82 ALESSANDRA FERRARO 83 cultures différentes se croisent, oú résonnent des idiomes différents, oü s'entrelacent des histoires différentes, un terri-toire qui autorise ľimmigrant ä vivre avec sa nouvelle identite métisse. V. DU VERTIGE AUTOTRADUCTIF Les critiques qui ont pris en consideration l'ceuvre d'Anto-nio D'Alfonso l'ont consideree comme un exemple classique de l'imaginaire translinguistique ou comme un modele de l'ecriture migrante ou encore comme un cas emblematique de la litterature italo-quebecoise1. Selon Filippo Salvatore, la production de D'Alfonso reflete parfaitement la societe cana-dienne a l'heure actuelle, puisqu'il est le produit d'une «ur-ban, multi-lingual, multi-ethnic reality - the mirror of what contemporary Canada has become»2. Ne a Montreal en 1953 de parents originaires du Molise, scolarise en anglais comme la plupart des immigres avant 1977 - annee de la promulgation au Quebec de la Loi 101 qui rend obligatoire l'usage du francais dans tous les domaines de la vie publique -, Antonio D'Alfonso vit dans une condition doublement diglossique puisque ses parents parlent le dia-lecte dans un contexte ou la langue vehiculaire est le francais. Dans une societe a majorite francophone, mais dominee dans le passe par des elites economiques et culturelles anglophones, les immigres ont toujours prefere l'anglais pour l'education de 1 Cf. Pierre ĽHérault, "Pour une cartographie de ľhétérogéne: derives identitaires des années quatre-vingt", cit.; Id., "Figurations spatiales de ľaltérité chez Antonio D'Alfonso, Gabrielle Roy et Jacques Ferron", Protée, 22 1, Representation de l'autre, (liivcr 1994), pp. 45-52; Joseph Pivato, "The Other as Double: Italo-Quebecois Writers", dans Id., Echo. Essays on Other Literatures, Toronto/New York, Guernica, 1994, pp. 219-238; Nathalie Pruďhomme, La probUmatique identite collective et les liUératures (imjmigrantes au Québec. Mona Latif Ghattas, Antonio d'Alfonso et Marco Micone, Québec, Nota bene, 2002; Licia Canton, "Fabrizio's Confusion: The Risks and Pleasures of Revised Translation", cit; Lyanne Moyes, "Global Baroque: Antonio D'Alfonso's ľ'abrizio's Passion", cit.; Simon Harel, Les passages obliges de ľécriture migrante, Monireal, XYZ, 2005; Chantal Ringuet, "L'inscription du deuil relatif ä ľexil dans ľécri-lure d'Antonio D'Alfonso", http://www2.athabascau.ca/cll/writers/french/writers/ adalfonso/essay (consulté le 20 avril 2014). 2 Filippo Salvatore, "Antonio D'Alfonso and Guernica Editions", dans Id., Dominic Cusmano (éds.), Ancient Memories, Modem Identities: Italian Roots in Contemporary Canadian Authors, Toronto, Guernica Editions, 1999, p. 100 (pp. 100-106). 84 ALESSANDRA FERRARO ECRITURE MIGRANTE ET TRANSLINGUISMIi All (>: Mil C leurs enfants, convaincus que la connaissance de cette langue favorise l'insertion dans le monde du travail. Plus encore qu'au Canada anglais ou dans d'autres realites monolingues, l'ecrivain migrant ressent ici d'une facon aigue le poids du choix de sa langue3. Joseph Pivato affirme que, si les ecrivains migrants veulent survivre au Canada, ils sont destines a traduire sans cesse les langues, les cultures et les imaginaires: «the tension between the various pulls of language and ethnic experience are strong, the risk high. The quest for the more effective mode of the expression in the languages of Canada is a life-long task and preoccupation*4. De telles remarques concernant les autotra-ductions d'Alexandre Amprimoz, auteur quebecois d'origine italienne, s'adaptent egalement a Antonio D'Alfonso. Les es-sais, les poemes et les romans de D'Alfonso thematisent la problematique identitaire declinee d'une facon autobiogra-phique et ils en soulignent la dimension linguistique. Comme l'ecrivain l'a declare a plusieurs reprises, pour un fils d'immi-gres qui ne parlaient que le dialecte, et qui etait done coupe egalement de la culture italienne, la question linguistique se charge de connotations historiques, sociales et politiques in-contournables: Ne dans une culture qui a comme langue 'non-officielle' un dialecte qui, au fil des annees, n'a jamais su etre stabilise par l'ecrit, je m'emeus quand je pense a mes parents qui conti-nuent a parler leur dialecte, meme apres avoir ete tires d'un village moyenageux pour etre transplants sur un lopin de terre presque vierge dans les annees cinquante du siecle passe. Mon grand-pere paternel analphabete, lui, n'avait jamais ap-pris a ecrire son propre nom. Imaginons un peu ce que le mot 3 Cf. Sherry Simon, "Translating and Interlingual Creation Zone. Border Writing in Quebec", cit. 4 Joseph Pivato, "Constantly Translating: the Challenge for Italian Canadian Writers", Canadian Review of Comparative Literalure/Revue canadienne de Utterature com-paree, 14 1 (mars 1987), p. 69 (pp. 60-76). Repris avec le titre significatif de "Translation as Existence", dans Id., Echo. Essays on Other Literatures, cit., pp. 121-149. 'langue' signifie pour ma famille. Oui, la langue est une devise que peu peuvent se permettre5. 4 / En 1973 Antonio D'Alfonso publie a compte d'auteur en francais La Chanson du shaman a Sedna, son premier recueil poetique. Sa frequentation des milieux d'avant-garde, anglo-phones, francophones ou allophones, l'amene a prendre pro-gressivement conscience de son alterite, qu'il qualifie peu a peu d"italicite', et a se convaincre du role capital que joue la traduction pour mettre en contact des mondes a 1'epoque si eloignes. Toujours a contre-courant, au moment ou le francais devient la langue officielle du Quebec, D'Alfonso fonde en 1978 a Montreal la maison d'edition Guernica qui se propose de publier, en anglais et en traduction, les ceuvres d'ecrivains d'origine italienne ou de poetes quebecois celebres comme, par exemple, Gaston Miron. Dans la collection "Essential Poets", il publiera Queror et Black Tongue, des recueils de ses propres textes pa-rus precedemment ailleurs. Son choix d'utiliser la premiere personne du verbe latin queror, je me plains, peut s'interpreter comme la manifestation de sa volonte de remonter aux sources des deux langues romanes qu'il park, vers la langue latine d'ou elles descendent. Ce n'est que dans son troisieme recueil, Black Tongue, qu'il se servira de 1'anglais. Dans le poeme "Life Cross" il decrit les errances d'un poete a Pidentite hybride qui se sent inutile et dont le destin est marque par l'emigration: Useless Poet, not white, not black, but in between [...] Emigrant's son, an emigrants' son's son in quest of strong brave flesh for this blood of contadino7. 5 Antonio D'Alfonso, "La langue coupee", cit. 6 Antonio D'Alfonso, Queror, Montreal, Guernica, 1979, 7 Antonio D'Alfonso, Black Tongue, Montreal, Guernica, 1983, p. 43 86 ALESSANDRA FERRARO Son Pays d'arrivee est plat, sans mines, a l'histoire recente, mais recouvert de cranes vides, balayes du vent, qui parlent une langue noire, dans des deserts remplis d'os brises et noircis: O shallow wealth! There's no such thing as country pride When a nation's like a grit plain, empty ruins, unused history, hollow skulls fluted by zephyrs, black tongue <,> deserts of broken bones, Tarnished, tarnished8. Le caractere dysphorique de la couleur noire s'associe a la langue du nouveau Pays, comme l'indique le titre du recueil, Black Tongue. La langue etrangere est noire car elle obscurcit la langue maternelle en se superposant a elle. D'apres le poeme "Italia mea amore": lis m'ont donne un diplöme pour avoir desappris ma langue maternelle et mon histoire. [...] lis m'ont appris ä parier, blasphemer, etudier voler, travailler, penser avec leur langue, avec leur histoire9. Ces vers font echo au "Speak What" de Marco Micone qui est devenu un manifeste de la litterature migrante au Quebec; par leur caractere de revendication, ils renvoient egalement ä quelques auteurs postcoloniaux que, pour des raisons diverses, ont du renoncer ä leur propre langue maternelle10. Ä l'instar 8 Ibid., pp. 43-44. 9 Antonio D'Alfonso, "Italia mea amore", dans Id., L'autre rivage, Montreal, VLB, 1987. 10 Michele Lalonde, Speak White, cit.; Marco Micone, "Speak What", cit. ÉCRITURE MIGRANTE ET TRANSLINGUISME AU QUEBEC 87 de celle de plusieurs ecrivains migrants, l'ceuvre entiere de D'Alfonso se caracterise par le recours constant au code-switching entre le francais, 1'anglais et l'italien, moyen pour expri-mer la multiplicite des cultures qui marquent son imaginaire, souvent coexistent, mais parfois s'entrechoquent". On sait que D'Alfonso, co-fondateur de Vice Versa dont il partageait l'ouverture culturelle et linguistique ainsi que i'heterogenei-te, s'en eloigna car il n'adherait pas au projet de promotion d'une identite trans culturelle qui pouvait, elle aussi, devenir assimilatrice au meme titre qu'une appartenance nationale. Pour concilier les tensions existentielles liees a son parcours biographique, Antonio D'Alfonso elabore alors la fheorie de la culture 'italique': Peuple sans frontieres, peuple installe en maints pays. Que signifie etre Italien? Etre Europeen? Americain? Te reconcilier avec le monde auquel tu appartiens. Mais quelle reconciliation est possible a partir des contradictions d'un etre? Etre une chose, etre autre: quel choix as-tu aujourd'hui? [...] Pour qui hitter, sinon pour le peuple qui t'a donne naissance? Fer-miers sans terre dont les voix ne chantent pas, mais ne sont que rumeurs dans le vent. [...] Ici ou la: des identites sans culture. La culture italienne: qu'est-ce qu'etre Italien en dehors de l'ltalie?12 Aux ecrivains d'origine italienne disperses dans le monde, il confie la tache de defendre et d'illustrer cette culture que rintellectuel d'origine molisane definit comme 'italique', en-tendant par-la qu'elle est produite par les Italiens qui vivent en dehors de l'ltalie et adoptent des langues differentes de l'italien, selon le Pays ou ils habitent. Ces ecrivains doivent en effet operer un metissage entre les differentes cultures qui les ont influences pour: 11 Mirko Casagranda, Traduzione e code-switching come strategie discorsive del pluri-linguismo canadese, Trento, Universita degli Studi di Trento, Dipartimento di Studi Letterari, Linguistici e Filologici (Labirinti 125), 2010, pp. 64-67. 12 Antonio D'Alfonso, "Etre Wop", dans Id., L'autre rivage, cit., pp. 92-93 88 ALESSANDRA FERRARO ÉCRITURE MIGRANTE ET TRANSLINGUISME AU QUÉBEC 89 accomplir Fimmense táche que nous nous sommes donnée, inconsciemment ou non, et qui consiste á souder nos cultures canadienne (anglaise), québécoise et italienne, et, tout comme les auteurs italiques vivant en Allemagne, en Austrálie, en Argentine, au Brésil ou ailleurs, en s'adaptant aux cultures et aux langues de leur pays ďadoption13. Puisqu'il est impossible, selon D'Alfonso, de renoncer á sa propre identitě originaire, il est nécessaire de 1'entrela-cer aux autres: «Je ne crois pas plus á 1'assimilation qu'á l'acculturation. J'opte plutót pour la difference, qu'elle sort culturelle ou individuelle. Cest á nous, les Italiques hors ďltalie, qu'il revient de définir ces differences, ainsi que nos similitudes*14. La traduction occupe alors une place cruciale dans son parcours ďéditeur et ďintellectuel au sein de Guernica et de traducteur, surtout de poesie. Cest ainsi que D'Alfonso a mis en contact les auteurs, les langues et les cultures dif-férentes qu'il a rencontres au cours de son existence. Lécri-vain éprouve aussi comme une exigence la nécessité de faire coexister, á 1'intérieur ďune méme ceuvre, les différents univers linguistiques et culturels qui sont á la base de sa propre formation culturelle et identitaire: 1'autotraduction devient ainsi une pratique constitutive de sa production'5. 13 Antonio D'Alfonso, En italiques. Reflexions sur l'ethnicite. Essai, dt., p. 48. 14 Ibid., p. 55. 15 Pour une presentation globale du phenomene du translinguisme litteraire, cf. Steven Kellman, The Translingual Imagination, cit; Jan Walsh Hokenson et Marcella Munson decrivent selon une perspective historique les principales problematiques concernant l'autotraduction litteraire [The Bilingual Text: History and Theory of Literary Self-translation, Manchester, St. Jerome Publishing, 2007). On doit ä Rainier Grutman ("Self-translation", dans Mona Baker and Gabriela Saldanha eds., Routledge Encyclopedia of Translation Studies, Londra: Routledge, 20092, pp. 258-260) une ex-cellente synthese de la question. Le phenoraene autotraductif dans le contexte de la litterature migrante est analyse par Gema Soledad Castillo Garcia dans La (auto) traduccion como mediacidn entre culturas, (Akalä de Henares, Universidad de Alcalä de Henares, 2006). L'autotraduction est etudiee comme l'une des caracteristiques formelle de l'ecriture migrante, surtout dans les litteratures des Ameriques, dans Pour souligner son appartenance linguistique et culturelle multiple, l'auteur utilise tous les espaces paratextuels dont il dispose'6. La quatrieme de couverture de Panick Love le presents comme «Trilingual writer»; dans le colophon de son recueil d'essai In Italics, on souligne que les textes ont ete publies en plusieurs langues: «Some essays previously published in French and Italian*; les remerciements a la fin de Getting on with Politics17 rappellent le plurilinguisme de son ecriture: «Some of these poems apperead in different versions and languages*. Les introductions, les notes finales, les prefaces et les remerciements se transforment ainsi en espaces que l'auteur utilise pour mettre l'accent sur son translinguisme - anglais, francais et italien, mais parfois egalement sur sa pratique de l'espagnol - et pour affirmer que chaque nouvelle publication de textes deja publies, dans la meme langue ou dans une langue differente, est prece-dee d'une revision. II s'agit d'une sorte de 'mode d'emploi' le numero thématique d'Oltreoceano (5, L'autotraduzione nelle letterature migranti, Alessandra Ferraro éd.). I/importance que revet actuellement l'autotraduction aux yeux de la critique est attestée par la publication de plusieurs ouvrages collectifs qui souvent réunissent les actes de colloques, dont: Xosé Manuel Dasilva, Helena Tanqueiro (éds.), Aproximaclones a la autotraducclón, Vigo, Editorial Academia del Hispanismo, 2ori; Martial Rubio Arquez, Nicola D'Antuono (éds.), Autotraduzlone. Teória ed esempifra Italia e Spagna (e oltre), Milano, Edizioni Universitarie di Lettere Economia Diritto, 2012; Antony Cordingley (éd.), Self-Translation: Brokering Originality in Hybrid Culture, London, Continuum, 2013; Christian Lagarde, Helena Tanqueiro (éds.), L'Autotraductlon aux frontieres de la langue et de la culture, Limoges, Lambert Lucas, 2013. II est evident que ľexpérience d'Antonio D'Alfonso est directement liée au déracine-ment culturel et linguistique cause par ľémigration ä Montreal de sa famille et que les motifs qui le poussent ä s'autotraduire different profondément de ceux d'autres écrivains, comme Samuel Beckett ou Nancy Huston, par exemple, qui ont 'choisi' leur langue d'écriture. 16 L'autotraduction est attestée en tant que telle au niveau du paratexte. L'indica-tion qu'il s'agit d'une autotraduction donne lieu ä une sorte de 'pacte' autotraductif entre l'auteur et son lecteur, sur le modele du pacte autobiographique défini par Philippe Lejeune (Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, cit.). Nous avons appro-fondi cette notion dans '"Traduit par l'auteur': sur le pacte autotraductif, dans Alessandra Ferraro, Rainier Grutman, L'autotraduction litteraire. Perspectives théoriques, Paris, Classiques Garnier (Théorie litteraire), ä paraitre. 17 Antonio D'Alfonso, Getting on with Politics, Toronto, Exile, 2002. 9° ALESSANDRA FERRARO pour l'ceuvre entiere de D'Alfonso qui se construit suivant un mouvement en spirale qui s'appuie sur 1'auto traduction et sur la reecriture. Le premier volume qu'il autotraduit est The Other Shore/ Lautre rivageI&, recueil de poemes et de fragments epars. L'auteur autotraduira par la suite les poemes de L'amour panique/Panick Love19, le roman Avril ou I'anti-passion/Fa-brizio's Passion, ainsi que les essais de In Italics. In Defense of Ethnicity/En italiques. Reflexions sur I'ethnicite20; dans ses derniers recueils de fragments en francais il reunit de textes dejä publies, en anglais ou en francais, et autotraduits par la suite, apres revision21. Cependant, le terme d'autotraduc-tions pour Lautre rivage, Panick Love, Fabrizio's Passion et En Italiques n'est pas tout ä fait exact, puisque D'Alfonso, au-teur de textes fragmentaires, les a souvent publies, ou dejä rediges ä l'origine, dans la langue vers laquelle le volume sera ensuite autotraduit. On peut egalement reperer le caractere fragmentaire, que D'Alfonso revendique comme un element de sa propre poe-tique, dans ses recueils d'essais, mais il s'agit d'une caracte-ristique peu frequente dans le cas d'un roman. Cependant, selon ce que l'auteur declare, Avril ou Vanti-passion, publie en 1990 en francais par VLB ä Montreal, avait ete ecrit ä l'origine d'une facon discontinue en francais, en italien, en anglais et en latin: 18 Antonio D'Alfonso, The Other Shore, Montreal, Guernica, 1986; Id., L'autre rivage, cit. 19 Antonio DAlfonso, "L/Amour panique", Les Levres urbaines, 1987; Id., Panick Love, Montreal, Guernica, 1992. 20 Antonio DAlfonso, Avril ou I'anti-passion, cit.; Id., Fabrizio's Passion, cit. ; Id. In Italics. In Defense of Ethnicity, Toronto, Guernica, 1996; Id., En italiques. Reflexions sur I'ethnicite, Montreal, Balzac, 2000; Id., En italiques. Reflexions sur I'ethnicite. Essai, cit, 2005. 21 Antonio D'Alfonso, L'apostrophe qui me scinde, Montreal, Le Noroit, 1998; Id., Comment ca se passe, Montreal, Le Noroit, 2001; Id., Un homme de trap, Montreal, Le Noroit, 2005. ÉCRITURE MIGRANTE ET TRANSLINGUISME AU QUEBEC 91 Et 1'écriture? Elle s'est faite en trois ou quatre langues. Tel cha-pitre, celui de la promenade des deux amis, s'est ecrit en italien. Tel autre, celui du cauchemar [...], s'est ecrit en anglais ä cause de 1'ambiguité du Je dans cette langue. Le chapitre de la messe des morts [...] s'est ecrit d'abord en latin22. Dans le colophon, l'auteur confirme qu'il a publié préeé-demment quelques fragments et il évoque, dans ses remer-ciements ä l'intention de quelques directeurs de revues, au moins deux contextes linguistiques et culturels, i'anglophone et le francophone: J'aimerais remercier Marco Fraticelli et The Alchemist, André Major et Radio-Canada, Gerald Gaudet et Estuaire, Anne-Marie Alonzo et Trois, Lise Gauvin et Possibles, Montreal des écrivains (l'Hexagone) et Jacques Lanctöt qui m'ont poussé ä écrire ce roman en le diffusant ou en le publiant en partie ou dans sa totalitě. Dans le cas d'En Italiques chaque essai est le fruit d'un processus editorial et autotraduetif long et complexe qui a transporte les textes d'une langue ä l'autre - francais et anglais, surtout, mais egalement italien - souvent ä travers plusieurs remaniements, voire une ou plusieurs réécritures23. Dans le cas des recueils poétiques, il est encore moins aisé de re-monter ä la langue de composition originaire ou seulement de publication des textes qui ont été édités précédemment, aussi bien en ce qui concerne des suites poétiques que pour chaque fragment, méme si des indications apparaissent dans le colophon, comme dans le cas de The Other Shore: «Some of these poems have appeared in Others Channels, Dix poětes Anglophones du Quebec (Voix-Off), Levres urbaines, Il Caffe (California), Vice Versa, Quetes: Textes ďauteurs italo-québécois, Poetry 22 Jean Royer, "Cessons de faire de l'écrivain un embléme politique", Le Devoír, (27 octobre 1990), p. D4). 23 Cf. Alessandra Ferraro, "Tradursi: In italics/ En italiques di Antonio DAlfonso", cit. 92 ALESSANDRA FERRARO ÉCRITURE MIGRANTE ET TRANSI.INGUISMB AM QUfiMC 93 Agenda Poetry Canada Review, Canadian Literature and Apeuropa (Rome)». Ou, encore, celui de Panick Love: Written in French, L'Amour panique was first published by Les Levres urbaines in 1987. [...] Excepts of the English translation appeared in part in Mother Tongues and Zymergy, whose editor, Sonja Skarstedt, the author would like to especially thank for encouraging him to complete these translation. The author owes much to Julia Gualtieri and John O'Meara for their editorial suggestions for this final translation. Lindefinition des sources bibliographiques - on ne sait pas a quels textes se rapporte chaque reference et l'annee et le nu-mero des revues citees, peu diffusees, ne sont pas indiques - montrent que la demarche ne repond pas a la volonte de l'auteur de documenter le parcours editorial des textes, mais qu'elle se veut un temoignage de son eclectisme linguistique et culturel. Les multiples renditions a l'interieur de plusieurs contextes linguistiques et editoriaux sont liees a l'aspiration de l'auteur d'appartenir simultanement a des champs culturels differents24. Au sein de l'abondant corpus des autotraductions dal-fonsiennes, nous focaliserons notre attention sur The Other Shore/L'autre rivage, le premier des volumes autotraduits. La version anglaise, publiee par Guernica en 1986, sera reprise en 1988 dans la collection "Picas Series" avec des change-ments qui n'affectent que la presentation editoriale. Le texte francais, L'autre rivage, sortira en 1987 chez VLB et, en 1999, 24 On retrouve des phenomenes analogues dans la production litteraire des poetes hispano-americains emigres en France dans les annees des avant-gardes comme, par exemple, Vicente Huidobro ou Cesar Moro, ou encore, par la suite, chez des ecrivains qui ont fui la dictature au Chili. Quelques fragments, ecrits tantot en espagnol tantot en francais, sont ensuite autotraduits dans la langue de publication du recueil. Cf. Marcos Eymar, La langue plurielle. Le bilinguismefranco-espagnol dans la lilterature his-pano-americaine (1890-1950), Paris, L'Harmattan, 2011; Pablo Berchenko, "Strategies de l'edition: de la poesie chilienne de l'exil en France (1973-1990)", dans Id., Les strategies des ecrivains des Ameriques pourfaire connailre leurs xuvres en France. Traduction, bilinguisme, auto-edition, Centre d'etudes sur la traduction, Metz, 2 (2001), pp. 85-96. au Noroit, des maisons ďédition de Montreal. I >'Alfon8( i pro pose son manuscrit ä Jacques Lanctöt, le directeui dfl VLB, comme une traduction de l'anglais25; dans ses .in hivei, cfl pendant, on trouve un manuscrit en francais, Rivals iiulii qui precede la redaction en anglais. Pour retracer lr proi autotraductif, il faut alors de se baser sur une hypothesc: il est probable que le poete a choisi la langue des différents textes selon l'occasion et que, au moment de publier le recueil, il l'a uniformisé au point de vue linguistique en s'autotraduisant dans les cas oú cela s'imposait. Livre de phrases suspendues et de pensées fragmentaires, journal intime auquel on confie la memoire d'une separation douloureuse, comme l'auteur le declare au debut, le texte se présente comme un carnet de voyage qui fait etat du parcours ä rebours d'un fils ďimmigrés, condamné ä étre toujours un déraciné: «ceci est mon Made in Italy, mon Portrait d'un Italien, mon Italia-Express. Ceci, mon Ne rienjeter par lafenětre, mon L'homme seul, mon II n'y a pas de terre promise». En effet, le retour en Itálie se révěle déceptif du point de vue de la recherche identitaire, puisque la terre d'origine de sa famine ne correspond pas ä son Pays natal et que le poete continue de vivre comme un sans-patrie: / Je voudrais etre ne sur une terre qui a vu mes parents et mes grands-parents labourer ce merae coin de pays et manger ses fruits, construire des maisons et des ponts qui toujours le ramenent au point de depart. Mais je suis ne pour voyager, pour demenager d'une maison a l'autre, toujours touriste ou que j'aille, enviant ces etrangers qui labourent leur terre, qui [ construisent leurs maisons et leurs ponts. Je suis l'eternel pe-lerin condamne a ne jamais pouvoir dire: Me voila restitue a ma rive natale26. Le lieu d'origine, cette Italie projetee de maniere fantas- 25 Antonio D'Alfonso, "Lettre du 21 mars 1986 a Jacques Lanctöt", Montreal, Bi bliotheque et Archives nationales du Quebec, Fonds Jacques Lanctöt. 26 Antonio D'Alfonso, "Apatride", dans Id., L'autre rivage, cit., p. 145. 94 ALESSANDRA FERRARO ECRITURE MIGRANTE ET TRANSLINGUISME AU QUEBEC 95 matique depuis l'Amerique, loin de se presenter comme un point d'arrivee, ne repond pas aux attentes du voyageur et amplifie encore davantage le poids de ses interrogations qui restent sans reponse. Le texte rend compte de cette alterite, que thematise le titre, se transformant ainsi en temoignage du drame d'un fils d'emigrants, deracine de partout. Dans la note initiale, Antonio D'Alfonso insiste sur le caractere fragmen-taire, non organique et inacheve de son texte, ainsi que sur son manque de structuration, a l'origine des contradictions qu'on y decele: «Ce livre de vers brises, de pensees brisees, a propos de sentiments brises. Ceci, un cahier sans debut ni fin, rien qu'un courant menant a l'etre, au devenir. Contradictions, explications*27. Cependant, sa division en sections pourvues d'un titre, le deplacement de ces sections dans les differentes editions28, ainsi que les citations de poetes et ecrivains italiens et etran-gers en epigraphe, ce sont des operations qui indiquent la vo-lonte de l'auteur de structurer son texte et d'offrir au lecteur une piste de lecture. Les volumes de la premiere edition en anglais et en francais sont illustres de photos en noir et blanc prises par l'auteur, que nous decrirons en detail dans le cha-pitre suivant. Ces quinze images de The Other Shore (1986) et ces dix de L'autre rivage (1987), non reprises dans les editions successives, qui reproduisent des rues, des routes, des places, des eglises et des monuments, mais egalement des simples details d'architecture d'humbles maisons d'un village ancien, desert et ensoleille, representent sans doute Guglionesi, le lieu d'origine de la famille D'Alfonso. Seules quelques-unes des photos sont identiques dans les deux versions, tandis que leur ordre de presentation est different. Dans l'autopublica- 27 Antonio D'Alfonso, L'autre rivage, cit., p. 7. 28 L'ordre des sections dans The Other Shore est le suivant: 1) L'uomo solo 2) Beyond my limits 3) Guglionesi 4) Romamor 5) To criticize oneself 6) Six 7) II nuovo Barocco. Dans L'autre rivage est le suivant: 1) L'uomo solo 2) Au-dela de ses limites 3) Guglionesi 4) Le nouveau Baroque 5) De I'autocritique 6) Romamor, 7) Six. La reedition en 1999 de L'autre rivage ne comporte plus de photos a l'interieur du volume, mais seulement en couverture. tion en anglais, la couverture reproduit la photo de D'Alfonso qui revet ainsi la fonction d'une marque iconographique re-doublant sa signature. Dans l'edition quebecoise, la photo de couverture est remplacee par celle de la grand-rue, deserte et ensoleillee, d'un village, sans doute italien, illustrant de facon iconique T'autre rivage' que le titre annonce. L'image repre-sente egalement une voie d'acces symbolique au texte et annonce le but du voyage figurant un seuil qu'il faut depasser pour rentrer dans le volume. Le texte s'articule sur deux sections, "Le Nouveau Baroque", qui regroupe des reflexions sur 1'ecriture, et "Guglionesi" qui presente un caractere ouvertement autobiographique, lie au parcours familial d'emigration des D'Alfonso. "Le Nouveau Baroque" est deplacee au centre du volume dans la version francaise, alors que, dans The Other Shore, il etait en derniere position. On peut deceler dans ce deplacement l'indice de l'importance accrue, pour l'auteur, de la theorie de 1'ecriture 'italique'. La section "Guglionesi" reunit une serie de textes, ayant le meme titre, parus a l'origine en francais dans Vice Versa29, autotraduits ensuite en anglais en 1986 dans The Other Shore, et republics en francais en 1987, avec de legeres retouches, dans L'autre rivage. Le recueil s'enrichit de "Babel", reproduit tel quel, texte en quatre langues, place au debut de la section Guglionesi: Nativo di Montreal Eleve comme Quebecois Forced to learn the tongue of power Vivi en Mexico como alternativa Figlio del sole e della campagna Par les franc-parleurs aime Finding thousands like me suffering Me case y divorcie en tierra fria Nipote di Guglionesi Parlant politique malgre moi 29 Antonio D'Alfonso, "Guglionesi", Vice Versa, 13-14 (1986), pp. 32-33. 96 ALESSANDRA FERRARO ÉCRITURE M1GRANTE ET TRANSLINGUISME AU QUEBEC 97 Steeled in the school of Old Aquinas Queriendo luchar con mis amigos latinos Dio where shall I be demain (trop vif) que puedo saber yo spero che la terra be mine30. Le choix de placer "Babel" au debut donne á tout le recueil une signification nouvelle, puisque on ne met pas l'accent sur le récit mélancolique d'une recherche qui a échoué, mais sur la tentative d'exprimer l'identite multiple de 1'écrivain, migrant emblématique. "Babel" ne comporte pas le choix d'une langue au detriment des autres et c'est un poěme comprehensible sans traduction. Dans un texte ultérieur, le poete semble vouloir expliciter la solution linguistique qu'il a adoptee dans la composition de "Babel", puisqu'il évoque son aspiration á relier les langues entre elles pour en éliminer le caractěre ex-clusif par «la non-linéarité des langues que je lie les unes aux autres»31. La juxtaposition de l'italien, de l'espagnol, du fran-cais et de Panglais, caractéristique marquante de "Babel", ne peut pas étre appliquée á ďautres poěmes qui deviendraient alors difficilement lisibles. Le désir que les différentes parties du moi coexistent n'est exprimé ailleurs qu'au niveau théma-tique: "Roma-Montréal"32 décrit les deux villes comme les deux facettes ďune méme identitě, tandis que "Je suis duel"'3 énonce 1'espoir ďun futur positif sous le signe du multiple. Linsistance du paratexte sur le translinguisme et sur 1'ap-partenance pluriculturelle de fauteur correspond ainsi, au niveau textuel, au recours répété au code-switching et á la proliferation des toponymes. 11 s'agit cependant de procédés qui masquent une absence: la triple identitě d'Antonio D'Alfonso s'appuie en effet sur un substrát linguistique dans lequel l'italien est absent en tant que langue de la creation. Sa produc- 30 Antonio D'Alfonso, L'autre rivagt, cit., p. 75. 31 Antonio D'Alfonso, "De l'ecriture", dans Id., L'autre rivagt, cit., p. 128. 32 Ibid., pp. 167-168. 33 Ibid., pp. 140-144. tion en italien se limite á des interviews ou á des courts textes anecdotiques. Il n'existe pas ďautotraduction en italien de The Other Shore/L'autre rivage, qui reste une ceuvre bicéphale. La langue italienne est présente dans les deux versions sous la forme d'insulae textuelles, dans les titres des textes ou des sections, mais l'ecriture dans cet idiome ne peut pas se réali-ser et les titres apparaissent comme des promesses trahies. Á l'image des bailments anciens et deserts des photos, les mots italiens sont comme des restes du passé, des mines, des épaves, des cicatrices, des traces d'une langue perdue. Les citations en exergue, de poětes et ďécrivains - Pavese, Unga-retti, Dante, Petrarca, Jovine - sont les reliques d'une langue aimée, mais non possédée. Titres, mots isolés et citations en italien témoignent de la tension vers un póle linguistique et culturel absent. L'italien, comme le révěle l'auteur, est une langue qu'il pos-sěde mal, un ersatz de ce dialecte du Molise qui est la langue de son enfance, un substrát fluide, un réseau phonique indistinct, qu'on peut identifier á la voix maternelle: Méme l'italien est une langue apprise. Langue du Nord, ce n'est pas la langue dans laquelle mes idées emergent, ni la musique qui nait en moi la nuit lorsque je n'arrive pas á dormir. Déjá lá une operation s'opere: du guglionesano á l'italien. Quand j'ecris, je traduis. Parfois aucune traduction n'est nécessaire: mots et phrases surgissent, tous faits, en anglais ou en fran-cais. Un lien de differences34. [...] J'ecris pour saisir et décrire 1'experience de n'avoir jamais eu, en moi, de langue solidifiée. La fluiditě de la langue. La langue comme liquide33. Pour D'Alfonso, l'acte méme ďécrire correspond á une tra- 34 Antonio D'Alfonso, "De l'ecriture", dans Id., L'autre rivage, cit., p. 126. 35 Ibid., p. 129. 98 ALESSANDRA FERRARO duction du molisan36, ou bien des paroles et des phrases af-fleurent déjá directement en francais ou en anglais. Dans tous les cas, á travers une traduction, 1'écriture lie des univers dif-férents. Précédée ďun acte ďautotraduction, elle se présente comme le lieu oú s'harmonisent les diversités culturelles et linguistiques caractérisant l'auteur. Par l'autotraduction, D'Alfonso tente de faire coexister ses identités multiples; le processus autotraductif ne parait cepen-dant jamais parvenir á un point ďarrivée, á une version definitive, et reste pour toujours un working in progress. Le francais et l'anglais sont tous deux peu aptes á exprimer la condition du poete, puisque ce sont des langues ďadoption: 1'absence du dialecte maternel ainsi que 1'impossibilité de se servir de 1'italien poussent 1'écrivain dans le tourbillon d'un processus autotraductif sans fin. The Other Shore/L'autre rivage contient, en son centre, la bri-sure causae par 1'émigration, comme 1'explicite le texte "II vero divorzio ě 1'emigrazione"37, titre qui reprend un graffiti vu par le narrateur sur le mur ďune église du village de Guglionesi qui, comme beaucoup de villages du Sud de Thálie, s'est vidé á cause de 1'émigration. Le voyage en Itálie, filtre á travers 1'écriture, représente un moyen pour dénouer la tension qui a son origine dans cette scission spatiale, linguistique et culturelle que représente 1'émigration. L'auteur, dans une série de considerations méta- 36 On rappelle l'importance du frioulan, sa langue maternelle, pour Pier Paolo Pasolini, lui-aussi autotraducteur vers 1'italien de ses poěmes. II se souvient de la premiere fois oil il a écrit un poěme dans cette langue, aprěs avoir ouä quelques mots en frioulan pendant ses vacances scolaires. Vingt-cinq ans plus tard, il s'interroge sur le lien qui le rattache ä cette langue orale, qu'il considěre «comme une catégorie distincte de toute 'langue', de toute 'parole', une sorte de hypo-, ou de méta-structure linguistique». II ajoute: «il n'y a pas de signe, si arbitraire qu'il soit, qui, sans solution de continuité ä travers des dizaines de millénaires ne puisse étre ramene au cri, c'est-ä-dire ä l'expression linguistique orale, biologiquement nécessaire ». Pier Paolo Pasolini, L'experience hérétique: langue et cinéma, Paris, Payot (Traces 8), 1975, p. 19 [éd. or. "Dal laboratorio. Appunti en poete per una linguistica marxista", Nuovi argomenti, n. s. i, (gennaio-marzo 1966), pp. 14-54)]. 37 Antonio D'Alfonso, L'autre rivage, cit., pp. 83-84. +-U A. t*7£H, H£ ECRITURE MIGRANTE ET TRANSI.INGl IISMI All (Jill III 1 <)') ^ /v/> vw--1 /vvi litteraires, reflechit sur la modalite de son ecriture que < ara< terise le recours aux differentes langues qu'il connait. La me-moire des autres langues est sous-jacente a chaque ecrit qui constitue, ainsi, le lieu dans lequel les differentes ames de l'auteur s'unissent: «Quand j'ecris j'ai en tete la memoire d'une langue et j'exprime cette memoire dans une autre langue. Un mariage des memoires»38. En permettant de guerir les blessures de ce "divorce" cause par l'exil, de ce vide, de cette absence, de cette fragmentation, evoques dans le parcours poetique dalfonsien, 1'ecriture, fondee sur l'autotraduction, parvient a harmoniser les dissonances et a faire dialoguer les diversites en les "mariant" entre elles. Le rivage auquel fait reference le titre L'autre rivage, renvoie a un espace indetermine, un lieu ou s'interpenetrent les elements liquides et solides, entre la mer et la terre, espace de rencontre entre l'autochtone et l'etranger, but pour le navigateur et point de depart pour l'explorateur. L'indefmition est renforcee par l'emploi de l'ad-jectif "autre" qui confere au "rivage" une valeur symbolique, transformant l'espace physique en un pole indefini vers lequel tend le desir, un lieu ou les differences et les separations linguistiques sont eliminees et ou les fractures geographiques et historiques se recomposent39. L'autre rivage' se presente alors comme un espace hybride ou les voix vont se dissoudre et se fondre dans une melodie qui se place sous le signe de l'union et de l'harmonie, ou Ton entend l'echo de cette 'avant-premiere langue', langage abso-lu, meme s'il n'a jamais ete entendu, qu'evoque Jacques Derri-da dans Le monolinguisme de l'autre. A partir de son experience de Juif algerien et de locuteur exclusivement francophone, n'ayant jamais connu de langue differente puisque l'usage de l'hebreu avait ete perdu dans sa communaute, Derrida parle 38 Ibid., p. 126. 39 II est utile de relever que l'adjectif Italiens' du titre prevu ä l'origine, Rivages Italiens a ete remplace, par la suite, par 'autres', ce qui deplace l'accent sur le caractere indetermine du but du voyage. Cf. Antonio D'Alfonso, Rivages Italiens, Archives and Research Collections. The William Ready Division of McMaster University, 1985, Box 26 F. 2. IOO ALESSANDRA FERRARO ÉCRITURE MIGRANTE ETTRANSLINGUISMI- AU OMNIU IOI de son propre monolinguisme comme d'une situation peu hospitaliere. Le francais, son unique langue, porte en soi les traces, les cicatrices de la langue perdue et declenche chez lui un mecanisme de desir de retour ä une origine mythique, ä un langage prebabelique auquel personne n'a jamais eu d'acces et, par rapport auquel toutes les langues, meme les langues dites maternelles, ne sont qu'une approximation. Son souvenir jette l'ecrivain migrant dans la traduction absolue, «une traduction sans pole de reference, sans langue originaire, sans langue de depart»4°. La traduction naitrait alors du desir de restaurer, de re-constituer cette langue d'avant la langue, destinee ä traduire une memoire preexistante, meme s'il s'agit de la memoire de quelque-chose qu'on n'a jamais experimente. Le poete Claude Esteban raconte comment, dans 1'experience schizophrene liee ä sa propre condition de bilingue franco-espagnol, la langue de la poesie a constitue pour lui une voie d'issue salva-trice puisqu'il la percevait comme un ensemble precedant les mots et leur origine: La poesie parlait une langue, mais cette langue ne pouvait, ä l'inverse de toutes les autres, s'apprendre. Elle precedait les mots, eile etait leur origine, leur assise premiere, leur raison d'etre. Je ne savais pas cette langue, et j'avais ä la retrouver pourtant parmi le vide qui portait les mots41. Dans son ceuvre Antonio D'Alfonso poursuit la recherche de cette langue originaire qui ne correspond ni au francais ni ä l'anglais, ni ä l'italien, ni non plus au 'guglionesano', son dialecte maternel, mais ä un langage qui les comprend tous, en les harmonisant dans une melodie que tous peuvent entendre42: 40 Jacques Derrida, Le monolinguisme de l'autre, Paris, Galilee, 1996, p. 117. 41 Claude Esteban, Le Partage des mots, Paris, Gallimard, 1990, p. 144. 42 Cette langue mythique a beaucoup d'elements en commun avec la Reine Sprache de Walter Benjamin qui considere les differentes langues comme des fragments de cette langue originaire. Cf. Walter Benjamin, "La tache du traducteur", dans CEuvres Mais nous comprendrons que la langue avec laqurlle une pel sonne chante nous met tous au diapason avec tous les pen pics vivant sur un méme territoire. Toute invitation vise l'authenti-cité et la generositě. L'harmonie des langues doit étre majes-tueuse et la melodie épique. Un pays oil nous écoutons tous ceux et celles qui parlent sera enfin un anti-Babel43. Il s'agit d'un espace oil chacun peut parler, ou chaque lo-cuteur trouve quelqu'un qui l'ecoute, ou un dialogue authen-tique a lieu, un endroit utopique, une anti-Babel, T'autre ri-vage' justement, qui suscite un désir engendrant 1'écriture44. En attendant de réaliser cette utopie, le poete migrant, nou-veau Sisyphe, s'autotraduira sans cesse dans un mouvement I, Paris, Gallimard, 2000, pp. 244-262 [ed. or. Die Aufgabe des Übersetzers, 1923; trad, francaise de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz, Pierre Rusch]. Jacques Lacan definit un concept analogue en forgeant la notion de "lalangue", evocation onoma-topeique de la lallation enfantine, qui designe la matiere sonore inarticulee qui ne suit pas la definition linguistique des mots et de la syntaxe; elle ne sert done ni ä com-muniquer, ni representer ou produire du sens, mais elle incarne la jouissance. Jacques Lacan, "Le savoir du psychanalyste", 4 mai 1972, http://www.ecole-lacanienne.net/ stenos/seminaireXIX/1972.05.04.pdf; Id., Le seminaire. LivreXX, Paris, Seuil, 1975). 43 Antonio DAlfonso, "La langue coupee", cit. 44 La psychanalyse, qu'elle soit freudienne ou lacanienne, a montre un grand in-teret pour le bilinguisme qu'elle a etudie selon des perspectives differentes envisa-geant egalement le conflit postcolonial entre les langues. Quelques-uns de ces travaux portent sur le bilinguisme d'ecriture. Cf. Charles Melman, "Incidences subjectives du bilinguisme", Le Discours psychanalytique, 6 (1983), pp. 5-7; Jacqueline Amati Mehler, Simona Argentieri, Jorge Canestri, Babele dell'inconscio. Lingua madre e lingue stra-niere nella dimensione psicoanalitica, Milano, Raffaello Cortina, 20032, en particulier le chapitre "Dal mondo dei poeti l'estraneita come mestiere", (pp. 219-264) et Jeanne Wiltord, Cyril Veken (eds.), Bilinguisme: incidences subjectives et epistemogenes, Jour-nees des 28 et 29 septembre, Paris, CMME, 2002; La Cäibataire, 21, Dante Alighieri. Les effets inattendus de l'amour de la langue, (2010); La revue lacanienne, 11, La psychanalyse et les langues, Michel Heinis (ed.), (2011). Le parcours de l'ecrivain autotraducteur Ariel Dorfman qu'analyse Susana Morath est particulierement interessant pour les analogies avec le cas d'Antonio D'Alfonso. L'auteur, selon la psychanalyste, se sert de deux langues, l'anglais et l'espagnol, pour ecrire en realite la langue hebraique secrete de ses origines, qu'on peut identifier ä la langue de l'inconscient. L'ceuvre de Dorfman, tout comme celle de nombreux ecrivains bilingues, demon-trerait alors que «ecrire en deux langues, e'est laisser l'inconscient traverser la main qui trace les mots sur la feuille» (Susana Morath, "Eloge de l'ecriture bilingue", dans Jeanne Wiltord, Cyril Veken (eds.), Bilinguisme: incidences subjectives et epistemogenes, cit, p. 126, (pp. 123-126). I02 ALESSANDRA FERRARO t©3 infini ďune langue ä l'autre, dans la «promesse ďune langue encore inouie, ďun seul poěme hier inaudible»45. 45 Jacques Derrida, Le monolinguisme de l'autre, cit., p. 126. VI. DIFFRACTION INTERCÉNÉRIQUE ET FRAGMENTATION IDENTJTAIRE ^emigration est le camp de concentration des miens. Antonio DAlfonso, L'autre rivage Auteur de plusieurs recueils poetiques, d'un cycle de trois romans et d'essais, autotraduits tour a tour du francais vers l'anglais et vice versa, Antonio DAlfonso est egalement tra-ducteur de poesie, photographe, metteur en scene et musi-cien. Apres avoir publie plus de quatre cent titres et avoir edite bon nombre de ces ecrivains 'italiques', en 2010 Antonio DAlfonso quitte son poste a la maison d'edition Guernica et se consacre a des projets de jeunesse, en particulier au cinema. Sa derniere phase creative est marquee par la production fil-mique qui comprend Bruco et Antigone. Sorti en 2005, Bruco, - chenille en italien -, est l'histoire d'une transformation; selon les mots de DAlfonso, il est question d'«un ecrivain [qui] veut devenir papillon. Un homme cherche a changer sa vie. II est au sommet de sa carriere et soudain quelque chose se brise»]. La reception positive bien que restreinte du film, selectionne en 2009 au 'New York International Independent Film & Video Festival' et projete a Los Angeles, San Francisco et Montreal, contribue sans doute a orienter DAlfonso vers le cinema qui l'avait deja attire quand il etait etudiant2. Cepen-dant, loin de marquer un abandon abrupt de I'ecriture, Bruco cree des effets speculaires au niveau du contenu en mettant en scene un ecrivain qui decide de changer de vie et des effets 1 Concetta Minutola, "D'Alfonso passa il testimone di Guernica", Corriere canadese, (16 mars 2010). 2 L'auteur a consacré son memoire de maitrise ä une analyse filmique. Antonio D'Alfonso, La pellicule ensorcelée: analyse sémiologique de 'Mouchette' de Robert Bresson, M. Sc. Communication, Universitě de Montreal, 1979. Centro Internazionale Letterature Migranti Via Mantica, 3- 33100 Udine Tel.0432-556750 I http://oltreoceano. uniud.it e-mail: oltreoceano@uniud.it WA í* Centro Centro di Cultura Canadese - Universita di Udine Via Mantica, 3 - 33100 Udine Tel. 39 0432 556770 http;//ccc.uniud.it/ | e-mail: ccc@uniud.it t ihro pwMUcoto con il sostegno di: I lipirtimento di Lingue e Letterature Straniere drll'Universitä degli Studi di Udine FONDAZKDNE OIP ÉC RITU RE MIGRANTE ET TRANSLINGUISME AU QUÉBEC Alessandra Ferraro ISBN 978-88-97928-72-0 Prima edizione, giugno 2014 Copyright © 2014 - La Toletta edizioni Alessandra Ferraro ÉCRITURE MIGRANTE ET TRANSLINGUISME AU QUÉBEC Coordinamento editoriale: Lisa Marra Progctto e realizzazione grafica: Denis Pitter Stampa: EB.O.D. S.A.S. Mila Edito da La Toletta edizioni Dorsoduro 1214 30123 Venezia Tel. +39.041.24.15.372 Fax +39.041.24.15.371 studio_lt2@libreriatoletta.it www.tolettaedizioni.it Tutti i diritti riservati. Nessuna parte di questa pubblicazione puö essere fotocopiata, riprodotta, archiviata, memorizzata 0 trasmessa in qualsiasi forma o mezzo - elettronico, meccanico, fotografico, digitale - se non nei termini previsti dalla legge che tutela il Diritto d'Autore. LA IOIETTA edizioni TABLE DES MATI ERES p. 9 editorial p. 13 Avant-propos Cadre contextuel p. 25 I. Textes migrants et litterature quebecoise p. 43 II. L'archeologie de la transculture p. 59 III. La remise en cause du canon litteraire Dynamiques textuelles p. 71 IV. Passages generiques p. 83 V. Du vertige autotraductif p. 103 VI. Diffraction intergenerique et fragmentation identitaire p. 117 VII. Le vide des origines dans 1'autofiction migrante p. 129 VIII. Fausses filiations, vrais liens p. 151 Index des noms propres Illva .iinericane II .tilie Americhe Les oeuvres de Marco Micone, Carole David, Antonio D'Alfonso, Monique Bosco, Regine Robin et Wajdi Mouawad sont etudiees en relation avec l'emergence de l'ecriture migrante au Quebec et dans leurs liens avec le phenomene de la transculture. Dans cette perspective, l'adjectif 'translinguistique' qualifie la production de ces ecrivains qui, au-dela de la difference des genres qu'ils pratiquent et de leurs histoires particulieres, sont tous contraints de vivre dans la perte d'une langue, quelle que soit pour eux la consonance symbolique de celle-ci. Cet idiome manquant active chez eux une interrogation identitaire sans cesse reprise et, tout en demeurant sous-jacent, acquiert une importance decisive dans la mesure ou il travaille leur ecriture en influencant leurs choix formels et esthetiques. Alessandra Ferraro enseigne la littérarure francaise et les littératures francophones a l'Universite d'Udine. Co-fondatrice du Centra di Cultura Canadese et du Centra Internazionale di Letterature Migranti, eile co-dirige la revue Oltreoceano et a édité plusieurs collectifs sur l'ecrirure migrante. Specialisté de littérarure francaise contemporaine et de littérature québécoise, eile a consacré ä Raymond Queneau et ä Marie de l'Incarnation deux volumes, Raymond Queneau. L'autobiografia impossibile (2001) et Una voce attraverso il velo. L'alteritä del linguaggio mislico e missionario di Marie de l'Incarnation (2014). Elle prepare actuellement avec Rainier Grutman le collectif L'autotraduction littéraire: perspectives théoriques (á paraitre aux Classiques Garnier). iure migrante •I translinguisme •II Quebec Euro 16,00