mais c’est aussi une très grande source d’excitation ! — Tu pourras me l’apprendre ? — Ha ha ha ! Raconte-moi ton monde avant, j’aimerais connaître votre histoire. Personne n’est sorti d’ici, en vérité, depuis l’arrivée des Premiers Venus. Donc on n’en sait pratiquement rien. Je calcule que, au moment où les Premiers Venus ont traversé la membrane invisible, ce qui 173 était alors le Canada vivait des déséquilibres dans sa législation depuis que Justin Trudeau avait mené un coup d’Etat pour rester au pouvoir. Cela avait créé un chaos sans précédent dans le pays tandis que, jusque-là, il avait pourtant une vie politique et sociale assez calme malgré les grandes injustices vécues par les Premiers Peuples, de Macdonald à Harper. Trudeau avait fait tellement de promesses que cela avait quelque peu calmé les ardeurs, mais les revendications avaient repris de plus belle lorsque les Premiers Peuples s’étaient rendu compte qu’après un premier mandat de quatre ans il n’avait pratiquement rien fait pour améliorer les conditions de vie dans les communautés autochtones, encore alors appelées réserves. C’était une époque affreuse de notre histoire, qui avait duré cent soixante-quinze ans. Si le Canada était un pays pacifique à cette époque, dans les communautés des Premiers Peuples et chez leurs alliés, on rageait devant l’indécence à leur endroit. Trudeau, à un moment où il croyait qu’il allait vraiment perdre la confiance totale de ses alliés à la Chambre des communes, avait dans l’urgence signé un décret pour l’adoption immédiate et sans préavis des articles de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, ce qui avait engendré des tensions sans précédent au sein non seulement de son parti, mais du Parlement. C’était en 2025. 174 Même si cela avait procuré une joie instantanée et légitime aux Premiers Peuples, les communautés n’étaient pas prêtes à un décret comme celui-là, imposé du jour au lendemain. Comme la plupart d’entre elles étaient habituées à ce genre de changement politique soudain sous la gouvernance de Trudeau, elles ont malgré tout été nombreuses à travailler avec acharnement pour adapter leurs politiques à cet effet, pour installer une structure judiciaire avec l’aide d’une foule d’avocats autochtones et non autochtones d’un bout à l’autre du pays afin de corriger les lacunes du passé et de veiller à faire respecter ces nouvelles lois constitutionnelles. Le Keb a trouvé son identité beaucoup plus tard ; ce qui était alors le Québec était encore un peuple qui n’arrivait pas à faire rimer son passé, son présent et son avenir, et dans les dédales de la recherche subconsciente, certains, n’ayant aucune nation à laquelle s’accrocher, avaient décidé de tenter de prendre de l’argent là où c’était facile, et de créer le désordre là où l’histoire avait laissé sa marque désenchantée. Blessés par l’histoire canadienne atroce à leur égard, les Premiers Peuples ne savaient plus où mettre les limites de leurs cœurs, qui avaient été violés de toutes parts. C’est pourquoi, dans les années qui avaient suivi, le mouvement Never More était venu solidifier le discours de l’identité autochtone. La 175 Constitution canadienne avait créé des lois et des règlements pour protéger les nations, et les nations ont élaboré chacune leur Charte de l’identité et de l’appartenance à la nation. Non seulement nous devions désormais protéger notre identité d’autres formes modernes de pillage, de vol, d’appropriation et d’usurpation, mais ces actions fermes ont inspiré les peuples à retrouver leurs terres ancestrales. Never More est devenu un mouvement planétaire de réoccupation des terres autochtones. — Kani... — Quoi ? — Tu parles comme si tu avais été là. — Ha ha, je sais ! Je suis passionnée par ce mouvement-là! C’est comme ça que nous avons pu redessiner la carte du pays, le renommer Kanatabe. Les nations ont repris leurs terres. Je pourrais t’en raconter encore plus, mais c’est hyper long. J’ai étudié cette histoire dans les détails. Les Autochtones forment maintenant vingt-cinq pour cent de la population du Kanatabe, tu sais, et trente-sept pour cent de la population du Keb. — Kani. — Quoi ? — Tu connais tellement de choses. Tu es visiblement une personne d’une grande intelligence. J’admire ta force. Ton allégeance à ton pays a des fondations claires et nettes. Tu es une guerrière pour ton clan... Ton clan... Et il y a mon clan. 176 Comment as-tu réussi à venir ici ? Comment as-tu fait pour traverser la membrane ? — J’ai trouvé comment dans un livre. — Quoi ? Quel livre ? — Un livre ! — Un livre comment ?! Kanukateu s’est levé et a haussé la voix. Il m’effraie. — C’était pas un livre numérique, t’inquiète pas! C’était un livre physique, que j’ai trouvé dans le fond d’une bibliothèque nationale du Kanatabe... — Une bibliothèque nationale ?! — Oui, c’est immense, énorme, tu te perds là-dedans ! Il y a des milliards et des milliards de livres numériques maintenant, personne s’intéresse aux livres physiques, surtout s’ils sont trop vieux. — Tu veux dire qu’il existe un livre physique qui parle de nous... Tu l’as avec toi ? Mon silence me trahit. — Tu l’as laissé là-bas !? Kanukateu se rassoit par terre, devant moi. Il panique. — Ça veut dire qu’il y en a d’autres qui viendront!