“Cinq heures... Il va bientôt rentrer...” se dit Elisa. Et voilà qu’à cette idée elle ne peut plus rien faire. Elle a frotté, lavé, fourbi durant toute la journée, elle a préparé une soupe épaisse pour le dîner - ce n’est pas la coutume du pays de manger lourdement le soir, mais c’est nécessaire pour lui qui, à l’usine, ne déjeune que de tartines aux œufs. Et maintenant, ne fût-ce que pour mettre le couvert, ses bras s’engourdissent et retombent inertes le long de son corps. Un vertige de tendresse la fige, immobile et haletante, accrochée des deux mains à la barre de nickel du fourneau. C’est chaque jour la même chose. Gilles sera là dans quelques minutes : Elisa n’est plus qu’un corps sans force, anéanti de douceur, fondu de langueur. Elisa n’est plus qu’attente. Elle croit qu’elle va pouvoir s’élancer vers lui et le serrer dans ses bras. Mais à la vue de ce grand corps musclé qui apparaît tout à coup en costume de velours dans l’encadrement de la porte, elle a moins de force encore. Chaque fois, il la trouve immobile, un peu hagarde, et c’est lui qui s’approche d’elle et la baise doucement au front Il faisait nuit depuis longtemps. Les enfants étaient au lit. Gilles, le repas terminé, lisait les nouvelles du soir. Élisa prépara les tartines, trois aux oeufs brouillés, trois au lard cru. Elle les empaqueta, les tendit à Gilles. Il partit. Tout mourut autour d’elle. Elle resta quelques instants inactive, subissant sa solitude. De temps en temps elle entendait se rapprocher puis décroître sur la route le pas des ouvriers qui se dirigeaient vers l’usine. Parfois ils marchaient à deux ou trois et un bruit sourd de paroles arrivait jusqu’à elle. D’autres femmes seraient sans homme cette nuit. BOURDOUXHE, Madeleine, La femme de Gilles, Babel, 2004.