Littérature du 19^e siècle Textes choisis Petr Kyloušek Conseil aux lecteurs La présente anthologie est le résultat d’un choix didactique. Elle a un rôle de complément. des cours de littérature, elle ne s’y substitue pas. Les renseignements concernant la dynamique historique, l’évolution des idées et des sensibilités, les biographies et les bibliographies des auteurs sont accessibles, entre autres, dans deux ouvrages récents : Jaroslav Fryčer a kol., Slovník francouzsky píšících autorů, Praha, Libri, 2002; Jiří Šrámek, Panorama francouzské literatury od počátků po současnost (9.-21. stol.), Brno, Host 2013. Les étudiants sont invités à les consulter. Le site internet Lexilogos est vivement conseillé en cas de problèmes de compréhension : (http://www.lexilogos.com/francais_langue_dictionnaires.htm. C’est un dictionnaire multifonctionnel et fiable. Précurseurs du romantisme Madame de Staël (1766-1817) Anne-Louise Germaine Necker, mariée baronne de Staël-Holstein Soit par goût personnel, soit par nécessité - disgrâce ou dangers politiques - Mme de Staël voyage à travers l’Europe: Angleterre (1793), Allemagne et Autriche (1803, 1807), Italie (1804), Russie et Suède (1812). Le domaine de son père à Coppet, au bord du Lac Léman, sera la résidence de son exil (1795, 1803-1814). Elle y accueille des célébrités: Benjamin Constant, Mme Récamier, lord Byron, Shelley et sa femme Mary. Lors de ses voyages en Allemagne, elle rencontre Goethe et Schiller à Weimar, Wilhelm Schlegel qu’elle fait venir à Coppet. De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800) L’ouvrage traduit la mutation épistémologique de l’esprit critique survenue à l’aube du 19^e siècle. À l’opposé du classicisme, et à l’instar de Rousseau et de Herder, la nouvelle critique abandonne la visée universaliste pour valoriser les aspects différentiels : sociétaux, culturels, historiques, linguistiques. C’est le fondement même du concept de littérature nationale qui, à l’époque, commence à s’imposer. Discours préliminaire Je me suis proposé d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs et des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les moeurs et les lois. Il existe dans la langue française, sur l’art d’écrire et sur les principes du goût, des traités qui ne laissent rien à désirer ; mais il me semble que l’on n’a pas suffisamment analysé les causes morales et politiques, qui modifient l’esprit de la littérature. Il me semble que l’on n’a pas encore considéré comment les facultés humaines se sont graduellement développées par les ouvrages illustres en tout genre, qui ont été composés depuis Homère jusqu’à nos jours. J’ai essayé de rendre compte de la marche lente, mais continuelle, de l’esprit humain dans la philosophie, et de ses succès rapides, mais interrompus, dans les arts. Les ouvrages anciens et modernes qui traitent des sujets de morale, de politique ou de science, prouvent évidemment les progrès successifs de la pensée, depuis que son histoire nous est connue. Il n’en est pas de même des beautés poétiques qui appartiennent uniquement à l’imagination. En observant les différences caractéristiques qui se trouvent entre les écrits des Italiens, des Anglais, des Allemands et des Français, j’ai cru pouvoir démontrer que les institutions politiques et religieuses avaient la plus grande part à ces diversités constantes. Enfin, en contemplant, et les ruines, et les espérances que la Révolution française a, pour ainsi dire, confondues ensemble, j’ai pensé qu’il importait de connaître quelle était la puissance que cette révolution a exercée sur les lumières, et quels effets il pourrait en résulter un jour, si l’ordre et taliberté, la morale et l’indépendance républicaine étaient sagement et politiquement combinés. De l’Allemagne 1810-1813 Les contacts de Mme de Staël avec les grandes personnalités de la culture européenne ainsi que ses voyages et expériences ont abouti à cette « géographie culturelle » d’un pays que la France était en train de dominer militairement et politiquement. L’ouvrage présente l’Allemagne non seulement comme un pays de grande culture, mais surtout comme une culture nouvelle, progressive, imprégnée de l’esprit de liberté. La première édition (1810) a été détruite sur l’ordre de Napoléon qui considérait le livre comme subversif, contraire à ses visées impériales. Par ailleurs, l’empereur se serait reconnu dans le portrait d’Attila. Le livre a été imprimé, ensuite, à Londres. Préambule Je ne me dissimule point que je vais exposer, en littérature comme en philosophie, des opinions étrangères à celles qui règnent en France ; mais soit qu’elles paraissent justes ou non, soit qu’on les adopte ou qu’on les combatte, elles donnent toujours à penser. Car nous n’en sommes pas, j’imagine, à vouloir élever autour de la France littéraire la grande muraille de la Chine, pour empêcher les idées du dehors d’y pénétrer. Il est impossible que les écrivains allemands, ces hommes les plus instruits et les plus méditatifs de l’Europe, ne méritent pas qu’on accorde un moment d’attention à leur littérature et à leur philosophie. On oppose à l’une qu’elle n’est pas de bon goût, et à l’autre qu’elle est pleine de folies. II se pourrait qu’une littérature ne fût pas conforme à notre législation du bon goût, et qu’elle contînt des idées nouvelles dont nous puissions nous enrichir, en les modifiant à notre manière. C’est ainsi que lesGrecs nous ont valu Racine, et Shakespeare plusieurs des tragédies de Voltaire. La stérilité dont notre littérature est menacée ferait croire que l’esprit français lui-même a besoin maintenant d’être renouvelé par une sève plus vigoureuse ; et comme l’élégance de la société nous préservera toujours de certaines fautes, il nous importe surtout de retrouver la source des grandes beautés. II, 10 De la poésie C’est l’apothéose du sentiment ; il faut, pour concevoir la vraie grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions éthérées, oublier le bruit de la terre en écoutant l’harmonie céleste, et considérer l’univers entier comme un symbole des émotions de l’âme. L’énigme de la destinée humaine n’est de rien pour la plupart des hommes ; le poète l’a toujours présente à l’imagination. L’idée de la mort, qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destruction, excite je ne sais que! délire de bonheur et d’effroi, sans lequel l’on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie lyrique ne raconte rien, ne s’astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux ; elle plane sur les pays et sur les siècles ; elle donne de la durée à ce moment sublime, pendant lequel l’homme s’élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur et créé, qui doit mourir et qui ne peut cesser d’être, et dont le cœur tremblant, et fort en même temps, s’enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu. II, 11 Le nom de romantique a été introduit nouvellement en Allemagne pour désigner la poésie, dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. Si l’on n’admet pas que le paganisme et le christianisme, le Nord et le Midi, l’antiquité et le moyen âge, la chevalerie et les institutions grecques et romaines se sont partagé l’empire de la littérature, l’on ne parviendra jamais à juger sous un point de vue philosophique le goût antique et le goût moderne. On prend quelquefois le mot classique comme synonyme de perfection. Je m’en sers ici dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux ères du monde : celle qui a précédé l’établissement du christianisme, et celle qui l’a suivi. Benjamin Constant (1767-1830) Le nom de cet écrivain suisse est si souvent associé la littérature et à Mme de Staël qu’on en oublie sa carrière de juriste, d’homme politique et de théoricien du libéralisme, opposé à Napoléon (Principes de politique, 1815). Son roman Adolphe est un des nombreux exemples du roman « autobiographique » de la période romantique (Chateaubriand, Stendhal, Musset, Sainte-Beuve). Le mal du siècle frappe non seulement le protagoniste, mais surtout celle qu’il ne saurait aimer et qui se meurt d’amour pour lui – Elléonore. Adoplhe (1816) chapitre 10 C’était une de ces journées d’hiver où le soleil semble éclairer tristement la campagne grisâtre, comme s’il regardait en pitié la terre qu’il a cessé de réchauffer. Ellénore me proposa de sortir. « II fait bien froid, lui dis-je. - N’importe, je voudrais me promener avec vous. » Elle prit mon bras ; nous marchâmes longtemps sans rien dire ; elle avançait avec peine, et se penchait sur moi presque tout entière. « Arrêtons-nous un instant. - Non, me répondit-elle, j’ai du plaisir à me sentir encore soutenue par vous. » Nous retombâmes dans le silence. Le ciel était serein ; mais les arbres étaient sans feuilles ; aucun souffle n’agitait l’air, aucun oiseau ne le traversait : tout était immobile, et le seul bruit qui se fit entendre était celui de l’herbe glacée qui se brisait sous nos pas. « Comme tout est calme, me dit Ellénore ; comme la nature se résigne! Le coeur aussi ne doit-il pas apprendre à se résigner ? » Elle s’assit sur une pierre ; tout à coup elle se mit à genoux, et, baissant la tête, elle l’appuya sur ses deux mains. J’entendis quelques mots prononcés à voix basse. Je m’aperçus qu’elle priait. Se relevant enfin : « Rentrons, dit-elle, le froid m’a saisie. J’ai peur de me trouver mal. Ne me dîtes rien ; je ne suis pas en étal de vous entendre. » À dater de ce jour, je vis Ellénore s’affaiblir et dépérir. Je rassemblai de toutes parts des médecins autour d’elle : les uns m’annoncèrent un mal sans remède, d’autres me bercèrent d’espérances vaines ; mais la nature sombre et silencieuse poursuivait d’un bras invisible son travail impitoyable. Par moments, Ellénore semblait reprendre à la vie. On eût dit quelquefois que la main de fer qui pesait sur elle s’était retirée. Elle relevait sa tête languissante ; ses joues se couvraient de couleurs un peu plus vives ; ses yeux se ranimaient : mais tout à coup, par le jeu cruel d’une puissance inconnue, ce mieux mensonger disparaissait, sans que l’art en pût deviner la cause. Je la vis de la sorte marcher par degrés à la destruction. Je vis se graver sur cette figure si noble et si expressive les signes avant-coureurs de la mort. Je vis, spectacle humiliant et déplorable ! ce caractère énergique et fier recevoir de la souffrance physique mille impressions confuses et incohérentes, comme si, dans ces instants terribles, l’âme, froissée par le corps, se métamorphosait en tous sens pour se plier avec moins de peine à la dégradation des organes. Un seul sentiment ne varia jamais dans le cœur d’Ellénore : ce fut sa tendresse pour moi. Sa faiblesse lui permettait rarement de me parler ; mais elle fixait sur moi ses yeux en silence, et il me semblait alors que ses regards me demandaient la vie que je ne pouvais plus lui donner. Je craignais de lui causer une émotion violente ; j’inventais des prétextes pour sortir : je parcourais au hasard tous les lieux où je m’étais trouvé avec elle; j’arrosais de mes pleurs les pierres, le pied des arbres, tous les objets qui me retraçaient son souvenir. Ce n’était pas les regrets de l’amour, c’était un sentiment plus sombre et plus triste. L’amour s’identifie tellement à l’objet aimé que dans son désespoir même il y a quelque charme. Il lutte contre la réalité, contre la destinée; l’ardeur de son désir le trompe sur ses forces, et l’exalte au milieu de sa douleur. La mienne était morne et solitaire; je n’espérais point mourir avec Ellénore ; j’allais vivre sans elle dans ce désert du monde, que j’avais souhaité tant de fois de traverser indépendant, J’avais brisé l’être qui m’aimait ; j’avais brisé ce cœur, compagnon du mien, qui avait persisté à se dévouer à moi, dans sa tendresse infatigable ; déjà l’isolement m’atteignait. Ellénore respirait encore, mais je ne pouvais déjà plus lui confier mes pensées. J’étais déjà seul sur la terre ; je ne vivais plus dans cette atmosphère d’amour qu’elle répandait autour de moi. L’air que je respirais me paraissait plus rude, les visages des hommes que je rencontrais plus indifférents ; toute la nature semblait me dire que j’allais à jamais cesser d’être aimé. François-René, vicomte de Chateaubriand (1768-1848) D’abord destiné à une carrière dans la marine, Chateaubriand choisit l’armée (1786-1791). Il prend le brevet de sous-lieutenant et est présenté au roi à Versailles. Il se mêle à la vie littéraire et culturelle des salons parisiens, admire Rousseau, salue la Révolution. En avril 1791, Chateaubriand s’embarque pour l’Amérique où il restera jusqu’en décembre. Il parcourt le nord-est du continent, jusqu’aux chutes du Niagara. À la nouvelle de l’arrestation du roi, il rentre à Saint-Malo d’où - après s’être marié - il rejoint l’armée des émigrés. Blessé à Thionville, presque mourant, il traverse la Belgique pour se réfugier à Londres. Il y vit misérablement de traductions et de leçons privées. Le décès de sa mère et de sa soeur Julie le fait revenir à la foi catholique. Il conçoit l’apologie de la religion - le Génie du Christianisme (1802). Rentré en France, en mai 1800, Chateaubriand est rayé de la liste des émigrés. Il se mêle à la vie des salons. Sa célébrité est assurée par le succès d’Attala (1801; 1802 dans le Génie du christianisme), René (1802, dans le Génie du christianisme; 1805 - publication séparée), des Martyrs (1809), de L’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811). Opposé à Napoléon, il se retire dans son ermitage de la Vallée-aux-Loups où il commence la rédaction des Mémoires d’outre-tombe (1807) à laquelle il reviendra surtout entre 1811 et 1822, puis entre 1830 et 1841. Bien que peu apprécié par Louis XVIII et Charles X, Chateaubriand rend à ses rois de loyaux service: ministre de l’Intérieur en exil pendant l’intermède de Waterloo, plus tard ambassadeur à Berlin (1821), à Londres (1822), au Congrès de Vérone, à Rome (1824-1829), ministre des affaires étrangères (1823-1824) - fonction qui lui permettra de faire rentrer la France parmi les grandes puissances européennes lors de l’intervention en Espagne. Mémoires d’outre-tombe I, iii, 7 Chateaubriand retrace sa vie au châteu de Combourg. Voici le portrait de sa soeur Lucille, de quatre ans son aînée, dont la mort – probablement un suicide – est voilée de mystère. Lucile était grande et d’une beauté remarquable, mais sérieuse. Son visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs ; elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d’elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa démarche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de rêveur et de souffrant. Lucile et moi nous nous étions inutiles. Quand nous parlions du monde, c’était de celui que nous portions au-dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde véritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais en elle mon amie. Il lui prenait des accès de pensées noires que j’avais peine à dissiper : à dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années; elle se voulait ensevelir dans un cloître. Tout lui était souci, chagrin, blessure : une expression qu’elle cherchait, une chimère qu’elle s’était faite, la tourmentaient des mois entiers. Je l’ai souvent vue, un bras jeté sur sa tête, rêver immobile et inanimée ; retirée vers son cœur, sa vie cessait de paraître au dehors ; son sein même ne se soulevait plus. Par son attitude, sa mélancolie, sa vénusté, elle ressemblait à un génie funèbre. J’essayais alors de la consoler, et l’instant d’après je m’abîmais dans des désespoirs inexplicables. Lucile aimait à faire seule, vers le soir, quelque lecture pieuse: son oratoire de prédilection était l’embranchement de deux routes champêtres, marqué par une croix de pierre et par un peuplier dont le long style s’élevait dans le ciel comme un pinceau. Ma dévote mère, toute charmée, disait que sa fille lui représentait une chrétienne de la primitive Église, priant à ces stations appelées laures. De la concentration de l’âme naissaient chez ma sœur des effets d’esprit extraordinaires : endormie, elle avait des songes prophétiques ; éveillée, elle semblait lire dans l’avenir. Sur un palier de l’escalier de la grande tour, battait une pendule qui sonnait le temps au silence ; Lucile, dans ses insomnies, s’allait asseoir sur une marche, en face de cette pendule: elle regardait le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre. Lorsque les deux aiguilles, unies à minuit, enfantaient dans leur conjonction formidable l’heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains. Se trouvant à Paris quelques jours avant le 10 août, et demeurant avec mes autres sœurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace, pousse un cri, et dit: «Je viens de voir entrer la mort.» Dans les bruyères de la Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter Scott, douée de la seconde vue; dans les bruyères armoricaines, elle n’était qu’une solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur. I, iii, 12 Ce délire dura deux années entières pendant lesquelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d’exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus; j’étudiais encore, je jetai là les livres; mon goût pour la solitude redoubla. J’avais tous les symptômes d’une passion violente; mes yeux se creusaient; je maigrissais; je ne dormais plus; j’étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s’écoulaient d’une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleine de délices. Au nord du château s’étendait une lande semée de pierres druidiques; j’allais m’asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l’étoile du soir scintillant à travers les nuages de rose, me ramenaient à mes songes: j’aurais voulu jouir de ce spectacle avec l’idéal objet de mes désirs. Je suivais en pensée l’astre du jour; je lui donnais ma beauté à conduire afin qu’il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l’univers. Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l’insecte sur la pointe des herbes, l’alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité: je reprenais le chemin du manoir, le cœur serré, le visage abattu. Les jours d’orage en été, je montais au haut de la grosse tour de l’ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du château, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l’éclair qui sillonnait la nue et marquait d’une flamme électrique les girouettes d’airain, excitaient mon enthousiasme: comme Ismen sur les remparts de Jérusalem, j’appelais la foudre; j’espérais qu’elle m’apporterait Armide. Le ciel était-il serein? je traversais le grand Mail, autour duquel étaient des prairies divisées par des haies plantées de saules. J’avais établi un siège, comme un nid, dans un de ces saules: là, isolé entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes ; ma nymphe était à mes côtés. J’associais également son image à la beauté de ces nuits de printemps toutes remplies de la fraîcheur de la rosée, des soupirs du rossignol et du murmure des brises. D’autres fois, je suivais un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires; j’écoutais les bruits qui sortent des lieux infréquentés; je prêtais l’oreille à chaque arbre; je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois: je voulais redire ces plaisirs, et les paroles expiraient sur mes lèvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma déesse dans les accents d’une voix, dans les frémissements d’une harpe, dans les sons veloutés ou limpides d’un cor ou d’un harmonica. III, , vi, 16 Chateaubriand accompagne Louis XVIII dans sa fuite devant Napoléon. Il est à Gand, alors que devant Bruxelles, à Waterloo, se décide du sort de la France et de l’Europe. À travers l’autostylisation de l’auteur-narrateur, on perçoit un des grands thèmes du romantisme : le face-à-face de l’individu et de l’Histoire. Le juin 1815, vers midi, je sortis de Gand par la porte de Bruxelles; j’allai seul achever ma promenade sur la grande route. J’avais emporté les Commentaires de César et je cheminais lentement, plongé dans ma lecture. J’étais déjà à plus d’une lieue de la ville, lorsque je crus ouïr un roulement sourd: je m’arrêtai, regardai le ciel assez chargé de nuées, délibérant en moi-même si je continuerais d’aller en avant, ou si je me rapprocherais de Gand dans la crainte d’un orage. Je prêtai l’oreille; je n’entendis plus que le cri d’une poule d’eau dans les joncs et le son d’une horloge de village. Je poursuivis ma route: je n’avais pas fait trente pas que le roulement recommença, tantôt bref, tantôt long, et à intervalles inégaux; quelquefois il n’était sensible que par une trépidation de l’air, laquelle se communiquait à la terre sur ces plaines immenses, tant il était éloigné. Ces détonations moins vastes, moins onduleuses, moins liées ensemble que celles de la foudre, firent naître dans mon esprit l’idée d’un combat. Je me trouvais devant un peuplier planté à l’angle d’un champ de houblon. Je traversai le chemin et je m’appuyai debout contre le tronc de l’arbre, le visage tourné du côté de Bruxelles. Un vent du sud s’étant levé m’apporta plus distinctement le bruit de l’artillerie. Cette grande bataille, encore sans nom, dont j’écoutais les échos au pied d’un peuplier, et dont une horloge de village venait de sonner les funérailles inconnues, était la bataille de Waterloo! Auditeur silencieux et solitaire du formidable arrêt des destinées, j’aurais été moins ému si je m’étais trouvé dans la mêlée: le péril, le feu, la cohue de la mort ne m’eussent pas laissé le temps de méditer; mais seul sous un arbre, dans la campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids des réflexions m’accablait: Quel était ce combat? Était-il définitif? Napoléon était-il là en personne? Le monde, comme la robe du Christ, était-il jeté au sort? Succès ou revers de l’une ou l’autre armée, quelle serait la conséquence de l’événement pour les peuples, liberté ou esclavage? Mais quel sang coulait! chaque bruit parvenu à mon oreille n’était-il pas le dernier soupir d’un Français? Était-ce un nouveau Crécy, un nouveau Poitiers, un nouvel Azincourt, dont allaient jouir les plus implacables ennemis de la France? S’ils triomphaient, notre gloire n’était-elle pas perdue? Si Napoléon l’emportait, que devenait notre liberté? Bien qu’un succès de Napoléon m’ouvrît un exil éternel, la patrie l’emportait dans ce moment dans mon cœur; mes vœux étaient pour l’oppresseur de la France, s’il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher à la domination étrangère. Wellington triomphait-il? La légitimité rentrerait donc dans Paris derrière ces uniformes rouges qui venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français! La royauté aurait donc pour carrosses de son sacre les chariots d’ambulance remplis de nos grenadiers mutilés! Que sera-ce qu’une restauration accomplie sous de tels auspices?... Ce n’est là qu’une bien petite partie des idées qui me tourmentaient. Chaque coup de canon me donnait une secousse et doublait le battement de mon cœur. À quelques lieues d’une catastrophe immense, je ne la voyais pas; je ne pouvais toucher le vaste monument funèbre croissant de minute en minute à Waterloo, comme du rivage de Boulaq, au bord du Nil, j’étendais vainement mes mains vers les Pyramides. IV, xliv, 3 Chateaubriand fait le bilan de sa vie, réfléchit sur l’avenir. Une vision remarquablement juste de la modernité. À quelle époque la société disparaîtra-t-elle ? Quels accidents en pourront suspendre les mouvements ? À Rome le règne de l’homme fut substitué au règne de la loi : on passa de la république à l’empire notre révolution s’accomplit en sens contraire : on incline à passer de la royauté à la république, ou, pour ne spécifier aucune forme, à la démocratie ; cela ne s’effectuera pas sans difficulté. Pour ne toucher qu’un point entre mille, la propriété, par exemple, restera-t-elle distribuée comme elle l’est ? La royauté née à Reims avait pu faire aller cette propriété en en tempérant la rigueur par la diffusion des lois morales, comme elle avait changé l’humanité en charité. Un État politique où des individus ont des millions de revenu, tandis que d’autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n’est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice ? Il y a des enfants que leurs mères allaitent à leurs mamelles flétries, faute d’une bouchée de pain pour sustenter leurs expirants nourrissons ; il y a des familles dont les membres sont réduits à s’entortiller ensemble pendant la nuit faute de couverture pour se réchauffer. Celui-là voit mûrir ses nombreux sillons ; celui-ci ne possédera que les six pieds de terre prêtés à sa tombe par son pays natal. Or, combien six pieds de terre peuvent-ils fournir d’épis de blé à un mort ? À mesure que l’instruction descend dans ces classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l’ordre social irreligieux. La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu’elle a été cachée ; mais aussitôt que cette disproportion a été généralement aperçue, le coup mortel a été porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu’il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu’il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu’il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource il vous le faudra tuer. Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées rendues à l’usage de leurs ailes. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers États, comme elles le sont déjà entre les provinces d’un même Etat ; quand les différents pays en relations journalières tendront à l’unité des peuples, comment ressusciterez-vous l’ancien mode de séparation ? La société, d’un autre côté, n’est pas moins menacée par l’expansion de l’intelligence qu’elle ne l’est par le développement de la nature brute. Supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines : admettez qu’un mercenaire unique et général, la matière, remplace les mercenaires de la plèbe et de la domesticité ; que ferez-vous du genre humain désoccupé? Que ferez-vous des passions oisives en même temps que l’intelligence ? La vigueur du corps s’entretient par l’occupation physique; le labeur cessant, la force disparaît; nous deviendrions semblables à ces nations de l’Asie, proie du premier envahisseur, et qui ne se peuvent défendre contre une main qui porte le fer. Ainsi la liberté ne se conserve que par le travail, parce que le travail produit la force : retirez la malédiction prononcée contre les fils d’Adam, et ils périront dans la servitude: In sudore vultus tui, vesceris pane. La malédiction divine entre donc dans le mystère de notre sort ; l’homme est moins l’esclave de ses sueurs que de ses pensées : voilà comme, après avoir fait le tour de la société, après avoir passé par les diverses civilisations, après avoir supposé des perfectionnements inconnus, on se retrouve au point de départ en présence des vérités de l’Écriture. (...) IV, xliv, 9 (fin des Mémoires) Ces transformations ne se sont pas bornées à nos séjours : par l’instinct de son immortalité, l’homme a envoyé son intelligence en haut ; à chaque pas qu’il a fait dans le firmament, il a reconnu des miracles de la puissance inénarrable. Cette étoile, qui paraissait simple à nos pères, est double et triple à nos yeux ; les soleils interposés devant les soleils se font ombre et manquent d’espace pour leur multitude. Au centre de l’infini, Dieu voit défiler autour de lui ces magnifiques théories, preuves ajoutées aux preuves de l’Être suprême. Représentons-nous, selon la science agrandie, notre chétive planète nageant dans un océan à vagues de soleils, dans cette Voie lactée, matière brute de lumière, métal en fusion de mondes que façonnera îa main du Créateur. La distance de telles étoiles est si prodigieuse que leur éclat ne pourra parvenir à l’œil qui les regarde que quand ces étoiles seront éteintes, le foyer avant le rayon. Que l’homme est petit sur l’atome où il se meut ! Mais qu’il est grand comme intelligence ! Il sait quand le visage des astres se doit charger d’ombre, à quelle heure reviennent les comètes après des milliers d’années, lui qui ne vit qu’un instant ! Insecte microscopique inaperçu dans un pli de la robe du ciel, les globes ne lui peuvent cacher un seul de leurs pas dans la profondeur des espaces. Ces astres, nouveaux pour nous, quelles destinées éclaireront-ils ? La révélation de ces astres est-elle liée à quelque nouvelle phase de l’humanité ? Vous le saurez, races à naître ; je l’ignore et je me retire. Grâce à l’exorbitance de mes années, mon monument est achevé. Ce m’est un grand soulagement ; je sentais quelqu’un qui me poussait : le patron de la barque sur laquelle ma place est retenue m’avertissait qu’il ne me restait qu’un moment pour monter à bord. Des orages nouveaux se formeront ; on croit pressentir des calamités qui l’emporteront sur les afflictions dont nous avons été accablés; déjà, pour retourner au champ de bataille, on songe à rebander ses vieilles blessures. Cependant, je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent : peuples et rois sont également recrus ; des catastrophes imprévues ne fondront pas sur la France.(...) Ce qui me suivra ne sera que l’effet de la transformation générale. On touchera sans doute à des stations pénibles ; le monde ne saurait changer de face sans qu’il y ait douleur. Mais, encore un coup, ce ne seront point des révolutions à part; ce sera la grande révolution allant à son terme. Les scènes de demain ne me regardent plus : elles appellent d’autres peintres : à vous, messieurs. En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre qui donne à l’ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin ; j’aperçois la lune pâle et élargie ; elle s’abaisse sur fa flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l’Orient : on dirait que l’ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d’une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité. Les « grands » romantiques Alphonse Marie Louis de Prat de Lamartine (1790-1869) Il a connu une enfance aristocratique et campagnarde dans le domaine bourguignon de Milly où la famille s’était réfugiée pour échapper à la Terreur. Il fait de solides études au collège jésuite de Belley, lit les classiques (Horace, Virgile), admire Chateaubriand qui le confirme dans sa ferveur religieuse. Au sortir du collège, il mène une vie oisive, il voyage (Italie 1811-1812). L’expérience sentimentale de l’amour idéal et brisé par la mort de la femme aimée (Julie Charles, qu’il connut à Aix-les-Bains et qui fut emportée par la phtisie en 1817) lui inspire le recueil des Méditations qui assoit sa renommée d’autant plus que la douleur du coeur brisé y est sublimée par la ferveur de la foi qui plaît aux milieux catholiques. C’est la première grande manifestation de l’estthétique romantique en poésie : nature transformé en dramatis persona, paysage tourmenté, coeur blessé, méditation sur la mort. Méditations poétiques (1820) Le Lac Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, Dans la nuit éternelle emportés sans retour, Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges Jeter l’ancre un seul jour? O lac ! l’année à peine a fini sa carrière Et près des flots chéris qu’elle devait revoir, Regarde! Je viens seul m’asseoir sur cette pierre Où tu la vis s’asseoir! Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes; Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés; Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes Sur ses pieds adorés. Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence; On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux, Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence ^ Tes flots harmonieux. Tout à coup des accents inconnus à la terre Du rivage charmé frappèrent les échos; Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère Laissa tomber ces mots: «O temps, suspends ton vol! et vous, heures propices , Suspendez votre cours! Laissez-vous savourer les rapides délices Des plus beaux de nos jours! «Assez de malheureux ici-bas vous implorent : Coulez, coulez pour eux ; Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent; Oubliez les heureux. «Mais je demande en vain quelques moments encore, Le temps m’échappe et fuit; Je dis à cette nuit: « Sois plus lente »; et l’aurore Va dissiper la nuit. «Aimons donc, aimons donc! de l’heure fugitive, Hâtons-nous, jouissons! L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive; Il coule, et nous passons ! » Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse, Où l’amour à long flots nous verse le bonheur, S’envolent loin de nous de la même vitesse Que les jours de malheur? Hé quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace? Quoi ! passés pour jamais? quoi! tout entiers perdus? Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface, Ne nous les rendra plus ? Éternité, néant, passé, sombres abîmes, Que faites-vous des jours que vous engloutissez? Parlez: nous rendrez-vous ces extases sublimes Que vous nous ravissez? O lac! rochers muets! grottes! forêt obscure! Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir, Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, Au moins le souvenir! Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages, Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux, Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages Qui pendent sur tes eaux! Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe, Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés, Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface De ses molles clartés! Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, Que les parfums légers de ton air embaumé, Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire, Tout dise: «Ils ont aimé!» L’isolement Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne, Au coucher du soleil, tristement je m’assieds; Je promène au hasard mes regards sur la plaine, Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds. Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes; II serpente, et s’enfonce en un lointain obscur; Là le lac immobile étend ses eaux dormantes Où l’étoile du soir se lève dans l’azur. Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres, Le crépuscule encor jette un dernier rayon; Et le char vaporeux de la reine des ombres ^ Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon. Cependant, s’élançant de la flèche gothique, Un son religieux se répand dans les airs : Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts. Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente N’éprouve devant eux ni charme ni transports; Je contemple la terre ainsi qu’une ombre errante: Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts. De colline en colline en vain portant ma vue, Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant, Je parcours tous les points de l’immense étendue, Et je dis: «Nulle part le bonheur ne m’attend.» Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières, Vains objets dont pour moi le charme est envolé? Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères, Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé! Que le tour du soleil ou commence ou s’achève, D’un œil indifférent je le suis dans son cours; En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève, Qu’importe le soleil? je n’attends rien des jours. Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière, Mes yeux verraient partout le vide et les déserts: Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire; Je ne demande rien à l’immense univers. Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère, Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux, Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre, Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux! Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire; Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour, Et ce bien idéal que toute âme désire, Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour! Que ne puis-je, porté sur le char de l’Aurore, Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi! Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore? Il n’est rien de commun entre la terre et moi. Quand la feuille des bois tombe dans la prairie, Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons; Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie: Emportez-moi comme elle, orageux aquilons! Victor Hugo (1802-1885) Fils d’un général et comte d’Empire, le jeune Hugo partage avec sa famille les déplacements dus aux affectations successives de son père (Paris, Naples, Espagne) et qui marqueront ses souvenirs d’enfant sensible non moins que la désunion progressive et la séparation de ses parents qui pèse sur la famille. Doué, il obtient des succès scolaires et poétiques. Dès 1816 il est décidé « d’être Chateaubriand ou rien ». Talentueux, excellent organisateur et rassembleur d’hommes, Victor Hugo s’impose comme chef de son propre Cénacle de jeunes auteurs. L’enjeu de la bataille romantique sera le théâtre: Cromwell (1827), Marion de Lorme (réalisé en 1831), Hernani (1830). La victoire des romantiques sur scène sera considérée comme un tournant dans la promotion de la nouvelle esthétique. Les Châtiments (1853) Le titre reflète l’attitude critique de Victor Hugo contre Napoléon III qu’il fuit en s’installant aux Îles anglo-normandes de Jersey (1852-55) et de Guernesey (1855-70). Parmi les satires « Stella » fait figure de symbole de la mission historique de la poésie qui traduit le titanisme du poète. Comme chez Lamartine, Vigny ou Musset, la facture romantique du poème est facilement identifiable : le récit met en place une situation qui suscite une méditation, une réflexion ou un épanchement sentimental. C’est le moi du sujet lyrique sur la scène du monde. Stella Je m’étais endormi la nuit près de la grève. Un vent frais m’éveilla, je sortis de mon rêve, J’ouvris les yeux, je vis l’étoile du matin. Elle resplendissait au fond du ciel lointain Dans une blancheur molle, infinie et charmante. Aquilon s’enfuyait emportant la tourmente. L’astre éclatant changeait la nuée en duvet. C’était une clarté qui pensait, qui vivait; Elle apaisait l’écueil où la vague déferle; On croyait voir une âme à travers une perle. Il faisait nuit encor, l’ombre régnait en vain, Le ciel s’illuminait d’un sourire divin. La lueur argentait le haut du mât qui penche; Le navire était noir, mais la voile était blanche; Des goélands debout sur un escarpement, Attentifs, contemplaient l’étoile gravement Comme un oiseau céleste et fait d’une étincelle. L’océan, qui ressemble au peuple, allait vers elle Et, rugissant tout bas, la regardait briller, Et semblait avoir peur de la faire envoler. Un ineffable amour emplissait l’étendue. L’herbe verte à mes pieds frissonnait éperdue. Les oiseaux se parlaient dans les nids; une fleur Qui s’éveillait me dit: c’est l’étoile ma sœur. Et pendant qu’à longs plis l’ombre levait son voile, J’entendis une voix qui venait de l’étoile Et qui disait: - Je suis l’astre qui vient d’abord. Je suis celle qu’on croit dans la tombe et qui sort. J’ai lui sur le Sina, j’ai lui sur le Taygète; Je suis le caillou d’or et de feu que Dieu jette, Comme avec une fronde, au front noir de la nuit. Je suis ce qui renaît quand un monde est détruit O nations! je suis la Poésie ardente. J’ai brillé sur Moïse et j’ai brillé sur Dante. Le lion océan est amoureux de moi. J’arrive. Levez-vous, vertu, courage, foi! Penseurs, esprits, montez sur la tour, sentinelles! Paupières, ouvrez-vous! allumez-vous, prunelles ! Terre, émeus le sillon; vie, éveille le bruit; Debout, vous qui dormez ! — car celui qui me suit, Car celui qui m’envoie en avant la première, C’est l’ange Liberté, c’est le géant Lumière! Les Contemplations (1856) Publié en 1856, le recueil condense une longue évolution intime, de 1830 à 1855. « Le Mendiant » est une vision sociale et métaphysique en même temps. Le Mendiant Un pauvre homme passait dans le givre et le vent. Je cognai sur ma vitre; il s’arrêta devant Ma porte, que j’ouvris d’une façon civile. Les ânes revenaient du marché de la ville, Portant les paysans accroupis sur leurs bâts. C’était le vieux qui vit dans une niche au bas De la montée, et rêve, attendant, solitaire, Un rayon du ciel triste, un liard de la terre, Tendant les mains pour l’homme et les joignant pour Dieu Je lui criai: «Venez vous réchauffer un peu. Comment vous nommez-vous ? » II me dit : « Je me nomme Le pauvre.» Je lui pris la main: «Entrez, brave homme.» Et je lui fis donner une jatte de lait. Le vieillard grelottait de froid; il me parlait, Et je lui répondais, pensif et sans l’entendre. «Vos habits sont mouillés, dis-je, il faut les étendre Devant la cheminée.» Il s’approcha du feu. Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu, Étalé largement sur la chaude fournaise, Piqué de mille trous par la lueur de braise, Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoile. Et, pendant qu’il séchait ce haillon désolé D’où ruisselait la pluie et l’eau des fondrières, Je songeais que cet homme était plein de prières, Et je regardais, sourd à ce que nous disions, Sa bure où je voyais des constellations. La légende des Siècles (1859) Le recueil retrace l’histoire de l’humanité sur un fond métaphysique de la lutte du bien et du mal, de la lumière et de la nuit, de Dieu et de Satan. La grandeur de l’homme est dans son engagement en faveur du progrès. Mais, comme le montre l’extrait suivant, la grandeur du mal attire non moins par son côté sombre et tragique. Nox facta est (extrait) Depuis quatre mille ans il tombait dans l’abîme. Il n’avait pas encor pu saisir une cime, Ni lever une fois son front démesuré, Il s’enfonçait dans l’ombre et la brume, effaré, Seul, et, derrière lui, dans les nuits éternelles, Tombaient plus lentement les plumes de ses ailes. Il tombait foudroyé, morne, silencieux, Triste, la bouche ouverte et les pieds vers les cieux, L’horreur du gouffre empreinte à sa face livide. II cria: Mort! - les poings tendus vers l’ombre vide. Ce mot plus tard fut homme et s’appela Caïn. Il tombait. Tout à coup un roc heurta sa main; II l’étreignit, ainsi qu’un mort étreint sa tombe, Et s’arrêta. Quelqu’un, d’en haut, lui cria: - Tombe! Les soleils s’éteindront autour de toi, maudit ! – Et la voix dans l’horreur immense se perdit. Et, pâle, il regarda vers l’éternelle aurore. Les soleils étaient loin, mais ils brillaient encore. Satan dressa la tête et dit, levant ses bras: - Tu mens ! - Ce mot plus tard fut l’âme de Judas. Pareil aux dieux d’airain debout sur leurs pilastres, II attendit mille ans, l’œil fixé sur les astres. Les soleils étaient loin, mais ils brillaient toujours. La foudre alors gronda dans les cieux froids et sourds. Satan rit, et cracha du côté du tonnerre. L’immensité, qu’emplit l’ombre visionnaire, Frissonna. Ce crachat fut plus tard Barabbas. Un souffle qui passait le fit tomber plus bas. Les Misérables (1862) Hors de France Victor Hugo est connu surtout comme romancier et auteur dramatique. L’engagement social qui s’affirmera magistralement avec Les Misérables et leur protagoniste Jean Valjean est présent déjà dans Le Dernier jour d’un condamné (1829) ; d’autre part l’intérêt pour l’histoire sociale et la révolution que Les Misérables traduisent se prolongera jusqu’au roman Quatre-vingt-treize (1874). L’humanisme visionnaire s’inscrit dans les grandes scènes historiques. II, i, 9 La description de la bataille de Waterloo est souvent comparée à celle de Chateaubriand et celle de Stendhal dans La Chartreuse de Parme. En les analysant, on comprend à quel poit une vision du monde est aussi affaire de la perspective narrative. Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d’un quart de lieue. C’étaient des hommes géants sur des chevaux colosses. Ils étaient vingt-six escadrons, et ils avaient derrière eux, pour les appuyer, la division de Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes d’élite, les chasseurs de la Garde, onze cent quatre-vingt-dix-sept hommes, et les lanciers de la Garde, huit cent quatre-vingts lances. Ils portaient le casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec les pistolets d’arçon dans les fontes et le long sabre-épée. Le matin toute l’armée les avait admirés quand, à neuf heures, les clairons sonnant, toutes les musiques chantant Veillons au salut de l’Empire, ils étaient venus, colonne épaisse, une de leurs batteries à leur flanc, l’autre à leur centre, se déployer sur deux rangs entre la chaussée de Genappe et Frischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissante deuxième ligne, si savamment composée par Napoléon, laquelle, ayant à son extrémité de droite les cuirassiers de Milhaud, avait, pour ainsi dire, deux ailes de fer. L’aide de camp Bernard leur porta l’ordre de l’empereur. Ney tira son épée et prit la tête. Les escadrons énormes s’ébranlèrent. Alors on vit un spectacle formidable. Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en colonnes par division, descendit, d’un même mouvement et comme un seul homme, avec la précision d’un bélier de bronze qui ouvre une brèche, la colline de la Belle-Alliance, s’enfonça dans le fond redoutable où tant d’hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de l’autre côté du vallon, toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraille crevant sur elle, l’épouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaçants, imperturbables; dans les intervalles de la mousqueterie et de l’artillerie, on entendait ce piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient deux colonnes; la division Wathier avait la droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de loin s’allonger vers la crête du plateau deux immenses couleuvres d’acier. Cela traversa la bataille comme un prodige. Rien de semblable ne s’était vu depuis la prise de la grande redoute de la Moskowa par la grosse cavalerie; Murât y manquait, mais Ney s’y retrouvait. Il semblait que cette masse était devenue monstre et n’eût qu’une âme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype. On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée çà et là. Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres, bondissement orageux des croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte discipliné et terrible; là-dessus les cuirasses, comme les écailles sur l’hydre. Ces récits semblent d’un autre âge. Quelque chose de pareil à cette vision apparaissait sans doute dans les vieilles épopées orphiques racontant les hommes-chevaux, les antiques hippanthropes, ces titans à face humaine et à poitrail équestre dont le galop escalada l’Olympe, horribles, invulnérables, sublimes; dieux et bêtes. Bizarre coïncidence numérique, vingt-six bataillons allaient recevoir ces vingt-six escadrons. Derrière la crête du plateau, à l’ombre de la batterie masquée, l’infanterie anglaise, formée en treize carrés, deux bataillons par carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six sur la seconde, la crosse à l’épaule, couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait monter cette marée d’hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille chevaux, le frappement alternatif et symétrique des sabots au grand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une sorte de grand souffle farouche. Il y eut un silence redoutable, puis, subitement, une longue fîle de bras levés brandissant des sabres apparut au-dessus de la crête, et les casques, et les trompettes, et les étendards, et trois mille têtes à moustaches grises criant: Vive l’Empereur! toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, et ce fut comme l’entrée d’un tremblement de terre. (...) Les cuirassiers se ruèrent sur les carrés anglais. Ventre à terre, brides lâchées, sabre aux dents, pistolets au poing, telle fut l’attaque. Il y a des moments dans les batailles où l’âme durcit l’homme jusqu’à changer le soldat en statue, et où toute cette chair se fait granit. Les bataillons anglais, éperdument assaillis, ne bougèrent pas. Alors ce fut effrayant. Toutes les faces des carrés anglais furent attaquées à la fois. Un tournoiement frénétique les enveloppa. Cette froide infanterie demeura impassible. Le premier rang, genou en terre, recevait les cuirassiers sur les bayonnettes, le second rang les fusillait; derrière le second rang les canonniers chargeaient les pièces, le front du carré s’ouvrait, laissait passer une éruption de mitraille et se refermait. Les cuirassiers répondaient par l’écrasement. Leurs grands chevaux se cabraient, enjambaient les rangs, sautaient par-dessus les bayonnettes et tombaient, gigantesques, au milieu de ces quatre murs vivants. Les boulets faisaient des trouées dans les cuirassiers, les cuirassiers faisaient des brèches dans les carrés. Des files d’hommes disparaissaient broyées sous les chevaux. Les bayonnettes s’enfonçaient dans les ventres de ces centaures. De là une difformité de blessures qu’on n’a pas vue peut-être ailleurs. Les carrés, rongés par cette cavalerie forcenée, se rétrécissaient sans broncher. Inépuisables en mitraille, ils faisaient explosion au milieu des assaillants. La figure de ce combat était monstrueuse. Ces carrés n’étaient plus des bataillons, c’étaient des cratères; ces cuirassiers n’étaient plus une cavalerie, c’était une tempête. Chaque carré était un volcan attaqué par un nuage ; la lave combattait la foudre. V, i, 15 Un des récits célèbres : la mort de Gavroche. La mise en scène, à péripéties, dramatise l’action, souligne l’héroïsme de l’enfant face à l’armée. La narration de Victor Hugo se condense en images contrastées. Comme dans la scénographie de la bataille de Waterloo, elle aboutit à une métaphore. Il rampait à plat ventre, galopait à quatre pattes, prenait son panier aux dents, se tordait, glissait, ondulait, serpentait d’un mort à l’autre, et vidait la giberne ou la cartouchière comme un singe ouvre une noix. De la barricade, dont il était encore assez près, on n’osait lui crier de revenir, de peur d’appeler l’attention sur lui. Sur un cadavre, qui était un caporal, il trouva une poire à poudre. - Pour la soif, dit-il, en la mettant dans sa poche. À force d’aller en avant, il parvint au point où le brouillard de la fusillade devenait transparent. Si bien que les tirailleurs de la ligne rangés et à l’affût derrière leur levée de pavés, et les tirailleurs de la banlieue massés à l’angle de la rue, se montrèrent soudainement quelque chose qui remuait dans la fumée. Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent gisant près d’une borne, une balle frappa le cadavre. - Fichtre! fit Gavroche. Voilà qu’on me tue mes morts. Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda, et vit que cela venait de la banlieue. Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l’œil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta: On est laid à Nanterre, C’est la faute à Voltaire, Et bête à Palaiseau, C’est la faute à Rousseau. Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et, avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore. Gavroche chanta: Je ne suis pas notaire, C’est la faute à Voltaire, Je suis petit oiseau. C’est la faute à Rousseau. Une cinquième balle ne réussit qu’à tirer de lui un troisième couplet : Joie est mon caractère, C’est la faute à Voltaire Misère est mon trousseau. C’est la faute à Rousseau. Cela continua ainsi quelque temps. Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait fusillade. Il avait l’air de s’amuser beaucoup. C’était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l’ajustant! Il se couchait, puis se redressait, s’effaçait dans un coin de porte, puis bondissait disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pie de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants d’anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait; lui, il chantait. Ce n’était pas un enfant, ce n’était pas un homme; c’était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu’elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort; chaque fois que la face camarde du spectre s’approchait, le gamin lui donnait une pichenette. Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l’enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s’affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l’Antée dans ce pygmée; pour le gamin toucher le pavé, c’est comme pour le géant toucher la terre; Gavroche n’était tombé que pour se redresser; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l’air, regarda du côté d’où était venu le coup, et se mit à chanter: Je suis tombé par terre, C’est la faute à Voltaire, Le nez dans le ruisseau, C’est la faute à... II n’acheva point. Une seconde balle du même tireur l’arrêta court. Cette fois il s’abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme^ venait de s’envoler. La Préface de Cromwell (1827) Le théâtre, à la fois lieu public et genre contraint plus que les autres genres par les règles du classicisme, est devenu l’enjeu de la bataille romantique. Le manifeste de Victor Hugo montre le fondement métaphysique de la sensibilité romantique de l’auteur. La vision de l’homme et de l’histoire sont « dramatiques », soumises à des contradictions intrinsèques que seul le nouvel art saurait exprimer. Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c’est le Drame; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle. Ainsi, pour résumer rapidement les faits que nous avons observés jusqu’ici, la poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société: l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L’ode chante l’éternité, l’épopée solennise l’histoire, le drame peint la vie. Le caractère de la première poésie est la naïveté, le caractère de la seconde est la simplicité, le caractère de la troisième, la vérité. (...) L’ode vit de l’idéal, l’épopée du grandiose, le drame du réel. Enfin, cette triple poésie découle de trois grandes sources: la Bible, Homère, Shakespeare. (...) La société, en effet, commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle pense. C’est, disons-le en passant, pour cette dernière raison que le drame, unissant les qualités les plus opposées, peut être tout à la fois plein de profondeur et plein de relief, philosophique et pittoresque. Du jour où le christianisme a dit à l’homme: «Tu es double, tu es composé de deux êtres, l’un périssable, l’autre immortel, l’un charnel, l’autre éthéré, l’un enchaîné par les appétits, les besoins et les passions, l’autre emporté sur les ailes de l’enthousiasme et de la rêverie, celui-ci enfin toujours courbé vers la terre, sa mère, celui-là sans cesse élancé vers le ciel, sa patrie» ; de ce jour le drame a été créé. Est-ce autre chose en effet que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans la vie, et qui se disputent l’homme depuis le berceau jusqu’à la tombe? La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame; le caractère du drame est le réel; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires. [Que] le poète remplisse pleinement le but multiple de l’art, qui est d’ouvrir au spectateur un double horizon, d’illuminer à la fois l’intérieur et l’extérieur des hommes; l’extérieur, par leurs discours et leurs actions; l’intérieur, par les a parte et les monologues; de croiser, en un mot, dans le même tableau, le drame de la vie et le drame de la conscience. Hernani (1830) Drame historique, Hernani inscrit la dynamique des tensions jusque dans la facture des répliques qui hachent le vers en courtes séquences. Amour et pouvoir : grands thèmes baroques chers à Corneille à qui Victor Hugo ressemble. Don Carlos, roi d’Espagne et futur empereur Charles Quint, se sent menacé par le complot mené par Hernani qui veut venger la mort de son père. Don Carlos soupçonne Doña Sol de cacher Hernani dont elle est amoureuse. Dès l’incipit, le spectateur entre in medias res de l’intrigue, sans aucune exposition préalable exigée par le goût classique. La scène, dramatique et grave de conséquences, est pimentée d’humour. Le tragique et le comique se mêlent. Acte I, scène 1 DOÑA JOSEFA, seule. (Elle ferme les rideaux cramoisis de la fenêtre et met en ordre quelques fauteuils. On frappe à une petite porte dérobée à droite. Elle écoute. On frappe un second coup.) Serait-ce déjà lui ? (Un nouveau coup.) C’est bien à l’escalier Dérobé. (Un quatrième coup.) Vite, ouvrons. (Elle ouvre la petite porte masquée. Entre DON CARLOS, le manteau sur le nez et le chapeau sur les yeux.) Bonjour, beau cavalier. (Elle l’introduit. Il écarte son manteau et laisse voir un riche costume de velours et de soie, à la mode castillane de 1519. Elle le regarde sous le nez et recule étonnée.) Quoi, seigneur Hernani, ce n’est pas vous ! - Main-forte ! Au feu ! DON CARLOS, lui saisissant le bras. Deux mots de plus, duègne, vous êtes morte ! (Il la regarde fixement. Elle se tait, effrayée.) Suis-je chez doña Sol, fiancée au vieux duc De Pastrana, son oncle, un bon seigneur, caduc, Vénérable et jaloux ? dites ? La belle adore Un cavalier sans barbe et sans moustache encore, Et reçoit tous les soirs, malgré les envieux, Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux. Suis-je bien informé ? (Elle se tait. Il la secoue par le bras.) Vous répondrez peut-être ? DOÑA JOSEFA Vous m’avez défendu de dire deux mots, maître. DON CARLOS Aussi n’en veux-je qu’un. - Oui, - non. - Ta dame est bien doña Sol de Silva ? Parle. DOÑA JOSEFA Oui. - Pourquoi ? DON CARLOS Pour rien. Le duc, son vieux futur, est absent à cette heure ? DOÑA JOSEFA Oui. DON CARLOS Sans doute elle attend son jeune ? DOÑA JOSEFA Oui. DON CARLOS Que je meure ! DOÑA JOSEFA Oui. DON CARLOS Duègne, c’est ici qu’aura lieu l’entretien ? DOÑA JOSEFA Oui. DON CARLOS Cache-moi céans. DOÑA JOSEFA Vous ! DON CARLOS Moi. DOÑA JOSEFA Pourquoi ? DON CARLOS Pour rien. DOÑA JOSEFA Moi vous cacher ! DON CARLOS Ici. DOÑA JOSEFA, Jamais ! DON CARLOS, tirant de sa ceinture un poignard et une bourse. Daignez, madame, Choisir de celte bourse ou bien de cette lame. DOÑA JOSEFA, prenant la bourse. Vous êtes donc le diable ? DON CARLOS Oui, duègne. DOÑA JOSEFA, ouvrant une armoire étroite dans le mur. Entrez ici. DON CARLOS, examinant l’armoire. Cette boîte ? DOÑA JOSEFA, la refermant. Va-t’en, si tu n’en veux pas. DON CARLOS, rouvrant l’armoire. Si ! (L’examinant encore.) Serait-ce l’écurie où tu mets d’aventure Le manche du balai qui te sert de monture ? (Il s’y blottit avec peine.) Ouf! DOÑA JOSEFA, joignant les mains et scandalisée. Un homme ici ! DON CARLOS, dans l’armoire restée ouverte. C’est une femme, est-ce pas, Qu’attendait ta maîtresse ? DOÑA JOSEFA O ciel ! j’entends le pas De doña Sol. - Seigneur, fermez vite la porte. (Elle pousse la porte de l’armoire qui se referme.) (...) Acte IV, scène 2 Prière du futur empereur Charles Quint devant la tombe de Charlemagne : la vision du pouvoir et de l’histoire rejoint les images que Victor Hugo exprime également dans « Stella ». Le peuple est assimilé à un océan insondable, le gouvernement est comparé à la navigation. DON CARLOS, seul. Charlemagne, pardon ! ces voûtes solitaires Ne devraient répéter que paroles austères. Tu t’indignes sans doute à ce bourdonnement Que nos ambitions font sur ton monument... Charlemagne est ici ! Comment, sépulcre sombre, Peux-tu sans éclater contenir si grande ombre ? Es-tu bien là, géant d’un monde créateur, Et t’y peux-tu coucher de toute ta hauteur ?... Ah ! c’est un beau spectacle à ravir la pensée Que l’Europe ainsi faite et comme il l’a laissée ! Un édifice, avec deux hommes au sommet. Deux chefs élus auxquels tout roi né se soumet. Presque tous les États, duchés, fiefs militaires, Royaumes, marquisats, tous sont héréditaires ; Mais le peuple a parfois son pape ou son césar. Tout marche, et le hasard corrige le hasard. De là vient l’équilibre, et toujours l’ordre éclate. Électeurs de drap d’or, cardinaux d’écarlate, Double sénat sacré dont la terre s’émeut, Ne sont là qu’en parade, et Dieu veut ce qu’il veut. Qu’une idée, au besoin des temps un jour éclose, Elle grandit, va, court, se mêle à toute chose, Se fait homme, saisit les cœurs, creuse un sillon ; Maint roi la foule aux pieds ou lui met un bâillon ; Mais qu’elle entre un matin à la diète, au conclave, Et tous les rois soudain verront ridée esclave, Sur leurs tètes de rois que ses pieds courberont, Surgir, le globe en main ou la tiare au front. Le pape et l’empereur sont tout. Rien n’est sur terre Que pour eux et par eux. Un suprême mystère Vit en eux, et le ciel, dont ils ont tous les droits, Leur fait un grand festin des peuples et des rois, Et les tient sous sa nue, où son tonnerre gronde, Seuls, assis à la table où Dieu leur sert le monde. Tête à tête, ils sont là, réglant et retranchant, Arrangeant l’univers comme un faucheur son champ. Tout se passe entre eux deux. Les rois sont à la porte, Respirant la vapeur des mets que l’on apporte, Regardant à la vitre, attentifs, ennuyés, Et se haussant, pour voir, sur la pointe des pieds. Le monde au-dessous d’eux s’échelonne et se groupe. Ils font et défont. L’un délie et l’autre coupe. L’un est la vérité, l’autre est la force. Ils ont leur raison en eux-même, et sont parce qu’ils sont. Quand ils sortent, tous deux égaux, du sanctuaire, L’un dans sa pourpre, et l’autre avec son blanc suaire, L’univers ébloui contemple avec terreur Ces deux moitiés de Dieu, le pape et l’empereur. - L’empereur ! l’empereur ! être empereur !- Ô rage, Ne pas l’être ! et sentir son cœur plein de courage ! -Qu’il fut heureux celui qui dort dans ce tombeau ! Oh ! l’empire ! l’empire ! Que m’importe ! J’y touche, et le trouve à mon gré. Quelque chose me dit : Tu l’auras !... Je l’aurai... Si je l’avais !... O Ciel ! être ce qui commence ! Seul, debout, au plus haut de la spirale immense ! D’une foule d’États l’un sur l’autre étages Etre la clef de voûte, et voir sous soi rangés Les rois, et sur leur tête essuyer ses sandales ; Voir au-dessous des rois les maisons féodales ; Margraves, cardinaux, doges, ducs à fleurons ; Puis évêques, abbés, chefs de clans, hauts barons ! Puis clercs et soldats ; puis, loin du faîte où nous sommes, Dans l’ombre, tout au fond de l’abîme - les hommes. Les hommes ! c’est-à-dire une foule, une mer, Un grand bruit, pleurs et cris, parfois un rire amer, Plainte qui, réveillant la terre qui s’effare, À travers tant d’échos nous arrive fanfare ! Les hommes !... Des cités, des tours, un vaste essaim De hauts clochers d’église à sonner le tocsin !... (Rêvant.) Base de nations portant sur leurs épaules La pyramide énorme appuyée aux deux pôles, Flots vivants, qui toujours l’étreignant de leurs plis. La balancent, branlante, à leur vaste roulis, Font tout changer de place et, sur ses hautes zones. Comme des escabeaux font chanceler les trônes, Si bien que tous les rois, cessant leurs vains débats, Lèvent les yeux au ciel... Rois ! regardez en bas ! - Ah ! le peuple - océan - onde sans cesse émue. Où l’on ne jette rien sans que tout ne remue ! Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau ! Miroir où rarement un roi se voit en beau ! Ah ! si l’on regardait parfois dans ce flot sombre, On y verrait au fond des empires sans nombre, Grands vaisseaux naufragés, que son flux et reflux Roule, et qui le gênaient, et qu’il ne connaît plus !... Gouverner tout cela ! Monter, si l’on vous nomme, À ce faîte ! Y monter, sachant qu’on n’est qu’un homme ! Avoir l’abîme là !... Pourvu qu’en ce moment Il n’aille pas me prendre un éblouissement ! Oh ! d’états et de rois mouvante pyramide, Ton faîte est bien étroit ! Malheur au pied timide ! À qui me retiendrai-je ? Oh ! si j’allais faillir En sentant sous mes pieds le monde tressaillir ! En sentant vivre, sourdre et palpiter la terre !... Puis, quand j’aurai ce globe entre mes mains, qu’en faire ? Le pourrai-je porter seulement ? Qu’ai-je en moi ? Être empereur, mon Dieu ! j’avais trop d’être roi ! Certes, il n’est qu’un mortel de race peu commune Dont puisse s’élargir l’âme avec la fortune. Mais, moi ! qui me fera grand ? qui sera ma loi ? Qui me conseillera ? Alfred de Musset (1810-1857) Brillant élève du lycée Henri IV, à Paris, il écrit ses premiers vers à quatorze ans. Après le baccalauréat il commence, pour les abandonner successivement, des études de droit, de médecine, de musique et de dessin. À dix-huit ans il est introduit au Cénacle de Victor Hugo et dans celui de Nodier, à l’Arsenal, il se lie avec Vigny et Sainte-Beuve. Sa virtuosité étonne et inquiète, malgré l’estime que recueillent ses Contes d’Espagne et d’Italie (1830) et malgré le succès de Rolla (1833). La mort du père affecte le poète non moins douloureusement que la passion orageuse pour George Sand (1833-1835). La blessure amoureuse fait mûrir le talent du romantique déchiré qui compose entre 1830 et 1840 la majeure partie de ses grandes oeuvres - poésies, drames, proses. Ballade à la lune (1829) Gardant une distance ironique face à la nouvelle rhétorique romantique il jette un pont entre son époque et la tradition française des 17^e et 18^e siècles en même temps qu’il ouvre la voie à une nouvelle sensibilité qu’il partagera avec les romantiques « marginaux » de la période: Nerval, Gautier. Témoin cette ballade qui ridiculise l’un des poncifs de l’imagerie romantique. C’était, dans la nuit brune, Sur le clocher jauni, La lune Comme un point sur un i. Lune, quel esprit sombre Promène au bout d’un fil, Dans l’ombre, Ta face et ton profil? Es-tu l’œil du ciel borgne? Quel chérubin cafard Nous lorgne Sous ton masque blafard? N’es-tu rien qu’une boule, Qu’un grand faucheux bien gras Qui roule Sans pattes et sans bras? Es-tu, je t’en soupçonne, Le vieux cadran de fer Qui sonne L’heure aux damnés d’enfer? Sur ton front qui voyage Ce soir ont-ils compté Quel âge À leur éternité? Est-ce un ver qui te ronge Quand ton disque noirci S’allonge. En croissant rétréci? Qui t’avait éborgnée, L’autre nuit ? T’étais-tu Cognée À quelque arbre pointu? Car tu vins, pâle et morne, Coller sur mes carreaux Ta corne À travers les barreaux. Va, lune moribonde, Le beau corps de Phébé La blonde Dans la mer est tombé. Tu n’en es que la face Et déjà, tout ridé, S’efface Ton front dépossédé! Lune, en notre mémoire, De tes belles amours L’histoire T’embellira toujours. Et toujours rajeunie, Tu seras du passant Bénie, Pleine lune ou croissant. T’aimera le vieux pâtre, Seul, tandis qu’à ton front D’albâtre, Ses dogues aboieront. T’aimera le pilote, Dans son grand bâtiment Qui flotte Sous le clair firmament. Et la fillette preste Qui passe le buisson, Pied leste, En chantant sa chanson.(...) Et qu’il vente ou qu’il neige, Moi-même, chaque soir, Que fais-je Venant ici m’asseoir? Je viens voir à la brune, Sur le clocher jauni, La lune Comme un point sur un i. La Nuit de Décembre (1835) La dernière des « Nuits » introduit le thème du double – l’ombre du moi du poète qui n’est pas sans rappeler le dédoublement du moi de Gérard de Nerval. Du temps que j’étais écolier, Je restais un soir à veiller Dans notre salle solitaire. Devant ma table vint s’asseoir Un pauvre enfant vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Son visage était triste et beau. À la lueur de mon flambeau, Dans mon livre ouvert il vint lire. II pencha son front sur ma main, Et resta jusqu’au lendemain, Pensif, avec un doux sourire. Comme j’allais avoir quinze ans, Je marchais un jour, à pas lents, Dans un bois, sur une bruyère. Au pied d’un arbre vint s’asseoir Un jeune homme vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Je lui demandai mon chemin; II tenait un luth d’une main, De l’autre un bouquet d’églantine. Il me fit un salut d’ami, Et, se détournant à demi, Me montra du doigt la colline. À l’âge où l’on croit à l’amour, J’étais seul dans ma chambre un jour, Pleurant ma première misère. Au coin de mon feu vint s’asseoir Un étranger vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. II était morne et soucieux; D’une main il montrait les cieux, Et de l’autre il tenait un glaive. De ma peine il semblait souffrir, Mais il ne poussa qu’un soupir, Et s’évanouit comme un rêve. À l’âge où l’on est libertin, Pour boire un toast en un festin, Un jour je soulevai mon verre. En face de moi vint s’asseoir 40 Un convive vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Il secouait sous son manteau Un haillon de pourpre en lambeau, Sur sa tête un myrte stérile. Son bras maigre cherchait le mien, Et mon verre, en touchant le sien, Se brisa dans ma main débile. Un an après, il était nuit, J’étais à genoux près du lit Où venait de mourir mon père. Au chevet du lit vint s’asseoir Un orphelin vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère. Ses yeux étaient noyés de pleurs; Comme les anges de douleurs, II était couronné d’épine; Son luth à terre était gisant, Sa pourpre de couleur de sang, Et son glaive dans sa poitrine. Je m’en suis si bien souvenu, Que je l’ai toujours reconnu À tous les instants de ma vie. C’est une étrange vision, Et cependant, ange ou démon, J’ai vu partout cette ombre amie. Lorsque plus tard, las de souffrir, Pour renaître ou pour en finir, J’ai voulu m’exiler de France; Lorsque impatient de marcher, J’ai voulu partir, et chercher Les vestiges d’une espérance; À Pise, au pied de l’Apennin; À Cologne, en face du Rhin; À Nice, au penchant des vallées; À Florence, au fond des palais; À Brigues, dans les vieux chalets; Au sein des Alpes désolées ; À Gênes, sous les citronniers; À Vevey, sous les verts pommiers; Au Havre, devant l’Atlantique; À Venise, à l’affreux Lido, Où vient sur l’herbe d’un tombeau Mourir la pâle Adriatique; Partout où, sous ces vastes cieux, J’ai lassé mon cœur et mes yeux, Saignant d’une éternelle plaie; Partout où le boiteux Ennui, Traînant ma fatigue après lui, M’a promené sur une claie; Partout où, sans cesse altéré De la soif d’un monde ignoré, J’ai suivi l’ombre de mes songes; Partout où, sans avoir vécu, J’ai revu ce que j’avais vu, La face humaine et ses mensonges; Partout où, le long des chemins, J’ai posé mon front dans mes mains Et sangloté comme une femme; Partout où j’ai, comme un mouton Qui laisse sa laine au buisson, Senti se dénuer mon âme; Partout où j’ai voulu dormir, Partout où j’ai voulu mourir, Partout où j’ai touché la terre, Sur ma route est venu s’asseoir Un malheureux vêtu de noir, Qui me ressemblait comme un frère.... Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse, Pèlerin que rien n’a lassé? Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse Assis dans l’ombre où j’ai passé. Qui donc es-tu, visiteur solitaire, Hôte assidu de mes douleurs? Qu’as-tu donc fait pour me suivre sur terre? Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère, Qui n’apparais qu’au jour des pleurs? — Ami, notre père est le tien. Je ne suis ni l’ange gardien, Ni le mauvais destin des hommes. Ceux que j’aime, je ne sais pas De quel côté s’en vont leurs pas Sur ce peu de fange où nous sommes. Je ne suis ni dieu ni démon, Et tu m’as nommé par mon nom Quand tu m’as appelé ton frère; Où tu vas, j’y serai toujours, Jusques au dernier de tes jours, Où j’irai m’asseoir sur ta pierre Le ciel m’a confié ton cœur. Quand tu seras dans la douleur, Viens à moi sans inquiétude. Je te suivrai sur le chemin; Mais je ne puis toucher ta main, Ami, je suis la Solitude. Une soirée perdue (1840) L’intertextualité (Molière, Chenier) qui traverse le récit participe à un jeu de miroirs où la critique du goût superficiel de la belle société renvoie au portrait du dandy, mais aussi à la réflexion sur l’art, sur la destinée des chef-d’oeuvre ; l’histoire d’Alceste – Le Misanthrope – reflète ainsi et la conquête amoureuse manquée et la misanthropie (auto)ironique du narrateur. J’étais seul, l’autre soir, au Théâtre-Français, Ou presque seul l’auteur n’avait pas grand succès. Ce n’était que Molière, et nous savons de reste Que ce grand maladroit, qui fit un jour Alceste, Ignora le bel art de chatouiller l’esprit Et de servir à point un dénoûment bien cuit. Grâce à Dieu, nos auteurs ont changé de méthode, Et nous aimons bien mieux quelque drame à la mode Où l’intrigue, enlacée et roulée en feston, Tourne comme un rébus autour d’un mirliton. J’écoutais cependant cette simple harmonie, Et comme le bon sens fait parler le génie. J’admirais quel amour pour l’âpre vérité Eut cet homme si fier en sa naïveté, Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde, Quelle mâle gaîté, si triste et si profonde Que, lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer! Et je me demandais: «Est-ce assez d’admirer ? Est-ce assez de venir, un soir, par aventure, D’entendre au fond de l’âme un cri de la nature, D’essuyer une larme, et de partir ainsi, Quoi qu’on fasse d’ailleurs, sans en prendre souci?» Enfoncé que j’étais dans cette rêverie, Çà et là, toutefois, lorgnant la galerie, Je vis que, devant moi, se balançait gaîment Sous une tresse noire un cou svelte et charmant; Et, voyant cet ébène enchâssé dans l’ivoire, Un vers d’André Chénier chanta dans ma mémoire, Un vers presque inconnu, refrain inachevé, Frais comme le hasard, moins écrit que rêvé. J’osai m’en souvenir, même devant Molière; Sa grande ombre, à coup sûr, ne s’en offensa pas; Et, tout en écoutant, je murmurais tout bas, Regardant cette enfant, qui ne s’en doutait guère: «Sous votre aimable tête, un cou blanc, délicat, Se plie, et de la neige effacerait l’éclat». Puis je songeais encore (ainsi va la pensée) Que l’antique franchise, à ce point délaissée, Avec notre finesse et notre esprit moqueur, Ferait croire, après tout, que nous manquons de cœur; Que c’était une triste et honteuse misère Que cette solitude à l’entour de Molière, Et qu’il est pourtant temps, comme dit la chanson, De sortir de ce siècle ou d’en avoir raison; Car à quoi comparer cette scène embourbée, Et l’effroyable honte où la muse est tombée? La lâcheté nous bride, et les sots vont disant Que, sous ce vieux soleil, tout est fait à présent; Comme si les travers de la famille humaine Ne rajeunissaient pas chaque an, chaque semaine. Notre siècle a ses mœurs, partant, sa vérité; Celui qui l’ose dire est toujours écouté. Ah ! j’oserais parler, si je croyais bien dire; J’oserais ramasser le fouet de la satire, Et l’habiller de noir, cet homme aux rubans verts Qui se fâchait jadis pour quelques mauvais vers. S’il rentrait aujourd’hui dans Paris, la grand’ville, II y trouverait mieux pour émouvoir sa bile Qu’une méchante femme et qu’un méchant sonnet; Nous avons autre chose à mettre au cabinet. O notre maître à tous! si ta tombe est fermée, Laisse-moi dans ta cendre, un instant ranimée, Trouver une étincelle, et je vais t’imiter! J’en aurai fait assez si je puis le tenter. Apprends-moi de quel ton, dans ta bouche hardie, Parlait la vérité, ta seule passion, Et, pour me faire entendre, à défaut du génie, J’en aurai le courage et l’indignation! Ainsi je caressais une folle chimère. Devant moi cependant, à côté de sa mère, L’enfant restait toujours, et le cou svelte et blanc Sous les longs cheveux noirs se berçait mollement. Le spectacle fini, la charmante inconnue Se leva. Le beau cou, l’épaule à demi nue Se voilèrent; la main glissa dans le manchon; Et, lorsque je la vis au seuil de sa maison S’enfuir, je m’aperçus que je l’avais suivie. Hélas ! mon cher ami, c’est là toute ma vie. Pendant que mon esprit cherchait sa volonté, Mon corps avait la sienne et suivait la beauté; Et quand je m’éveillai de cette rêverie, Il ne m’en restait plus que l’image chérie: «Sous votre aimable tête, un cou blanc, délicat, Se plie, et de la neige effacerait l’éclat.» On ne badine pas avec l’amour (1834) Comme en poésie, Musset cherche dans le genre dramatique une voie qui soit différente de celle des autres romantiques. Il renoue avec la tradition des salons aristocratiques du 18^e siècle où on improvisait, pour s’amuser, des proverbes et dictons. D’apparence comique, jusque dans la distribution des rôles qui n’est pas sans rappeler les badinages de Marivaux, On ne badine pas avec l’amour finit par un dénouement tragique. Le choeur (des villageois), comme dans une pièce antique, souligne la gravité d’une intrigue qui pourtant semblait anodine – un dépit amoureux. Voici le drame: ses études terminées, Perdican rentre au château paternel, accompagné de son précepteur Blazius. Il y rencontre Camille, endoctrinée par sa dame de compagnie Pluche au sujet de la rapacité des hommes. Les jeunes s’aiment, mais ils ne savent pas avouer leur amour l’un à l’autre. Dépité, Perdican veut susciter l’amour de Camille en feignant de faire la cour à une simple villageoise Rosette qui le prend au sérieux. Lorsqu’elle apprend la vérité, au moment où Perdican et Camille passent aux aveux, elle se suicide. Acte I, scène 1 LE CHŒUR : Doucement bercé sur sa mule fringante, messer Blazius s’avance dans les bluets fleuris, vêtu de neuf, l’écritoire au côté. Comme un poupon sur l’oreiller, il se ballotte sur son ventre rebondi, et les yeux à demi fermés, il marmotte un Pater noster dans son triple menton. Salut, maître Blazius, vous arrivez au temps de la vendange, pareil à une amphore antique. MAITRE BLAZIUS : Que ceux qui veulent apprendre une nouvelle d’importance m’apportent ici premièrement un verre de vin frais. LE CHŒUR : Voilà notre plus grande écuelle ; buvez, maître Blazius ; le vin est bon ; vous parlerez après. MAITRE BLAZIUS : Vous saurez, mes enfants, que le jeune Perdican, fils de notre seigneur, vient d’atteindre à sa majorité, et qu’il est reçu docteur à Paris. Il revient aujourd’hui même au château, la bouche toute pleine de façons de parler si belles et si fleuries, qu’on ne sait que lui répondre les trois quarts du temps. Toute sa gracieuse personne est un livre d’or ; il ne voit pas un brin d’herbe à terre, qu’il ne vous dise comment cela s’appelle en latin ; et quand il fait du vent ou qu’il pleut, il vous dit tout clairement pourquoi. Vous ouvririez des yeux grands comme la porte que voilà, de le voir dérouler un des parchemins qu’il a coloriés d’encres de toutes couleurs, de ses propres mains et sans rien en dire à personne. Enfin c’est un diamant fin des pieds à la tête, et voilà ce que je viens annoncer à M. le baron. Vous sentez que cela me fait quelque honneur, à moi, qui suis son gouverneur depuis l’âge de quatre ans ; ainsi donc, mes bons amis, apportez une chaise que je descende un peu de cette mule-ci sans me casser le cou ; la bête est tant soit peu rétive, et je ne serais pas fâché de boire encore une gorgée avant d’entrer. LE CHŒUR : Buvez, maître Biazius, et reprenez vos esprits. Nous avons vu naître le petit Perdican, et il n’était pas besoin, du moment qu’il arrive, de nous en dire si long. Puissions-nous retrouver l’enfant dans le cœur de l’homme ! MAITRE BLAZIUS : Ma foi, l’écuelle est vide; je ne croyais pas avoir tout bu. Adieu ; j’ai préparé, en trottant sur la route, deux ou trois phrases sans prétention qui plairont à monseigneur ; je vais tirer la cloche. (Il sort.) LE CHŒUR : Durement cahotée sur son âne essoufflé, dame Pluche gravit la colline ; son écuyer transi gourdine à tour de bras le pauvre animal, qui hoche la tête, un chardon entre les dents. Ses longues jambes maigres trépignent de colère, tandis que, de ses mains osseuses, elle égratigne son chapelet. Bonjour donc, dame Pluche ; vous arrivez comme la fièvre, avec le vent qui fait jaunir les bois. dame pluche : Un verre d’eau, canaille que vous êtes ! un verre d’eau et un peu de vinaigre ! LE CHŒUR : D’où venez-vous, Pluche, ma mie ? vos faux cheveux sont couverts de poussière ; voilà un toupet de gâté, et votre chaste robe est retroussée jusqu’à vos vénérables jarretières. DAME pluche : Sachez, manants, que la belle Camille, la nièce de votre maître, arrive aujourd’hui au château. Elle a quitté le couvent sur l’ordre exprès de monseigneur, pour venir en son temps et lieu recueillir, comme faire se doit, le bon bien qu’elle a de sa mère. Son éducation, Dieu merci, est terminée ; et ceux qui la verront auront la joie de respirer une glorieuse fleur de sagesse et de dévotion. Jamais il n’y a rien eu de si pur, de si ange, de si agneau et de si colombe que cette chère nonnain ; que le Seigneur Dieu du ciel la conduise ! Ainsi soit-il. Rangez-vous, canaille, il me semble que j’ai les jambes enflées. LE CHŒUR : Défripez-vous, honnête Pluche, et quand vous prierez Dieu, demandez de la pluie ; nos blés sont secs comme vos tibias. DAME pluche : Vous m’avez apporté de l’eau dans une écuelle qui sent la cuisine ; donnez-moi la main pour descendre ; vous êtes des butors et des malappris, (Elle sort.) LE CHŒUR : Mettons nos habits du dimanche, et attendons que le baron nous fasse appeler. Ou je me trompe fort, ou quelque joyeuse bombance est dans l’air aujourd’hui. (Ils sortent.) Acte II, scène 5 PERDICAN : Tu as dix-huit ans, et tu ne crois pas à l’amour ? CAMILLE : Y croyez-vous, vous qui parlez ? Vous voilà courbé près de moi avec des genoux qui se sont usés sur les tapis de vos maîtresses, et vous n’en savez plus le nom. Vous avez pleuré des larmes de joie et des larmes de désespoir; mais vous saviez que l’eau des sources est plus constante que vos larmes, et qu’elle serait toujours là pour laver vos paupières gonflées. Vous faites votre métier de jeune homme, et vous souriez quand on vous parle de femmes désolées ; vous ne croyez pas qu’on puisse mourir d’amour, vous qui vivez et qui avez aimé. Qu’est-ce donc que le monde 7 II me semble que vous devez cordialement mépriser les femmes qui vous prennent tel que vous êtes, et qui chassent leur dernier amant pour vous attirer dans leurs bras avec les baisers d’un autre sur les lèvres. Je vous demandais tout à l’heure si vous aviez aimé ; vous m’avez répondu comme un voyageur à qui l’on demanderait s’il a été en Italie ou en Allemagne, et qui dirait : « Oui, j’y ai été » ; puis qui penserait à aller en Suisse, ou dans le premier pays venu. Est-ce donc une monnaie que votre amour, pour qu’il puisse passer ainsi de mains en mains jusqu’à la mort ? Non, ce n’est pas même une monnaie ; car la plus mince pièce d’or vaut mieux que vous, et, dans quelques mains qu’elle passe, elle garde son effigie. PERDICAN : Que tu es belle, Camille, lorsque tes yeux s’animent ! CAMILLE : Oui, je suis belle, je le sais. Les complimenteurs ne m’apprendront rien ; la froide nonne qui coupera mes cheveux pâlira peut-être de sa mutilation ; mais ils ne se changeront pas en bagues et en chaînes pour courir les boudoirs ; il n’en manquera pas un seul sur ma tête lorsque le fer y passera ; je ne veux qu’un coup de ciseau, et, quand le prêtre qui me bénira me mettra au doigt l’anneau d’or de mon époux céleste, la mèche de cheveux que je lui donnerai pourra lui servir de manteau. PERDICAN : Tu es en colère, en vérité. Camille : J’ai eu tort de parler ; j’ai ma vie entière sur les lèvres, ô Perdican ! ne raillez pas ; tout cela est triste à mourir. perdIcan : Pauvre enfant, je te laisse dire, et j’ai bien envie de te répondre un mot. Tu me parles d’une religieuse qui me paraît avoir eu sur toi une influence funeste ; tu dis qu’elle a été trompée, qu’elle a trompé elle-même, et qu’elle est désespérée. Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui tendre la main à travers la grille du parloir, elle ne lui tendrait pas ta sienne ? CAMILLE : Qu’est-ce que vous dites ? J’ai mal entendu. PERDICAN : Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui dire de souffrir encore, elle répondrait non ? CAMILLE : Je le crois. PERDICAN : II y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont au fond du cœur des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher, et elles ont coloré ta pensée virginale des gouttes de leur sang. Elles ont vécu, n’est-ce pas ? et elles t’ont montré avec horreur la route de leur vie ; tu t’es signée devant leurs cicatrices, comme devant les plaies de Jésus; elles t’ont fait une place dans leurs processions lugubres, et tu te serres contre ces corps décharnés avec une crainte religieuse, lorsque tu vois passer un homme. Es-tu sûre que si l’homme qui passe était celui qui les a trompées, celui pour qui elles pleurent et elles souffrent, celui qu’elles maudissent en priant Dieu, es-tu sûre qu’en le voyant elles ne briseraient pas leurs chaînes pour courir à leurs malheurs passés, et pour presser leurs poitrines sanglantes sur le poignard qui les a meurtries ? O mon enfant ! sais-tu les rêves de ces femmes qui te disent de ne pas rêver? Sais-tu quel nom elles murmurent quand les sanglots qui sortent de leurs lèvres font trembler l’hostie qu’on leur présente ? Elles qui s’assoient près de toi avec leurs têtes branlantes pour verser dans ton oreille leur vieillesse flétrie, elles qui sonnent dans les ruines de ta jeunesse le tocsin de leur désespoir, et qui font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de leur tombe, sais-tu qui elles sont ? CAMILLE : Vous me faites peur ; la colère vous prend aussi. PERDICAN : Sais-tu ce que c’est que ces nonnes, malheureuse fille? Elles qui te représentent l’amour des hommes comme un mensonge, savent-elles qu’il y a pis encore, le mensonge de l’amour divin ? Savent-elles que c’est un crime qu’elles font, de venir chuchoter à une vierge des paroles de femme ? Ah ! comme elles t’ont fait la leçon ! Comme j’avais prévu tout cela quand tu t’es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante ! Tu voulais partir sans me serrer la main ; tu ne voulais revoir ni ce bois ni cette pauvre petite fontaine qui nous regarde tout en larmes ; tu reniais les jours de ton enfance, et le masque de plâtre que les nonnes t’ont plaque sur les joues me refusait un baiser de frère ; mais ton cœur a battu ; il a oublié sa leçon, lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue t’asseoir sur l’herbe où nous voilà. Eh bien ! Camille, ces femmes ont bien parlé ; elles t’ont mise dans le vrai chemin ; il pourra m’en coûter le bonheur de ma vie ; mais dis-leur cela de ma part : le ciel n’est pas pour elles. CAMILLE : Ni pour moi, n’est-ce pas ? PERDlCAN : Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange : mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux : mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : - J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. » (II sort.) Alfred Victor, comte de Vigny (1797-1863) Le sentiment romantique de l’incompatibilité de l’idéal avec la réalité acquiert chez Alfred de Vigny les couleurs sombres et tragiques, teintées d’un stoïcisme héroïque. L’oeuvre de Vigny est une des plus claires manifestations du titanisme romantique en France. Sa renommée est acquise dès la publication des Poèmes antiques et modernes (1826) et du roman historique Cinq Mars (1826). Il réussit au théâtre avec l’adaptation en vers d’Othello de Shakespeare (1829) et continuera avec La Maréchale d’Ancre (1831) et Chatterton (1835). Il se marie avec une jeune Anglaise Lydia Burnbury (1825), s’installe à Paris. La notoriété littéraire lui vaut l’élection à l’Académie française en 1845. Les épreuves personnelles surviennent au cours des années 1830: mort de sa mère, brouille avec ses anciens amis du Cénacle, rupture de sa liaison orageuse avec l’actrice Marie Dorval. Après plusieurs péripéties, il finit par vivre renfermé, solitaire, retiré, jusqu’en 1853, à la campagne, où il soigne avec abnégation sa femme devenue impotente et presque aveugle. L’amère solitude ne le quittera plus, à Paris où il déménage pour les dix dernières années de sa vie. Il mourra d’un cancer de l’estomac. Poèmes antiques et modernes (1826) Moïse Le soleil prolongeait sur la cime des tentes Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes, Ces larges traces d’or qu’il laisse dans les airs, Lorsqu’en un lit de sable il se couche aux déserts. La pourpre et l’or semblaient revêtir la campagne. Du stérile Nébo gravissant la montagne, Moïse, homme de Dieu, s’arrête, et, sans orgueil, Sur le vaste horizon promène un long coup d’œil. Il voit d’abord Phasga, que des figuiers entourent; Puis, au-delà des monts que ses regards parcourent, S’étend tout Galaad, Éphraïm, Manassé, Dont le pays fertile à sa droite est placé; Vers le midi, Juda, grand et stérile, étale Ses sables où s’endort la mer occidentale; Plus loin, dans un vallon que le soir a pâli, Couronné d’oliviers, se montre Nephtali; Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes Jéricho s’aperçoit: c’est la ville des palmes; Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phogor, Le lentisque touffu s’étend jusqu’à Ségor. Il voit tout Chanaan, et la terre promise, Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise. Il voit ; sur les Hébreux étend sa grande main, Puis vers le haut du mont il reprend son chemin. Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte, Pressés au large pied de la montagne sainte, Les enfants d’Israël s’agitaient au vallon Comme les blés épais, qu’agite l’aquilon. Dès l’heure où la rosée humecte l’or des sables Et balance sa perle au sommet des érables, Prophète centenaire, environné d’honneur, Moïse était parti pour trouver le Seigneur. On le suivait des yeux aux flammes de sa tête, Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte, Lorsque son front perça le nuage de Dieu Qui couronnait d’éclairs la cime du haut lieu, L’encens brûla partout sur les autels de pierre. Et six cent mille Hébreux, courbés dans la poussière, À l’ombre du parfum par le soleil doré, Chantèrent d’une voix le cantique sacré ; Et les fils de Lévi , s’élevant de la foule, Tels qu’un bois de cyprès sur le sable qui roule, Du peuple avec la harpe accompagnant les voix, Dirigeaient vers le ciel l’hymne du Roi des Rois. Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place, Dans le nuage obscur lui parlait face à face . Il disait au Seigneur: «Ne finirai-je pas? Où voulez-vous encor que je porte mes pas? Je vivrai donc toujours puissant et solitaire? Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre. Que vous ai-je donc fait pour être votre élu? J’ai conduit votre peuple où vous avez voulu. Voilà que son pied touche à la terre promise. De vous à lui qu’un autre accepte l’entremise, Au coursier d’Israël qu’il attache le frein; Je lui lègue mon livre et la verge d’airain. Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances, Ne pas me laisser homme avec mes ignorances, Puisque du mont Horeb jusques au mont Nébo Je n’ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau? Hélas ! vous m’avez fait sage parmi les sages! Mon doigt du peuple errant a guidé les passages. J’ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois; L’avenir à genoux adorera mes lois; Des tombes des humains j’ouvre la plus antique, La mort trouve à ma voix une voix prophétique; Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations, Ma main fait et défait les générations. — Hélas! je suis, Seigneur, puissant et solitaire, Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre! Hélas ! je sais aussi tous les secrets des Cieux; Et vous m’avez prêté la force de vos yeux. Je commande à la nuit de déchirer ses voiles; Ma bouche par leur nom a compté les étoiles, Et dès qu’au firmament mon geste l’appela, Chacune s’est hâtée en disant: «Me voilà». J’impose mes deux mains sur le front des nuages Pour tarir dans leurs flancs la source des orages; J’engloutis les cités sous les sables mouvants; Je renverse les monts sous les ailes des vents; Mon pied infatigable est plus fort que l’espace; Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe, Et la voix de la mer se tait devant ma voix. Lorsque mon peuple souffre, ou qu’il lui faut des lois, J’élève mes regards, votre esprit me visite; La terre alors chancelle et le soleil hésite, Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux. — Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux; Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire, Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre. Sitôt que votre souffle a rempli le berger, Les hommes se sont dit : «II nous est étranger»; Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme, Car ils venaient, hélas! d’y voir plus que mon âme. J’ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir; Les vierges se voilaient et craignaient de mourir. M’enveloppant alors de la colonne noire, J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire, Et j’ai dit dans mon cœur: «Que vouloir à présent?» Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant, Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche, L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche; Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous, Et, quand j’ouvre les bras, on tombe à mes genoux O Seigneur ! j’ai vécu puissant et solitaire, Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre!» Or, le peuple attendait, et, craignant son courroux, Priait sans regarder le mont du Dieux jaloux; Car, s’il levait les yeux, les flancs noirs du nuage Roulaient et redoublaient les foudres de l’orage, Et le feu des éclairs, aveuglant les regards, Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts. Bientôt le haut du mont reparut sans Moïse. — Il fut pleuré. — Marchant vers la terre promise, Josué s’avançait pensif et pâlissant, Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant. Les Destinées (1864) Le recueil posthume résume le titanisme pessimiste, stoïque et héroïque, de Vigny. « La Mort du loup » date de 1849. Le poème réunit deux caractéristiques du poéeme romantique – récit et méditation. La Mort du loup I. Les nuages couraient sur la lune enflammée Comme sur l’incendie on voit fuir la fumée, Et les bois étaient noirs jusques à l’horizon. Nous marchions, sans parler, dans l’humide gazon, Dans la bruyère épaisse, et dans les hautes brandes, Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes, Nous avons aperçu les grands ongles marqués Par les loups voyageurs que nous avions traqués. Nous avons écouté, retenant notre haleine Et le pas suspendu. — Ni le bois ni la plaine Ne poussait un soupir dans les airs; seulement La girouette en deuil criait au firmament; Car le vent, élevé bien au-dessus des terres, N’effleurait de ses pieds que les tours solitaires, Et les chênes d’en bas, contre les rocs penchés, Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés. Rien ne bruissait donc, lorsque, baissant la tête, Le plus vieux des chasseurs qui s’étaient mis en quête A regardé le sable en s’y couchant; bientôt, Lui que jamais ici l’on ne vit en défaut, A déclaré tout bas que ces marques récentes Annonçaient la démarche et les griffes puissantes De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux. Nous avons tous alors préparé nos couteaux, Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches, Nous allions pas à pas en écartant les branches. Trois s’arrêtent, et moi, cherchant ce qu’ils voyaient, J’aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient, Et je vois au delà quatre formes légères Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères, Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux, Quand le maître revient, les lévriers joyeux. Leur forme était semblable et semblable la danse; Mais les enfants du Loup se jouaient en silence, Sachant bien qu’à deux pas, ne dormant qu’à demi, Se couche dans ses murs l’homme, leur ennemi. Le père était debout, et plus loin, contre un arbre, Sa louve reposait, comme celle de marbre Qu’adoraient les Romains, et dont les flancs velus Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus. Le Loup vient et s’assied, les deux jambes dressées, Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées. Il s’est jugé perdu, puisqu’il était surpris, Sa retraite coupée et tous ses chemins pris, Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante, Du chien le plus hardi la gorge pantelante, Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer, Malgré nos coups de feu, qui traversaient sa chair, Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles, Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles, Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé, Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé. Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde. Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde, Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang; Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant. Il nous regarde encore, ensuite il se recouche, Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche, Et, sans daigner savoir comment il a péri, Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. II J’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre, Me prenant à penser, et n’ai pu me résoudre À poursuivre sa Louve et ses fils, qui, tous trois Avaient voulu l’attendre, et, comme je le crois, Sans ses deux louveteaux, la belle et sombre veuve Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve; Mais son devoir était de les sauver, afin De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim, À ne jamais entrer dans le pacte des villes Que l’homme a fait avec les animaux serviles ^ Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher, Les premiers possesseurs du bois et du rocher. III Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes, Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes! Comment on doit quitter la vie et tous ses maux, C’est vous qui le savez, sublimes animaux. À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse, Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse. — Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur, Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur. Il disait: « Si tu peux, fais que ton âme arrive, À force de rester studieuse et pensive, Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté. Gémir, pleurer, prier, est également lâche. Fais énergiquement ta longue et lourde tâche Dans la voie où le sort a voulu t’appeler, Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler. » Chatterton (1835) À la différence de Victor Hugo, Vigny opte non pour le drame en vers, mais pour la prose. En cela, il se montre proche d’un autre théoricien du drame romantique – Stendhal. Thomas Chatterton fut un poète anglais (1752-1770) qui se suicida à 18 ans, accusé de plagiat pour avoir écrit ses poèmes sous le nom d’un moine médiéval putatif nommé Thomas Rowley. Vigny fait de Chatterton le symbole du génie poétique incompris, brimé par la société bourgeoise, mercantile. Acculé à la pauvreté, il est soutenu par le pieux Quaker et par Kitty Bell, épouse de son logeur John Bell qui veut le chasser. Chatterton demande de l’aide à M. Beckford dont l’intervention s’avère humiliante. Acte III. sc. 6. M. BECKFORD : John Bell, n’avez-vous pas chez vous un jeune homme nommé Chatterton, pour qui j’ai voulu venir moi-même. chatTerton: C’est moi, milord, qui vous ai écrit. m. beckForD: Ah ! c’est vous, mon cher ! Venez donc ici un peu, que je vous voie en face. J’ai connu votre père, un digne homme s’il en fut : un pauvre soldat, mais qui avait bravement fait son chemin. Ah ! c’est vous qui êtes Thomas Chatterton ? Vous vous amusez à faire des vers, mon petit ami ; c’est bon pour une fois, mais il ne faut pas continuer. Il n’y a personne qui n’ait eu cette fantaisie. Hé! hé! j’ai fait comme vous dans mon printemps, et jamais Littleton, Swift et Wilkes n’ont écrit pour les belles dames des vers plus galants et plus badins que les miens. chatterton: Je n’en doute pas, milord. M. beckford: Mais je ne donnais aux Muses que le temps perdu. Je savais bien ce qu’en dit Ben Johnson: que la plus belle Muse au monde ne peut suffire à nourrir son homme, et qu’il faut avoir ces demoiselles-là pour maîtresses, mais jamais pour femmes. (Lauderdale, Kingston et les lords rient.) LAUDERDALE : Bravo ! milord, c’est bien vrai! LE quaker, à part : Il veut le tuer à petit feu. Chatterton: Rien de plus vrai, je le vois aujourd’hui, milord. M. beckforD: Votre histoire est celle de mille jeunes gens: vous n’avez rien pu faire que vos maudits vers, et à quoi sont-ils bons, je vous prie? Je vous parle en père, moi, à quoi sont-ils bons? — Un bon Anglais doit être utile au pays. — Voyons un peu, quelle idée vous faites-vous de nos devoirs à tous tant que nous sommes ? chatTerton, à part : Pour elle! pour elle! je boirai le calice jusqu’à la lie. — (Haut.) Je crois les comprendre, milord. — L’Angleterre est un vaisseau. Notre île en a la forme : la proue tournée au nord, elle est comme à l’ancre au milieu des mers, surveillant le continent. Sans cesse elle tire de ses flancs d’autres vaisseaux faits à son image, et qui vont la représenter sur toutes les côtes du monde. Mais c’est à bord du grand navire qu’est notre ouvrage à tous. Le Roi, les Lords, les Communessont au pavillon, au gouvernail et à la boussole ; nous autres, nous devons tous avoir les mains aux cordages, monter aux mâts, tendre les voiles et charger les canons : nous sommes tous de l’équipage, et nul n’est inutile dans la manœuvre de notre glorieux navire. M. BECKFORD ; Pas mal ! pas mal ! quoiqu’il fasse encore de la poésie ; mais en admettant votre idée, vous voyez que j’ai encore raison. Que diable peut faire le Poète dans la manœuvre? (Un moment d’attente.) CHAtTerton: Il lit dans les astres la route que nous montre le doigt du Seigneur. LORD talbot: Qu’en dites-vous, milord ? lui donnez-vous tort? Le pilote n’est pas inutile. M. BECKFORD: Imagination, mon cher ! ou folie, c’est la même chose; vous n’êtes bon à rien, et vous vous êtes rendu tel par ces billevesées. — J’ai des renseignements sur vous... à vous parler franchement... et... lOrdtalbot: Milord, c’est un de mes amis, et vous m’obligerez en le traitant bien... M. beckford : Oh! vous vous y intéressez, George? Eh bien! vous serez content; j’ai fait quelque chose pour votre protégé, malgré les recherches de Bale... Chatterton ne sait pas qu’on a découvert ses petites ruses de manuscrit ; mais elles sont bien innocentes, et je les lui pardonne de bon cœur. Le Magisterial: est un bien bon écrit ; je vous l’apporte pour vous convertir, avec une lettre où vous trouverez mes propositions : il s’agit de cent livres sterling par an. Ne faites pas le dédaigneux, mon enfant ; que diable ! votre père n’etait pas sorti de la côte d’Adam; il n’était pas frère du roi, votre père; et vous n’êtes bon à rien qu’à ce qu’on vous propose, en vente. C’est un commencement ; vous ne me quitterez pas, et je vous surveillerai de près. (Kitty Bell supplie Chatterton, par un regard, de ne pas refuser. Elle a deviné son hésitation.) chatterton hésite, puis après avoir regardé Kitty: Je consens à tout, milord. lord lauderdale : Que milord est bon! john Bell: Voulez-vous accepter le premier toast, milord? KITTY belL, à safille : Allez lui baiser la main. le quaker, serrant la main à Chatterton: Bien, mon ami, tu as été courageux. lorD taLbot : J’étais sûr de mon gros cousin, Tom. — Allons, j’ai fait tant qu’il est à bon port. M. BECKFORD: John Bell, mon honorable Bell, conduisez-moi au souper de ces jeunes fous, que je les voie se mettre à table. — Cela me rajeunira. lord talbot: Parbleu ! tout ira. jusqu’au Quaker, — Ma foi. milord, que ce soit par vous ou par moi, voilà Chatterton tranquille : allons, — n’y pensons plus. JOHN bell: Nous allons tous conduire milord. (À Kitty Bell:) Vous allez revenir faire les honneurs, je le veux. (Elle va vers sa chambre.) CHATERTON, au Quaker: N’ai-je point fait tout ce que vous vouliez ? (À lord Beckford): Milord, je suis à vous tout à l’heure, j’ai quelques papiers à brûler. m. BECKFORD : Bien, bien!... Il se corrige de la Poésie, c’est bien. (Ils sortent .) John BELL revient à sa femme brusquement: Mais rentrez donc chez vous, et souvenez-vous que je vous attends. (Kitty Bell s’arrête sur la porte un moment et regarde Chatterton avec inquiétude.) kittY Bell, à part : Pourquoi veut-il rester seul, mon Dieu ? (Elle sort avec ses enfants et porte le plus jeune dans ses bras.) Acte III sc. 7 Le monologue qui précède le suicide en résume les raisons : incompréhension, mépris, incompatibilité de la poésie et de la société utilitaire dont le poète est la victime. CHATTERTON, seul, se promenant : Allez, mes bons amis. - Il est bien étonnant que ma destinée change ainsi tout à coup. J’ai peine à m’y fier; pourtant les apparences y sont. — Je tiens là ma fortune. Qu’a voulu dire cet homme en parlant de mes ruses? Ah ! toujours ce qu’ils disent tous. Ils ont deviné ce que je leur avouais moi-même, que je suis l’auteur de mon livre. Finesse grossière! je les reconnais là! Que sera cette place? Quelque emploi de commis? Tant mieux, cela est honorable! Je pourrai vivre sans écrire les choses communes qui font vivre — Le Quaker rentrera dans la paix de son âme que j’ai troublée, et elle! Kitty Bell, je ne la tuerai pas, s’il est vrai que je l’eusse tuée. — Dois-je le croire? J’en doute ; ce que l’on renferme toujours ainsi est peu violent, et, pour être si aimante, son âme est bien maternelle. N’importe, cela vaut mieux, et je ne la verrai plus. C’est convenu... autant eût valu me tuer. Un corps est aisé à cacher. — On ne le lui eût pas dit. Le Quaker y eût veillé, il pense à tout. Et, à présent, pourquoi vivre? pour qui? — Pour qu’elle vive, c’est assez... Allons... arrêtez-vous, idées noires, ne revenez pas... Lisons ceci... (Il lit le journal.) « Chatterton n’est pas l’auteur de ses œuvres... Voilà qui est bien prouvé. — Ces poèmes admirables sont réellement d’un moine nommé Rowley , qui les avait traduits d’un autre moine du X^e siècle nommé Turgot... Cette imposture, pardonnable à un écolier, serait criminelle plus tard... Signé... Bale!... » Bale? Qu’est-ce que cela? que lui ai-je fait? — De quel égout sort ce serpent ? Quoi! mon nom étouffé! ma gloire éteinte! mon honneur perdu! — Voilà le juge!... Le bienfaiteur! voyons, qu’offre-t-il ? (ll décachette la lettre, lit... et s’écrie avec indignation :) Une place de premier valet de chambre dans sa maison!...Ah!... pays damné! terre du dédain! sois maudite à jamais ! (Prenant la fiole d’opium.) O mon âme, je t’avais vendue! je te rachète avec ceci. ( Il boit l’opium.) Skirner sera payé ! — Libre de tous! égal à tous, à présent! — Salut, première heure de repos que j’aie goûtée! — Dernière heure de ma vie, aurore du jour éternel, salut. — Adieu, humiliation, haines, sarcasmes, travaux dégradants, incertitudes, angoisses, misères, tortures du cœur, adieu! Oh! quel bonheur, je vous dis adieu! — Si l’on savait! si l’on savait ce bonheur que j’ai... on n’hésiterait pas si longtemps ! (Ici après un instant de recueillement durant lequel son visage prend une expression de béatitude, il joint les mains et poursuit.) O Mort, Ange de délivrance, que ta paix est douce! J’avais bien raison de t’adorer, mais je n’avais pas la force de te conquérir.— Je sais que tes pas seront lents et sûrs. Regarde-moi, Ange sévère, leur ôter à tous la trace de mes pas sur la terre. (Il jette au feu tous ses papiers.) Allez, nobles pensées écrites pour tous ces ingrats dédaigneux, purifiez-vous dans la flamme et remontez au ciel avec moi ! (Il lève les yeux au ciel et déchire lentement ses poèmes, dans l’attitude grave et exaltée d’un homme qui fait un sacrifice solennel.) Le romantisme « marginal » Gérard de Nerval (1808-1855) Nerval s’était fait connaître par sa traduction du Faust de Goethe (1828), appréciée par l’auteur lui-même. Nerval aime et connaît bien l’Allemagne. Il voyage beaucoup: France méridionale et Italie (1834), Belgique, Allemagne, Autriche (1839-40; il se lie avec Liszt), Orient (1843). Ayant dissipé son héritage en lançant la revue Le Monde dramatique (1835-1836) qui fait faillite, il se voit désormais obligé de gagner sa vie avec sa plume. La passion fatale pour l’actrice Jenny Colon qui meurt en 1842 aggrave son déséquilibre mental, il traverse plusieurs crises (dès 1841, puis 1849, 1851-52, 1853-54). Resté sans moyens et sans défense devant son mal, il se suicide. Le tourment personnel provoque chez Nerval un dédoublement mental où la partie lucide du moi observe celle qui est envajie par le rêve. Les épanchements mystiques transforment la réalité, même banale, en visions, et l’image de la femme aimée en une image syncrétique (mère, déesse Cybèle, Isis, Vierge-Marie). Nerval est celui qui frappe par l’étrangeté et l’insolite. C’est un visionnaire, précurseur de Lautréamont et de Rimbaud. La progression de l’étrangeté est bien perceptible dans sa poésie, elle est explicitée dans ses proses. Odelettes (1832-1839) Notre-Dame de Paris Notre-Dame est bien vieille; on la verra peut-être Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître. Mais, dans quelque mille ans, le temps fera broncher Comme un loup fait un bœuf, cette carcasse lourde, Tordra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde Rongera lentement ses vieux os de rocher. Bien des hommes de tous les pays de la terre Viendront pour contempler cette ruine austère, Rêveurs, et relisant le livre de Victor... — Alors, ils croiront voir la vieille basilique Toute ainsi qu’elle était puissante et magnifique, Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort! Le soleil et la gloire Quiconque a regardé le soleil fixement Croit voir devant ses yeux danser obstinément Partout, à terre, au ciel — une tache livide! Ainsi bien jeune encore et plus audacieux Je vis briller la gloire et j’y fixai les yeux, — Hélas! c’en était trop pour mon regard avide! Depuis, m’importunant comme un oiseau de deuil, Partout, sur quelque objet que j’arrête mon oeil, Je la vois se poser aussi, la tache noire !... Quoi ! partout entre moi sans cesse et le bonheur! Oh! c’est que l’aigle seul, — malheur à nous, malheur – Contemple impunément le soleil et la gloire! Le réveil en voiture Voici ce que je vis: — Les arbres sur ma route Fuyaient mêlés, ainsi qu’une armée en déroute; Et sous moi, comme ému par les vents soulevés, Le sol roulait des flots de glèbe et de pavés. Des clochers conduisaient parmi les plaines vertes Leurs hameaux aux maisons de plâtre, recouvertes En tuiles, qui trottaient ainsi que des troupeaux De moutons blancs, marqués en rouge sur le dos. Et les monts enivrés chancelaient: la rivière Comme un serpent boa, sur la vallée entière Etendu, s’élançait pour les entortiller... — J’étais en poste, moi, venant de m’éveiller! Le relais En voyage, on s’arrête, on descend de voiture, Puis entre deux maisons on passe à l’aventure, Des chevaux, de la route et des fouets étourdi, L’œil fatigué de voir et le corps engourdi. Et voici tout à coup, silencieuse et verte, Une vallée humide et de lilas couverte, Un ruisseau qui murmure entre les peupliers, — Et la route et le bruit sont bien vite oubliés! On se couche dans l’herbe et l’on s’écoute vivre, De l’odeur du foin vert à loisir on s’enivre, Et sans penser à rien on regarde les cieux... Hélas! une voix crie: «En voiture, messieurs!» Fantaisie II est un air, pour qui je donnerais Tout Rossini, tout Mozart et tout Wèbre, Un air très vieux, languissant et funèbre, Qui pour moi seul a des charmes secrets. Or, chaque fois que je viens à l’entendre, De deux cents ans mon âme rajeunit... C’est sous Louis XIII — et je crois voir s’étendre Un coteau vert, que le couchant jaunit; Puis un château de brique à coins de pierre, Aux vitraux peints de rougeâtres couleurs, Ceint de grands parcs, avec une rivière Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs. Puis une dame, à sa haute fenêtre, Blonde aux yeux noirs, en son costume ancien Que dans une autre existence peut-être J’ai déjà vue et dont je me souviens! Les Chimères (1854) El desdichado Je suis le ténébreux, — le veuf, — l’inconsolé, Le prince d’Aquitaine à la tour abolie: Ma seule étoile est morte, — et mon luth constellé Porte le soleil noir de la Mélancolie. Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé, Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie, La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé, Et la treille où le pampre à la rose s’allie. Suis-je Amour ou Phébus, Lusignan ou Biron? Mon front est rouge encor du baiser de la reine; J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène... Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron, Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. Myrtho Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse, Au Pausilippe altier, de mille feux brillant, À ton front inondé des clartés d’Orient, Aux raisins noirs mêlés avec l’or de ta tresse. C’est dans ta coupe aussi que j’avais bu l’ivresse, Et dans l’éclair furtif de ton œil souriant, Quand aux pieds d’Iacchus on me voyait priant, Car la Muse m’a fait l’un des fils de la Grèce. Je sais pourquoi, là-bas, le volcan s’est rouvert... C’est qu’hier tu l’avais touché d’un pied agile, Et de cendres soudain l’horizon s’est couvert. Depuis qu’un duc normand brisa tes dieux d’argile, Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile, Le pâle Hortensia s’unit au Myrte vert! Aurélia (1853) Le texte est avant out une analyse lucide du dédoublement du moi entre le réel et le rêve, autrement d’une folie qui n’est pas une folie ordinaire, mais une quête spirituelle placé sous le signe d’Aurélia, à la fois femme aimée, mère jamais connue et divinité mystique. I, 1 Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort: un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres; le monde des Esprits s’ouvre pour nous. (...) I,3 Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle. À dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double, et cela, sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m’arrivait. Seulement, mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce que l’on appelle illusion, selon la raison humaine... Cette idée m’est revenue bien des fois, que, dans certains moments graves de la vie, tel Esprit du monde extérieur s’incarnait tout à coup en la forme d’une personne ordinaire, et agissait ou tentait d’agir sur nous, sans que cette personne en eût la connaissance ou en gardât le souvenir. Mon ami m’avait quitté, voyant ses efforts inutiles, et me croyant sans doute en proie à quelque idée fixe que la marche calmerait. Me trouvant seul, je me levai avec effort et me remis en route dans la direction de l’étoile sur laquelle je ne cessais de fixer les yeux. Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont je croyais me souvenir comme l’ayant entendu dans quelque autre existence, et qui me remplissait d’une joie ineffable. En même temps, je quittais mes habits terrestres et je les dispersais autour de moi. La route semblait s’élever toujours et l’étoile s’agrandir. Puis, je restai les bras étendus, attendant le moment où l’âme allait se séparer du corps, attirée magnétiquement dans le rayon de l’étoile. Alors je sentis un frisson ; le regret de la terre et de ceux que j’y aimais me saisit au cœur, et je suppliai si ardemment en moi-même l’Esprit qui m’attirait à lui, qu’il me sembla que je redescendais parmi les hommes. Une ronde de nuit m’entourait; - j’avais alors l’idée que j’étais devenu très grand, - et que, tout inondé de forces électriques, j’allais renverser tout ce qui m’approchait. Il y avait quelque chose de comique dans le soin que je prenais de ménager les forces et la vie des soldats qui m’avaient recueilli. Si je ne pensais que la mission d’un écrivain est d’analyser sincèrement ce qu’il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m’arrêterais ici, et je n’essayerais pas de décrire ce que j’éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives... Étendu sur un lit de camp, je crus voir le ciel se dévoiler et s’ouvrir en mille aspects de magnificences inouïes. Le destin de l’Âme délivrée semblait se révéler à moi comme pour me donner le regret d’avoir voulu reprendre pied de toutes les forces de mon esprit sur la terre que j’allais quitter... D’immenses cercles se traçaient dans l’infini comme les orbes que forme l’eau troublée par la chute d’un corps ; chaque région, peuplée de figures radieuses, se colorait, se mouvait et se fondait tour à tour, et une divinité, toujours la même, rejetait en souriant les masques furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiait enfin, insaisissable, dans les mystiques splendeurs du ciel d’Asie. Cette vision céleste, par un de ces phénomènes que tout le monde a pu éprouver dans certains rêves, ne me laissait pas étranger à ce qui se passait autour de moi. Couché sur un lit de camp, j’entendais que les soldats s’entretenaient d’un inconnu arrêté comme moi et dont la voix avait retenti dans la même salle. Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi dire, distinctement partagée entre la vision et la réalité. Un instant, j’eus l’idée de me retourner avec effort vers celui dont il était question, puis je frémis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et que, lorsqu’il le voit, la mort est proche. Je fermai les yeux et j’entrai dans un état d’esprit confus où les figures fantasques ou réelles qui m’entouraient se brisaient en mille apparences fugitives. Un instant, je vis près de moi deux de mes amis qui me réclamaient, les soldats me désignèrent ; puis la porte s’ouvrit, et quelqu’un de ma taille, dont je ne voyais pas la figure, sortit avec mes amis que je rappelais en vain. «Mais on se trompe ! m’écriai-je; c’est moi qu’ils sont venus chercher et c’est un autre qui sort!» Je fis tant de bruit, que l’on me mit au cachot. (...) I, 9 Je ne sais comment expliquer que, dans mes idées, les événements terrestres pouvaient coïncider avec ceux du monde surnaturel, cela est plus facile à sentir qu’à énoncer clairement. Mais quel était donc cet esprit qui était moi et en dehors de moi ? Était-ce le Double des légendes, ou ce frère mystique que les Orientaux appellent Ferouïr ? - N’avais-je pas été frappé de l’histoire de ce chevalier qui combattit toute une nuit dans une forêt contre un inconnu qui était lui-même ? Quoi qu’il en soit, je crois que l’imagination humaine n’a rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres, et je ne pouvais douter de ce que j’avais vu si distinctement. Une idée terrible me vint: «L’homme est double», me dis-je. - «Je sens deux hommes en moi », a écrit un Père de l’Église. Le concours de deux âmes a déposé ce germe mixte dans un corps qui lui-même offre à la vue deux portions similaires reproduites dans tous les organes de sa structure. Il y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui parle et celui qui répond. Les Orientaux ont vu là deux ennemis: le bon et le mauvais génie. «Suis-je le bon? suis-je le mauvais? me disais-je. En tout cas, l’autre m’est hostile... Qui sait s’il n’y a pas telle circonstance ou tel âge où ces deux esprits se séparent? Attachés au même corps tous deux par une affinité matérielle, peut-être l’un est-il promis à la gloire et au bonheur, l’autre à l’anéantissement ou à la souffrance éternelle?» Un éclair fatal traversa tout à coup cette obscurité-Aurélia n’était plus à moi! Pierre Jules Théophile Gautier (1811-1872) Il étudie au le lycée Louis-le-Grand et au collège Charlemagne où il se lie, pour la vie, avec Gérard de Nerval. Il fréquente un atelier de peinture avant d’abandonner la peinture au profit de la poésie et la littérature. Sociable, il sera l’ami et admirateur de Victor Hugo, de Balzac, de Dumas père et, plus tard, de Baudelaire qui lui dédiera ses Fleurs du mal. Dès 1834, il fera partie du Petit Cénacle de l’impasse du Doyenné. Tout en participant aux excentricités du groupe, il saura garder une distance ironique qui imprègne ses récits dans Jeunes-France. Romans goguenards (1833) ou dans son poème Albertus ou l’Âme et le péché (1832). En 1835-1836 il rédige Mademoiselle de Maupin, un roman à la fois érotique, psychologique et philosophique, dont la préface est considérée comme un manifeste de l’art-pour-l’art. C’est cette voie que Gautier poursuivra en poésie avec son España (1845) et ses Émaux et camées (1852), recueil admiré pour sa description picturale et sa maîtrise formelle. Gautier appartient également aux grands maîtres du genre fantastique par ses récits La Morte amoureuse (1836), Fortunio (1837), Arria Marcella (1852), etc. Il est l’auteur des grands romans Le Roi Candaule (1844), Le Roman de la Momie (1857) ou Le Capitaine Fracasse (1863), qui est une variation sur le thème déjà traité par le Roman comique de Paul Scarron (1651-1657). La Comédie de la mort (1838) La caravane La caravane humaine au Sahara du monde, Par ce chemin des ans qui n’a pas de retour, S’en va traînant le pied, brûlée aux feux du jour, Et buvant sur ses bras la sueur qui l’inonde. Le grand lion rugit et la tempête gronde; À l’horizon fuyard, ni minaret, ni tour; La seule ombre qu’on ait, c’est l’ombre du vautour, Qui traverse le ciel cherchant sa proie immonde. L’on avance toujours, et voici que l’on voit Quelque chose de vert que l’on se montre au doigt C’est un bois de cyprès semé de blanches pierres. Dieu, pour vous reposer, dans le désert du temps, Comme des oasis, a mis les cimetières: Couchez-vous et dormez voyageurs haletants. España (1845) Le pin des Landes On ne voit, en passant par les Landes désertes, Vrai Sahara français, poudré de sable blanc, Surgir de l’herbe sèche et des flaques d’eaux vertes D’autre arbre que le pin avec sa plaie au flanc; Car pour lui dérober ses larmes de résine, L’homme, avare bourreau de la création, Qui ne vit qu’aux dépens de ceux qu’il assassine, Dans son tronc douloureux ouvre un large sillon! Sans regretter son sang qui coule goutte à goutte, Le pin verse son baume et sa sève qui bout, Et se tient toujours droit sur le bord de la route, Comme un soldat blessé qui veut mourir debout. Le poète est ainsi dans les Landes du monde; Lorsqu’il est sans blessure, il garde son trésor. Il faut qu’il ait au cœur une entaille profonde Pour épancher ses vers, divines larmes d’or! La Morte amoureuse (1836) La Morte amoureuse peut être considérée comme le type même du récit fantastique. Un vieux prêtre raconte à un jeune ecclésiatique l’aventure de sa jeunesse. Au moment de son ordination, Romuald a été envoûté par une belle femme - Clarimonde - qui lui fera vivre une double vie : il est curé de campagne le jour et jeune seigneur de Venise la nuit. L’intensité du sentiment amoureux l’emporte au point qu’il ne distingue plus ce qui est réel : est-il prêtre ? est-il gentilhomme ? Un soir, il découvre que Clarimonde le drogue pour pouvoir se nourir de quelques gouttes de son sang. C’est un autre prêtre, Sérapion, qui aidera Romuald à se libérer du vampire. (...) À mesure que je la regardais, je sentais s’ouvrir dans moi des portes qui jusqu’alors avaient été fermées ; des soupiraux obstrués se débouchaient dans tous les sens et laissaient entrevoir des perspectives inconnues ; la vie réapparaissait sous un aspect tout autre ; je venais de naître à un nouvel ordre d’idées. Une angoisse effroyable me tenaillait le cœur ; chaque minute qui s’écoulait me semblait une seconde et un siècle. La cérémonie avançait cependant, et j’étais emporté bien loin du monde dont mes désirs naissants assiégeaient furieusement l’entrée. Je dis oui cependant, lorsque je voulais dire non, lorsque tout en moi se révoltait et protestait contre la violence que ma langue faisait à mon âme : une force occulte m’arrachait malgré moi les mots du gosier. C’est là peut-être ce qui fait que tant de jeunes filles marchent à l’autel avec la ferme résolution de refuser d’une manière éclatante l’époux qu’on leur impose, et que pas une seule n’exécute son projet. C’est là sans doute ce qui fait que tant de pauvres novices prennent le voile, quoique bien décidées à le déchirer en pièces au moment de prononcer leurs vœux. On n’ose causer un tel scandale devant tout le monde ni tromper l’attente de tant de personnes ; toutes ces volontés, tous ces regards semblent peser sur vous comme une chape de plomb ; et puis les mesures sont si bien prises, tout est si bien réglé à l’avance, d’une façon si évidemment irrévocable, que la pensée cède au poids de la chose et s’affaisse complètement. Le regard de la belle inconnue changeait d’expression selon le progrès de la cérémonie. De tendre et caressant qu’il était d’abord, il prit un air de dédain et de mécontentement de ne pas avoir été compris. Je fis un effort suffisant pour arracher une montagne, pour m’écrier que je ne voulais pas être prêtre ; mais je ne pus en venir à bout : ma langue resta clouée à mon palais, et il me fut impossible de traduire ma volonté par le plus léger mouvement négatif. J’étais tout éveillé, dans un état pareil à celui du cauchemar, où l’on veut crier un mot dont votre vie dépend, sans en pouvoir venir à bout. Elle parut sensible au martyre que j’éprouvais, et, comme pour m’encourager, elle me lança une œillade pleine de divines promesses. Ses yeux étaient un poème dont chaque regard formait un chant. Elle me disait : « Si tu veux être à moi. je te ferai plus heureux que Dieu lui-même dans son paradis ; les anges te jalouseront. Déchire ce funèbre linceul où tu vas t’envelopper ; je suis la beauté, je suis la jeunesse, je suis la vie ; viens à moi, nous serons l’amour. Que pourrait t’offrir Jéhovah pour compensation ? Notre existence coulera comme un rêve et ne sera qu’un baiser éternel. » « Répands le vin de ce calice, et tu es libre. Je t’emmènerai vers les îles inconnues; tu dormiras sur mon sein, dans un lit d’or massif et sous un pavillon d’argent ; car je t’aime et je veux te prendre à ton Dieu, devant qui tant de nobles coeurs répandent des flots d’amour qui n’arrivent pas jusqu’à lui. » Il me semblait entendre ces paroles sur un rythme d’une douceur infinie, car son regard avait presque de la sonorité, et les phrases que ses yeux m’envoyaient retentissaient au fond de mon cœur comme si une bouche invisible les eût soufflées dans mon âme. Je me sentais prêt à renoncer à Dieu, et cependant mon cœur accomplissait machinalement les formalités de la cérémonie. La belle me jeta un second coup d’œil si suppliant, si désespéré, que des lames acérées me traversèrent le cœur, que je me sentis plus de glaives dans la poitrine que la mère des douleurs. C’en était fait, j’étais prêtre. Jamais physionomie humaine ne peignit une angoisse aussi poignante; la jeune fille qui voit tomber son fiancé mort subitement à côté d’elle, la mère auprès du berceau vide de son enfant, Eve assise sur le seuil de la porte du paradis, l’avare qui trouve une pierre à la place de son trésor, le poète qui a laissé rouler dans le feu le manuscrit unique de son plus bel ouvrage, n’ont point un air plus atterré et plus inconsolable. Le sang abandonna complètement sa charmante figure, et elle devint d’une blancheur de marbre ; ses beaux bras tombèrent le long de son corps, comme si les muscles en avaient été dénoués, et elle s’appuya contre un pilier, car ses jambes fléchissaient et se dérobaient sous elle. Pour moi, livide, le front inondé d’une sueur plus sanglante que celle du Calvaire, je me dirigeai en chancelant vers la porte de l’église ; j’étouffais ; les voûtes s’aplatissaient sur mes épaules, et il me semblait que ma tête soutenait seule tout le poids de la coupole. Comme j’allais franchir te seuil, une main s’empara brusquement de la mienne; une main de femme! Je n’en avais jamais touché. Elle était froide comme la peau d’un serpent, et l’empreinte m’en resta brûlante comme la marque d’un fer rouge. C’était elle. « Malheureux ! malheureux ! qu’as-tu fait ? » me dit-elle à voix basse ; puis elle disparut dans la foule. (...) Nous dévorions le chemin ; la terre filait sous nous grise et rayée, et les silhouettes noires des arbres s’enfuyaient comme une armée en déroute. Nous traversâmes une forêt d’un sombre si opaque et si glacial, que je me sentis courir sur la peau un frisson de superstitieuse terreur. Les aigrettes d’étincelles que les fers de nos chevaux arrachaient aux cailloux laissaient sur notre passage comme une traînée de feu, et si quelqu’un, à cette heure de nuit, nous eût vus, mon conducteur et moi, il nous eût pris pour deux spectres à cheval sur le cauchemar. Des feux follets traversaient de temps en temps le chemin, et les choucas piaulaient piteusement dans l’épaisseur du bois, où brillaient de loin en loin les yeux phosphoriques de quelques chats sauvages. La crinière des chevaux s’échevelait de plus en plus, la sueur ruisselait sur leurs flancs, et leur haleine sortait bruyante et pressée de leurs narines. Mais, quand il les voyait faiblir, l’écuyer pour les ranimer poussait un cri guttural qui n’avait rien d’humain, et la course recommençait avec furie. Enfin le tourbillon s’arrêta ; une masse noire piquée de quelques points brillants se dressa subitement devant nous ; les pas de nos montures sonnèrent plus bruyants sur un plancher ferré, et nous entrâmes sous une voûte qui ouvrait sa gueule sombre entre deux énormes tours. Une grande agitation régnait dans le château ; des domestiques avec des torches à la main traversaient les cours en tous sens, et des lumières montaient et descendaient de palier en palier. J’entrevis confusément d’immenses architectures, des colonnes, des arcades, des perrons et des rampes, un luxe de construction tout à fait royal et féerique. Un page nègre (...) me vint aider à descendre et un majordome, vêtu de velours noir avec une chaîne d’or au col et une canne d’ivoire à la main, s’avança au-devant de moi. De grosses larmes débordaient de ses yeux et coulaient le long de ses joues sur sa barbe blanche. « Trop tard ! fit-il en hochant la tête, trop tard, seigneur prêtre ; mais, si vous n’avez pu sauver l’âme, venez veiller le pauvre corps. » II me prit par le bras et me conduisit à la salle funèbre; je pleurais aussi fort que lui, car j’avais compris que la morte n’était autre que cette Clarimonde tant et si follement aimée. Un prie-Dieu était disposé à côté du lit. (...) Je m’agenouillai sans oser jeter les yeux sur le lit, et je me mis à réciter les psaumes avec une grande ferveur, remerciant Dieu qu’il eût mis la tombe entre l’idée de cette femme et moi, pour que je pusse ajouter à mes prières son nom désormais sanctifié. Mais peu à peu cet élan se ralentit, et je tombai en rêverie. Cette chambre n’avait rien d’une chambre de mort. Au lieu de l’air fétide et cadavéreux que j’étais accoutumé à respirer en ces veilles funèbres, une langoureuse fumée d’essences orientales, je ne sais quelle amoureuse odeur de femme, nageait doucement dans l’air attiédi. Cette pâle lueur avait plutôt l’air d’un demi-jour ménagé pour la volupté que de la veilleuse au reflet jaune qui tremblote près des cadavres. Je songeais au singulier hasard qui m’avait fait retrouver Clarimonde au moment où je la perdais pour toujours, et un soupir de regret s’échappa de ma poitrine. Il me sembla qu’on avait soupiré aussi derrière moi, et je me retournai involontairement. C’était l’écho. Dans ce mouvement, mes yeux tombèrent sur le lit de parade qu’ils avaient jusqu’alors évité. Les rideaux de damas rouge à grandes fleurs, relevés par des torsades d’or, laissaient voir la morte couchée tout de son long et les mains jointes sur la poitrine. Elle était couverte d’un voile de lin d’une blancheur éblouissante, que le pourpre sombre de la tenture faisait encore mieux ressortir, et d’une telle finesse qu’il ne dérobait en rien la forme charmante de son corps et permettait de suivre ces belles lignes onduleuses comme le cou d’un cygne que la mort même n’avait pu roidir. On eût dit une statue d’albâtre faite par quelque sculpteur habile pour mettre sur un tombeau de reine, ou encore de jeune fille endormie sur qui il aurait neigé. Je ne pouvais plus y tenir; cet air d’alcôve m’enivrait, cette fébrile senteur de rose à demi fanée me montait au cerveau, et je marchais à grands pas dans la chambre, m’arrêtant à chaque tour devant l’estrade pour considérer la gracieuse trépassée sous la transparence de son linceul. D’étranges pensées me traversaient l’esprit ; je me figurais qu’elle n’était point morte réellement, et que ce n’était qu’une feinte qu’elle avait employée pour m’attirer dans son château et me conter son amour. Un instant même je crus avoir vu bouger son pied dans la blancheur des voiles, et se déranger les plis droits du suaire. (...) Vous avouerais-je ? cette perfection de formes, quoique purifiée et sanctifiée par l’ombre de la mort, me troublait plus voluptueusement qu’il n’aurait fallu, et ce repos ressemblait tant à un sommeil que l’on s’y serait trompé. J’oubliais que j’étais venu là pour un office funèbre, et je m’imaginais que j’étais un jeune époux entrant dans la chambre de la fiancée qui cache sa figure par pudeur et qui ne se veut point laisser voir. Navré de douleur, éperdu de joie, frissonnant de crainte et de plaisir, je me penchai vers elle et je pris le coin du drap ; je le soulevai lentement en retenant mon souffle de peur de l’éveiller. Mes artères palpitaient avec une telle force, que je les sentais siffler dans mes tempes, et mon front ruisselait de sueur comme si j’eusse remué une dalle de marbre. C’était en effet la Clarimonde telle que je l’avais vue à l’église lors de mon ordination : elle était aussi charmante, et la mort chez elle semblait une coquetterie de plus. (...) Je restai longtemps absorbé dans une muette contemplation, et, plus je la regardais, moins je pouvais croire que la vie avait pour toujours abandonné ce beau corps. Je ne sais si cela était une illusion ou un reflet de la lampe, mais on eût dit que le sang recommençait à circuler sous cette mate pâleur ; cependant elle était toujours de la plus parfaite immobilité. Je touchai légèrement son bras ; il faisait froid, mais pas plus froid pourtant que sa main le jour qu’elle avait effleuré la mienne sous le portail de l’église. Je repris ma position, penchant ma figure sur la sienne et laissant pleuvoir sur ses joues la tiède rosée de mes larmes. Ah ! quel sentiment amer de désespoir et d’impuissance ! quelle agonie que cette veille ! j’aurais voulu pouvoir ramasser ma vie en un monceau pour la donner et souffler sur sa dépouille glacée la flamme qui me dévorait. La nuit s’avançait, et, sentant approcher le moment de la séparation éternelle, je ne pus me refuser cette triste et suprême douceur de déposer sur les lèvres mortes de celle qui avait eu tout mon amour. Ô prodige ! un léger souffle se mêla à mon souffle, et la bouche de Clarimonde répondu à la pression de la mienne : ses yeux s’ouvrirent et reprirent un peu d’éclat, elle fit un soupir, et, décroisant ses bras, elle les passa derrière mon cou avec un air de ravissement ineffable. « Ah ! c’est toi, Romuald, dit-elle d’une voix languissante et douce comme les dernières vibrations d’une harpe ; que fais-tu donc ! Je t’ai attendu si longtemps, que je suis morte ; mais maintenant nous sommes fiancés, je pourrai te voir et aller chez toi. Adieu, Romuald, adieu ! je t’aime ; c’est tout ce que je voulais te dire, et je te rends la vie que tu as rappelée sur moi une minute avec ton baiser ; à bientôt. » (...) « Je sais où Clarimonde a été enterrée : il faut que nous la déterrions et que vous voyiez dans quel état pitoyable est l’objet de votre amour; vous ne serez plus tenté de perdre votre âme pour un cadavre immonde dévoré des vers et près de tomber en poudre ; cela vous fera assurément rentrer en vous-même. » Pour moi, j’étais si fatigué de cette double vie que j’acceptai : voulant savoir, une fois pour toutes, qui du prêtre ou du gentilhomme était dupe d’une illusion. J’étais décidé à tuer au profit de l’un ou de l’autre un des deux hommes qui étaient en moi ou à les tuer tous les deux, car une pareille vie ne pouvait durer. L’abbé Sérapion se munit d’une pioche, d’un levier et d’une lanterne, et à minuit nous nous dirigeâmes vers le cimetière de ***, dont il connaissait parfaitement le gisement et la disposition. Après avoir porté la lumière de la lanterne sourde sur les inscriptions de plusieurs tombeaux, nous arrivâmes enfin à une pierre à moitié cachée par les grandes herbes et dévorée de mousses et de plantes parasites, où nous déchiffrâmes ce commencement d’inscription : Ici gît Clarimonde Qui fut de son vivant La plus belle du monde. « C’est bien ici », dit Sérapion, et, posant à terre sa lanterne, il glissa la pince dans l’interstice de la pierre et commença à la soulever. La pierre céda, et il se mit à l’ouvrage avec la pioche. Moi, je le regardais faire, plus noir et plus silencieux que la nuit elle-même ; quant à lui, courbé sur son œuvre funèbre, il ruisselait de sueur, il haletait, et son souffle pressé avait l’air d’un râle d’agonisant. C’était un spectacle étrange, et qui nous eût vus du dehors nous eût plutôt pris pour des profanateurs et des voleurs de linceuls, que pour des prêtres de Dieu. Le zèle de Sérapion avait quelque chose de dur et de sauvage qui le faisait ressembler à un démon plutôt qu’à un apôtre ou à un ange, et sa figure aux grands traits austères et profondément découpés par le reflet de la lanterne n’avait rien de très rassurant. Je me sentais perler sur les membres une sueur glaciale et mes cheveux se redressaient douloureusement sur ma tête ; je regardais au fond de moi-même l’action du sévère Sérapion comme un abominable sacrilège, et j’aurais voulu que du flanc des sombres nuages qui roulaient pesamment au-dessus de nous sortît un triangle de feu qui le réduisît en poudre. Les hiboux perchés sur les cyprès, inquiétés par l’éclat de la lanterne, en venaient fouetter lourdement la vitre avec leurs ailes poussiéreuses, en jetant des gémissements plaintifs : les renards glapissaient dans le lointain, et mille bruits sinistres se dégageaient du silence. Enfin la pioche de Sérapion heurta le cercueil dont les planches retentirent avec un bruit sourd et sonore, avec ce terrible bruit que rend le néant quand on y touche ; il en renversa le couvercle, et j’aperçus Clarimonde pâle comme un marbre, les mains jointes; son blanc suaire ne faisait qu’un seul pli de sa tête à ses pieds. Une petite goutte rouge brillait comme une rose au coin de sa bouche décolorée. Sérapion, à cette vue, entra en fureur : « Ah ! te voilà, démon, courtisane impudique, buveuse de sang et d’or ! » et il aspergea d’eau bénite le corps et le cercueil sur lequel il traça la forme d’une croix avec son goupillon. La pauvre Clarimonde n’eut pas été plus tôt touchée par la sainte rosée que son beau corps tomba en poussière ; ce ne fut plus qu’un mélange affreusement informe de cendres et d’os à demi calcinés. « Voilà votre maîtresse, seigneur Romuald, dit l’inexorable prêtre en me montrant ces tristes dépouilles, serez-vous encore tenté d’aller vous promener au Lido et à Fusine avec votre beauté?» Je baissai la tête; une grande ruine venait de se faire au-dedans de moi. Je retournai à mon presbytère, et le seigneur Romuald, amant de Clarimonde, se sépara du pauvre prêtre, à qui il avait tenu pendant si longtemps une si étrange compagnie. Seulement, la nuit suivante, je vis Clarimonde; elle me dit, comme la première fois sous le portail de l’église : « Malheureux ! malheureux ! qu’as-tu fait ? Pourquoi as-tu écouté ce prêtre imbécile ? n’étais-tu pas heureux ? et que t’avais-je fait, pour violer ma pauvre tombe et mettre à nu les misères de mon néant ? Toute communication entre nos âmes et nos corps est rompue désormais. Adieu, tu me regretteras. » Elle se dissipa dans l’air comme une fumée, et je ne la revis plus. Hélas, elle a dit vrai : je l’ai regrettée plus d’une fois et je la regrette encore. La paix de mon âme a été bien chèrement achetée; l’amour de Dieu n’était pas de trop pour remplacer le sien. Voilà, frère, l’histoire de ma jeunesse. Ne regardez jamais une femme, et marchez toujours les yeux fixés en terre, car, si chaste et si calme que vous soyez, il suffit d’une minute pour vous faire perdre l’éternité. Aloysius Bertrand (1807-1841) De son nom Louis Jacques Napoléon Bertrand. Fils de soldat et de gendarme, il a connu une enfance nomade au gré des affectations de son père (Italie, France méridionale) avant de se fixer à Dijon, où il lance un journal littéraire éphémère Le Provincial (1828). Encouragé par une lettre élogieuse de Victor Hugo il tente sa chance à Paris où il est reçu dans plusieurs salons, celui d’Émile Deschamps, de Victor Hugo, de Charles Nodier. Mais sa pauvreté et le sentiment de honte l’empêchent de s’imposer. Dès 1829 il est de retour à Dijon où il travaille comme journaliste. C’est dans les rues de cette ville qu’il puise l’inspiration pour son son recuil de poèmes en prose Gaspard de la nuit avec lequel il retourne à Paris, en 1833, pour réussir. Or ses poèmes ne seront publiés qu’après sa mort, en 1842. Certes, Gaspard de la nuit offre un répertoire bien connu des thèmes romantiques des années 1820: goût du Moyen Âge et du gothique, inspiration fantastique, mélange du sentimental et du grotesque, sensibilité pour la magie et les diableries. Mais la sensibilité et l’étrangeté de Bertrand précèdent bien celle Baudelaire, Verlaine, Rimbaud. Gaspard de la nuit (1842) Un rêve «J’ai rêvé tant et plus, mais je n’y entends noie. » (Rabelais, Pantagruel, Livre III) II était nuit. Ce furent d’abord, - ainsi j’ai vu, ainsi je raconte, - une abbaye aux murailles lézardées par la lune, - une forêt percée de sentiers tortueux, - et le Morimont grouillant de capes et de chapeaux. Ce furent ensuite, - ainsi j’ai entendu, ainsi je raconte, - le glas funèbre d’une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d’une cellule, - des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque feuille le long d’une ramée, - et les prières bourdonnantes de pénitents noirs qui accompagnaient un criminel au supplice. Ce furent enfin, - ainsi s’acheva le rêve, ainsi je raconte, - un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants, - une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d’un chêne. - Et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue. Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente, et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe d’innocence, entre quatre cierges de cire. Mais moi, la barre du bourreau s’était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s’étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s’était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, - et je poursuivais d’autres songes vers le réveil. Ondine « ... Je croyais entendre Une vague harmonie enchanter mon sommeil Et près de moi s’épandre un murmure pareil Aux chants entrecoupés d’une voix triste et tendre. » (Ch. Brugnot, Les Deux Génies) «Écoute ! - Écoute ! - C’est moi, c’est Ondine qui frôle de ces gouttes d’eau les losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune ; et voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau lac endormi. «Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l’air. «Écoute ! - Écoute ! - Mon père bat l’eau coassante d’une branche d’aulne verte, et mes sœurs caressent de leurs bras d’écume les fraîches îles d’herbes, de nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et barbu qui pêche à la ligne !» Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son anneau à mon doigt pour être l’époux d’une Ondine, et de visiter avec elle son palais pour être le roi des lacs. Et comme je lui répondais que j’aimais une mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s’évanouit en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus. Georges Pierre Maurice de Guérin (1810-1839) Issu d’une famille royaliste et catholique, ce méridional connaît l’effervescence de la vie parisienne au moment de ses études. Son catholicisme sera influencé par Lamennais dont il suit l’enseignement en Bretagne (1832-1833), ses goûts littéraires le seront par son amitié avec Barbey d’Aurevilly et par l’ascendant qu’aura sur lui sa soeur aînée Eugénie (1805-1848), écrivaine elle aussi. Le verbe puissant, encorcelleur, des poèmes en prose Le Centaure (1840) et La Bacchante (1861) exprime, sous les dehors de la mythologie antique, le désir mystique de la fusion de l’être et du cosmos. Le narrateur – centaure Macarée – se confie à un homme - Mélampe. Le Centaure Je me délassais souvent de mes journées dans le lit des fleuves. Une moitié de moi-même, cachée dans les eaux, s’agitait pour les surmonter, tandis que l’autre s’élevait tranquille et que je portais mes bras oisifs bien au-dessus des flots. Je m’oubliais ainsi au milieu des ondes, cédant aux entraînements de leur cours qui m’emmenait au loin et conduisait leur hôte sauvage à tous les charmes des rivages. Combien de fois, surpris par la nuit, j’ai suivi les courants sous les ombres qui se répandaient, déposant jusque dans le fond des vallées l’influence nocturne des dieux! Ma vie fougueuse se tempérait alors au point de ne laisser plus qu’un léger sentiment de mon existence répandu par tout mon être avec une égale mesure, comme, dans les eaux où je nageais, les lueurs de la déesse qui parcourt les nuits. Mélampe, ma vieillesse regrette les fleuves; paisibles la plupart et monotones, ils suivent leur destinée avec plus de calme que les centaures, et une sagesse plus bienfaisante que celle des hommes. Quand je sortais de leur sein, j’étais suivi de leurs dons qui m’accompagnaient des jours entiers et ne se retiraient qu’avec lenteur, à la manière des parfums. Une inconstance sauvage et aveugle disposait de mes pas. Au milieu des courses les plus violentes, il m’arrivait de rompre subitement mon galop, comme si un abîme se fût rencontré à mes pieds, ou bien un dieu debout devant moi. Ces immobilités soudaines me laissaient ressentir ma vie tout émue par les emportements où j’étais. Autrefois j’ai coupé dans les forêts des rameaux qu’en courant j’élevais par-dessus ma tête; la vitesse de ma course suspendait la mobilité du feuillage qui ne rendait plus qu’un frémissement léger; mais au moindre repos le vent et l’agitation rentraient dans le rameau, qui reprenait le cours de ses murmures. Ainsi ma vie, à l’interruption subite des carrières impétueuses que je fournissais à travers ces vallées, frémissait dans tout mon sein. Je l’entendais courir en bouillonnant et rouler le feu qu’elle avait pris dans l’espace ardemment franchi. Mes flancs animés luttaient contre ses flots dont ils étaient pressés intérieurement, et goûtaient dans ces tempêtes la volupté, qui n’est connue que des rivages de la mer, de renfermer sans aucune perte une vie montée à son comble et irritée. Cependant, la tête inclinée au vent qui m’apportait le frais, je considérais la cime des montagnes devenues lointaines en quelques instants, les arbres des rivages et les eaux des fleuves, celles-ci portées d’un cours traînant, ceux-là attachés dans le sein de la terre, et mobiles seulement par leurs branchages soumis aux souffles de l’air qui les font gémir. «Moi seul, me disais-je, j’ai le mouvement libre, et j’emporte à mon gré ma vie de l’un à l’autre bout de ces vallées. Je suis plus heureux que les torrents qui tombent des montagnes pour n’y plus remonter. Le roulement de mes pas est plus beau que les plaintes des bois et que les bruits de l’onde; c’est le retentissement du centaure errant et qui se guide lui-même. Ainsi, tandis que mes flancs agités possédaient l’ivresse de la course, plus haut j’en ressentais l’orgueil, et, détournant la tête, je m’arrêtais quelque temps à considérer ma croupe fumante. La jeunesse est semblable aux forêts verdoyantes tourmentées par les vents ; elle agite de tous côtés les riches présents de la vie, et toujours quelque profond murmure règne dans son feuillage. Vivant avec l’abandon des fleuves, respirant sans cesse Cybèle, soit dans le lit des vallées, soit à la cime des montagnes, je bondissais partout comme une vie aveugle et déchaînée. Mais lorsque la nuit, remplie du calme des dieux, me trouvait sur le penchant des monts, elle me conduisait à l’entrée des cavernes et m’y apaisait comme elle apaise les vagues de la mer, laissant survivre en moi de légères ondulations qui écartaient le sommeil sans altérer mon repos. Couché sur le seuil de ma retraite, les flancs cachés dans l’antre et la tête sous le ciel, je suivais le spectacle des ombres. Alors la vie étrangère qui m’avait pénétré durant le jour se détachait de moi goutte à goutte, retournant au sein paisible de Cybèle, comme après l’ondée les débris de la pluie attachée aux feuillages font leur chute et rejoignent les eaux. On dit que les dieux marins quittent durant les ombres leurs palais profonds, et, s’asseyant sur les promontoires, étendent leurs regards sur les flots. Ainsi je veillais, ayant à mes pieds une étendue de vie semblable à la mer assoupie. Rendu à l’existence distincte et pleine, il me paraissait que je sortais de naître, et que des eaux profondes qui m’avaient conçu dans leur sein venaient de me laisser sur le haut de la montagne, comme un dauphin oublié sur les syrtes par les flots d’Amphitrite. Mes regards couraient librement et gagnaient les points les plus éloignés. Comme des rivages toujours humides, le cours des montagnes du couchant demeurait empreint de lueurs mal essuyées par les ombres. Là survivaient, dans les clartés pâles, des sommets nus et purs. Là je voyais descendre tantôt le dieu Pan, toujours solitaire, tantôt le chœur des divinités secrètes, ou passer quelque nymphe des montagnes enivrée par la nuit. Quelquefois les aigles du mont Olympe traversaient le haut du ciel et s’évanouissaient dans les constellations reculées ou sous les bois inspirés. L’esprit des dieux, venant à s’agiter, troublait soudainement le calme des vieux chênes. Vous poursuivez la sagesse, ô Mélampe! qui est la science de la volonté des dieux, et vous errez parmi les peuples comme un mortel égaré par les destinées. Il est dans ces lieux une pierre qui, dès qu’on la touche, rend un son semblable à celui des cordes d’un instrument qui se rompent, et les hommes racontent qu’Apollon, qui chassait son troupeau dans ces déserts, ayant mis sa lyre sur cette pierre, y laissa cette mélodie. O Mélampe ! les dieux errants ont posé leur lyre sur les pierres; mais aucun... aucun ne l’y a oubliée. Au temps où je veillais dans les cavernes, j’ai cru quelquefois que j’allais surprendre les rêves de Cybèle endormie, et que la mère des dieux, trahie par les songes, perdrait quelques secrets ; mais je n’ai jamais reconnu que des sons qui se dissolvaient dans le souille de la nuit, ou des mots inarticulés comme le bouillonnement des fleuves. Xavier Forneret (1809-1884) Bourguignon et riche propriétaire de vignobles, il s’investit en littérature, ne se laisant aucunement décourager par la série ininterrompue de ses échecs dus, en partie, à la nature provocatrice de ses textes. Il a écrit des pièces de théâtre – Deux destinées (1834), L’homme noir (1835), des récits – Pièce de pièces, temps perdu (1840), des poésies – Vapeurs, ni vers, ni prose (1838), des aphorismes - Sans titre, par un homme noir blanc de visage (1838). Il sera admiré par André Breton qui l’incorpore dans son Anthologie de l’humour noir. Vapeurs (1834) Un pauvre honteux Il l’a tirée De sa poche percée, L’a mise sous ses yeux; Et l’a bien regardée En disant : « Malheureux! » Il l’a soufflée De sa bouche humectée; Il avait presque peur D’une horrible pensée Qui vint le prendre au coeur. Il l’a mouillée D’une larme gelée Qui fondit par hasard; Sa chambre était trouée Encor plus qu’un bazar. Il l’a frottée, Ne l’a pas réchauffée, À peine il la sentait : Car, par le froid pincée Elle se retirait. Il l’a pesée Comme on pèse une idée, En l’appuyant sur l’air. Puis il l’a mesurée Avec du fil de fer. Il l’a touchée De sa lèvre ridée. - D’un frénétique effroi Elle s’est écriée : Adieu, embrasse-moi! Il l’a baisée. Et après l’a croisée Sur l’horloge du corps, Qui rendait, mal montée, De mats et lourds accords. Il l’a palpée D’une main décidée À la faire mourir. - - Oui, c’est une bouchée Dont on peut se nourrir. Il l’a pliée, Il l’a cassée, Il l’a placée, Il l’a coupée; Il l’a lavée, Il l’a portée, Il l’a grillée, Il l’a mangée - Quant il n’était pas grand, on lui avait dit : - Si tu as faim, mange une de tes mains. Baudelaire et Parnasse Charles Baudelaire (1821-1867) Il est difficile de classer ce poète qui se voit héritier des romantiques marginaux, mais qui partage avec Gautier et les parnassiens le culte de l’art pout l’art et de la beauté tout en annonçant le symbolisme par sa vision de la poésie. Sa vie a été marquée par la mésentente avec le milieu familial. Il supporte mal la perte, à six ans, d’un père sexagénaire, personnage aimable, amateur de l’art, notamment de la peinture, disciple des philosophes du 18^e siècle. La mère de Charles se remarie, en 1828, avec le commandant Aupick, futur général, ambassadeur et sénateur sous le Second Empire. Baudelaire détestera toujours son beau-père, supportera mal l’amour dominateur de sa mère. De 1838 à 1841, Baudelaire se mèle à la vie dissipée de la Bohème littéraire du Quartier Latin à Paris. Il fréquente Louis Ménard, Leconte de Lisle, il admire Théophile Gautier dont il épouse le romantisme radical, il est influencé par le catholicisme de Joseph de Maistre. Pendant un certain temps, ayant hérité de la fortune de son père, il mène une vie luxueuse, dandy. Il habite le somptueux hôtel Pimodan, soigne son élégance. Il se lie avec la mulâtresse Jeanne Duval qu’il gardera (et soignera) jusqu’à sa mort. La famille intervient pour empêcher Baudelaire de dissiper l’héritage paternel en lui imposant un conseil judiciaire (1844) qui limite ses revenus à une rente mensuelle de 200 francs. Jusqu’à la fin de sa vie, Baudelaire connaîtra une gêne financière. Il s’impose tout d’abord comme un excellent critique d’art en commentant le Salon de 1845, le Salon de 1846, l’Exposition Universelle de 1855 et le Salon de 1859. Il découvre, pour le public français et européen, Edgar Allan Poe, dont il traduit les Contes. Il signale aussi le génie de Thomas de Quincey, il est l’un des premiers à défendre la musique de Richard Wagner, il est celui qui, à propos du peintre Constatin Guys, théorise le phénomène du dandysme. Les Fleurs du mal (1857) Les premiers poèmes datent des années 1840. Mais c’est au cours de la décennie suivante que le recueil se constitue. La première édition, en 1857, suscite un scandale. Le recueil est condamné pour immoralité et Baudelaire est obligé de retirer 6 poèmes qu’il remplace par 35 nouveaux dans la seconde édition de 1861 (129 poèmes au total). Bénédiction Lorsque, par un décret des puissances suprêmes, Le Poète apparaît en ce monde ennuyé, Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié: — «Ah! que n’ai-je mis bas tout un noeud de vipères, Plutôt que de nourrir cette dérision! Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères Où mon ventre a conçu mon expiation! Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes Pour être le dégoût de mon triste mari, Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes, Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri, Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable Sur l’instrument maudit de tes méchancetés, Et je tordrai si bien cet arbre misérable, Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés!» Elle ravale ainsi l’écume de sa haine, Et, ne comprenant pas les desseins éternels, Elle-même prépare au fond de la Géhenne Les bûchers consacrés aux crimes maternels. Pourtant, sous la tutelle invisible d’un Ange, L’Enfant déshérité s’enivre de soleil Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil. II joue avec le vent, cause avec le nuage, Et s’enivre en chantant du chemin de la croix; Et l’Esprit qui le suit dans son pèlerinage Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois. Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte, Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité, Cherchent à qui saura lui tirer une plainte, Et font sur lui l’essai de leur férocité. Dans le pain et le vin destinés à sa bouche Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats; Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche, Et s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas. Sa femme va criant sur les places publiques: «Puisqu’il me trouve assez belle pour m’adorer, Je ferai le métier des idoles antiques, Et comme elles je veux me faire redorer; Et je me soûlerai de nard, d’encens, de myrrhe, De génuflexions, de viandes et de vins, Pour savoir si je puis dans un coeur qui m’admire Usurper en riant les hommages divins! Et, quand je m’ennuierai de ces farces impies, Je poserai sur lui ma frêle et forte main; Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies, Sauront jusqu’à son coeur se frayer un chemin. Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite, J’arracherai ce coeur tout rouge de son sein, Et, pour rassasier ma bête favorite Je le lui jetterai par terre avec dédain!» Vers le Ciel, où son oeil voit un trône splendide, Le Poète serein lève ses bras pieux Et les vastes éclairs de son esprit lucide Lui dérobent l’aspect des peuples furieux: — «Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés! Je sais que vous gardez une place au Poète Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, Et que vous l’invitez à l’éternelle fête Des Trônes, des Vertus, des Dominations. Je sais que la douleur est la noblesse unique Où ne mordront jamais la terre et les enfers, Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique Imposer tous les temps et tous les univers. Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre, Les métaux inconnus, les perles de la mer, Par votre main montés, ne pourraient pas suffire A ce beau diadème éblouissant et clair; Car il ne sera fait que de pure lumière, Puisée au foyer saint des rayons primitifs, Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière, Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs!» Correspondances La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L’homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l’observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, - Et d’autres, corrompus, riches et triomphants, Ayant l’expansion des choses infinies, Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens, Qui chantent les transports de l’esprit et des sens. Que diras-tu ce soir Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire, Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri, À la très belle, à la très bonne, à la très chère, Dont le regard divin t’a soudain refleuri? — Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges: Rien ne vaut la douceur de son autorité; Sa chair spirituelle a le parfum des Anges, Et son œil nous revêt d’un habit de clarté. Que ce soit dans la nuit et dans la solitude, Que ce soit dans la rue et dans la multitude, Son fantôme dans l’air danse comme un flambeau. Parfois il parle et dit: «Je suis belle, et j’ordonne Que pour l’amour de moi vous n’aimiez que le Beau: Je suis l’Ange gardien, la Muse et la Madone.» À une passante La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse Une femme passa, d’une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l’ourlet, Agile et noble, avec sa jambe de statue. Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. Un éclair... puis la nuit ! – Fugitive beauté Dont le regard m’a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais. Harmonie du soir Voici venir les temps où vibrant sur sa tige Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir, Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir, Valse mélancolique et langoureux vertige! Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir; Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige; Valse mélancolique et langoureux vertige! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige, Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir; Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir, Du passé lumineux recueille tout vestige! Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige... Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir! Quand le ciel bas et lourd Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l’horizon embrassant tout le cercle Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits; Quand la terre est changée en un cachot humide, Où l’Espérance, comme une chauve-souris, S’en va battant les murs de son aile timide Et se cognant la tête à des plafonds pourris; Quand la pluie, étalant ses immenses traînées, D’une vaste prison imite les barreaux, Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux, Des cloches tout à coup sautent avec furie Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, Ainsi que des esprits errants et sans patrie Qui se mettent à geindre opiniâtrement. — Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, Défilent lentement dans mon âme; l’Espoir, Vaincu, pleure et l’Angoisse atroce, despotique, Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. J’ai plus de souvenirs… J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. Un gros meuble à tiroirs encombrés de bilans, De vers, de billets doux, de procès, de romances, Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, Cache moins de secrets que mon triste cerveau. C’est une pyramide, un immense caveau, Qui contient plus de morts que la fosse commune. — Je suis un cimetière abhorré de la lune, Où, comme des remords, se traînent de longs vers Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers. Je suis un vieux boudoir plein de rosés fanées, Où gît tout un fouillis de modes surannées, Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher, Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché. Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, Quand, sous les lourds flocons des neigeuses années, L’ennui, fruit de la morne incuriosité, Prend les proportions de l’immortalité. — Désormais tu n’es plus, ô matière vivante! Qu’un granit entouré d’une vague épouvante, Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux; Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche! La Mort des amants Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères, Des divans profonds comme des tombeaux, Et d’étranges fleurs sur des étagères, Écloses pour nous sous des cieux plus beaux. Usant à l’envi leurs chaleurs dernières, Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux, Qui réfléchiront leurs doubles lumières Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux. Un soir fait de rose et de bleu mystique, Nous échangerons un éclair unique, Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux; Et plus tard un Ange, entr’ouvrant les portes, Viendra ranimer, fidèle et joyeux, Les miroirs ternis et les flammes mortes. Petits poèmes en prose (1869) La publication posthume a été établie par Charles Asselineau et Théodore de Banville. Plusieurs poèmes en prose doublent les thèmes traités par Les Fleurs du mal. L’Étranger Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère? Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère. Tes amis? Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu. Ta patrie? J’ignore sous quelle latitude elle est située. La beauté? Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle. L’or? Je le hais comme vous haïssez Dieu. Eh! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger? J’aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... les merveilleux nuages! Le Confiteor de l’artiste Que les fins de journées d’automne sont pénétrantes! Ah! pénétrantes jusqu’à la douleur! car il est de certaines sensations délicieuses dont le vague n’exclut pas l’intensité ; et il n’est pas de pointe plus acérée que celle de l’infini. Grand délice que celui de noyer son regard dans l’immensité du ciel et de la mer! Solitude, silence, incomparable chasteté de l’azur! une petite voile frissonnante à l’horizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon irrémédiable existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite!); elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions. Toutefois, ces pensées, qu’elles sortent de moi ou s’élancent des choses, deviennent bientôt trop intenses. L’énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive. Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses. Et maintenant la profondeur du ciel me consterne; sa limpidité m’exaspère. L’insensibilité de la mer, l’immuabilité du spectacle, me révoltent... Ah! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ? Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil! L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu. Le Peintre de la vie moderne (1863) Ce recueil d’essais est fondamental pour certaines notions – tels la modernité ou le dandysme - qui influenceront durablement l’art et la critique. Les essais aident aussi à mieux saisir la poétique de Baudelaire. Le Beau Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second élément, qui est comme l’enveloppe amusante, titillante, apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait indigestible, inappréciable, non adapté et non approprié à la nature humaine. Je défie qu’on découvre un échantillon quelconque de beauté qui ne contienne pas ces deux éléments. *** M’est-il permis à moi-même de raconter, de rendre avec des paroles la traduction inévitable que mon imagination fit du même morceau, lorsque je l’entendis pour la première fois, les yeux fermés, et que je me sentis pour ainsi dire enlevé de terre ? Je n’oserais certes pas parler avec complaisance de mes rêveries, s’il n’était pas utile de les joindre ici aux rêveries précédentes. Le lecteur sait quel but nous poursuivons : démontrer que la véritable musique suggère des idées analogues dans des cerveaux différents. D’ailleurs, il ne serait pas ridicule ici de raisonner a priori, sans analyse et sans comparaisons ; car ce qui serait vraiment surprenant, c’est que le son ne pût pas suggérer la couleur, que les couleurs ne pussent pas donner l’idée d’une mélodie, et que le son et la couleur fussent impropres à traduire des idées; les choses s’étant toujours exprimées par une analogie réciproque, depuis le jour où Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité. La nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L’homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l’observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. *** L’enfant voit tout en nouveauté, il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur. J’oserai pousser plus loin ; j’affirme que l’inspiration a quelque rapport avec la congestion, et que toute pensée sublime est accompagnée d’une secousse nerveuse, plus ou moins forte, qui retentit jusque dans le cervelet. L’homme de génie a les nerfs solides ; l’enfant les a faibles. Chez l’un, la raison a pris une place considérable ; chez l’autre, la sensibilité occupe presque tout l’être. Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassée. Richard Wagner et Tannhauser (1861) La défense de Tannhäuser, sifflé à l’opéra de Paris et retiré de l’affiche après trois représentations, est avant tout la défense de la modernité. En cela, Baudelaire devance les symbolistes qui verront en Wagner leur grand modèle de l’Art Total. Je poursuis donc. Je me souviens que, dès les premières mesures, je subis une de ces impressions heureuses que presque tous les hommes imaginatifs ont connues, par le rêve, dans le sommeil. Je me sentis délivré des liens de la pesanteur, et je retrouvai par le souvenir l’extraordinaire volupté qui circule dans les lieux hauts (notons en passant que je ne connaissais pas le programme cité tout à l’heure). Ensuite je me peignis involontairement l’état délicieux d’un homme en proie à une grande rêverie dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse; l’immensité sans autre décor qu’elle-même. Bientôt j’éprouvai la sensation d’une clarté plus vive, d’une intensité de lumière croissant avec une telle rapidité, que les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient pas à exprimer ce surcroît toujours renaissant d’ardeur et de blancheur. Alors je conçus pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance, et planant au-dessus et bien loin du monde naturel. Charles Marie René Leconte de Lisle (1818-1894) Ses origines et son enfance sont liées à l’île exotique de la Réunion où son père, ancien chirurgien de l’armée de Napoléon ,s’était installé comme planteur de la canne à sucre. Dès 1837 il fait ses études en France, il étudie le droit à Rennes où il se passionne pour les idées progressistes de Lamennais et du socialiste Charles Fourier. Il publie ses premiers poèmes dans la revue fouriériste La Phalange. En 1848, il est profondément déçu par l’indifférence du peuple, « éternelle race d’esclaves » qui accepte la défaite de la révolution. Désormais il se consacre entièrement à l’art qu’il considère comme une sorte de religion. La perfection de sa poésie fera de lui le chef de file de l’école parnassienne. L’oeuvre de Leconte de Lisle est imprégnée d’une vision pessimiste de l’histoire, opposée à celle de la Légende des siècles de Victor Hugo. Elle trouve l’inspiration dans l’antiquité, dans les mythes scandinaves ou orientaux. Poèmes barbares (1862) Le coeur de Hjalmar Une nuit claire, un vent glacé. La neige est rouge. Mille braves sont là qui dorment sans tombeaux, L’épée au poing, les yeux hagards. Pas un ne bouge. Au-dessus tourne et crie un vol de noirs corbeaux. La lune froide verse au loin sa pâle flamme. Hialmar se soulève entre les morts sanglants, Appuyé des deux mains au tronçon de sa lame. La pourpre du combat ruisselle de ses flancs. — Holà ! Quelqu’un a-t-il encore un peu d’haleine, Parmi tant de joyeux et robustes garçons Qui, ce matin, riaient et chantaient à voix pleine Comme des merles dans l’épaisseur des buissons? Tous sont muets. Mon casque est rompu, mon armure Est trouée, et la hache a fait sauter ses clous. Mes yeux saignent. J’entends un immense murmure Pareil aux hurlements de la mer et des loups. Viens par ici, Corbeau, mon brave mangeur d’hommes! Ouvre-moi la poitrine avec ton bec de fer. Tu nous retrouveras demain tels que nous sommes. Porte mon cœur tout chaud à la fille d’Ylmer. Dans Upsal, où les Jarls boivent la bonne bière, Et chantent, en heurtant les cruches d’or, en chœur, À tire-d’aile vole, ô rôdeur de bruyère! Cherche ma fiancée et porte-lui mon cœur. Au sommet de la tour que hantent les corneilles Tu la verras debout, blanche, aux longs cheveux noirs. Deux anneaux d’argent fin lui pendent aux oreilles, Et ses yeux sont plus clairs que l’astre des beaux soirs. Va, sombre messager, dis-lui bien que je l’aime, Et que voici mon cœur. Elle reconnaîtra Qu’il est rouge et solide et non tremblant et blême; Et la fille d’Ylmer, Corbeau, te sourira! Moi, je meurs. Mon esprit coule par vingt blessures. J’ai fait mon temps. Buvez, ô loups, mon sang vermeil. Jeune, brave, riant, libre et sans flétrissures, Je vais m’asseoir parmi les Dieux, dans le soleil. José Maria de Heredia (1842-1905) Originaire de Cuba, mais issu d’une famille de lointaine origine coloniale française de Santo Domingo, il fait ses études à Paris où il s’installe définitivement. Il participe au Parnasse contemporain, publie ses poésies dans diverses revues. Son recueil de 118 sonnets, d’une perfection formelle impeccable, sont réunis sous le titre de Trophées. Les Trophées (1893) Stymphale Et partout devant lui, par milliers, les oiseaux, De la berge fangeuse où le Héros dévale, S’envolèrent, ainsi qu’une brusque rafale, Sur le lugubre lac dont clapotaient les eaux. D’autres, d’un vol plus bas croisant leurs noirs réseaux, Frôlaient le front baisé par les lèvres d’Omphale, Quand, ajustant au nerf la flèche triomphale, L’Archer superbe fit un pas dans les roseaux. Et dès lors, du nuage effarouché qu’il crible, Avec des cris stridents plut une pluie horrible Que l’éclair meurtrier rayait de traits de feu. Enfin, le Soleil vit, à travers ces nuées Où son arc avait fait d’éclatantes trouées, Hercule tout sanglant sourire au grand ciel bleu. Soir de bataille Le choc avait été très rude. Les tribuns Et les centurions, ralliant les cohortes, Humaient encor, dans l’air où vibraient leurs voix fortes, La chaleur du carnage et ses acres parfums. D’un œil morne, comptant leurs compagnons défunts, Les soldats regardaient, comme des feuilles mortes, Tourbillonner au loin les archers de Phraortes; Et la sueur coulait de leurs visages bruns. C’est alors qu’apparut, tout hérissé de flèches, Rouge du flux vermeil de ses blessures fraîches, Sous la pourpre flottante et l’airain rutilant, Au fracas des buccins qui sonnaient leur fanfare, Superbe, maîtrisant son cheval qui s’effare, Sur le ciel enflammé, l’imperator sanglant! Poètes « maudits » Paul Verlaine (1844-1896) Il se désignera par anagramme comme Pauvre Lelian dans ses Poètes maudits (1884, 1888) où il définit sa parenté: Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marceline Debordes-Valmore, Villiers de l’Isle-Adam. La malédiction, thématisée déjà par Borel et surtout Baudelaire, fera fortune et s’étendra bien au-delà des poètes désignés par Verlaine. Pourtant, fils désiré, Paul Verlaine n’a pas connu d’enfance malheureuse et il trouvera en sa mère la grande protectrice, dont il abusera. Dès 1851, la famille est installée à Paris où Paul fréquente le lycée Condorcet. Le baccalauréat lui vaut un emploi dans l’administration municipale de Paris. Mais c’est la poésie qui l’attire. À quatorze ans, il envoie un poème à Victor Hugo, à vingt-et-un ans, il est chargé de la critique littéraire à la revue L’Art (articles sur Baudelaire et Hugo), il se lie avec les parnassiens Théodore de Banville, François Coppée, Leconte de Lisle, Heredia. Ses premiers recueils sont des succès : Poèmes saturniens (1866) et Fêtes galantes (1869), La Bonne chanson (1870), inspirée par la rencontre de Mathilde Mauté qui alors avait 16 ans et qu’il épousera. Malgré la naissance de leur fils Georges, la vie conjugale est semée de malentendus, de crises, de fugues et retours de Paul. Suite aux lettres et poèmes qu’il reçoit, Verlaine accueille chez lui Arthur Rimbaud. La fulgurante liaison homosexuelle avec ce poète de seize ans, change le cours de sa vie : fugue en Belgique et en Angleterre. Une violente dispute, à Bruxelles, se termine par deux coups de revolver (1873): Verlaine est condamné à deux ans de prison, il purge sa peine à Mons. Entre temps paraissent Romances sans paroles (1874), recueil où l’influence de Rimbaud est sensible. À la sortie de la prison, Verlaine tente sa chance d’abord comme instituteur, ensuite comme fermier. En 1882, il fait faillite. Ses nouveaux recueils, Sagesse (1881) et Jadis et Naguère (1884), n’ont pas beaucoup de succès. Quasi réduit à la mendicité, Verlaine s’installe à Paris, dans un taudis, jusqu’à ce que ses amis décident de se cotiser pour lui assurer une rente régulière (1888). Sa poésie oscille entre le mysticisme et la sensualité, sa vie est traversée de crises d’alcoolisme, de brutalités (en particulier envers sa mère), et d’abattements. On s’aperçoit que ce vagabond qui traîne de café en café et d’hôpital en hôpital a été un grand poète et c’est à ce titre qu’il sera consacré, à la mort de Leconte de Lisle, prince des poètes. Il meurt misérablement en janvier 1896, mais le cortège funèbre rassemblera une foule d’admirateurs. Poèmes saturniens (1866) Chanson d’automne Les sanglots longs Des violons De l’automne Blessent mon cœur D’une langueur Monotone. Tout suffocant Et blême, quand Sonne l’heure, Je me souviens Des jours anciens Et je pleure; Et je m’en vais Au vent mauvais Qui m’emporte Deçà, delà, Pareil à la Feuille morte. Mon rêve familier Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend. Car elle me comprend, et mon coeur, transparent Pour elle seule, hélas! cesse d’être un problème Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême, Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant. Est-elle brune, blonde ou rousse ? — Je l’ignore. Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore Comme ceux des aimés que la Vie exila. Son regard est pareil au regard des statues, Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a L’inflexion des voix chères qui se sont tues. Fêtes galantes (1869) Clair de lune Votre âme est un paysage choisi Que vont charmant masques et bergamasques, Jouant du luth, et dansant, et quasi Tristes sous leurs déguisements fantasques. Tout en chantant sur le mode mineur L’amour vainqueur et la vie oportune, Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur Et leur chanson se mêle au clair de lune, Au calme clair de lune triste et beau, Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres Et sangloter d’extase les jets d’eau, Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres. Romances sans parole (1874) Ariettes oubliées II pleut doucement sur la ville. ARTHUR RIMBAUD Il pleure dans mon coeur Comme il pleut sur la ville. Quelle est cette langueur Qui pénètre mon coeur ? O bruit doux de la pluie Par terre et sur les toits ! Pour un coeur qui s’ennuie, O le chant de la pluie ! II pleure sans raison Dans ce coeur qui s’écoeure. Quoi ! nulle trahison ? Ce deuil est sans raison. C’est bien la pire peine De ne savoir pourquoi, Sans amour et sans haine, Mon coeur a tant de peine. O triste, triste était mon âme À cause, à cause d’une femme. Je ne me suis pas consolé Bien que mon coeur s’en soit allé, Bien que mon coeur, bien que mon âme Eussent fui loin de cette femme. Je ne me suis pas consolé, Bien que mon coeur s’en soit allé. Et mon coeur, mon coeur trop sensible Dit à mon âme : Est-il possible, Est-il possible, - le fût-il, Ce fier exil, ce triste exil ? Mon âme dit à mon coeur : Sais-je Moi-même, que nous veut ce piège D’être présents bien qu’exilés, Encore que loin en allés ? O triste, triste était mon âme À cause, à cause d’une femme. Je ne me suis pas consolé Bien que mon coeur s’en soit allé, Bien que mon coeur, bien que mon âme Eussent fui loin de cette femme. Je ne me suis pas consolé, Bien que mon coeur s’en soit allé. Et mon coeur, mon coeur trop sensible Dit à mon âme : Est-il possible, Est-il possible, - le fût-il, Ce fier exil, ce triste exil ? Mon âme dit à mon coeur : Sais-je Moi-même, que nous veut ce piège D’être présents bien qu’exilés, Encore que loin en allés ? Charleroi Dans l’herbe noire Les Kobold vont. Le vent profond Pleure, on veut croire. Quoi donc se sent? L’avoine siffle Un buisson gifle L’oeil au passant Plutôt des bouges Que des maisons. Quels horizons De forges rouges! On sent donc quoi? Des gares tonnent, Les yeux s’étonennt, Où Charleroi? Jadis et Naguère (1884) Art poétique De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l’Impair, Plus vague et plus soluble dans l’air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. Il faut aussi que tu n’ailles point Choisir tes mots dans quelque méprise: Rien de plus cher que la chanson grise Où l’Indécis au Précis se joint. C’est des beaux yeux derrière des voiles, C’est le grand jour tremblant de midi, C’est, par un ciel d’automne attiédi, Le bleu fouillis des claires étoiles! Car nous voulons la Nuance encor, Pas la Couleur, rien que la nuance! Oh! la nuance seule fiance Le rêve au rêve et la flûte au cor! Fuis du plus loin la Pointe assassine, L’Esprit cruel et le Rire impur, Qui font pleurer les yeux de l’Azur, Et tout cet ail de basse cuisine! Prens l’éloquence et tords-lui son cou! Tu feras bien, en train d’énergie, De rendre un peu la Rime assagie. Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où? O qui dira les torts de la Rime! Quel enfant sourd ou quel nègre fou Nous a forgé ce bijou d’un sou Qui sonne creux et faux sous la lime? De la musique encore et toujours! Que ton vers soit la chose envolée Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée Vers d’autres cieux à d’autres amours. Que ton vers soit la bonne aventure Éparse au vent crispé du matin Qui va fleurant la menthe et le thym... Et tout le reste est littérature. Je suis l’Empire à la fin de la décadence Ce poème est devenu emblématique de la décadence qui, en poésie, accompagne le symbolisme, souvent sous forme d’une sensibilité exacerbée. Je suis l’Empire à la fin de la décadence, Qui regarde passer les grands Barbares blancs En composant des acrostiches indolents D’un style d’or où la langueur du soleil danse. L’âme seulette a mal au coeur d’un ennui dense. Là-bas on dit qu’il est de longs combats sanglants. Ô n’y pouvoir, étant si faible aux voeux si lents, Ô n’y vouloir fleurir un peu cette existence! Ô n’y vouloir, ô n’y pouvoir mourir un peu! Ah! tout est bu! Bathylle, as-tu fini de rire? Ah! tout est bu, tout est mangé! Plus rien à dire! Seul, un poème un peu niais qu’on jette au feu, Seul, un esclave un peu coureur qui vous néglige, Seul, un ennui d’on ne sait quoi qui vous afflige! Jean-Arthur Rimbaud (1854-1891) Élève brillant, remarqué par son professeur de rhétorique Georges Izambard, Arthur remporte des prix scolaires pour ses poèmes en latin et en français. Supportant mal l’ambiance familiale et provinciale, il profite des remous de la guerre franco-prussienne et fait plusieurs tentatives de fugue – à Paris et à Bruxelles. L’envoi des poèmes à Verlaine lui vaut l’invitation. C’est ainsi que Rimbaud débarque, en août 1871, chez ce dernier, choquant la bonne société par ses manières volontairement grossières. Il éblouit Verlaine avec qui il vit une aventure passionnée (1871-1873). Celle-ci se termine à Bruxelles par deux coups de revolver et une légère blessure au poignet. Après la condamnation de Verlaine, Rimbaud mène une vie plutôt errante (Londres en 1874, avec le poète Germain Nouveau; Stuttgart en 1875 où il rencontre encore Verlaine; Cologne, Brême, Suisse, Italie), et cela jusqu’en 1879. Il s’enrôle dans l’armée coloniale hollandaise, mais arrivé à Java, il déserte, retourne en Europe sur un bateau écossais, séjourne en Autriche et en Allemagne avant de débarquer à Chypre. Il gère ensuite un comptoir commercial à Aden, en Arabie et en Abyssinie. Au bout de dix ans d’affaires prospères, il est atteint d’une tumeur au genou et doit rentrer en France pour se faire soigner. À Marseille, on lui ampute la jambe, mais la tumeur avait déjà provoqué un cancer généralisé, dont il meut, cinq mois après l’amputation. Rimbaud est un poète précoce, violent, radical. Ses expériences poétiques le mènent au sentiment d’être tombé dans une impasse. Après Une Saison en enfer (1873) et les Illuminations (1875), il abandonne la poésie. Son oeuvre aurait pu être tomber en oubli sans le rappel de Verlaine dans Les poètes maudits et sans les activités de ses amis qui avaient recueilli ses créations éparses, regroupées en Poésies. Lettre à Georges Izambard (13 mai 1871) Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprenez pas du tout et je ne saurais presque vous expliquer. II s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire: Je pense. On devrait dire: On me pense. Pardon du jeu de mots. JE est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait. Lettre à Paul Demeny (15 mai 1871) L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau: on agissait pas, on en écrivait des livres: telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains: auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé! La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver; cela semble simple: en tout cerveau s’accomplit un développement naturel; tant d’égoïstes se proclament auteurs; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel! - Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse: à l’instar des comprachicos, quoi! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage. Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant! - Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables: viendront d’autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé! (...) Je reprends: Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue. Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra! Il faut être académicien, - plus mort qu’un fossile, - pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie! Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle: il donnerait plus - que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès! Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès! Iluminations (1875) Enfance Je suis le saint, en prière sur la terrasse, - comme les bêtes pacifiques paissent jusqu’à la mer de Palestine. Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque. Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant. Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l’allée dont le front touche le ciel. Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. Aube J’ai embrassé l’aube d’été. Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins: à la cime argentée je reconnus la déesse. Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais. En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. Au réveil il était midi. Mystique Sur la pente du talus, les anges tournent leurs robes de laine, dans les herbages d’acier et d’émeraude. Des prés de flammes bondissent jusqu’au sommet du mamelon. À gauche, le terreau de l’arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux filent leur courbe. Derrière l’arête de droite, la ligne des orients, des progrès. Et, tandis que la bande, en haut du tableau, est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines, La douceur fleurie des étoiles, et du ciel, et du reste descend en face du talus, comme un panier, contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous. Poésies Bateau ivre Comme je descendais des Fleuves impassibles Je ne me sentis plus guidé par des haleurs: Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles, Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs. J’étais insoucieux de tous les équipages, Porteur de blés flamands ou de coton anglais. Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages, Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais. Dans les clapotements furieux des marées, Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants, Je courus ! et les Péninsules démarrées N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants. La tempête a béni mes éveils maritimes. Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes, Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots. Plus douce qu’aux enfants la chaire des pommes sures, L’eau verte pénétra ma coque de sapin Et des taches de vins bleus et des vomissures Me lava, dispersant gouvernail et grappin. Et dès lors, je me suis baigné dans le poème De la mer, infusé d’astres et latescent, Dévorant les azurs verts où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend, Où, teignant tout à coup les bleuités, délires, Et rythmes lents sous les rutilements du jour, Plus fortes que l’alcool, plus vastes que vos lyres, Fermentent les rousseurs amères de l’amour ! Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes, Et les ressacs, et les courants ; je sais le soir, L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir. J’ai vu le soleil bas taché d’horreurs mystiques, Illuminant de longs figements violets, Pareils à des acteurs des drames très antiques, Les flots roulant au loin leurs frissons de volets. J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, Baisers montant aux yeux des mers avec lenteurs, La circulation des sèves inouïes, Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs. J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries Hystériques, la houle à l’assaut des récifs, Sans songer que les pieds lumineux des Maries Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs. J’ai heurté, savez-vous ! d’incroyables Florides Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux D’hommes, des arcs-en-ciel tendus comme des brides, Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux. J’ai vu fermenter les marais, énormes nasses Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan, Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces, Et les lointains vers les gouffres cataractant. Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises, Échouages hideux au fond des golfes bruns Où les serpents géants dévorés des punaises Choient des arbres tordus avec de noirs parfums. J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants. Des écumes de fleurs ont béni mes dérades Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants. Parfois, martyr lassé des pôles et des zones, La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes Et je restais ainsi qu’une femme à genoux, Presqu’île ballottant sur mes bords les querelles Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds ; Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir à reculons... Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau, Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau, Libre, fumant, monté de brumes violettes, Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, Des lichens de soleil et des morves d’azur, Qui courais taché de lunules électriques, Planche folle, escorté des hippocampes noirs, Quand les Juillets faisaient crouler à coups de triques Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs, Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues Le rut des Béhémots et des Maelstroms épais, Fileur éternel des immobilités bleues, Je regrette l’Europe aux anciens parapets. J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles, Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? Mais, vrai, j’ai trop pleuré. Les aubes sont navrantes, Toute lune est atroce et tout soleil amer. L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes. Oh, que ma quille éclate ! oh ! que j’aille à la mer ! Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache Noire et froide où, vers le crépuscule embaumé, Un enfant accroupi, plein de tristesse, lâche Un bateau frêle comme un papillon de mai. Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, Enlever leur sillage aux porteurs de coton, Ni traverser l’orgueil des drapeaux et de flammes, Ni nager sous les yeux horribles des pontons ! Dormeur du val C’est un trou de verdure où chante une rivière Accrochant follement aux herbes des haillons D’argent; où le soleil, de la montagne fière, Luit; c’est un petit val qui mousse de rayons. Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort; il est étendu dans l’herbe, sous la nue, Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme Sourirait un enfant malade, il fait un somme: Nature, berce-le chaudement: il a froid. Les parfums ne font pas frissonner sa narine; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. L’Eternité Elle est retrouvée. Quoi ? - L’Eternité. C’est la mer allée Avec le soleil. Ame sentinelle, Murmurons l’aveu De la nuit si nulle Et du jour en feu. Des humains suffrages, Des communs élans Là tu te dégages Et voles selon. Puisque de vous seules, Braises de satin, Le Devoir s’exhale Sans qu’on dise : enfin. Là pas d’espérance, Nul orietur. Science avec patience, Le supplice est sûr. Elle est retrouvée. Quoi ? - L’Eternité. C’est la mer allée Avec le soleil. Lautréamont (1846-1870) Fils du commis-chancelier au Consulat général de France en Uruguay, Isidore Ducasse a passé son enfance à Montevideo. En 1859, il commence ses études en France au lycée de Tarbes. Après un bref retour en Uruguay, en 1867, il s’installe à Paris. Il publie à compte d’auteur et anonymement le premier des Chants de Maldoror (1868). Ce n’est que l’œuvre complète, imprimée en Belgique (1869), qu’il signera comme Comte de Lautréamont ». Selon certaines sources, il serait mort de phtisie, dans un Paris affolé par la guerre franco-prussienne et la défaite. Le poète sera redécouvert par les symbolistes – Alfred Jarry et Max Waller, directeur de La Jeune Belgique – et par les surréealistes qui verront en lui leur grand prédécesseur.. Les Chants de Maldoror (1868) I, 9 Je me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre. Vous, faites attention à ce qu’elle contient, et gardez-vous de l’impression pénible qu’elle ne manquera pas de laisser, comme une flétrissure, dans vos imaginations troublées. Ne croyez pas que je sois sur le point de mourir, car je ne suis pas encore un squelette, et la vieillesse n’est pas collée à mon front. Écartons en conséquence toute idée de comparaison avec le cygne, au moment où son existence s’envole, et ne voyez devant vous qu’un monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la figure; mais, moins horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un criminel... Assez sur ce sujet. Il n’y a pas longtemps que j’ai revu la mer et foulé le pont des vaisseaux, et mes souvenirs sont vivaces comme si je l’avais quittée la veille. Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me repens déjà de vous offrir, et ne rougissez pas à la pensée de ce qu’est le cœur humain. Ô poulpe, au regard de soie! toi, dont l’âme est inséparable de la mienne; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents ventouses; toi, en qui siègent noblement, comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d’un lien indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n’es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d’aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que j’adore! Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que l’on voit sur le dos meurtri des mousses; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre: j’aime cette comparaison. Ainsi, à ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse, qu’on croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en laissant des ineffaçables traces, sur l’âme profondément ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu’on s’en rende toujours compte, les rudes commencements de l’homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan! Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les petits yeux de l’homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant, l’homme s’est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croit à sa beauté que par amour-propre; mais qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris? Je te salue, vieil océan! Vieil océan, tu es le symbole de l’identité; toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas d’une manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet. Tu n’es pas comme l’homme, qui s’arrête dans la rue, pour voir deux bouledogues s’empoigner au cou, mais, qui ne s’arrête pas, quand un enterrement passe; qui est ce matin accessible et ce soir de mauvaise humeur; qui rit aujourd’hui et pleure demain. Je te salue, vieil océan! Vieil océan, il n’y aurait rien d’impossible à ce que tu caches dans ton sein de futures utilités pour l’homme. Tu lui as déjà donné la baleine. Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles les mille secrets de ton intime organisation; tu es modeste. L’homme se vante sans cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan! II, 9 Ô pou, à la prunelle recroquevillée, tant que les fleuves répandront la pente de leurs eaux dans les abîmes de la mer; tant que les astres graviteront sur le sentier de leur orbite; tant que le vide muet n’aura pas d’horizon; tant que l’humanité déchirera ses propres flancs par des guerres funestes; tant que la justice divine précipitera ses foudres vengeresses sur ce globe égoïste; tant que l’homme méconnaîtra son créateur, et se narguera de lui, non sans raison, en y mêlant du mépris, ton règne sera assuré sur l’univers, et ta dynastie étendra ses anneaux de siècle en siècle. (...) Pour moi, s’il m’est permis d’ajouter quelques mots à cet hymne de glorification, je dirai que j’ai fait construire une fosse, de quarante lieues carrées, et d’une profondeur relative. C’est là que gît, dans sa virginité immonde, une mine vivante de poux. Elle remplit les bas-fonds de la fosse, et serpente ensuite, en larges veines denses, dans toutes les directions. Voici comment j’ai construit cette mine artificielle. J’arrachai un pou femelle aux cheveux de l’humanité. On m’a vu me coucher avec lui pendant trois nuits consécutives, et je le jetai dans la fosse. La fécondation humaine, qui aurait été nulle dans d’autres cas pareils, fut acceptée, cette fois, par la fatalité; et, au bout de quelques jours, des milliers de monstres, grouillant dans un nœud compact de matière, naquirent à la lumière. Ce nœud hideux devint, par le temps, de plus en plus immense, tout en acquérant la propriété liquide du mercure, et se ramifia en plusieurs branches, qui se nourrissent, actuellement, en se dévorant elles-mêmes (la naissance est plus grande que la mortalité), toutes les fois que je ne leur jette pas en pâture un bâtard qui vient de naître, et dont la mère désirait la mort, ou un bras que je vais couper à quelque jeune fille, pendant la nuit, grâce au chloroforme. Tous les quinze ans, les générations de poux, qui se nourrissent de l’homme, diminuent d’une manière notable, et prédisent elles-mêmes, infailliblement, l’époque prochaine de leur complète destruction. Car l’homme, plus intelligent que son ennemi, parvient à le vaincre. Alors, avec une pelle infernale qui accroît mes forces, j’extrais de cette mine inépuisable des blocs de poux, grands comme des montagnes, je les brise à coups de hache, et je les transporte, pendant les nuits profondes, dans les artères des cités. Là, au contact de la température humaine, ils se dissolvent comme aux premiers jours de leur formation dans les galeries tortueuses de la mine souterraine, se creusent un lit dans le gravier, et se répandent en ruisseaux dans les habitations, comme des esprits nuisibles. Le gardien de la maison aboie sourdement, car il lui semble qu’une légion d’êtres inconnus perce les pores des murs, et apporte la terreur au chevet du sommeil. Peut-être n’êtes-vous pas sans avoir entendu, au moins, une fois dans votre vie, ces sortes d’aboiements douloureux et prolongés. Avec ses yeux impuissants, il tâche de percer l’obscurité de la nuit; car, son cerveau de chien ne comprend pas cela. Ce bourdonnement l’irrite, et il sent qu’il est trahi. Des millions d’ennemis s’abattent ainsi, sur chaque cité, comme des nuages de sauterelles. En voilà pour quinze ans. Ils combattront l’homme, en lui faisant des blessures cuisantes. Après ce laps de temps, j’en enverrai d’autres. Quand je concasse les blocs de matière animée, il peut arriver qu’un fragment soit plus dense qu’un autre. Ses atomes s’efforcent avec rage de séparer leur agglomération pour aller tourmenter l’humanité; mais, la cohésion résiste dans sa dureté. Par une suprême convulsion, ils engendrent un tel effort, que la pierre, ne pouvant pas disperser ses principes vivants, s’élance d’elle-même jusqu’au haut des airs, comme par un effet de la poudre, et retombe, en s’enfonçant solidement sous le sol. Parfois, le paysan rêveur aperçoit un aérolithe fendre verticalement l’espace, en se dirigeant, du côté du bas, vers un champ de maïs. Il ne sait d’où vient la pierre. Vous avez maintenant, claire et succincte, l’explication du phénomène. IV, 4 Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon cœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et, quand l’un d’eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu’il ne s’en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille: il serait ensuite capable d’entrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim; il faut que chacun vive. Mais quand un parti déjoue complètement les ruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes; j’y suis habitué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a pris sa place; elle m’a rendu eunuque, cette infâme. Oh! si j’avais pu me défendre avec mes bras paralysés; mais, je crois plutôt qu’ils se sont changés en bûches. Quoi qu’il en soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur de mes testicules; l’épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L’anus a été intercepté par un crabe; encouragé par mon inertie, il garde l’entrée avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal! Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les deux parties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu’il est resté deux monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité. Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive. Oui, oui... je n’y faisais pas attention... votre demande est juste. Vous désirez savoir, n’est-ce pas, comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins? Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement. Charles Cros (1842-1888) Très doué (il passe son bacclauréat à 14 ans), possédant plusieurs langues dont l’hébreu et le sanscrit, Charles Cros est à la fois attiré par la littérature et par les sciences. Il présente plusieurs brevets, mais dont la primauté ou l’exploitation seront attribuées à d’autres : télégraphe automatique, photographie en couleurs, « paléophone » qui deviendra, plus tard, le phonographe d’Edison. Si, en 1871, il collabore au second recueil du Parnasse contemporain, on le trouve également parmi les fondateurs du «Cercle des poètes zutiques » d’où émane un Album Zutique, une caricature des parnassiens, à laquelle participent aussi Verlaine, Rimbaud et Germain Nouveau. Charles Cros meurt inconnu et misérable. Sa poésie est ironique, provocatrice, mais aussi subtile, plongé dans une intériorité symboliste. Le cofret de santal (1873, 1879) Le hareng saur Il était un grand mur blanc — nu, nu, nu, Contre le mur une échelle — haute, haute, haute, Et, par terre, un hareng saur — sec, sec, sec. Il vient, tenant dans ses mains — sales, sales, sales, Un marteau lourd, un grand clou — pointu, pointu, pointu, Un peloton de ficelle — gros, gros, gros. Alors il monte à l’échelle — haute, haute, haute, Et plante le clou pointu — toc, toc, toc, Tout en haut du grand mur blanc — nu, nu, nu. Il laisse aller le marteau — qui tombe, qui tombe, qui tombe, Attache au clou la ficelle — longue, longue, longue, Et, au bout, le hareng saur — sec, sec, sec. II redescend de l’échelle — haute, haute, haute, L’emporte avec le marteau — lourd, lourd, lourd; Et puis, il s’en va ailleurs, — loin, loin, loin. Et, depuis, le hareng saur — sec, sec, sec, Au bout de cette ficelle — longue, longue, longue Très lentement se balance — toujours, toujours, toujours. J’ai composé cette histoire — simple, simple, simple, Pour mettre en fureur les gens — graves, graves, graves, Et amuser les enfants — petits, petits, petits. Intérieur «Joujou, pipi, caca, dodo. » «Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do.» Le moutard gueule, et sa sœur tape Sur un vieux clavecin de Pape. Le père se rase au carreau Avant de se rendre au bureau. La mère émiette une panade Qui mijote, gluante et fade, Dans les cendres. Le fils aîné Cire, avec un air étonné, Les souliers de toute la troupe, Car, ce soir même, après la soupe, Ils iront autour de Musard Et ne rentreront pas trop tard; Afin que demain l’on s’éveille Pour une existence pareille. «Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do.» «Joujou, pipi, caca, dodo.» Heures sereines J’ai pénétré bien des mystères Dont les humains sont ébahis: Grimoires de tous les pays, Etres et lois élémentaires. Les mots morts, les nombres austères Laissaient mes espoirs engourdis; L’amour m’ouvrit ses paradis Et l’étreinte de ses panthères. Le pouvoir magique à mes mains Se dérobe encore. Aux jasmins Les chardons ont mêlé leurs haines. Je n’en pleure pas; car le Beau Que je rêve, avant le tombeau, M’aura fait des heures sereines. Moi, je vis la vie... Moi, je vis la vie à côté, Pleurant alors que c’est la fête. Les gens disent : « Comme il est bête! » En somme je suis mal coté. J’allume le feu dans l’été, Dans l’usine je suis poète; Pour les pitres je fais la quête. Qu’importe! J’aime la beauté. Beauté des pays et des femmes, Beauté des vers, beauté des flammes, Beauté du bien, beauté du mal. J’ai trop étudié les choses; Le temps marche d’un pas normal : Des roses, des roses, des roses! Hiéroglyphe J’ai trois fenêtres à ma chambre : L’amour, la mer, la mort, Sang vif, vert calme, violet. Ô femme, doux et lourd trésor! Froids vitraux, cloches, odeurs d’ambre, La mer, la mort, l’amour, Ne sentir que ce qui me plaît.... Femme, plus claire que le jour! Par ce soir doré de septembre, La mort, l’amour, la mer, Me noyer dans l’oubli complet. Femme, femme, cercueil de chair! Jean Richepin (1849-1926) Fils de médecin et brillant intellectuel (École Normale Supérieure, licence ès lettres), il a mené une vie turbulente : engagé volontaire au moment de la guerre franco-prussienne, puis communard ; professeur, matelot, docker, acteur, mais aussi poète, dramaturge et romancier. La révolte contre la société s’inscrit dans la stylisation du sujet lyrique en marginal, réprouvé, prolétaire ou mendiant qui s’exprime souvent en argot. La Chanson des gueux (1876) lui vaut la notoriété, confirmée par son oeuvre : recueils Les Blasphèmes (1884), Mes paradis (1894), drames L’Étoile (1873), Le Chemineau (1897), romans La Glu, (1881), Miarka, la fille à l’ourse (1883). Ce révolté du Quartier Latin entre à l’Académie française en 1909. La Chanson des gueux (1876) Sonnet ivre Pourtant, quand on est las de se crever les yeux, De se creuser le front, de se fouiller le ventre, Sans trouver de raison à rien, lorsque l’on rentre Fourbu d’avoir plané dans le vide des cieux, Il faut bien oublier les désirs anxieux, Les espoirs avortés, et dormir dans son antre Comme une bête, ou boire à plus soif comme un chantre, Sans penser. Soûlons-nous, buveurs silencieux! Oh! les doux opiums, l’abrutissante extase! Bitter, grenat brûlé, vermouth, claire topaze, Absinthe, lait troublé d’émeraude... Versez! Versez, ne cherchons plus les effets ni les causes! Les gueules du couchant dans nos coeurs terrassés Vomissent de l’absinthe entre leurs lèvres roses. Sonnet morne Il pleut et le vent vient du nord. Tout coule. Le firmament crève. Un bon temps pour noyer son rêve Dans l’océan noir de la mort! Noyons-le. C’est un chien qui mord. Houp! lourde pierre et corde brève! Et nous aurons enfin la trêve, Le sommeil sans voeu ni remord. Mais on est lâche; on se décide À retarder le suicide; On lit; on bâille; on fait des vers; On écoute, en buvant des litres, La pluie avec ses ongles verts Battre la charge sur les vitres. Pauvre aveugle J’suis ben vieux, j’ai p’us d’z yeux. Si j’ mourais, ça vaudrait mieux. Si j’ mourais, j’ s’rais content.... Un p’tit sou en attendant ! Quoi qu’ ça f’rait, c’ qu’on m’donn’rait ? Ça n’ pourrait m’ donner qu’ du r’gret. J’ai p’us b’soin, et c’pendant Un p’tit sou en attendant ! Du pain sec, rien avec, Ça n’ pass’ p’us dans mon pauv’ bec. C’est trop dur. J’ai qu’ein’ dent. Un p’tit sou en attendant ! J’vas mouri, que j’ vous dis. J’vas monter en paradis. J’ vas mouri dans l’instant Un p’tit sou en attendant ! Ballade du rôdeur de Paris Bon sang d’ bon Dieu ! quel turbin ! J’ viens d’ mett’ mon pied dan’ eun’ flaque : C’est l’hasard qui m’offre un bain. Vlan ! v’là l’ vent qui m’ fiche eun’ claque. Fait vraiment un froid d’attaque. Quand j’ pens’ que j’ suis pas couvert. Et qu’ j’ai pas d’ poils comme un braque ! C’est pas rigolo, l’hiver. R’mouchez-moi un peu c’ larbin Sous sa fourrure ed’ cosaque. Comme i’ pu’ bon l’eau d’ Lubin ! I’ s’ gour’ dans son col qui craque Comme un’ areng dans sa caque. Oh ! la ! la ! c’t’ habillé d’ vert ! Oui, mais moi, v’là que j’ me plaque. C’est pas rigolo, l’hiver. Et ç’uilà, l’est pas lambin. Non de nom ! comme i’ s’ détraque, Avec son bec-ed’-corbin Et son londrès neuf qu’i’ sacque ! Tiens ! i’ rent’ dans sa baraque. La mienne est à ciel ouvert. Avec un parquet d’ déflaque. C’est pas rigolo, l’hiver. ENVOI Prince, il fait nuit ; l’ ciel s opaque. Viens-tu ? J’ vas poisser d’ l’auber.... Au bagn’ j’aurai eun’ casaque ! C’est pas rigolo, l’hiver. Symbolisme Stéphane Mallarmé (1842-1898) Ce révolutionnaire de la poésie a mené une vie opposée aux aventures de Rimbaud et aux déboires de Verlaine. Après ses études secondaires au lycée de Sens, il enseigne l’anglais, chahuté par ses élèves, dans divers collèges et lycées – Tournon, Besançon, Avignon et Paris où il est nommé en 1871. Sa vraie vie, et sa passion, est la poésie après la découverte, en 1861, des Fleurs du mal. L’exemple de Baudelaire sera pour lui déterminant : aussi n’est-ce pas sans mal qu’il réussit à se libérer de ce modèle. Dès 1866 il participe au Parnasse contemporain, mais il reste peu connu, apprécié seulement par une élite très restreinte. La situation change en 1884, grâce aux Poètes maudits de Verlaine et au roman À rebours de Joris-Karl Huysmans. La jeunesse symboliste qui fréquente ses mardis dans son appartement de la rue de Rome le vénère comme maître. Sa conception de la poésie et de l’art dramatique sera décisive dans la formulation des nouvelles idées esthétiques. L’Azur De l’éternel azur la sereine ironie Accable, belle indolemment comme les fleurs, Le poète impuissant qui maudit son génie À travers un désert stérile de Douleurs. Fuyant, les yeux fermés, je le sens qui regarde Avec l’intensité d’un remords atterrant, Mon âme vide. Où fuir ? Et quelle nuit hagarde Jeter, lambeaux, jeter sur ce mépris navrant ? Brouillards, montez ! Versez vos cendres monotones Avec de longs haillons de brume dans les deux Qui noiera le marais livide des automnes Et bâtissez un grand plafond silencieux ! Et toi, sors des étangs léthéens et ramasse En t’en venant la vase et les pâles roseaux. Cher Ennui, pour boucher d’une main jamais lasse Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux. Encor ! que sans répit les tristes cheminées Fument, et que de suie une errante prison Éteigne dans l’horreur de ses noires traînées Le soleil se mourant jaunâtre à l’horizon ! - Le Ciel est mort. - Vers toi, j’accours ! donne, ô matière, L’oubli de l’Idéal cruel et du Péché À ce martyr qui vient partager la litière Où le bétail heureux des hommes est couché, Car j’y veux, puisque enfin ma cervelle, vidée Comme le pot de fard gisant au pied du mur, N’a plus l’art d’attifer la sanglotante idée, Lugubrement bâiller vers un trépas obscur... En vain ! l’Azur triomphe, et je l’entends qui chante Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus Nous faire peur avec sa victoire méchante, Et du métal vivant sort en bleus angélus ! Il roule par la brume, ancien et traverse Ta native agonie ainsi qu’un glaive sûr ; Où fuir dans la révolte inutile et perverse ? Je suis hanté. L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre Ce lac dur oublié que hante sous le givre Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ! Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui Magnifique mais qui sans espoir se délivre Pour n’avoir pas chanté la région où vivre Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui. Tout son col secouera cette blanche agonie Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie, Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris. Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne, Il s’immobilise au songe froid de mépris Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne. Le tombeau d’Edgar Allan Poe Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change. Le poète suscite avec un glaive nu Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu Que la mort triomphait dans cette voix étrange ! Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange Donner un sens plus pur aux mots de la tribu, Proclamèrent très haut le sortilège bu Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange. Du sol et de la nue hostiles, ô grief ! Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne , Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur , Que ce granit du moins montre à jamais sa borne Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur ! Jules Laforgue (1860-1887) Comme Lautréamont, il est né à Montevideo dans une famille nombreuse (onze enfants), émigrée pour faire fortune. Comme Lautréamont il a fait ses études à Tarbes, d’où son père était originaire. Après ces études avortées, il mène une vie relativement difficile. À Paris, il est membre du groupe littéraire des Hydropathes qui rassemble les futurs symbolistes. En 1881, il obtient à Berlin le poste de lecteur personnel de l’impératrice Augusta de Saxe-Weimar-Eisenach. Ce poste lui permet de soutenir sa nombreuse parenté. Il quitte ce poste pour épouser une jeune Anglaise, Leah Lee. Le jeune couple rentre de Londres à Paris où le poète, atteint de phtisie, meurt. Laforgue est de ceux, parmi les symbolistes, qui ont contribué à accréditer le vers libre. Derniers vers (1890) L’Hiver qui vient Blocus sentimental ! Messageries du Levant !... Oh ! tombée de la pluie ! Oh ! tombée de la nuit, Oh ! le vent !... La Toussaint, la Noël et la Nouvelle Année, Oh ! dans les bruines, toutes mes cheminées !... D’usines... On ne peut plus s’asseoir, tous tes bancs sont mouillés ; Crois-moi, c’est bien fini jusqu’à l’année prochaine, Tant les bancs sont mouillés, tant les bois sont rouillés, Et tant les cors ont fait ton ton, ont fait ton taine !... Ah ! nuées accourues des côtes de la Manche, Vous nous avez gâté notre dernier dimanche. Il bruine; Dans la forêt mouillée, les toiles d’araignées Ploient sous les gouttes d’eau, et c’est leur ruine. Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles Des spectacles agricoles, Où êtes-vous ensevelis ? Ce soir un soleil fichu gît au haut du coteau, Gît sur le flanc, dans les genêts, sur son manteau : Un soleil blanc comme un crachat d’estaminet Sur une litière de jaunes genêts, De jaunes genêts d’automne. Et les cors lui sonnent! Qu’il revienne... Qu’il revienne à lui ! Taïaut ! taïaut ! et hallali ! O triste antienne, as-tu fini !... Et font les fous!... Et il gît là, comme une glande arrachée dans un cou, Et il frissonne, sans personne !.. Allons, allons, et hallali! C’est l’Hiver bien connu qui s’amène ; Oh ! les tournants des grandes routes, Et sans petit Chaperon Rouge qui chemine!... Oh ! leurs ornières des chars de l’autre mois. Montant en donquichottesques rails Vers les patrouilles des nuées en déroute Que le vent malmène vers les transatlantiques bercails!... Accélérons, accélérons, c’est la saison bien connue, cette fois. Et le vent, cette nuit, il en a fait de belles ! O dégâts, ô nids, ô modestes jardinets ! Mon coeur et mon sommeil ; ô échos des cognées.. Tous ces rameaux avaient encor leurs feuilles vertes, Les sous-bois ne sont plus qu’un fumier de feuilles mortes ; Feuilles, folioles, qu’un bon vent vous emporte Vers les étangs par ribambelles, Ou pour le feu du garde-chasse, Ou les sommiers des ambulances Pour les soldats loin de la France. C’est la saison, c’est la saison, la rouille envahit les masses, La rouille ronge en leurs spleens kilométriques Les fils télégraphiques des grandes routes où nul ne passe. Les cors, les cors, les cors — mélancoliques !... Mélancoliques !... S’en vont, changeant de ton, Changeant de ton et de musique, Ton ton, ton taine, ton ton !... Les cors, les cors, les cors... S’en sont allés au vent du Nord. Je ne puis plus quitter ce ton : que d’échos !... C’est la saison, c’est la saison, adieu vendanges !... Voici venir les pluies d’une patience d’ange. Adieu vendanges, et adieu tous les paniers. Tous les paniers Watteau des bourrées sous les marronniers. C’est la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre. C’est ta tisane sans le foyer. La phtisie pulmonaire attristant le quartier, Et toute la misère des grands centres. Mais, lainages, caoutchoucs, pharmacie, rêve, Rideaux écartés du haut des balcons des grèves Devant l’océan de toitures des faubourgs, Lampes, estampes, thé, petits-fours, Serez-vous pas mes seules amours! (Oh ! et puis, est-ce que tu connais, outre les pianos. Le sobre et vespéral mystère hebdomadaire Des statistiques sanitaires Dans les journaux ?) Non, non ! c’est la saison et la planète falote! Que l’autan, que l’autan Effiloche les savates que le Temps se tricote ! C’est la saison. Oh déchirements ! c’est la saison ! Tous les ans, tous les ans, J’essuierai en choeur d’en donner la note. Alfred Jarry (1873-1907) Il faut rappeler que l’auteur d’Ubu roi (1888), des Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien et du Surmâle (1902) est un poète symboliste délicat. Si, au lycée de Rennes, son professeur Hébert devient le modèle du personnage d’Ubu, au lycée Henri IV à Paris il aura pour professeur le philosophe Henri Bergson et pour condisciples le poète Léon Paul Fargue et le critique Albert Thibaudet. Il publie dans les revues symbolistes et dès 1896, il devient collaborateur de Lugné-Poë au Théâtre de l’Oeuvre. Provocateur, libertin, il se retrouve en marge de la société. Malgré le soutien d’Octave Mirbeau et d’autres amis, il connaît une gêne financière qui ne le quittera plus jusqu’à la mort, d’une méningite tuberculeuse. Fidèle à son humour noir, il aurait demandé comme dernière volonté sur son lit de mort – un cure-dent. Minutes de Sable mémorial (1894) La régularité de la châsse Pris Dans l’eau calme de granit gris, nous voguons sur la lagune dolente. Notre gondole et ses feux d’or dort lente. Clair, un vol d’esprits flotte dans l’air : corps aériens transparents, blancs linges, inquiétants regards dardés des sphinges. Et le criblant d’un jeu de palet, fins disques, brillez au toit gris des limbes mornes et des souvenirs feus, bleus nimbes... La gondole spectre que hala la mort sous les ponts de pierre en ogive, illuminant son bord brodé dé- rive. Maurice Maeterlinck (1862-1949) Originaire de la grande bourgeoisie flamande de Gand, catholique et francophone, juriste de formation il exerce le métier d’avocat avant de se tourner vers la littérature. Sa belgitude se traduit dans sa double orientation culturelle, latine et française d’une part, et flamande et germanique d’autre part. L’influence du mystique flamand du 14^e siècle, Ruysbroeck l’Admirable, dont il traduit les écrits, se conjugue avec son admiration pour Novalis, son rationalisme ne lui interdit pas de s’intéresser à Schoppenhauer et à la philosophie allemande. Plus que sa poésie (Serres chaudes, 1889), c’est le théâtre qui lui vaut la célébrité. La Princesse Maleine (1889) est saluée par un retentissant article d’Octave Mirbeau dans Le Figaro, en 1890. Suivent L’Intruse (1890), Les Aveugles (1890) et surtout Pelléas et Mélisande (1893), mise en scène par Lugné-Poë, et que Claude Debussy complètera par sa musique en 1902. Les pièces de Maeterlinck représentent le type même du théâtre symboliste : intrigue et action affaiblies, dialogue non-conflictuel, dédramatisé, réduction de l’effet de réel, langue poétique, spectacle du drame spirituel. En 1911 Maeterlinck reçoit le Prix Nobel de littérature. Pelléas et Mélisande (1893) acte III, scène 2 Pelléas, en bas de la tour, observe Mélisande qui, à sa fenêtre, en pleine nuit, peigne ses cheveux. La scène est à la fois érotique et mystique. La jalousie de Golaud, époux de Mélisande, présage le meurtre. PELLÉAS : Que fais-tu là à la fenêtre en chantant comme un oiseau qui n’est pas d’ici ? MÉLISANDE: J’arrange mes cheveux pour la nuit. PELLÉAS : C’est là ce que je vois sur le mur ?... Je croyais que c’était un rayon de lumière... MÉLISANDE: J’ai ouvert la fenêtre; la nuit me semblait belle... PELLÉAS : Il y a d’innombrables étoiles; je n’en ai jamais vu autant que ce soir... Mais la lune est encore sur la mer... Ne reste pas dans l’ombre, Mélisande, penche-toi un peu, que je voie tes cheveux dénoués. (Elle se penche). PELLÉAS : Oh! Mélisande!... Oh! tu es belle!... tu es belle ainsi!... penche-toi ! penche-toi !... laisse-moi venir plus près de toi... MÉLISANDE: Je ne puis pas venir plus près... Je me penche tant que je peux... PELLÉAS : Je ne peux plus monter plus haut... donne-moi du moins ta main ce soir... avant que je m’en aille... Je pars demain... MÉLISANDE: Non, non, non... pelléas: Si, si, je pars, je partirai demain... donne-moi ta main, ta petite main sur mes lèvres.. MÉLISANDE: Je ne te donne pas ma main si tu pars... PELLÉAS : Donne, donne... MÉLISANDE: Tu ne partiras pas ?... Je vois une rose dans les ténèbres... PELLÉAS : Où donc ? Je ne vois que les branches du saule qui dépassent le mur. MÉLISANDE: Plus bas, plus bas, dans le jardin; là-bas, dans le vert sombre. PELLÉAS : Ce n’est pas une rose... J’irai voir tout à l’heure, mais donne-moi ta main d’abord, d’abord ta main... MÉLISANDE : Voilà, voilà... je ne puis me pencher davantage... PELLÉAS : Mes lèvres ne peuvent pas atteindre ta main... MÉLISANDE: Je ne puis pas me pencher davantage... Je suis sur le point de tomber... — Oh ! oh ! mes cheveux descendent de la tour !.., (Sa chevelure se révulse tout à coup, tandis qu’elle se penche, et inonde Pelléas). PELLÉAS : Oh ! Oh ! qu’est-ce que c’est ?... Tes cheveux, tes cheveux descendent vers moi!... Toute ta chevelure, Mélisande, toute ta chevelure est tombée de la tour!... Je la tiens dans mes mains, je la touche des lèvres... Je la tiens dans les bras, je la mets autour de mon cou... Je n’ouvrirai plus les mains cette nuit... MÉLISANDE : Laisse-moi ! laisse-moi !... Tu vas me faire tomber !... PELLÉAS : Non, non, non... je n’ai jamais vu de cheveux comme les tiens, Mélisande!,.. Vois, vois; ils viennent de si haut et m’inondent jusqu’au cœur... Ils sont tièdes et doux comme s’ils venaient du ciel!... Je ne vois plus le ciel à travers tes cheveux et leur belle lumière me cache sa lumière !... Regarde, regarde donc, mes mains ne peuvent plus les contenir... Ils me fuient, ils me fuient jusqu’aux branches du saule... Ils s’échappent de toutes parts... Ils tressaillent, ils s’agitent, ils palpitent dans mes mains comme des oiseaux d’or ; et ils m’aiment, ils m’aiment mille fois mieux que toi !... MÉLISANDE: Laisse-moi, laisse-moi, quelqu’un pourrait venir... PELLÉAS : Non, non. non; je ne te délivre pas cette nuit... Tu es ma prisonnière cette nuit ; toute la nuit, toute la nuit... MÉLISANDE; Pelléas! Pelléas... PELLÉAS : Tu ne t’en iras plus... Entends-tu mes baisers ?... Ils s’élèvent le long des mille mailles d’or... Il faut que chacune d’elles t’en apporte un millier; et en retienne autant pour t’embrasser encore quand je n’y serai plus... Tu vois, tu vois, je puis ouvrir les mains... Tu vois, j’ai les mains libres et tu ne peux m’abandonner... (Des colombes sortent de la tour et volent autour d’eux dans la nuit). MÉLISANDE: Qu’y a-t-il,Pelléas? Qu’est-ce qui vole autour de moi ? pEllÉas: Ce sont les colombes qui sortent de la tour... je les ai effrayées; elles s’envoient... MÉLISANDE : Ce sont mes colombes. — Allons-nous en, laisse-moi ; elles ne reviendraient plus... PELLÉAS : Pourquoi ne reviendraient-elles plus? MÉLISANDE: Elles se perdront dans l’obscurité... Laisse-moi relever la tête... J’entends un bruit de pas... Laisse-moi! — C’est Golaud !... Je crois que c’est Golaud !... Il nous a entendus... PELLÉAS : Attends! Attends!... Tes cheveux sont mêlés aux branches... Attends, Attends !... Il fait noir...(Entre Golaud par le chemin de ronde). golaud: Que faites-vous ici? PELLÉAS : Ce que je fais ici... Je... golaud: Vous êtes des enfants... Mélisande, ne te penche pas ainsi à la fenêtre, tu vas tomber... Vous ne savez pas qu’il est tard ? Il est près de minuit. — Ne jouez pas ainsi dans l’obscurité. Vous êtes des enfants... (Riant nerveusement) Quels enfants !... Quels enfants !... (Il sort avec Pelléas). Prose réaliste Honoré de Balzac (1799-1850) Fils d’un administrateur de l’hospice et aîné de quatre enfants, il suit d’abord la voie juridique de son père. Clerc chez un avoué, il commence ses études de droit, mais il suit aussi des cours de philosophie à la Sorbonne. Sa première grande entreprise littéraire – le drame Cromwell (1821) est un échec. Il tente sa chance dans le roman d’aventures, en collaboration ou sous pseudonyme (1821-1825), puis il se lance dans les affaires en achetant une imprimerie et en s’associant à un libraire. Le désastre financier (1828) l’obligera à écrire roman sur roman pour vivre, payer ses dettes. En 20 ans il publiera quelques 90 romans, 30 contes, 5 pièces de théâtre. L’esprit de système qu’il puisera notamment chez le naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire (influence du milieu), chez le physiologiste Johann Kaspar Lavater ou le criminologue Cesare Lombroso, n’est pas la seule caractéristique de la méthode balzacienne. Parmi les sciences qui attirent Balzac, il y a aussi les idées du théologien suédois Swedenborg ou bien celles de Franz-Anton Mesmer, théoricien du magnétisme animal : l’occultisme de Balzac est patent surtout dans le cycle des Études philosophiques et dans ses contes fantastiques. Ce manque d’orthodoxie religieuse lui vaut, jusqu’en 1900, la mise à l’Index librorum prohibitorum du Vatican, de l’ensemble de l’oeuvre. En 1842, Balzac ordonne en système ses proses sous le titre de Comédie humaine répartie en Études de moeurs (à leur tour subdivisées en Scènes de la vie privée, de province, parisienne, politique, militaire et de campagne), Études philosophiques et Études analytiques. Plus de 2000 personnages forment tout un univers, résultat d’une entreprise titanesque. La Cousine Bette (1846) L’incipit du roman illustre la méthode balzacienne : la description met en place l’espace-temps (le milieu) et la caractérologie des personnages (les actants) avant que l’action ne se déclenche. Vers le milieu du mois de juillet de l’année 1838, une de ces voitures nouvellement mises en circulation sur les places de Paris, et nommées des milords, cheminait, rue de l’Université, portant un gros homme de taille moyenne, en uniforme de capitaine de la garde nationale. Dans le nombre de ces Parisiens accusés d’être si spirituels, il s’en trouve qui se croient infiniment mieux en uniforme que dans leurs habits ordinaires, et qui supposent chez les femmes des goûts assez dépravés pour imaginer qu’elles seront favorablement impressionnées à l’aspect d’un bonnet à poil et par le harnais militaire. La physionomie de ce capitaine, appartenant à la deuxième légion, respirait un contentement de lui-même qui faisait resplendir son teint rougeaud et sa figure passablement joufflue. À cette auréole que la richesse acquise dans le commerce met au front des boutiquiers retirés, on devinait l’un des élus de Paris, au moins ancien adjoint de son arrondissement. Aussi, croyez que le ruban de la Légion d’honneur ne manquait pas sur la poitrine, crânement bombée à la prussienne. Campé fièrement dans le coin du milord, cet homme décoré laissait errer son regard sur les passants qui souvent, à Paris, recueillent ainsi d’agréables sourires adressés à de beaux yeux absents. Le milord arrêta dans la partie de la rue comprise entre la rue de Bellechasse et la rue de Bourgogne, à la porte d’une grande maison nouvellement bâtie sur une portion de la cour d’un vieil hôtel à jardin. On avait respecté l’hôtel, qui demeurait dans sa forme primitive au fond de la cour diminuée de moitié. À la manière seulement dont le capitaine accepta les services du cocher pour descendre du milord, on eût reconnu le quinquagénaire. Il y a des gestes dont la franche lourdeur a toute l’indiscrétion d’un acte de naissance. Le capitaine remit son gant jaune à sa main droite, et, sans rien demander au concierge, se dirigea vers le perron du rez-de-chaussée de l’hôtel d’un air qui disait: «Elle est à moi.» Les portiers de Paris ont le coup d’oeil savant, ils n’arrêtent point les gens décorés, vêtus de bleu, à démarche pesante, enfin ils connaissent les riches. Ce rez-de-chaussée était occupé tout entier par monsieur le baron Hulot d’Ervy, commissaire ordonnateur sous la république, ancien intendant général d’armée, et alors directeur d’une des plus importantes administrations du ministère de la guerre, conseiller d’État, grand officier de la Légion d’honneur, etc., etc. Ce baron Hulot s’était nommé lui-même d’Ervy, lieu de sa naissance, pour se distinguer de son frère, le célèbre général Hulot, colonel des grenadiers de la garde impériale, que l’empereur avait créé comte de Forzheim, après la campagne de 1809. Le frère aîné, le comte, chargé de prendre soin de son frère cadet, l’avait, par prudence paternelle, placé dans l’administration militaire, où, grâce à leurs doubles services, le baron obtint et mérita la faveur de Napoléon. Dès 1807, le baron était intendant général des armées en Espagne. Après avoir sonné, le capitaine bourgeois fit de grands efforts pour remettre en place son habit, qui s’était autant retroussé par derrière que par devant, poussé par l’action d’un ventre pyriforme. Admis aussitôt qu’un domestique en livrée l’eût aperçu, cet homme important et imposant suivit le domestique qui dit en ouvrant la porte du salon: - Monsieur Crevel! En entendant ce nom admirablement approprié à la tournure de celui qui le portait, une grande femme blonde, très bien conservée, parut avoir reçu comme une commotion électrique et se leva. - Hortense, mon ange, va dans le jardin avec ta cousine Bette, dit-elle vivement à sa fille qui brodait à quelques pas d’elle. Après avoir gracieusement salué le capitaine, mademoiselle Hortense Hulot sortit par une porte-fenêtre, en emmenant avec elle une vieille fille sèche qui paraissait plus âgée que la baronne, quoiqu’elle eût cinq ans de moins. - Il s’agit de ton mariage, dit la cousine Bette à l’oreille de sa petite cousine Hortense, sans paraître offensée de la façon dont la baronne s’y prenait pour les renvoyer, en la comptant pour presque rien. La mise de cette cousine eût au besoin expliqué ce sans-gêne. Cette vieille fille portait une robe de mérinos, couleur raisin de Corinthe, dont la coupe et les liserés dataient de la restauration, une collerette brodée qui pouvait valoir trois francs, un chapeau de paille cousue à coques de satin bleu bordées de paille comme on en voit aux revendeuses de la halle. À l’aspect de souliers en peau de chèvre dont la forme annonçait un cordonnier du dernier ordre, un étranger aurait hésité à saluer la cousine Bette comme une parente de la maison, car elle ressemblait tout à fait à une couturière en journée. Néanmoins, la vieille fille ne sortit pas sans faire un petit salut affectueux à monsieur Crevel, auquel ce personnage répondit par un signe d’intelligence. - Vous viendrez demain, n’est-ce pas, mademoiselle Fischer? dit-il. - Vous n’avez pas de monde ? demanda la cousine Bette. - Mes enfants et vous, et voilà tout, répliqua le visiteur. - Bien, répondit-elle, comptez alors sur moi. - Me voici, madame, à vos ordres, dit le capitaine de la milice bourgeoise en saluant de nouveau la baronne Hulot. Facino Cane (1836) Le narrateur, à la première personne, montre la puissance de l’imaginaire balzacien, à l’oeuvre. Les deux époux comptaient l’argent qui leur serait payé le lendemain, ils le dépensaient de vingt manières différentes. C’était alors des détails de ménage, des doléances sur le prix excessif des pommes de terre, ou sur la longueur de l’hiver et le renchérissement des mottes, des représentations énergiques sur ce qui était dû au boulanger ; enfin des discussions qui s’envenimaient, et où chacun d’eux déployait son caractère en mots pittoresques. En entendant ces gens, je pouvais épouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs soutiers percés ; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme, ou mon âme passait dans la leur. C’était le rêve d’un homme éveillé. Je m’échauffais avec eux contre les chefs d’atelier qui les tyrannisaient, ou contre les mauvaises pratiques qui les faisaient revenir plusieurs fois sans les payer. Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l’ivresse des facultés morales, et jouer ce jeu à volonté, telle était ma distraction. À quoi dois-je ce don ? Est-ce une seconde vue ? est-ce une de ces qualités dont l’abus mènerait à la folie ? Je n’ai jamais recherché les causes de cette puissance ; je la possède et m’en sers, voilà tout. Sachez seulement que, dès ce temps, j’avais décomposé les éléments de cette masse hétérogène nommée le peuple, que je l’avais analysée de manière à pouvoir évaluer ses qualités bonnes ou mauvaises. Je savais déjà de quelle utilité pourrait être ce faubourg, ce séminaire de révolutions qui renferme des héros, des inventeurs, des savants pratiques, des coquins, des scélérats, des vertus et des vices, tous comprimés par la misère, étouffés par la nécessité, noyés dans le vin, usés par les liqueurs fortes. Vous ne sauriez imaginer combien d’aventures perdues, combien de drames oubliés dans cette ville de douleur ! Combien d’horribles et belles choses ! L’imagination n’atteindra jamais au vrai qui s’y cache et que personne ne peut aller découvrir ; il faut descendre trop bas pour trouver ces admirables scènes ou tragiques ou comiques, chefs-d’œuvre enfantés par le hasard. Stendhal (1783-1842) Plusieurs éléments nous permettent d’approcher, pour mieux la comprendre, la personnalité de l’écrivain: intelligence critique aiguisée par l’esprit rationaliste du 18^e siècle, sensibilité aux relations sociales et à la psychologie, dont le fondement est une enfance malheureuse – perte de la mère, révolte contre un père, une tante et un précepteur autoritaires, individualisme et sensibilité romantiques qui composeront son égotisme. Dès son enfance, il se prend à détester la religion et la monarchie. Il rêve de gloire qu’il associe à la carrière militaire et administrative dans l’armée et l’intendance de l’Empire napoléonien (1800-1814). À défaut de l’armée, il y a la littérature et la réussite mondaine dans les salons parisiens. À la chute de Napoléon, Henri Beyle s’installe en Italie dont il était tombé amoureux lors de sa première campagne militaire en 1800. Durant sa période parisienne (1821-1830), Stendhal fréquente les salons, entre autres celui de Destutt de Tracy, il s’engage dans la bataille romantique avec Racine et Shakespeare (1823), il tente une première percée, sans succès, avec un roman d’analyse Armance (1827) avant de s’imposer avec Le Rouge et le noir (1830). Le régime libéral de la Monarchie de Juillet redonne à Stendhal la chance d’être réintégré dans l’administration diplomatique (1830-1842) : il est nommé consul à Trieste, puis à Civittà Vecchia, postes insignifiants qui offrent les loisirs nécessaires à l’écriture. Il meurt terrassé d’une crise cardiaque, sur un trottoir de Paris. Le Rouge et le noir (1830) livre II, chapitre 17 L’amour de Mathilde naît de ses rêves héroïques, mi-romantiques, mi-aristocratiques et qui se heurtent à la fierté et l’amour propre de Julien. Des deux côtés il s’agit d’une méprise de soi et de l’autre. M. de La Mole était sorti. Plus mort que vif, Julien alla l’attendre dans la bibliothèque. Que devint-il en y trouvant mademoiselle de La Mole ? En le voyant paraître, elle prit un air de méchanceté auquel il lui fut impossible de se méprendre. Emporté par son malheur, égaré par la surprise, Julien eut la faiblesse de lui dire, du ton le plus tendre et qui venait de l’âme : - Ainsi, vous ne m’aimez plus ? - J’ai horreur de m’être livrée au premier venu, dit Mathilde, en pleurant de rage contre elle-même. - Au premier venu! s’écria Julien, et il s’élança sur une vieille épée du moyen âge qui pendait dans la bibliothèque comme une curiosité. Sa douleur, qu’il croyait extrême au moment où il avait adressé la parole à mademoiselle de La Mole, venait d’être centuplée par les larmes de honte qu’il lui voyait répandre. Il eût été le plus heureux des hommes de pouvoir la tuer. Au moment où il venait de tirer l’épée, avec quelque peine, de son fourreau antique, Mathilde, heureuse d’une sensation si nouvelle, s’avança fièrement vers lui ; ses larmes s’étaient taries. L’idée du marquis de La Mole, son bienfaiteur, se présenta vivement à Julien. Je tuerais sa fille ! se dit-il, quelle horreur ! Il fit un mouvement pour jeter l’épée. Certainement, pensa-t-il, elle va éclater de rire à la vue de ce mouvement de mélodrame : il dut à cette idée le retour de tout, son sang-froid. Il regarda la lame de la vieille épée curieusement et comme s’il y eût cherché quelque tache de rouille, puis la remit dans le fourreau, et avec la plus grande tranquillité la replaça au clou de bronze doré qui la soutenait. Tout ce mouvement, fort lent sur la fin, dura bien une minute; mademoiselle de La Mole le regardait étonnée : J’ai donc été sur le point d’être tuée par mon amant ! se disait-elle. Cette idée la transportait dans les plus belles années du siècle de Charles IX et de Henri III. Elle était immobile, debout et comme plus grande que de coutume devant Julien qui venait de replacer l’épée, elle le regardait avec des yeux d’où la haine s’était éclipsée. Il faut convenir qu’elle était bien séduisante en ce moment; certainement jamais femme n’avait moins ressemblé à une poupée parisienne (ce mot était la grande objection de Julien, contre les femmes de ce pays). Je vais retomber dans quelque faiblesse pour lui, pensa Mathilde; c’est bien pour le coup qu’il se croirait mon seigneur et maître, après une rechute, et au moment précis où je viens de lui parler si ferme. Elle s’enfuit. (...) livre II, chapitre 35 La tentative de meurtre de Julien est narrée avec une rapidité étonante, en raccourci, qui souligne la justesse de l’analyse psychologique. Julien était parti pour Verrières. Dans cette route rapide, il ne put écrire à Mathilde comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le papier que des traits illisibles. Il arriva à Verrières un dimanche matin. Il entra chez l’armurier du pays, qui l’accabla de compliments sur sa récente fortune. C’était la nouvelle du pays. Julien eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu’il voulait une paire de pistolets. L’armurier, sur sa demande, chargea les pistolets. Les trois coups sonnaient; c’est un signal bien connu dans les villages de France, et qui, après les diverses sonneries de la matinée, annonce le commencement immédiat de la messe. Julien entra dans l’église neuve de Verrières. Toutes les fenêtres hautes de l’édifice étaient voilées avec des rideaux cramoisis. Julien se trouva à quelques pas derrière le banc de madame de Rénal. Il lui sembla qu’elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l’avait tant aimé fit trembler le bras de Julien d’une telle façon, qu’il ne put d’abord exécuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il à lui-même; physiquement, je ne le puis. En ce moment le jeune clerc qui servait la messe sonna pour l’élévation. Madame de Rénal baissa la tête qui un instant se trouva presque entièrement cachée par les plis de son châle. Julien ne la reconnaissait plus aussi bien ; il tira sur elle un coup de pistolet et la manqua ; il tira un second coup, elle tomba. Julien resta immobile, il ne voyait plus. Quand il revint un peu à lui, il aperçut tous les fidèles qui s’enfuyaient de l’église ; le prêtre avait quitté l’autel. Julien se mît à suivre d’un pas assez lent quelques femmes qui s’en allaient en criant. Une femme qui voulait fuir plus vite que les autres le poussa rudement, il tomba. Ses pieds s’étaient embarrassés dans une chaise renversée par la foule; en se relevant, il se sentit le cou serré; c’était un gendarme en grande tenue qui l’arrêtait. Machinalement Julien voulut avoir recours à ses petits pistolets; mais un second gendarme s’emparait de ses bras. Il fut conduit à la prison. On entra dans une chambre, on lui mit les fers aux mains, on le laissa seul ; la porte se ferma sur lui à double tour ; tout cela fut exécuté très vite, et il y fut insensible. - Ma foi, tout est fini, dit-il tout haut en revenant à lui ... Oui, dans quinze jours la guillotine... ou se tuer d’ici là. Son raisonnement n’allait pas plus loin ; il se sentait la tête comme si elle eût été serrée avec violence. Il regarda pour voir si quelqu’un le tenait. Après quelques instants, il s’endormit profondément. La Chartreuse de Parme (1839) ch. III La bataille de Waterloo, vue par le jeune Fabrice del Dongo, diffère de celle que raconte Chateubriand dans les Mémoires d’outre-tombe et de celle décrite par Hugo dans Les Misérables. Stendhal recourt à la focalisation interne à la fois pour raconter et pour brosser le portrait psychologique des personnages. Fabrice trouva bientôt des vivandières, et l’extrême reconnaissance qu’il avait pour la geôlière de B... le porta à leur adresser la parole; il demanda à l’une d’elles où était le 4^e régiment de hussards, auquel il appartenait. - Tu ferais tout aussi bien de ne pas tant te presser, mon petit soldat, dit la cantinière touchée par la pâleur et les beaux yeux de Fabrice. Tu n’as pas encore la poigne assez ferme pour les coups de sabre qui vont se donner aujourd’hui. Encore si tu avais un fusil, je ne dis pas, tu pourrais lâcher la balle comme un autre. Ce conseil déplut à Fabrice; mais il avait beau pousser son cheval, il ne pouvait aller plus vite que la charrette de la cantinière. De temps à autre le bruit du canon semblait se rapprocher et les empêchait de s’entendre car Fabrice était tellement hors de lui d’enthousiasme et de bonheur, qu’il avait renoué la conversation. Chaque mot de la cantinière redoublait son bonheur en le lui faisant comprendre. À l’exception de son vrai nom et de sa fuite de prison, il finit par tout dire à cette femme qui semblait si bonne. Elle était fort étonnée et ne comprenait rien du tout à ce que lui racontait ce beau jeune soldat. - Je vois le fin mot, s’écria-t-elle enfin d’un air de triomphe: vous êtes un jeune bourgeois amoureux de la femme de quelque capitaine du 4^e hussards. Votre amoureuse vous aura fait cadeau de l’uniforme que vous portez, et vous courez après elle. Vrai, comme Dieu est là-haut, vous n’avez jamais été soldat; mais, comme un brave garçon que vous êtes, puisque votre régiment est au feu, vous voulez y paraître, et ne pas passer pour un capon. Fabrice convint de tout: c’était le seul moyen qu’il eût de recevoir de bons conseils. J’ignore toutes les façons d’agir de ces Français, se disait-il, et si je ne suis pas guidé par quelqu’un, je parviendrai encore à me faire jeter en prison, et l’on me volera mon cheval. - D’abord, mon petit, lui dit la cantinière, qui devenait de plus en plus son amie, conviens que tu n’as pas vingt ans: c’est tout le bout du monde si tu en as dix-sept. C’était, la vérité, et Fabrice l’avoua de bonne grâce. - Ainsi, tu n’es même pas conscrit; c’est uniquement à cause des beaux yeux de la madame que tu vas te faire casser les os. Peste! elle n’est pas dégoûtée. Si tu as encore quelques-uns de ces jaunets qu’elle t’a remis, il faut primo que tu achètes un autre cheval; vois comme ta rosse dresse les oreilles quand le bruit du canon ronfle d’un peu près: c’est là un cheval de paysan qui te fera tuer dès que tu seras en ligne. Cette fumée blanche, que tu vois là-bas par-dessus la haie, ce sont des feux de peloton, mon petit! Ainsi, prépare-toi à avoir une fameuse venette, quand tu vas entendre siffler les balles. Tu ferais aussi bien de manger un morceau tandis que tu en as encore le temps. Fabrice suivit, ce conseil, et, présentant un napoléon à la vivandière, la pria de se payer. - C’est pitié de le voir! s’écria cette femme; le pauvre petit ne sait pas seulement dépenser son argent! Tu mériterais bien qu’après avoir empoigné ton napoléon je fisse prendre son grand trot à Cocotte: du diable si ta rosse pourrait me suivre. Que, ferais-tu, nigaud, en me voyant détaler? Apprends que, quand le brutal gronde, on ne montre jamais d’or. Tiens, lui dit-elle, voilà dix-huit francs cinquante centimes, et ton déjeuner te coûte trente sous. Maintenant, nous allons bientôt avoir des chevaux à revendre. Si la bête est petite, tu en donneras dix francs, et, dans tous les cas jamais plus de vingt francs, quand ce serait le cheval des quatre fils Aymon. Le déjeuner fini, la vivandière, qui pérorait toujours, fut interrompue par une femme qui s’avançait à travers champs, et qui passa sur la route. - Holà, hé! lui cria cette femme ; holà ! Margot ! ton 6^e léger est sur la droite. - Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandière à notre héros; mais en vérité tu me fais pitié; j’ai de l’amitié pour toi, sacrédié! Tu ne sais rien de rien, tu vas te faire moucher, comme Dieu est Dieu! Viens-t’en au 6^e léger avec moi. - Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux me battre et je suis résolu d’aller là-bas vers cette fumée blanche. - Regarde comme ton cheval remue les oreilles! Dès qu’il sera là-bas, quelque peu de vigueur qu’il ait, il te forcera la main, il se mettra à galoper, et Dieu sait où il te mènera. Veux-tu m’en croire? Dès que tu seras avec les petits soldats, ramasse un fusil et une giberne, mets-toi à côté des soldats et fais comme eux, exactement. Mais, mon Dieu, je parie que tu ne sais pas seulement déchirer une cartouche. Fabrice, fort piqué, avoua cependant à sa nouvelle amie qu’elle avait deviné juste. - Pauvre petit! il va être tué tout de suite; vrai comme Dieu ! ça ne sera pas long. Il faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la cantinière d’un air d’autorité. - Mais je veux me battre. - Tu te battras aussi ; va, le 6^c léger est un fameux, et aujourd’hui il y en a pour tout le monde. - Mais serons-nous bientôt à votre régiment? - Dans un quart d’heure tout au plus. Recommandé par cette brave femme, se dit. Fabrice, mon ignorance de toutes choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me battre. À ce moment, le bruit du canon redoubla, un coup n’attendait pas l’autre. C’est comme un chapelet, dit Fabrice. On commence à distinguer les feux de peloton, dit la vivandière en donnant un coup de fouet à son petit cheval qui semblait tout animé par le feu. La cantinière tourna à droite et prit un chemin de traverse au milieu des prairies; il y avait un pied de boue; la petite charrette fut sur le point d’y rester: Fabrice poussa à la roue. Son cheval tomba deux fois; bientôt le chemin, moins rempli d’eau, ne fut plus qu’un sentier au milieu du gazon. Fabrice n’avait pas fait, cinq cents pas que sa rosse s’arrêta tout court: c’était un cadavre, posé en travers du sentier, qui faisait horreur au cheval et au cavalier. La figure de Fabrice, très-pàle naturellement, prit une teinte verte fort prononcée; la cantinière, après avoir regardé le mort, dit, comme se parlant à elle-même: Ça n’est pas de notre division. Puis, levant les yeux sur notre héros, elle éclata de rire. - Ha! ha! mon petit! s’écria-t-elle, en voilà du nanan ! Fabrice restait glacé. Ce qui le frappait surtout, c’était la saleté des pieds de ce cadavre qui déjà était dépouillé de ses souliers, et auquel on n’avait laissé qu’un mauvais pantalon tout souillé de sang. - Approche, lui dit la cantinière, descends de cheval; il faut que tu t’y accoutumes. Tiens, s’écria-t-elle, il en a eu par la tête. Une balle, entrée à côté du nez, était sortie par la tempe opposée, et défigurait ce cadavre d’une façon hideuse; il était resté avec un oeil ouvert. - Descends donc de cheval, petit, dit la cantinière et donne-lui une poignée de main pour voir s’il te la rendra. Sans hésiter, quoique près de rendre l’âme de dégoût, Fabrice se jeta à bas de cheval et prit la main du cadavre qu’il secoua ferme; puis il resta comme anéanti: il sentait qu’il n’avait pas la force de remonter à cheval. Ce qui lui faisait horreur surtout, c’était cet d’oeil ouvert. La vivandière va me croire un lâche, se disait-il avec amertume. Mais il sentait l’impossibilité de faire un mouvement : il serait tombé. Ce moment fut affreux; Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout à fait. La vivandière s’en aperçut, sauta lestement à bas de sa petite voilure, et lui présenta, sans mot dire, un verre d’eau-de-vie qu’il avala d’un trait; il put remonter sur sa rosse, et continua la route sans dire une parole. La vivandière le regardait de temps à autre du coin de l’oeil. Prosper Mérimée (1803-1870) Il convient de souligner la vaste culture de ce fils de professeur de dessin. Il maîtrise l’anglais, le grec, le russe et l’arabe, il est traducteur d’Ossian et aussi l’un des premier en France à traduire Pouchkine, Gogol, Tourguéniev. Ses études de droit le mènent à une carrière administrative, mais qui reste proche de ses goûts artistiques : en 1834 il est nommé inspecteur des monuments historiques. Ses nombreux voyages à travers la France sont à l’origine de la restauration de nombreux bâtiments : abbaye de Vézelay, Carcassonne, entre autres. Plus que son roman historique Chronique du règne de Charles IX (1829) ou sa superchérie Le Théâtre de Clara Gazul (1825), ce sont ses nouvelles exotiques et ses contes fantastiques qui ont assis sa renommée. Carmen (1840) Fatalité, amour tragique, mais aussi goût de la liberté dans l’amour – voilà les thèmes porteurs de l’intrigue qui a inspiré l’opéra homonyme de Georges Bizet (1875). Placé à la fin du toisième chapitre, le récit de José est une confession qu’il fait au narrateur, un archéologue en excursion en Andalousie. Quand la messe fut dite, je retournai à la venta. J’espérais que Carmen se serait enfuie; elle aurait pu prendre mon cheval et se sauver... mais je la retrouvai. Elle ne voulait pas qu’on pût dire que je lui avais fait peur. Pendant mon absence, elle avait défait l’ourlet de sa robe pour en retirer le plomb. Maintenant, elle était devant une table, regardant dans une terrine pleine d’eau le plomb qu’elle avait fait fondre, et qu’elle venait d’y jeter. Elle était si occupée de sa magie qu’elle ne s’aperçut pas d’abord de mon retour. Tantôt elle prenait un morceau de plomb et le tournait de tous les côtés d’un air triste, tantôt elle chantait quelqu’une de ces chansons magiques où elles invoquent Marie Padilla, la maîtresse de don Pedro, qui fut, dit-on, la Bari Crallisa, ou la grande reine des Bohémiens: - Carmen, lui dis-je, voulez-vous venir avec moi? Elle se leva, jeta sa sébile, et mit sa mantille sur sa tête comme prête à partir. On m’amena mon cheval, elle monta en croupe et nous nous éloignâmes. - Ainsi, lui dis-je, ma Carmen, après un bout de chemin, tu veux bien me suivre, n’est-ce pas? - Je te suis à la mort, oui, mais je ne vivrai plus avec toi. Nous étions dans une gorge solitaire; j’arrêtai mon cheval. - Est-ce ici? dit-elle. Et d’un bond elle fut à terre. Elle ôta sa mantille, la jeta à ses pieds, et se tint immobile un poing sur la hanche, me regardant fixement. - Tu veux me tuer, je le vois bien, dit-elle; c’est écrit, mais tu ne me feras pas céder. Je t’en prie, lui dis-je, sois raisonnable. Écoute-moi! tout le passé est oublié. Pourtant, tu le sais, c’est toi qui m’as perdu; c’est pour toi que je suis devenu un voleur et un meurtrier. Carmen! ma Carmen! laisse-moi te sauver et me sauver avec toi. - José, répondit-elle, tu me demandes l’impossible. Je ne t’aime plus; toi, tu m’aimes encore, et c’est pour cela que tu veux me tuer. Je pourrais bien encore te faire quelque mensonge; mais je ne veux pas m’en donner la peine. Tout est fini entre nous. Comme mon rom, tu as le droit de tuer ta romi; mais Carmen sera toujours libre. Calli^ elle est née, calli elle mourra. - Tu aimes donc Lucas? lui demandai-je. — Oui, je l’ai aimé, comme toi, un instant, moins que toi peut-être. À présent je n’aime plus rien, et je me hais pour t’avoir aimé. Je me jetai à ses pieds, je lui pris les mains, je les arrosai de mes larmes. Je lui rappelai tous les moments de bonheur que nous avions passés ensemble. Je lui offris de rester brigand pour lui plaire. Tout, monsieur, tout; je lui offris tout, pourvu qu’elle voulût m’aimer encore! Elle me dit: - T’aimer encore, c’est impossible. Vivre avec toi, je ne le veux pas. La fureur me possédait. Je tirai mon couteau. J’aurais voulu qu’elle eût peur et me demandât grâce, mais cette femme était un démon. - Pour la dernière fois, m’écriai-je, veux-tu rester avec moi! - Non, non! non! dit-elle en frappant du pied. Et elle tira de son doigt une bague que je lui avais donnée et la jeta dans les broussailles. Je la frappai deux fois. C’était le couteau du Borgne que j’avais pris, ayant cassé le mien. Elle tomba au second coup sans crier. Je crois encore voir son grand œil noir me regarder fixement; puis il devint trouble et se ferma. Je restai anéanti une bonne heure devant ce cadavre. Puis, je me rappelai que Carmen m’avait dit souvent qu’elle aimerait à être enterrée dans un bois. Je lui creusai une fosse avec mon couteau et je l’y déposai. Je cherchai longtemps sa bague et je la trouvai à la fin. Je la mis dans la fosse auprès d’elle avec une petite croix. Peut-être ai-je eu tort. Ensuite je montai sur mon cheval, je galopai jusqu’à Cordoue, et au premier corps de garde je me fis connaître. J’ai dit que j’avais tué Carmen; mais je n’ai pas voulu dire où était son corps. L’ermite était un saint homme. Il a prié pour elle! Il a dit une messe pour son âme... Pauvre enfant! Ce sont les Calés qui sont coupables pour l’avoir élevée ainsi. La Vénus d’Ille (1837) L’histoire est inspirée par les expériences d’inspecteur et d’archéologue de Prosper Mérimée. La narration, étape par étape, est le modèle même du conte fantastique. Le matin de son mariage, au moment d’engager une partie de pelote, le fils de M. Peyrehorade, Alphonse, libère sa main de la bague de mariage qui le gène et qu’il glisse sur le doigt d’une statue antique, récemment découverte, qui se trouve à proximité du terrain de jeu. La nuit de ses noces il est victime d’une mort violente et mystérieuse. La fatalité est suggérée par l’inscription latine qui figure sur le socle du bronze, mais aussi par la citation de Phédre de Jean Racine. (...) Je descendis dans le jardin, et me trouvai devant une admirable statue. C’était bien une Vénus, et d’une merveilleuse beauté. Elle avait le haut du corps nu, comme les anciens représentaient d’ordinaire les grandes divinités ; la main droite, levée à la hauteur du sein, était tournée, la paume en dedans, le pouce et les deux premiers doigts étendus, les deux autres légèrement ployés. L’autre main, rapprochée de la hanche, soutenait la draperie qui couvrait la partie inférieure du corps. L’attitude de cette statue rappelait celle du Joueur de mourre qu’on désigne, je ne sais trop pourquoi, sous le nom de Germanicus. Peut-être avait-on voulu représenter la déesse au jeu de mourre. Quoi qu’il en soit, il est impossible de voir quelque chose de plus parfait que le corps de cette Vénus ; rien de plus suave, de plus voluptueux que ses contours, rien de plus élégant et de plus noble que sa draperie. Je m’attendais à quelque ouvrage du Bas-Empire ; je voyais un chef-d’œuvre du meilleur temps de la Statuaire. Ce qui me frappait surtout, c’était l’exquise vérité des formes, en sorte qu’on aurait pu les croire moulées sur nature, si la nature produisait d’aussi parfaits modèles. La chevelure, relevée sur le front, paraissait avoir été dorée autrefois. La tête, petite comme celle de presque toutes les statues grecques, était légèrement inclinée en avant. Quant à la figure, jamais je ne parviendrai à exprimer son caractère étrange, et dont le type ne se rapprochait de celui d’aucune statue antique dont il me souvienne. Ce n’était point cette beauté calme et sévère des sculpteurs grecs, qui, par système, donnaient à tous les traits une majestueuse immobilité. Ici, au contraire, j’observais avec surprise l’intention marquée de l’artiste de rendre la malice arrivant jusqu’à la méchanceté. Tous les traits étaient contractés légèrement : les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d’une incroyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait cette admirable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu’une si merveilleuse beauté pût s’allier à l’absence de toute sensibilité. « Si le modèle a jamais existé, dis-je à M. de Peyrehorade, et je doute que le ciel ait jamais produit une telle femme, que je plains ses amants ! Elle a dû se complaire à les faire mourir de désespoir. Il y a dans son expression quelque chose de féroce, et pourtant je n’ai jamais vu rien de si beau. » C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ! s’écria M. de Peyrehorade, satisfait de mon enthousiasme. Cette expression d’ironie infernale était augmentée peut-être par le contraste de ses yeux incrustés d’argent et très brillants avec la patine d’un vert noirâtre que le temps avait donnée à toute la statue. Ces yeux brillants produisaient une certaine illusion qui rappelait la réalité, la vie. Je me souvins de ce que m’avait dit mon guide, qu’elle faisait baisser les yeux à ceux qui la regardaient. Cela était presque vrai, et je ne pus me défendre d’un mouvement de colère contre moi-même en me sentant un peu mal à mon aise devant cette figure de bronze. « Maintenant que vous avez tout admiré en détail, mon cher collègue en antiquaillerie, dit mon hôte, ouvrons, s’il vous plaît, une conférence scientifique. Que dites-vous de cette inscription, à laquelle vous n’avez point pris garde encore ? » Il me montrait le socle de la statue, et j’y lus ces mots : CAVE AMANTEM « Quid dicis, doctissime ? me demanda-t-il en se frottant les mains. Voyons si nous nous rencontrerons sur le sens de ce cave amantem! » « Mais, répondis-je, il y a deux sens. On peut traduire : „Prends garde à celui qui t’aime, défie-toi des amants.“ Mais, dans ce sens, je ne sais si cave amantem serait d’une bonne latinité. En voyant l’expression diabolique de la dame, je croirais plutôt que l’artiste a voulu mettre en garde le spectateur contre cette terrible beauté. Je traduirais donc : „Prends garde à toi si elle t’aime. » « Humph ! dit M. de Peyrehorade, oui, c’est un sens admissible : mais, ne vous déplaise, je préfère la première traduction, que je développerai pourtant. Vous connaissez l’amant de Vénus ? » Il y en a plusieurs. « Oui; mais le premier, c’est Vulcain. N’a-t-on pas voulu dire : „Malgré toute ta beauté, ton air dédaigneux, tu auras un forgeron, un vilain boiteux pour amant ?“ Leçon profonde, monsieur, pour les coquettes ! » Je ne pus m’empêcher de sourire, tant l’explication me parut tirée par les cheveux. (...) Je dormis mal et me réveillai plusieurs fois. Il pouvait être cinq heures du matin, et j’étais éveillé depuis plus de vingt minutes, lorsque le coq chanta. Le jour allait se lever. Alors j’entendis distinctement les mêmes pas lourds, le même craquement de l’escalier que j’avais entendus avant de m’endormir. Cela me parut singulier. J’essayai, en bâillant, de deviner pourquoi M. Alphonse se levait si matin. Je n’imaginais rien de vraisemblable. J’allais refermer les yeux lorsque mon attention fut de nouveau excitée par des trépignements étranges auxquels se mêlèrent bientôt le tintement des sonnettes et le bruit de portes qui s’ouvraient avec fracas, puis je distinguai des cris confus. « Mon ivrogne aura mis le feu quelque part ! » pensais-je en sautant à bas de mon lit. Je m’habillai rapidement et j’entrai dans le corridor. De l’extrémité opposée partaient des cris et des lamentations, et une voix déchirante dominait toutes les autres : « Mon fils ! mon fils ! » II était évident qu’un malheur était arrivé à M. Alphonse. Je courus à la chambre nuptiale : elle était pleine de monde. Le premier spectacle qui frappa ma vue fut le jeune homme à demi vêtu, étendu en travers sur le lit dont le bois était brisé. Il était livide, sans mouvement. Sa mère pleurait et criait à côté de lui. M. de Peyrehorade s’agitait, lui frottait les tempes avec de l’eau de Cologne, on lui mettait des sels sous le nez. Hélas ! depuis longtemps son fils était mort. Sur un canapé, à l’autre bout de la chambre, était la mariée, en proie à d’horribles convulsions. Elle poussait des cris inarticulés, et deux robustes servantes avaient toutes les peines du monde à la contenir ! « Mon Dieu ! m’écriai-je, qu’est-il donc arrivé ? » Je m’approchai du lit et soulevai le corps du malheureux jeune homme ; il était déjà raide et froid. Ses dents serrées et sa figure noircie exprimaient les plus affreuses angoisses. Il paraissait assez que sa mort avait été violente et son agonie terrible. Nulle trace de sang cependant sur ses habits. J’écartai sa chemise et vis sur sa poitrine une empreinte livide qui se prolongeait sur les côtes et le dos. On eût dit qu’il avait été étreint dans un cercle de fer. Mon pied posa sur quelque chose de dur qui se trouvait sur le tapis ; je me baissai et vis la bague de diamants. J’entraînai M. de Peyrehorade et sa femme dans leur chambre ; puis j’y fis porter la mariée. «Vous avez encore une fille, leur dis-je, vous lui devez vos soins.» Alors je les laissai seuls. Il ne me paraissait pas douteux que M. Alphonse n’eût été victime d’un assassinat dont les auteurs avaient trouvé moyen de s’introduire la nuit dans la chambre de la mariée. Ces meurtrissures à la poitrine, leur direction circulaire m’embarrassaient beaucoup pourtant, car un bâton ou une barre de fer n’aurait pu les produire. Tout d’un coup, je me souvins d’avoir entendu dire qu’à Valence les braves se servaient delongs sacs de cuir remplis de sable fin pour assommer les gens dont on leur avait payé la mort. Aussitôt, je me rappelai le muletier aragonais et sa menace; toutefois, j’osais à peine penser qu’il eût tiré une si terrible vengeance d’une plaisanterie légère. J’allais dans la maison, cherchant partout des traces d’effraction, et n’en trouvant nulle part. Je descendis dans le jardin pour voir si les assassins avaient pu s’introduire de ce côté ; mais je ne trouvai aucun indice certain. La pluie avait d’ailleurs tellement détrempé le sol, qu’il n’aurait pu garder d’empreinte bien nette. J’observai pourtant quelques pas profondément imprimés dans la terre ; il y en avait dans deux directions contraires, mais sur une même ligne, partant de l’angle de la haie contiguë au jeu de paume et aboutissant à la porte de la maison. Ce pouvaient être les pas de M. Alphonse lorsqu’il était allé chercher son anneau au doigt de la statue. D’un autre côté, la haie, en cet endroit, étant moins fourrée qu’ailleurs, ce devait être sur ce point que les meurtriers l’auraient franchie. Passant et repassant devant la statue, je m’arrêtai un instant pour la considérer. Cette fois, je l’avouerai, je ne pus contempler sans effroi son expression de méchanceté ironique ; et, la tête toute pleine des scènes horribles dont je venais d’être le témoin, il me sembla voir une divinité infernale applaudissant au malheur qui frappait cette maison. Je regagnai ma chambre et j’y restai jusqu’à midi. Alors je sortis et demandai des nouvelles de mes hôtes, ils étaient un peu plus calmes. Mademoiselle de Puygarrig, je devrais dire la veuve de M. Alphonse, avait repris connaissance. Elle avait même parlé au procureur du roi de Perpignan, alors en tournée à Ille, et ce magistrat avait reçu sa déposition. Il me demanda la mienne. Je lui dis ce que je savais, et ne lui cachai pas mes soupçons contre le muletier aragonais. Il ordonna qu’il fût arrêté sur-le-champ. « Avez-vous appris quelque chose de madame Alphonse ? demandai-je au procureur du roi, lorsque ma déposition fut écrite et signée. » - Cette malheureuse jeune personne est devenue folle, me dit-il en souriant tristement. Folle ! tout à fait folle. Voici ce qu’elle conte : « Elle était couchée, dit-elle, depuis quelques minutes, les rideaux tirés, lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit, et quelqu’un entra. Alors madame Alphonse était dans la ruelle du lit, la figure tournée vers la muraille. Elle ne fit pas un mouvement, persuadée que c’était son mari. Au bout d’un instant, le lit cria comme s’il était chargé d’un poids énorme. Elle eut grand’peur, mais n’osa pas tourner la tête. Cinq minutes, dix minutes peut-être... elle ne peut se rendre compte du temps, se passèrent de la sorte. Puis elle fit un mouvement involontaire, ou bien la personne qui était dans le lit en fit un, et elle sentit le contact de quelque chose de froid comme la glace, ce sont ses expressions. Elle s’enfonça dans la ruelle, tremblant de tous ses membres. Peu après, la porte s’ouvrit une seconde fois, et quelqu’un entra, qui dit : « Bonsoir ma petite femme. » Bientôt après, on tira les rideaux. Elle entendit un cri étouffé. La personne qui était dans le lit, à côté d’elle, se leva sur son séant et parut étendre les bras en avant. Elle tourna la tête alors... et vit, dit-elle, son mari à genoux auprès du lit, la tête à la hauteur de l’oreiller, entre les bras d’une espèce de géant verdâtre qui l’étreignait avec force. Elle dit, et m’a répété vingt fois, pauvre femme !... elle dit qu’elle a reconnu devinez-vous ? La Vénus de bronze, la statue de monsieur de Peyrehorade... Depuis qu’elle est dans le pays tout le monde en rêve. Mais je reprends le récit de la malheureuse folle. À ce spectacle, elle perdit connaissance, et probablement depuis quelques instants elle avait perdu la raison. Elle ne peut en aucune façon dire combien de temps elle demeura évanouie. Revenue à elle, elle revit le fantôme, ou la statue, comme elle dit toujours, immobile, les jambes et le bas du corps dans le lit, le buste et les bras étendus en avant, et entre ses bras son mari, sans mouvement. Un coq chanta. Alors la statue sortit du lit, laissa tomber le cadavre et sortit. Madame Alphonse se pendit à la sonnette, et vous savez le reste. » (...) Quelques heures après les funérailles de M. Alphonse, je me disposais à quitter Ille. La voiture de M. de Peyrehorade devait me conduire à Perpignan. Malgré son état de faiblesse, le pauvre vieillard voulut m’accompagner jusqu’à la porte de son jardin. (...) J’hésitais pour entrer en matière, quand M. de Peyrehorade tourna machinalement la tête du côté où il me voyait regarder fixement. Il aperçut la statue et aussitôt fondit en larmes. Je l’embrassai, et, sans oser lui dire un seul mot, je montai dans la voiture. Depuis mon départ je n’ai point appris que quelque jour nouveau soit venu éclairer cette mystérieuse catastrophe. M. de Peyrehorade mourut quelques mois après son fils. Par son testament il m’a légué ses manuscrits, que je publierai peut-être un jour. Je n’y ai point trouvé le mémoire relatif aux inscriptions de la Vénus. P.-S. Mon ami M. de P. vient de m’écrire de Perpignan que la statue n’existe plus. Après la mort de son mari, le premier soin de madame de Peyrehorade fut de la faire fondre en cloche, et sous cette nouvelle forme elle sert à l’église d’Ille. Mais, ajoute M. de P., il semble qu’un mauvais sort poursuive ceux qui possèdent ce bronze. Depuis que cette cloche sonne à Ille, les vignes ont gelé deux fois. Gustave Flaubert (1821-1880) Flaubert est un romantique qui se réprime à force d’ironie, d’auto-ironie et de travail acharné sur le style. Son réalisme consiste à transformer en beauté parfaite la banalité de la quotidienneté. En cela il est pour la prose ce que Baudelaire est pour la poésie. Les deux, d’ailleurs, se soutiennent et ce n’est pas tout à fait un hasard si Madame Bovary et Les Fleurs du mal passent devant le tribunal la même année, 1857, accusés, justement, de réalisme, mots qui dans le vocabulaire de l’époque connotait indécence, scandale, immoralité. Fils d’un chirurgien réputé qui, plus tard, encouragera ses efforts littéraires, Gustave nourrit, tout jeune, une passion romantique pour Élisa Schlésinger, femme d’un éditeur de musique, laquelle il rencontre à quinze ans et à laquelle il n’écrira sa première lettre que trente-cinq ans plus tard, lorsqu’elle sera veuve. Entre temps, il aura rédigé les Mémoires d’un Fou (1838), Novembre (1842), la première version et la version finale de L’Éducation sentimentale (1845, 1869) où elle apparaît transposée en Madame Arnoux. Terrassé par une maladie nerveuse, affecté par la mort de son père et de sa soeur (1846), Flaubert se retire dans sa propriété de Croisset, non loin de Rouen, sur la rive droite de la Seine, où il se consacre avec acharnement et méthode à l’écriture. Il ne quitte sa propriété que pour de brefs séjours à Paris ou pour des voyages exotiques – Égypte, Tunisie. Célèbre grâce à Madame Bovary (1857), il entretient une correspondance dense avec Sainte-Beuve, Jules de Goncourt, George Sand. Il conseille le jeune Maupassant. À sa mort, il laisse inachevés plusieurs écrits, dont le roman satirique Bouvard et Pécuchet et le Dictionnaire des idées reçues – le Sottisier, preuves du regard critique et ironique posé sur la société de son époque. Mémoires d’un fou (1838) Comme Benjamin Constant, Chateaubriand, Musset et de tant d’autres prédécesseurs, le jeune Flaubert se laisse aller à son « mal du siècle ». L’extrait suivant offre la comparaison entre le vécu autobiographique et sa refonte dans l’incipit de Madame Bovary. I. Je fus au collège dès l’âge de dix ans et j’y contractai de bonne heure une profonde aversion pour les hommes. Cette société d’enfants est aussi cruelle pour ses victimes que l’autre petite société, celle des hommes. Même injustice de la foule, même tyrannie des préjugés et de la force, même égoïsme, quoi qu’on en ait dit sur le désintéressement et la fidélité de la jeunesse. Jeunesse ! âge de folie et de rêves, poésie et de bêtise, synonymes dans la bouche de gens qui jugent le monde sainement. J’y fus froissé dans tous mes goûts : dans la classe, pour mes idées ; aux récréations, pour mes penchants de sauvagerie solitaire. Dès lors, j’étais un fou. J’y vécus donc seul et ennuyé, tracassé par maîtres et raillé par mes camarades. J’avais l’humeur railleuse et indépendante, et ma mordante et cynique ironie n’épargnait pas plus le caprice d’un seul que le despotisme de tous. Je me vois encore, assis sur les bancs de classe, absorbé dans mes rêves d’avenir, pensants ce que l’imagination d’un enfant peut rêver de plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de mes vers latins, que mes camarades me regardaient en ricanant. Madame Bovary (1857) Le titre cache une autre interprétation possible du roman qui, en effet, est autant le récit des amours adultères d’Emma que l’histoire banale de son mari, effacé, bon et malheureux – Charles. C’est ce personnage qui ouvre et clôt le roman. Son portrait moral se trouve concentré dans la description d’apprence insignifiante – une casquette. I, 1 Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d’études : « Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge. » Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous. On commença la récitation des leçons. Il les écouta, de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon; n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs. Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille, en faisant beaucoup de poussière ; c’était là le genre. Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manœuvre ou qu’il n’eût osé s’y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poil de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait. « Levez-vous », dit le professeur. Il se leva : sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire. Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude ; il la ramassa encore une fois. « Débarrassez-vous donc de votre casque », dit le professeur, qui était un homme d’esprit. Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux. « Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom. » Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, un nom inintelligible. « Répétez ! » Le même bredouillement de syllabes se fit entendre couvert par les huées de la classe. « Plus haut ! cria le maître, plus haut ! » Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, mot : Charbovari. Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand’peine et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d’un banc où saillissait encore ça et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé. Cependant, sous la pluie des pensums, l’ordre peu à peu se rétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se l’étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire. Il se mit en mouvement, mais, avant de partir, hésita. « Que cherchez-vous ? demanda le professeur. - Ma cas..., fit timidement le nouveau promenant autour de lui des regards inquiets. - Cinq cents vers à toute la classe ! » exclamé d’une voix furieuse arrêta une bourrasque nouvelle. « Restez donc tranquilles ! continuait le professeur indigné, et, s’essuyant le front avec son mouchoir qu’il venait de prendre dans sa toque : quant à vous le nouveau, vous me copierez vingt fois le verbe ridiculus sum. » Puis, d’une voix plus douce : « Eh ! vous la retrouverez, votre casquette ; on ne vous l’a pas volée ! » Tout reprit son calme. Les têtes se courbèrent sur les cartons, et le nouveau resta pendant deux heures dans une tenue exemplaire, quoiqu’il y eût bien, de temps à autre, quelque boulette de papier lancée d’un bec de plume qui vînt s’éclabousser sur sa figure. Mais il s’essuyait avec la main et demeurait immobile, les yeux baissés. (...) II, 3 Sous prétexte d’aller contrôles la nourrice de sa fille, Emma rencontre son amant Léon. La chambre, au rez-de-chaussée, la seule du logis, avait, au fond, contre la muraille, un large lit sans rideaux, tandis que le pétrin occupait le côté de la fenêtre, dont une vitre était raccommodée avec un soleil de papier bleu. Dans l’angle, derrière la porte, des brodequins à clous luisants étaient rangés sous la dalle du lavoir, près d’une bouteille pleine d’huile qui portait une plume à son goulot; un Mathieu Laensberg^ traînait sur la cheminée poudreuse, parmi des pierres à fusil, des bouts de chandelle et des morceaux d’amadou. Enfin, la dernière superfluité de cet appartement était une Renommée soufflant dans des trompettes, image découpée sans doute à même quelque prospectus de parfumerie et que six pointes à sabot clouaient au mur. L’enfant d’Emma dormait à terre, dans un berceau d’osier. Elle la prit avec la couverture qui l’enveloppait, et se mit à chanter doucement en se dandinant. Léon se promenait dans la chambre; il lui semblait étrange de voir cette belle dame en robe de nankin tout au milieu de cette misère. Mme Bovary devint rouge; il se détourna, croyant que ses yeux peut-être avaient eu quelque impertinence. Puis elle recoucha la petite qui venait de vomir sur sa collerette. La nourrice aussitôt vint l’essuyer, protestant qu’il n’y paraîtrait pas. - Elle m’en fait bien d’autres, disait-elle, et je ne suis occupée qu’à la rincer continuellement! Si vous aviez donc la complaisance de commander à Camus, l’épicier, qu’il me laisse prendre un peu de savon lorsqu’il m’en faut? ce serait plus commode pour vous, que je ne dérangerais pas. - C’est bien, c’est bien! dit Emma. Au revoir, mère Rollet! Et elle sortit en essuyant ses pieds sur le seuil. La bonne femme l’accompagna jusqu’au bout de la cour, tout en parlant du mal qu’elle avait à se relever la nuit: - J’en suis si rompue quelquefois que je m’endors sur ma chaise; aussi, vous devriez pour le moins me donner une petite livre de café moulu qui me ferait un mois et que je prendrais le matin avec du lait. (...) Débarrassée de la nourrice, Emma reprit le bras de M. Léon... Ils s’en revinrent à Yonville en suivant le bord de l’eau. Dans la saison chaude, la berge plus élargie découvrait jusqu’à leur base les murs des jardins, qui avaient un escalier de quelques marches descendant à la rivière. Elle coulait sans bruit, rapide et froide à l’œil; de grandes herbes minces s’y courbaient ensemble, selon le courant qui les poussait, et comme des chevelures vertes abandonnées s’étalaient dans sa limpidité. Quelquefois, à la pointe des joncs ou sur la feuille des nénufars, un insecte à pattes fines marchait ou se posait. Le soleil traversait d’un rayon les petits globules bleus des ondes qui se succédaient en se crevant, les vieux saules ébranchés miraient dans l’eau leur écorce grise; au-delà, tout alentour, la prairie semblait vide. C’était l’heure du dîner dans les fermes, et la jeune femme et son compagnon n’entendaient en marchant que la cadence de leurs pas sur la terre du sentier, les paroles qu’ils se disaient, et le frôlement de la robe d’Emma qui bruissait tout autour d’elle. Les murs des jardins, garnis à leur chaperon de morceaux de bouteilles, étaient chauds comme le vitrage d’une serre. Dans les briques, des ravenelles avaient poussé, et, du bord de son ombrelle déployée, Mme Bovary, tout en passant, faisait s’égrener en poussière jaune un peu de leurs fleurs flétries; ou bien quelque branche des chèvrefeuilles et des clématites qui pendaient au dehors traînait un moment sur la soie, en s’accrochant aux effilés. Ils causaient d’une troupe de danseurs espagnols, que l’on attendait bientôt sur le théâtre de Rouen. - Vous irez ? demanda-t-elle. - Si je le peux, répondit-il. N’avaient-ils rien autre chose à se dire? Leurs yeux pourtant étaient pleins d’une causerie plus sérieuse; et, tandis qu’ils s’efforçaient à trouver des phrases banales, ils sentaient une même langueur les envahir tous les deux; c’était comme un murmure de l’âme, profond, continu, qui dominait celui des voix. Surpris d’étonnement à cette suavité nouvelle, ils ne songeaient pas à s’en raconter la sensation ou en découvrir la cause. Les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent sur l’immensité qui les précède leurs mollesses natales, une brise parfumée, et l’on s’assoupit dans cet enivrement, sans même s’inquiéter de l’horizon que l’on n’aperçoit pas. La terre, à un endroit, se trouvait effondrée par le pas des bestiaux; il fallut marcher sur de grosses pierres vertes, espacées dans la boue. Souvent, elle s’arrêtait une minute à regarder où poser sa bottine, — et, chancelant sur le caillou qui tremblait, les coudes en l’air, la taille penchée, l’œil indécis, elle riait alors, de peur de tomber dans les flaques d’eau. Quand ils furent arrivés devant son jardin, Mme Bovary poussa la petite barrière, monta les marches en courant et disparut. (...) III, 8 Emma, à l’insu de tous, avale de l’arsénic. Le suicide est vu par les yeux de Charles qui assiste, ignorant et impuissant, à l’agonie de sa femme. (...) Elle s’assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu’elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et l’heure. Puis elle dit d’un ton solennel : - Tu la liras demain ; d’ici-là, je t’en prie, ne m’adresse pas une seule question!... Non, pas une! — Mais... — Oh! laisse-moi! Et elle se coucha tout du long sur son lit. Une saveur acre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux. Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non ! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait. - Ah ! c’est bien peu de chose, la mort! pensait-elle; je vais m’endormir, et tout sera fini! Elle but une gorgée d’eau et se tourna vers la muraille. Cet affreux goût d’encre continuait. - J’ai soif!....oh! j’ai bien soif! soupira-t-elle. - Qu’as-tu donc! dit Charles, qui lui tendait un verre. - Ce n’est rien!... Ouvre la fenêtre... j’étouffe! Elle fut prise d’une nausée si soudaine, qu’elle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous l’oreiller. - Enlève-le! dit-elle vivement; jette-le! Il la questionna; elle ne répondit pas. Elle se tenait immobile, de peur que la moindre émotion ne la fît vomir. Cependant, elle sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusqu’au cœur. - Ah! voilà que ça recommence! murmura-t-elle. — Que dis-tu ? Elle roulait la tête avec un geste doux, plein d’angoisse, et tout en ouvrant continuellement les mâchoires, comme si elle eût porté sur sa langue quelque chose de très lourd. À huit heures, les vomissements reparurent. Charles observa qu’il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine: — C’est extraordinaire ! c’est singulier ! répéta-t-il. Mais elle dit d’une voix forte : — Non, tu te trompes !... Puis elle se mit à geindre, faiblement d’abord. Un grand frisson lui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap où s’enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque insensible maintenant. Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme figée dans l’exhalaison d’une vapeur métallique. Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d’elle, et à toutes les questions elle ne répondait qu’en hochant la tête ; même elle sourit deux ou trois fois. Peu à peu, ses gémissements furent plus forts. Un hurlement sourd lui échappa; elle prétendit qu’elle allait mieux et qu’elle se lèverait tout à l’heure. Mais les convulsions la saisirent; elle s’écria: — Ah ! c’est atroce, mon Dieu ! Il se jeta à genoux contre son lit. - Parle! qu’as-tu mangé? Réponds, au nom du ciel ! Et il la regardait avec des yeux d’une tendresse comme elle n’en avait jamais vu. - Eh bien, là..., là... dit-elle d’une voix défaillante. Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut! Qu’on n’accuse personne... Il s’arrêta, se passa la main sur les yeux, et relut encore. - Comment!... Au secours! à moi! Et il ne pouvait que répéter ce mot: «Empoisonnée; empoisonnée!»... Félicité courut chez Homais, qui s’exclama sur la place; Mme Lefrançois l’entendit au Lion d’or; quelques-uns se levèrent pour l’apprendre à leurs voisins, et toute la nuit le village fut en éveil. Éperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans la chambre. Il se heurtait aux meubles, s’arrachait les cheveux, et jamais le pharmacien n’avait cru qu’il pût y avoir de si épouvantable spectacle... Puis, revenu près d’elle, il s’affaissa par terre sur le tapis, et il restait la tête appuyée contre le bord de sa couche à sangloter. - Ne pleure pas! lui dit-elle. Bientôt je ne te tourmenterai plus! - Pourquoi? Qui t’a forcée? Elle répliqua: - II le fallait, mon ami. - N’étais-tu pas heureuse? Est-ce ma faute? J’ai fait tout ce que j’ai pu pourtant! - Oui..., c’est vrai..., tu es bon, toi! Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation surchargeait sa tristesse; il sentait tout son être s’écrouler de désespoir à l’idée qu’il fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plus d’amour que jamais; et il ne pouvait rien; il ne savait pas, il n’osait, l’urgence d’une résolution immédiate achevait de le bouleverser. Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne, maintenant; une confusion de crépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre, Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne. L’Éducation sentimentale (1869) C’est sans doute le roman auquel Flaubert a le plus tenu : une transposition de ses expériences existentielles à laquelle il a travaillé et retravaillé pendant vingt-cinq ans. La publication de la version finale, après le succès de Madame Bovary, a été un échec. La désillusion de Frédéric au milieu de la tourmente révolutionnaire de 1848 contraste avec les scènes révolutionnaires des Misérables de Victor Hugo. Chez Flaubert, pas d’héroïsme. La foule attaque le palais des Tuileries. III, 1 Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe. C’était le peuple. Il se précipita dans l’escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues, des casques, des bonnets rouges, des baïonnettes et des épaules, si impétueusement que des gens disparaissaient dans cette masse grouillante qui montait toujours, comme un fleuve refoulé par une marée d’équinoxe, avec un long mugissement, sous une impulsion irrésistible. En haut, elle se répandit, et le chant tomba. On n’entendait plus que les piétinements de tous les souliers, avec le clapotement des voix. La foule inoffensive se contentait de regarder. Mais, de temps à autre, un coude trop à l’étroit enfonçait une vitre; ou bien un vase, une statuette déroulait d’une console, par terre. Les boiseries pressées craquaient. Tous les visages étaient rouges, la sueur en coulait à larges gouttes ; Hussonnet fit cette remarque : « Les héros ne sentent pas bon ! - Ah ! vous êtes agaçant », reprit Frédéric. Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement où s’étendait, au plafond, un dais de velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entr’ouverte, l’air hilare et stupide comme un magot. D’autres gravissaient l’estrade pour s’asseoir à sa place. « Quel mythe ! dit Hussonnet. Voilà le peuple souverain ! » Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa toute la salle en se balançant. « Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de l’État est balloté sur une mer orageuse ! Cancane-t-il ! cancane-t-il ! » On l’avait approché d’une fenêtre, et, au milieu des sifflets, on le lança. « Pauvre vieux ! » dit Hussonnet, en le voyant tomber dans le jardin, où il fut repris vivement pour être promené ensuite jusqu’à la Bastille, et brûlé. Alors, une joie frénétique éclata, comme si, à la place du trône, un avenir de bonheur illimité avait paru ; et le peuple, moins par vengeance que pour affirmer sa possession, brisa, lacéra les glaces et les rideaux, les lustres, les flambeaux, les tables, les chaises, les tabourets, tous les meubles, jusqu’à des albums de dessins, jusqu’à des corbeilles de tapisserie. Puisqu’on était victorieux, ne fallait-il pas s’amuser ! La canaille s’affubla ironiquement de dentelles et de cachemires. Des crépines d’or s’enroulèrent aux manches des blouses, des chapeaux à plumes d’autruche ornaient la tête des forgerons, des rubans de la Légion d’honneur firent des ceintures aux prostituées. Chacun satisfaisait son caprice ; les uns dansaient, d’autres buvaient. Dans la chambre de la reine, une femme lustrait ses bandeaux avec de la pommade ; derrière un paravent, deux amateurs jouaient aux cartes ; Hussonnet montra à Frédéric un individu qui fumait son brûle-gueule accoudé sur un balcon ; et le délire redoublait son tintamarre continu des porcelaines brisées et des morceaux de cristal qui sonnaient, en rebondissant, comme des lames d’harmonica. Puis la fureur s’assombrit. Une curiosité obscène fit fouiller tous les cabinets, tous les recoins, ouvrir tous les tiroirs. Des galériens enfoncèrent leurs bras dans la couche des princesses, et se roulaient dessus par consolation de ne pouvoir les violer. D’autres, à figures plus sinistres, erraient silencieusement, cherchant à voler quelque chose ; mais la multitude était trop nombreuse. Par les baies des portes, on n’apercevait dans l’enfilade des appartements que la sombre masse du peuple entre les dorures, sous un nuage de poussière. Toutes les poitrines haletaient ; la chaleur de plus en plus devenait suffocante ; les deux amis, craignant d’être étouffés, sortirent. Dans l’antichambre, debout sur un tas de vêtements, se tenait une fille publique, en statue de la liberté, - immobile, les yeux grands ouverts, effrayante. Ils avaient fait trois pas dehors, quand un peloton de gardes municipaux en capotes s’avança vers eux, et qui, retirant leurs bonnets de police, et découvrant à la fois leurs crânes un peu chauves, saluèrent le peuple très bas. À ce témoignage de respect, les vainqueurs déguenillés se rengorgèrent. Hussonnet et Frédéric ne furent pas, non plus, sans en éprouver un certain plaisir. Une ardeur les animait. Ils s’en retournèrent au Palais-Royal. Devant la rue Fromanteau, des cadavres de soldats étaient entassés sur de la paille. Ils passèrent auprès impassiblement, étant même fiers de sentir qu’ils faisaient bonne contenance. Le palais regorgeait de monde. Dans la cour intérieure, sept bûchers flambaient. On lançait par les fenêtres des pianos, des commodes et des pendules. Des pompes à incendie crachaient de l’eau jusqu’aux toits. Des chenapans tâchaient de couper des tuyaux avec leurs sabres. Frédéric engagea un polytechnicien à s’interposer. Le polytechnicien ne comprit pas, semblait imbécile, d’ailleurs. Tout autour, dans les deux galeries, la populace, maîtresse des caves, se livrait à une horrible godaille. Le vin coulait en ruisseaux, mouillait les pieds, les voyous buvaient dans des culs de bouteille, et vociféraient en titubant. « Sortons de là, dit Hussonnet, ce peuple me dégoûte. » Sottisier Flaubert notait scrupuleusement les idées reçues et les clichés de son époque. C’était son inventaire de la bêtise humaine. BACCALAUREAT. Tonner contre. BADIGEON. Dans les églises. Tonner contre. Cette colère artistique est extrêmement bien portée. BAGNOLET. Pays célèbre par ses aveugles. BÂILLEMENT. Il faut dire : Excusez-moi, ça ne vient pas d’ennui, mais de l’estomac. BALLONS. Avec les ballons, on finira par aller dans la lune. - On n’est pas près de les diriger. BANQUET. La plus franche cordialité ne cesse d’y régner. - On en emporte le meilleur souvenir, et on ne se sépare jamais sans s’être donné rendez-vous à l’année prochaine. - Un farceur doit dire : « Au banquet de la vie, infortuné convive...» BANQUIERS. Tous riches, Arabes, loups-cerviers. BARAGOUIN. Manière de parler aux (sic) étrangers. - Toujours rire de l’étranger qui parle mal français. BARBE. Signe de force. - Trop de barbe fait tomber les cheveux.- Utile pour protéger les cravates. BAS-BLEU. Terme de mépris pour désigner toute femme qui s’intéresse aux choses intellectuelles. - Citer Molière à l’appui : « Quand la capacité de son esprit se hausse... », etc. BASES. De la société, sont : la propriété, la famille, la religion, le respect des autorités. - En parler avec colère si on les attaque. BASQUES. Le peuple qui court le mieux. BASILIQUE. Synonyme pompeux d’église ; est toujours imposante. BATON. Plus redoutable que l’épée. BAUDRUCHE. Ne sert qu’à faire des ballons. BAYADÈRES. Toutes les femmes de l’Orient sont des bayadères. - Ce mot entraîne l’imagination fort loin. BIBLE. Le plus ancien livre du monde. BIBLIOTHEQUE. Toujours en avoir une chez soi, principalement quand on habite la campagne. BILLARD. Noble jeu. - Indispensable à la campagne. BLONDES. Plus chaudes que les brunes (voy. BRUNES). BOIS. Les bois font rêver. - Sont propres à composer des vers. - À l’automne, quand on se promène, on doit dire : « De la dépouille de nos bois », etc. BONNET GREC. Indispensable à l’homme de cabinet. - Donne de la majesté au visage. BOSSUS. Ont beaucoup d’esprit. - Sont très recherchés des femmes lascives. BOUCHERS. Sont terribles en temps de révolution. BOUDDHISME. «Fausse religion de l’Inde» (définition du dictionnaire Bouillet, 1^ère édition). BOUDIN. Signe de gaîté dans les maisons. - Indispensable la nuit de Noël. BOUILLI (Le). C’est sain. - Inséparable du mot soupe : la soupe et le bouilli. BOULET. Le vent des boulets rend aveugle (asphyxie). BOURSE (La). Thermomètre de l’opinion publique. BOURSIERS. Tous voleurs. BOUTONS. Au visage ou ailleurs, signe de santé et de force du sang. - Ne point les faire passer. BRACONNIERS. Tous forçats libérés. - Auteurs de tous les crimes commis dans les campagnes. - Doivent exciter une colère frénétique : « Pas de pitié. Monsieur, pas de pitié ! ». BRAS. Pour gouverner la France, il faut un bras de fer. BRETONS. Tous braves gens, mais entêtés. BRUNES. Sont plus chaudes que les blondes (voy. BLONDES). BUDGET. Jamais en équilibre. Naturalisme Guy de Maupasant (1850-1893) La campagne normande restera le paysage de l’enfance de Guy de Maupassant qui, dans plusieurs contes, profite de la bonne connaissance de la mentalité paysanne. Il fait sa scolarité au Lycée Impérial à Paris, jusqu’à la séparation des parents. Puis il suit sa mère à Étretat et termine ses études secondaires au lycée de Rouen. Sa mère, cultivée, a une influence positive sur la carrière de son fils. Pour gagner sa vie, Guy de Maupassant travaille comme commis au Ministère de la Marine puis au Ministère de l’Instruction Publique. Parallèlement, il se lance dans le journalisme (Le Figaro, Gil Blas, Le Gaulois et L’Écho de Paris), milieu auquel se rattache aussi sa production de conteur et dont les rouages seront décritsd dans Bel-Ami (1885). Gustave Flaubert, ami d’enfance de sa mère, lui servira de guide et de conseiller. C’est aussi grâce à lui que Maupassant deviendra un des plus grands maîtres du conte. Il en écrira près de trois cents, réunis en dix-huit volumes. Sportif, excellent nageur et avironneur, il se bat, dès l’âge de 27 ans, contre une maladie – la syphilis - qui progressivement minera ses forces physique et mentales. Les angoisses qui vont s’aggraver à partir de 1884 se traduiront dans les thèmes hallucinatoires de ses contes fantastiques. La Peur C’était l’hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La nuit vint deux heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J’avais pour guide un paysan qui marchait à mon côté, par un tout petit chemin, sous une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements. Entre les cimes, je voyais courir des nuages en déroute, des nuages éperdus qui semblaient fuir devant une épouvante. Parfois, sous une immense rafale, toute la forêt s’inclinait dans le même sens avec un gémissement de souffrance; et le froid m’envahissait, malgré mon pas rapide et mon lourd vêtement. Nous devions souper chez un garde forestier dont la maison n’était plus éloignée de nous. J’allais là pour chasser. Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait: «Triste temps!» Puis il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce jour, il semblait sombre, comme hanté d’un souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec lui. Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait la nuit d’une rumeur incessante. Enfin, j’aperçus une lumière, et bientôt mon compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous répondirent. Puis, une voix d’homme, une voix étranglée, demanda: «Qui va là ?» Mon guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau. Un vieil homme à cheveux blancs, à l’œil fou, le fusil chargé dans la main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le mur. On s’expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de préparer ma chambre; puis comme les femmes ne bougeaient point, il me dit brusquement: «Voyez-vous, monsieur, j’ai tué un homme, voilà deux ans, cette nuit. L’autre année, il est venu m’appeler. Je l’attends encore ce soir». Puis il ajouta d’un ton qui me fit sourire: «Aussi nous ne sommes pas tranquilles». Je le rassurai comme je pus, heureux d’être venu justement ce soir-là, et d’assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde. Près du foyer, un vieux chien, presque aveugle et moustachu, un de ces chiens qui ressemblent à des gens qu’on connaît, dormait le nez dans ses pattes. Au-dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais soudain tout un fouillis d’arbres bousculés par le vent à la lueur de grands éclairs. Malgré mes efforts, je sentais bien qu’une terreur profonde tenait ces gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles écoutaient au loin. Las d’assister à ces craintes imbéciles, j’allais demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d’une voix égarée: «Le voilà! le voilà! Je l’entends!» Les deux femmes retombèrent à genoux dans leurs coins en se cachant le visage; et les fils reprirent leurs haches. J’allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi s’éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou, regardant vers le feu de son œil presque éteint, il poussa un de ces lugubres hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d’une vision, et il se remit à hurler vers quelque chose d’invisible, d’inconnu, d’affreux sans doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide, cria: «II le sent! il le sent! il était là quand je l’ai tué.» Et les deux femmes égarées se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien. Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision de l’animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus, était effrayante à voir. Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger; il hurla comme dans l’angoisse d’un rêve; et la peur, l’épouvantable peur entrait en moi; la peur de quoi ? Le sais-je ? C’était la peur, voilà tout. Nous restions immobiles, livides, dans l’attente d’un événement affreux, l’oreille tendue, le cœur battant, bouleversés au moindre bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous! Alors, le paysan qui m’avait amené se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, jeta l’animal dehors. Il se tut aussitôt; et nous restâmes plongés dans un silence plus terrifiant encore. Et soudain tous ensemble, nous eûmes une sorte de sursaut: un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt; puis il passa contre la porte, qu’il sembla tâter, d’une main hésitante; puis on n’entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des insensés; puis il revint, frôlant toujours la muraille; et il gratta légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle; puis soudain une tête apparut contre la vitre du judas, une tête blanche avec des yeux lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son indistinct, un murmure plaintif. Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en dressant la grande table qu’ils assujettirent avec le buffet. Et je vous jure qu’au fracas du coup de fusil que je n’attendais point, j’eus une telle angoisse du cœur, de l’âme et du corps, que je me sentis défaillir, prêt à mourir de peur. Nous restâmes là jusqu’à l’aurore, incapables de bouger, de dire un mot, crispés dans un affolement indicible. On n’osa débarricader la sortie qu’en apercevant, par la fente d’un auvent, un mince rayon de jour. Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisée d’une balle. Il était sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade. Le Horla 8 mai. - Quelle journée admirable! j’ai passé toute la matinée étendu sur l’herbe, devant ma maison, sous l’énorme platane qui la couvre, l’abrite et l’ombrage tout entière. J’aime ce pays, et j’aime y vivre parce que j’y ai mes racines. Ces profondes et délicates racines, qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui l’attachent à ce qu’on pense et à ce qu’on mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l’air lui-même. J’aime ma maison où j’ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui coule, le long de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la grande et large Seine qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux qui passent. À gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple pointu des clochers gothiques. Il sont innombrables, frêles ou larges, dominés par la flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches qui sonnent dans l’air bleu des belles matinées, jetant jusqu’à moi leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d’airain que la brise m’apporte, tantôt plus fort et tantôt plus affaibli, suivant qu’elle s’éveille ou s’assoupit. Comme il faisait bon ce matin ! Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur, gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée épaisse, défila devant ma grille. Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le ciel, venait un superbe trois-mâts brésilien, tout blanc. Admirablement propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me fit plaisir à voir. (...) 30 juillet. - Je suis revenu dans ma maison depuis hier. Tout va bien. 2 août- Rien de nouveau ; il fait un temps superbe. Je passe mes journées à regarder couler la Seine. 4 août. - Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu’on casse les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la cuisinière, qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est le coupable? Bien fin qui le dirait ? 6 août. - Cette fois, je ne suis pas fou. J’ai vu... j’ai vu... j’ai vu !... Je ne puis plus douter... j’ai vu !... J’ai encore froid jusque dans les ongles... j’ai encore peur jusque dans les moelles... j’ai vu... Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de rosiers... dans l’allée des rosiers d’automne qui commencent à fleurir. Comme je m’arrêtais à regarder un géant des batailles, qui portait trois fleurs magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout près de moi, la tige d’une de ces roses se plier, comme si une main invisible l’eût tordue, puis se casser comme si cette main l’eût cueillie ! Puis la fleur s’éleva, suivant la courbe qu’aurait décrite un bras en la portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l’air transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge à trois pas de mes yeux. Éperdu, je me jetai sur elle pour la saisir! Je ne trouvai rien; elle avait disparu. Alors je fus pris d’une colère furieuse contre moi-même; car il n’est pas permis à un homme raisonnable et sérieux d’avoir de pareilles hallucinations. Mais était-ce bien une hallucination? Je me retournai pour chercher la tige, et je la retrouvai immédiatement sur l’arbuste, fraîchement brisée, entre les deux autres roses demeurées à la branche. Alors, je rentrai chez moi l’âme bouleversée ; car je suis certain, maintenant, certain comme de l’alternance des jours et des nuits, qu’il existe près de moi un être invisible, qui se nourrit de lait et d’eau, qui peut toucher aux choses, les prendre et les changer de place, doué par conséquent d’une nature matérielle, bien qu’imperceptible pour nos sens, et qui habite comme moi, sous mon toit... 7 août. - J’ai dormi tranquille. Il a bu l’eau de ma carafe, mais n’a point troublé mon sommeil. Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantôt au grand soleil, le long de la rivière, des doutes me sont venus sur ma raison, non point des doutes vagues comme j’en avais jusqu’ici, mais des doutes précis, absolus. J’ai vu des fous; j’en ai connu qui restaient intelligents, lucides, clairvoyants même sur toutes les choses de la vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée touchant l’écueil de leur folie, s’y déchirait en pièces, s’éparpillait et sombrait dans cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de brouillards, de bourrasques, qu’on nomme « la^ démence». Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n’étais conscient, si je ne connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais en l’analysant avec une complète lucidité. Je ne serais donc, en somme, qu’un halluciné raisonnant. Un trouble inconnu se serait produit dans mon cerveau, un de ces troubles qu’essayent de noter et de préciser aujourd’hui les physiologistes; et ce trouble aurait déterminé dans mon esprit, dans l’ordre et la logique de mes idées, une crevasse profonde. Des phénomènes semblables ont lieu dans le rêve qui nous promène à travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans que nous en soyons surpris, parce que l’appareil vérificateur, parce que le sens du contrôle est endormi; tandis que la faculté imaginative veille et travaille. Ne se peut-il pas qu’une des imperceptibles touches du clavier cérébral se trouve paralysée chez moi ? Des hommes, à la suite d’accidents, perdent la mémoire des noms propres ou des verbes ou des chiffres, ou seulement des dates. Les localisations de toutes les parcelles de la pensée sont aujourd’hui prouvées. Or, quoi d’étonnant à ce que ma faculté de contrôler l’irréalité de certaines hallucinations se trouve engourdie chez moi en ce moment ! Je songeais à tout cela en suivant le bord de l’eau. Le soleil couvrait de clarté la rivière, faisait la terre délicieuse, emplissait mon regard d’amour pour la vie, pour les hirondelles, dont l’agilité est une joie de mes yeux, pour les herbes de la rive, dont le frémissement est un bonheur de mes oreilles. Peu à peu, cependant un malaise inexplicable me pénétrait. Une force, me semblait-il, une force occulte m’engourdissait, m’arrêtait, m’empêchait d’aller plus loin, me rappelait en arrière. J’éprouvais ce besoin douloureux de rentrer qui vous oppresse, quand on a laissé au logis un malade aimé, et que le pressentiment vous saisit d’une aggravation de son mal. Donc, je revins malgré moi, sûr que j’allais trouver, dans ma maison, une mauvaise nouvelle, une lettre ou une dépêche. Il n’y avait rien; et je demeurai plus surpris et plus inquiet que si j’avais eu de nouveau quelque vision fantastique. 8 août. - J’ai passé hier une affreuse soirée. Il ne se manifeste plus, mais je le sens près de moi, m’épiant, me regardant, me pénétrant, me dominant et plus redoutable, en se cachant ainsi, que s’il signalait par des phénomènes surnaturels sa présence invisible et constante. J’ai dormi, pourtant. 9 août. - Rien; mais j’ai peur. 10 août. - Rien; qu’arrivera-t-il demain ? 11 août. - Toujours rien ; je ne puis plus rester chez moi avec cette crainte et cette pensée entrées en mon âme; je vais partir. 12 août. - 10 heures du soir. - Tout le jour j’ai voulu m’en aller; je n’ai pas pu. J’ai voulu accomplir cet acte de liberté si facile, si simple, - sortir - monter dans ma voiture pour gagner Rouen - je n’ai pas pu. Pourquoi ? 13 août. - Quand on est atteint par certaines maladies, tous les ressorts de l’être physique semblent brisés, toutes les énergies anéanties, tous les muscles relâchés, les os devenus mous comme la chair et la chair liquide comme de l’eau. J’éprouve cela dans mon être moral d’une façon étrange et désolante. Je n’ai plus aucune force, aucun courage, aucune domination sur moi, aucun pouvoir même de mettre en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir; mais quelqu’un veut pour moi; et j’obéis. 14 août - Je suis perdu ! Quelqu’un possède mon âme et la gouverne! quelqu’un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu’un spectateur esclave et terrifié de toutes les choses que j’accomplis. Je désire sortir. Je ne peux pas. Il ne veut pas; et je reste, éperdu, tremblant, dans le fauteuil où il me tient assis. Je désire seulement me lever, me soulever, afin de me croire encore maître de moi. Je ne peux pas! Je suis rivé à mon siège; et mon siège adhère au sol, de telle sorte qu’aucune force ne nous soulèverait. Puis, tout d’un coup, il faut, il faut, il faut que j’aille au fond de mon jardin cueillir des fraises et les manger. Et j’y vais. Je cueille des fraises et je les mange! Oh! mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu! Est-il un Dieu? S’il en est un, délivrez-moi, sauvez-moi! secourez-moi! Pardon! Pitié! Grâce! Sauvez-moi! Oh! quelle souffrance! quelle torture! quelle horreur! 15 août. - Certes, voilà comment était possédée et dominée ma pauvre cousine, quand elle est venue m’emprunter cinq mille francs. Elle subissait un vouloir étranger entré en elle, comme une autre âme, comme une autre âme parasite et dominatrice. Est-ce que le monde va finir? Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible? cet inconnaissable, ce rôdeur d’une race surnaturelle? Donc les Invisibles existent! Alors, comment depuis l’origine du monde ne se sont-ils pas encore manifestés d’une façon précise comme ils le font pour moi? Je n’ai jamais rien lu qui ressemble à ce qui s’est passé dans ma demeure. Oh! si je pouvais la quitter, si je pouvais m’en aller, fuir et ne pas revenir. Je serais sauvé, mais je ne peux pas. (…) 10 septembre. - Et j’allai me cacher au fond de mon jardin, dans un massif de lauriers. Comme ce fut long! comme ce fut long ! Tout était noir, muet, immobile; pas un souffle d’air, pas une étoile, des montagnes de nuages qu’on ne voyait point, mais qui pesaient sur mon âme si lourds, si lourds. Je regardais ma maison, et j’attendais. Comme ce fut long! Je croyais déjà que le feu s’était éteint tout seul, ou qu’il l’avait éteint, Lui, quand une des fenêtres d’en bas creva sous la poussée de l’incendie, et une flamme, une grande flamme rouge et jaune, longue, molle, caressante, monta le long du mur blanc et le baisa jusqu’au toit. Une lueur courut dans les arbres, dans les branches, dans les feuilles et un frisson, un frisson de peur aussi. Les oiseaux se réveillaient ; un chien se mit à hurler ; il me sembla que le jour se levait ! Deux autres fenêtres éclatèrent aussitôt, et je vis que tout le bas de ma demeure n’était plus qu’un effrayant brasier. Mais un cri, un cri horrible, suraigu, déchirant, un cri de femme passa dans la nuit, et deux mansardes s’ouvrirent ! J’avais oublié mes domestiques ! Je vis leurs faces affolées, et leurs bras qui s’agitaient !... Alors, éperdu d’horreur, je me mis à courir vers le village en hurlant: «Au secours! au secours! au feu! au feu!» Je rencontrai des gens qui s’en venaient déjà et je retournai avec eux, pour voir. La maison, maintenant, n’était plus qu’un bûcher horrible et magnifique, un bûcher monstrueux, éclairant toute la terre, un bûcher où brûlaient des hommes, et où il brûlait aussi, Lui, Lui, mon prisonnier, l’Etre nouveau, le nouveau maître, le Horla! Soudain le toit tout entier s’engloutit entre les murs et un volcan de flammes jaillit jusqu’au ciel. Par toutes les fenêtres ouvertes sur la fournaise, je voyais la cuve de feu. Émile Zola (1840-1902) Fils d’un ingénieur italien, originaire de Venise, et d’une mère française, Émile fait ses études à Aix-en-Provence et à Paris. La mort prématurée du père (1847) a jeté la famille dans la nécessité et oblige le futur romancier à aborder la littérature par « le métier » en travaillant à la librairie Hachette (1862-1866), d’abord comme simple employé, puis comme chef de la publicité. Il devient ensuite critique littéraire et critique d’art (défenseur du peintre Manet). Il débute en littérature par les Contes à Ninon (1864). En 1867, il publie Thérèse Raquin, son premier grand roman, qui précède le cycle des Rougon-Macquart, annoncé par La Fortune des Rougon (1871). Le cycle des vingt romans qui se veut « l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire » explore les destinées de deux familles - l’une légitime, l’autre illégitime, issues d’une mère et de deux pères - à travers différents milieux : petite ville de Provence (La Fortune des Rougon, 1871), monde de la finance (La Curée, 1872; L’Argent, 1891), milieu populaire et ouvrier parisien (Le Ventre de Paris, 1873; L’Assommoir, 1877), milieu ecclésiastique (La faute de l’abbé Mouret, 1875), milieu politique (Son Excellence Eugène Rougon, 1876), milieu des courtisanes (Nana, 1880), celui des grands magasins (Au bonheur des dames, 1883), celui des mineurs (Germinal, 1885), des paysans (La terre, 1887), des brodeuses (Le Rêve, 1888), des chemins de fer (La Bête Humaine, 1890), des artistes (L’Oeuvre, 1886). La généalogie des deux familles figure dans le volume Le docteur Pascal (1893), médecin hanté par les lois de l’hérédité. En dépit des prétentions expérimentales, scientistes, l’oeuvre de Zola frappe surtout par la puissance de son imagination, analogue à celle que Balzac avait déployée dans sa Comédie humaine. L’Assommoir (1877) Préface (...) personne n’a entrevue que ma volonté était de faire un travail purement philologique, que je crois d’un vif intérêt historique et social. Je ne me défends pas, d’ailleurs. Mon œuvre me défendra. C’est une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple. Et il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu’ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. Seulement, il faudrait lire mes romans, les comprendre, voir nettement leur ensemble, avant de porter les jugements tout faits, grotesques et odieux, qui circulent sur ma personne et sur mes œuvres. Ah! si l’on savait combien mes amis s’égaient de la légende stupéfiante dont on amuse la foule! Si l’on savait combien le buveur de sang, le romancier féroce, est un digne bourgeois, un homme d’étude et d’art, vivant sagement dans son coin, et dont l’unique ambition est de laisser une œuvre aussi large et aussi vivante qu’il pourra! Je ne démens aucun conte, je travaille, je m’en remets au temps et à la bonne foi publique pour me découvrir enfin sous l’amas des sottises entassées. I. Il est intéressant de comparer l’incipit de La cousine Bette de Balzac avec celui de L’Assommoir. Pour décrire les lieux, Zola a souvent recours aux personnages et à la focalisation interne. Gervaise avait attendu Lantier jusqu’à deux heures du matin. Puis, toute frissonnante d’être restée en camisole à l’air vif de la fenêtre, elle s’était assoupie, jetée en travers du lit, fiévreuse, les joues trempées de larmes. Depuis huit jours, au sortir du Veau à deux têtes, où ils mangeaient, il l’envoyait se coucher avec les enfants et ne reparaissait que tard dans la nuit, en racontant qu’il cherchait du travail. Ce soir-là, pendant qu’elle guettait son retour, elle croyait l’avoir vu entrer au bal du Grand-Balcon, dont les dix fenêtres flambantes éclairaient d’une nappe d’incendie la coulée noire des boulevards extérieurs; et, derrière lui, elle avait aperçu la petite Adèle, une brunisseuse qui dînait à leur restaurant, marchant à cinq ou six pas, les mains ballantes comme si elle venait de lui quitter le bras pour ne pas passer ensemble sous la clarté crue des globes de la porte. Quand Gervaise s’éveilla, vers cinq heures, raidie, les reins brisés, elle éclata en sanglots. Lantier n’était pas rentré. Pour la première fois, il découchait. Elle resta assise au bord du lit, sous le lambeau de perse déteinte qui tombait de la flèche attachée au plafond par une ficelle. Et, lentement, de ses yeux voilés de larmes, elle faisait le tour de la misérable chambre garnie, meublée d’une commode de noyer dont un tiroir manquait, de trois chaises de paille et d’une petite table graisseuse, sur laquelle traînait un pot à eau ébréché. On avait ajouté, pour les enfants, un lit de fer qui barrait la commode et emplissait les deux tiers de la pièce. La malle de Gervaise et de Lantier, grande ouverte dans un coin, montrait ses flancs vides, un vieux chapeau d’homme tout au fond, enfoui sous des chemises et des chaussettes sales; tandis que, le long des murs, sur le dossier des meubles, pendaient un châle troué, un pantalon mangé par la boue, les dernières nippes dont les marchands d’habits ne voulaient pas. Au milieu de la cheminée, entre deux flambeaux de zinc dépareillés, il y avait un paquet de reconnaissances du mont-de-piété, d’un rosé tendre. C’était la belle chambre de l’hôtel, la chambre du premier, qui donnait sur le boulevard. Cependant, couchés côte à côte sur le même oreiller, les deux enfants dormaient. Claude, qui avait huit ans, ses petites mains rejetées hors de la couverture, respirait d’une haleine lente, tandis qu’Etienne, âgé de quatre ans seulement, souriait, un bras passé au cou de son frère. Lorsque le regard noyé de leur mère s’arrêta sur eux, elle eut une nouvelle crise de sanglots, elle tamponna un mouchoir sur sa bouche, pour étouffer les légers cris qui lui échappaient. Et, pieds nus, sans songer à remettre ses savates tombées, elle retourna s’accouder à la fenêtre, elle reprit son attente de la nuit, interrogeant les trottoirs au loin. L’hôtel se trouvait sur le boulevard de la Chapelle, à gauche de la barrière Poissonnière. C’était une masure de deux étages, peinte en rouge lie de vin jusqu’au second, avec des persiennes pourries par la pluie. Au-dessus d’une lanterne aux vitres étoilées, on parvenait à lire entre les deux fenêtres: Hôtel Boncoeur, tenu par Marsoullier, en grandes lettres jaunes, dont la moisissure du plâtre avait emporté des morceaux. Gervaise, que la lanterne gênait, se haussait, son mouchoir sur les lèvres. Elle regardait à droite, du côté du boulevard de Rochechouart, où des groupes de bouchers, devant les abattoirs, stationnaient en tabliers sanglants; et le vent frais apportait une puanteur par moments, une odeur fauve de bêtes massacrées. Elle regardait à gauche, enfilant un long ruban d’avenue, s’arrêtant presque en face d’elle, à la masse blanche de l’hôpital de Lariboisière, alors en construction. Lentement, d’un bout à l’autre de l’horizon, elle suivait le mur de l’octroi, derrière lequel, la nuit, elle entendait parfois des cris d’assassinés; et elle fouillait les angles écartés, les coins sombres, noirs d’humidité et d’ordure, avec la peur d’y découvrir le corps de Lantier, le ventre troué de coups de couteau. Quand elle levait les yeux, au-delà de cette muraille grise et interminable qui entourait la ville d’une bande de désert, elle apercevait une grande lueur, une poussière de soleil, pleine déjà du grondement matinal de Paris. Mais c’était toujours à la barrière Poissonnière qu’elle revenait, le cou tendu, s’étourdissant à voir couler, entre les deux pavillons trapus de l’octroi, le flot ininterrompu d’hommes, de bêtes, de charrettes, qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. Il y avait là un piétinement de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en mares sur la chaussée, un défilé sans fin d’ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pain sous le bras; et la cohue s’engouffrait dans Paris où elle se noyait, continuellement. Lorsque Gervaise, parmi tout ce monde, croyait reconnaître Lantier, elle se penchait davantage, au risque de tomber; puis, elle appuyait plus fortement son mouchoir sur la bouche, comme pour renfoncer sa douleur. Une voix jeune et gaie lui fit quitter la fenêtre. «Le bourgeois n’est donc pas là, madame Lantier! - Mais non, monsieur Coupeau», répondit-elle en tâchant de sourire. C’était un ouvrier zingueur qui occupait, tout en haut de l’hôtel, un cabinet de dix francs. Il avait son sac passé à l’épaule. Ayant trouvé la clef sur la porte, il était entré, en ami. «Vous savez, continua-t-il, maintenant, je travaille là, à l’hôpital... Hein! quel joli mois de mai! Ça pique dur, ce matin.» (...) II. Vers onze heures et demie, un jour de beau soleil, Gervaise et Coupeau, l’ouvrier zingueur, mangeaient ensemble une prune, à l’Assommoir du père Colombe. Coupeau, qui fumait une cigarette sur le trottoir, l’avait forcée à entrer comme elle traversait la rue, revenant de porter du linge; et son grand panier carré de blanchisseuse était par terre, près d’elle, derrière la petite table de zinc. (...) «Oh! c’est vilain de boire!» dit-elle à demi-voix. Et elle raconta qu’autrefois, avec sa mère, elle buvait de l’anisette, à Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et ça l’avait dégoûtée; elle ne pouvait plus voir les liqueurs: «Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j’ai mangé ma prune; seulement, je laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal.» Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu’on pût avaler de pleins verres d’eau-de-vie. Une prune par-ci par-là, ça n’était pas mauvais. Quant au vitriol, à l’absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir! il n’en fallait pas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait à la porte, lorsque ces cheulards-là entraient à la mine à poivre. Le papa Coupeau, qui était zingueur comme lui, s’était écrabouillé la tête sur le pavé de la rue Coquenard, en tombant, un jour de ribotte, de la gouttière du n° 25; et ce souvenir, dans la famille, les rendait tous sages. Lui, lorsqu’il passait rue Coquenard et qu’il voyait la place, il aurait plutôt bu l’eau du ruisseau que d’avaler un canon gratis chez le marchand de vin. Il conclut par cette phrase: «Dans notre métier, il faut des jambes solides.» Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d’existence, et elle dit encore, lentement, sans transition apparente: «Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand-chose... Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d’avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage... Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c’était possible... Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage; non, ça ne me plairait pas d’être battue... Et c’est tout, vous voyez, c’est tout.» Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de sérieux qui la tentât. Cependant, elle reprit, après avoir hésité: « Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit... Moi, après avoir bien trimé toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi.» Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s’inquiétant de l’heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite; elle eut la curiosité d’aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour; et le zingueur, qui l’avait suivi, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l’appareil, montrant l’énorme cornue d’où tombait un filet limpide d’alcool. L’alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre; pas une fumée ne s’échappait; à peine entendait-on un souffle intérieur, un grondement souterrain; c’était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s’accouder sur la barrière, en attendant qu’un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu! elle était bien gentille! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu’on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l’emplir, lui descendre jusqu’aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même. L’alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. L’Argent (1891) Onze heures venaient de sonner à la Bourse, lorsque Saccard entra chez Champeaux, dans la salle blanc et or, dont les deux hautes fenêtres donnent sur la place. D’un coup d’oeil, il parcourut les rangs de petites tables, où les convives affamés se serraient coude à coude; et il parut surpris de ne pas voir le visage qu’il cherchait. Comme, dans la bousculade du service, un garçon passait, chargé de plats : «Dites donc, M. Huret n’est pas venu? - Non, monsieur, pas encore.» Alors, Saccard se décida, s’assit à une table que quittait un client, dans l’embrasure d’une des fenêtres. Il se croyait en retard; et, tandis qu’on changeait la serviette; ses regards se portèrent au-dehors, épiant les passants du trottoir. Même, lorsque le couvert fut rétabli, il ne commanda pas tout de suite, il demeura un moment les yeux sur la place, toute gaie de cette claire journée des premiers jours de mai. À cette heure où le monde déjeunait, elle était presque vide: sous les marronniers, d’une verdure tendre et neuve, les bancs restaient inoccupés; le long de la grille, à la station des voitures, la file des fiacres s’allongeait, d’un bout à l’autre; et l’omnibus de la Bastille s’arrêtait au bureau, à l’angle du jardin, sans laisser ni prendre de voyageurs. Le soleil tombait d’aplomb, le monument en était baigné, avec sa colonnade, ses deux statues, son vaste perron, en haut duquel il n’y avait encore que l’armée des chaises, en bon ordre. Mais Saccard, s’étant tourné, reconnut Mazaud, l’agent de change, à la table voisine de la sienne. Il tendit la main. «Tiens! c’est vous. Bonjour! - Bonjour!» répondit Mazaud en donnant une poignée de main distraite. Petit, brun, très vif, joli homme, il venait d’hériter de la charge d’un de ses oncles, à trente-deux ans. Et il semblait tout au convive qu’il avait en face de lui, un gros monsieur à figure rouge et rasée, le célèbre Amadieu, que la Bourse vénérait, depuis son fameux coup sur les Mines de Selsis. Lorsque les titres étaient tombés à quinze francs, et que l’on considérait tout acheteur comme un fou, il avait mis dans l’affaire sa fortune, deux cent mille francs, au hasard, sans calcul ni flair, par un entêtement de brute chanceuse. Aujourd’hui que la découverte de filons réels et considérables avait fait dépasser aux titres le cours de mille francs, il gagnait une quinzaine de millions; et son opération imbécile qui aurait dû le faire enfermer autrefois, le haussait maintenant au rang des vastes cerveaux financiers. Il était salué, consulté surtout. D’ailleurs, il ne donnait plus d’ordres, comme satisfait, trônant désormais dans son coup de génie unique et légendaire. Mazaud devait rêver sa clientèle. Saccard, n’ayant pu obtenir d’Amadieu même un sourire, salua la table d’en face, où se trouvaient réunis trois spéculateurs de sa connaissance, Pillerault, Moser et Salmon. «Bonjour! ça va bien? - Oui, pas mal... Bonjour!» Chez ceux-ci encore, il sentit la froideur, l’hostilité presque. Pillerault pourtant, très grand, très maigre, avec des gestes saccadés et un nez en lame de sabre, dans un visage osseux de chevalier errant, avait d’habitude la familiarité d’un joueur qui érigeait en principe le casse-cou, déclarant qu’il culbutait dans des catastrophes, chaque fois qu’il s’appliquait à réfléchir. Il était d’une nature exubérante de haussier, toujours tourné à la victoire, tandis que Moser, au contraire, de taille courte, le teint jaune, ravagé par une maladie de foie, se lamentait sans cesse, en proie à de continuelles craintes de cataclysme. Quant à Salmon, un très bel homme luttant contre la cinquantaine, étalant une barbe superbe, d’un noir d’encre, il passait pour un gaillard extraordinairement fort. Jamais il ne parlait, il ne répondait que par des sourires, on ne savait dans quel sens il jouait, ni même s’il jouait; et sa façon d’écouter impressionnait tellement Moser, que souvent celui-ci, après lui avoir fait une confidence, courait changer un ordre, démonté par son silence. La Bête humaine (1890) Voici la poésie de Zola : les machines transformées en bêtes dangereuses, dragons de la modernité. La Lison est une locomotive. Mais au milieu de cet affreux sifflement de détresse qui déchirait l’air, la Lison n’obéissait pas, allait quand même à peine ralentie. Elle n’était plus la docile d’autrefois, depuis qu’elle avait perdu dans la neige sa bonne vaporisation, son démarrage si aisé, devenue quinteuse et revêche maintenant, en femme vieillie, dont un coup de froid a détruit la poitrine. Elle soufflait, se cabrait sous le frein, allait, allait toujours, dans l’entêtement alourdi de sa masse. Pecqueux, fou de peur, sauta. Jacques, raidi à son poste, la main droite crispée sur le changement de marche, l’autre restée au sifflet, sans qu’il le sût, attendait. Et la Lison, fumante, soufflante, dans ce rugissement aigu qui ne cessait pas, vint taper contre le fardier du poids énorme des treize wagons qu’elle traînait. Alors, à vingt mètres d’eux, du bord de la voie où l’épouvante les clouait, Misard et Cabuche les bras en l’air, Flore les yeux béants, virent cette chose effrayante : le train se dresser debout, sept wagons monter les uns sur les autres, puis retomber avec un abominable craquement, en une débâcle informe de débris. Les trois premiers étaient réduits en miettes, les quatre autres ne faisaient plus qu’une montagne, un enchevêtrement de toitures défoncées, de roues brisées, de portières, de chaînes, de tampons, au milieu de morceaux de vitre. Et, surtout, l’on avait entendu le broiement de la machine contre les pierres, un écrasement sourd terminé en un cri d’agonie. La Lison, éventrée, culbutait à gauche, par-dessus le fardier; tandis que les pierres, fendues, volaient en éclats, comme sous un coup de mine, et que, des cinq chevaux, quatre, roulés, trainés, étaient tués net. La queue du train, six wagons encore, intacts, s’étaient arrêtés, sans même sortir des rails. Mais des cris montèrent, des appels dont les mots se perdaient en hurlements inarticulés de bête. « À moi ! au secours !... Oh ! mon Dieu ! je meurs ! au secours ! au secours ! » On n’entendait plus, on ne voyait plus. La Lison, renversée sur les reins, le ventre ouvert, perdait sa vapeur, par les robinets arrachés, les tuyaux crevés, en des souffles qui grondaient, pareils à des râles furieux de géante. Une haleine blanche en sortait, inépuisable, roulant d’épais tourbillons au ras du sol ; pendant que, du foyer, les braises tombées, rouges comme le sang même de ses entrailles, ajoutaient leurs fumées noires. La cheminée, dans la violence du choc, était entrée en terre; à l’endroit où il avait porté, le châssis s’était rompu, faussant les deux longerons : et, les roues en l’air, semblable à une cavale monstrueuse, décousue par quelque formidable coup de corne, la Lison montrait ses bielles tordues, ses cylindres cassés, ses tiroirs et leurs excentriques écrasés, toute une affreuse plaie baillant au plein air, par où l’âme continuait de sortir, avec un fracas d’enragé désespoir. Justement, près d’elle, le cheval qui n’était pas mort, gisait lui aussi, les deux pieds de devant emportés, perdant également ses entrailles par une déchirure à son ventre. À sa tète droite, raidie, dans un spasme d’atroce douceur, on le voyait râler, d’un hennissement terrible, dont rien n’arrivait à l’oreille, au milieu du tonnerre de la machine agonisante. Décadence et postnaturalisme Joris-Karl Huysmans (1848– 1907) Issu d’une famille modeste et instruite – le père, d’origine hollandaise, est lithographe, la mère est maîtresse d’école – Joris-Karl Huysmans travaille toute sa vie comme fonctionnaire au Ministre de l’Intérieur, tout en menant une carrière de critique littéraire, de critique d’art et d’écrivain. Jeune, il admire François Villon, Aloysius Bertrand et Baudelaire, avant de rejoindre le groupe naturaliste de Médan. Il défend L’Assommoir et dans ses premiers romans, Marthe, histoire d’une fille (1876), Les Sœurs Vatard (1879), En ménage (1881), il respecte la thématique et la méthode naturaliste. À partir de la nouvelle À vau-l’eau (1882), où la perspective subjectivisante et la thématique de l’inconfort existentiel l’emportent, il se détache du naturalisme et amorce un virage vers la décadence. Son chef-d’oeuvre est sans doute À rebours (1884) où le personnage de Jean des Esseintes est le type même du décadent qui cherche son salut dans l’art et le raffinement qu’il préfère à la réalité. Cette supériorité décadente marque aussi le roman suivant, En rade (1887). La quête d’une spiritualité qui puisse sauver le monde s’inscrit dans le personnage autobiographique de Durtal (Là-bas, 1891) qui se détourne de la vulgarité de son siècle et plonge dans le moyen âge : il étudie le phénomène du satanisme, notamment l’histoire de Gilles de Rais, il recherche les satanistes dans son entourage, assiste à une messe noire, s’adonne à l’ésotérisme et à la kabbale. À partir du roman En route (1895), Durtal entame une nouvelle étape – conversion au catholicisme et à la spiritualité chrétienne : La Cathédrale (1898), L'Oblat (1903), Les Foules de Lourdes (1906). C’est ce même parcours que réalisera l’écrivain, décédé d’un cancer de la mâchoire, dans d’affreuses souffrances. À rebours (1884) Il était depuis longtemps expert aux sincérités et aux faux-fuyants des tons. Jadis, alors qu’il recevait chez lui des femmes, il avait composé un boudoir où, au milieu des petits meubles sculptés dans le pâle camphrier du Japon, sous une espèce de tente en satin rose des Indes, les chairs se coloraient doucement aux lumières apprêtées que blutait l’étoffe. Cette pièce où des glaces se faisaient écho et se renvoyaient à perte de vue, dans les murs, des enfilades de boudoirs roses, avait été célèbre parmi les filles qui se complaisaient à tremper leur nudité dans ce bain d’incarnat tiède qu’aromatisait l’odeur de menthe dégagée par le bois des meubles. Mais, en mettant même de côté les bienfaits de cet air fardé qui paraissait transfuser un nouveau sang sous les peaux défraîchies et usées par l’habitude des céruses et l’abus des nuits, il goûtait pour son propre compte, dans ce languissant milieu, des allégresses particulières, des plaisirs que rendaient extrêmes et qu’activaient, en quelque sorte, les souvenirs des maux passés, des ennuis défunts. Ainsi, par haine, par mépris de son enfance, il avait pendu au plafond de cette pièce une petite cage en fil d’argent où un grillon enfermé chantait comme dans les cendres des cheminées du château de Lourps ; quand il écoutait ce cri tant de fois entendu, toutes les soirées contraintes et muettes chez sa mère, tout l’abandon d’une jeunesse souffrante et refoulée, se bousculaient devant lui, et alors, aux secousses de la femme qu’il caressait machinalement et dont les paroles ou le rire rompaient sa vision et le ramenaient brusquement dans la réalité, dans le boudoir, à terre, un tumulte se levait en son âme, un besoin de vengeance des tristesses endurées, une rage de salir par des turpitudes des souvenirs de famille, un désir furieux de panteler sur des coussins de chair, d’épuiser jusqu’à leurs dernières gouttes, les plus véhémentes et les plus âcres des folies charnelles. D’autres fois encore, quand le spleen le pressait, quand par les temps pluvieux d’automne, l’aversion de la rue, du chez soi, du ciel en boue jaune, des nuages en macadam, l’assaillait, il se réfugiait dans ce réduit, agitait légèrement la cage et la regardait se répercuter à l’infini dans le jeu des glaces, jusqu’à ce que ses yeux grisés s’aperçussent que la cage ne bougeait point, mais que tout le boudoir vacillait et tournait, emplissant la maison d’une valse rose. Édouard Dujardin (1861-1949) Par sa date de naissance et par son parcours littéraire, Édouard Dujardin appartient à la génération symboliste. En 1885, il fonde avec Théodore de WyzewaLa Revue Wagnérienne, il dirige, à partir de 1886, La Revue indépendante, les deux affiliées au symbolisme. Dandy, il dissipe vite la fortune héritée à la mort de ses parents et doit gagner sa vie, pendant un certain temps, en rédigeant des annonces pour les journaux. Son oeuvre poétique, dramatique et romanesque est tombée en oubli, à l’exception des Lauriers sont coupés (1888), où il innove radicalement la perspective narrative en introduisant le monologue intérieur et le flux de conscience à focalisation interne, technique qu’utiliseront après lui l’Autrichien Arthur Schnitzler, l’Irlandais James Joyce ou l’Italien Italo Suevo. Les lauriers sont coupés (1888) Un soir de soleil couchant, d’air lointain, de cieux profonds; et des foules qui confuses vont; des bruits, des ombres, des multitudes; des espaces infiniment en l’oubli d’heures étendus; un vague soir... Car sous le chaos des apparences, parmi les durées et les sites, dans l’illusoire des choses qui s’engendrent et qui s’enfantent, et en la source éternelle des causes, un avec les autres, un comme avec les autres, distinct des autres, semblable aux autres, apparaissant un le même et un de plus, un de tous donc surgissant, et entrant à ce qui est, et de l’infini des possibles existences, je surgis; et voici que pointe le temps et que pointe le lieu; c’est l’aujourd’hui; c’est l’ici; l’heure qui sonne; et au long de moi, la vie; je me lève le triste amoureux du mystère génital; en moi s’oppose à moi l’advenant de frêle corps et de fuyante pensée; et me naît le toujours vécu rêve de l’épars en visions multiples et désespéré désir... Voici l’heure, le lieu, un soir d’avril, Paris, un soir clair de soleil couchant, les monotones bruits, les maisons blanches, les feuillages d’ombres; le soir plus doux, et une joie d’être quelqu’un, d’aller; les rues et les multitudes, et dans l’air très lointainement étendu, le ciel; Paris à l’entour chante, et, dans la brume des formes aperçues, mollement il encadre l’idée; soir d’aujourd’hui, oh soir d’ici; là je suis. ... Et c’est l’heure; l’heure? six heures; à cette horloge six heures, l’heure attendue. La maison où je dois entrer: où je trouverai quelqu’un; la maison; le vestibule; entrons. Le soir tombe; l’air est bon; il y a une gaîté en l’air. L’escalier; les premières marches. Ce garçon sera encore chez soi; si, par un hasard, il était sorti avant l’heure? ce lui arrive quelques fois; je veux pourtant lui conter ma journée d’aujourd’hui. Le palier du premier étage; l’escalier large et clair; les fenêtres. Je lui ai confié, à ce brave ami, mon histoire amoureuse. Quelle bonne soirée encore j’aurai! Enfin il ne se moquera plus de moi. Quelle délicieuse soirée ce va être! Pourquoi le tapis de l’escalier est-il tourné en ce coin? ce fait sur le rouge montant une tache grise, sur le rouge qui de marche en marche monte. Le second étage; la porte à gauche; «Étude». Pourvu qu’il ne soit pas sorti; où courir le trouver? tant pis, j’irais au boulevard. Vivement entrons. La salle de l’Étude. Où est Lucien Chavainne? La vaste salle et la rangée circulaire des chaises. Le voilà, près la table, penché; il a son par-dessus et son chapeau; il dispose des papiers, hâtivement, avec un autre clerc. La bibliothèque de cahiers bleus, au fond, traverse les ficelles nouées. Je m’arrête sur le seuil. Quel plaisir que conter cette histoire. Lucien Chavainne lève la tête; il me voit; bonjour. «C’est vous? Vous arrivez justement; vous savez qu’à six heures nous partons. Voulez-vous m’attendre; nous descendrons ensemble.» «Très bien.» La fenêtre est ouverte; derrière, une cour grise, pleine de lumières; les hauts murs gris, clairs de beau temps; l’heureuse journée. Si gentille a été Léa, quand elle m’a dit - à ce soir; elle avait son joli malin sourire, comme il y a deux mois. En face, à une fenêtre, une servante; elle regarde; voilà qu’elle rougit; pourquoi? elle se retire. «Me voici.» C’est Lucien Chavainne. Il a pris sa canne; il ouvre la porte; nous sortons. Les deux, nous descendons l’escalier. Lui: «Vous avez votre chapeau rond...» «Oui.» Il me parle d’un ton blâmeur. Pourquoi ne mettrais-je pas un chapeau rond? Ce garçon croit que l’élégance est à ces futilités. La loge du concierge; vide constamment; bizarre maison. Chavainne va-t-il au moins un peu m’accompagner? À ne vouloir jamais allonger son chemin, il est si ennuyeux. Nous arrivons dans la rue; une voiture à la porte; le soleil éclaire encore, comme en flammes, les façades; la tour Saint-Jacques, devant nous; vers la place du Châtelet nous allons. «Eh bien, et votre passion?» Me demande-t-il. Je vais lui dire. «Toujours à peu près de même.» Nous marchons, côte à côte. «Vous venez de chez elle?» «Oui, je l’ai été voir. Nous avons, deux heures durant, causé, chanté, joué du piano. Elle m’a donné un rendez-vous à ce soir, après son théâtre.» «Ah.» Et avec quelle grâce. «Et vous, que faites-vous de bon?» «Moi? Rien.» Un silence. La charmante fille; elle s’est fâchée de ne pouvoir achever ses couplets; moi, je n’allais pas en mesure, et je n’ai pas avoué la faute; j’aurai plus d’attention ce soir, quand nous recommencerons. «Vous savez qu’elle ne paraît plus maintenant qu’au lever-de-rideau? J’irai l’attendre, vers neuf heures, aux Nouveautés; nous nous promènerons ensemble en voiture; au Bois, sans doute; le temps y est si agréable. Puis je la ramènerai chez elle.» «Et vous tâcherez à rester?» «Non.» Dieu m’en garde! Chavainne ne comprendra jamais mon sentiment? «Vous êtes étonnant» me dit-il «avec ce platonisme.» Étonnant! du platonisme! «Oui, mon cher, c’est ainsi que j’entends les choses; j’ai plus de plaisir à agir autrement que d’autres agiraient.» «Mais, mon cher ami, vous ne réfléchissez pas à ce qu’est la femme avec qui vous avez affaire.» «Une demoiselle de petit théâtre; certes; et pour cela même j’ai mon plaisir à agir comme j’agis.» «Vous espérez la toucher?» Il ricane; il est insupportable. Eh bien, non, elle n’est pas la fille qu’on soupçonnerait. Et quand même!... La rue de Rivoli; traversons; gare aux voitures; quelle foule ce soir; six heures, c’est l’heure de la cohue, en ce quartier surtout; la trompe du tramway; garons-nous. «Il y a un peu moins de monde sur ce côté droit» dis-je. Nous suivons le trottoir, l’un près l’autre. Chavainne: «Eh bien, un tel plaisir ne vaut pas ce qu’il coûte. Depuis trois mois que vous connaissez cette jeune femme...» «Depuis trois mois, je vais chez elle; mais vous savez bien qu’il y a plus de quatre mois que je la connais.» «Soit. Depuis quatre mois, vous vous ruinez vainement.» «Vous vous moquez de moi, mon cher Lucien.» «Avant de lui avoir jamais dit une parole, vous lui donnez, par l’entremise de sa femme-de-chambre, cinq cents francs.» Cinq cents francs? non, trois cents. Mais, en effet, j’ai dit à lui cinq cents. «Si vous croyez» il continue «que ces sortes de munificences incitent une femme de théâtre à de réciproques générosités... Changez votre système, mon ami, ou vous n’obtiendrez rien.» L’agaçant raisonnement! Croit-il, lui, que si je n’obtiens rien, ce n’est pas parce que je ne veux, moi, rien obtenir? J’ai grand tort à lui parler de ces choses. Brisons. «Et j’aime mieux, mon cher, ces folies, que bêtement faire la noce avec d’absurdes filles d’une nuit.» Cela soit dit pour toi. Le voilà muet. Certes, un excellent ami, Lucien Chavainne, mais si rétif aux affaires de sentiment. Aimer; et honorer son amour, respecter son amour, aimer son amour. À marcher le temps est chaud; je déboutonne mon par-dessus; je ne garderai pas ma jaquette, ce soir, pour sortir avec Léa; ma redingote sera mieux; je pourrai prendre mon chapeau de soie; Chavainne a un peu raison; d’ailleurs suis-je simple; avec une redingote je ne puis avoir un chapeau rond. Léa ne me parle presque pas de ma toilette; elle doit cependant y regarder. Chavainne: «Je vais au Français ce soir.» «Que joue-t-on?» «Ruy-Blas.» «Vous allez voir cela?» «Pourquoi non?» Je ne répondrai pas. Est-ce qu’on va voir Ruy-Blas en mil huit cent quatre-vingt-sept? Lui: «Je n’ai jamais vu cette pièce, et, ma foi, j’en ai la curiosité.» «Quel vieux romantique vous êtes.» «C’est vous qui m’appelez romantique?» «Eh bien?» «Vous êtes un romantique pire qu’aucun. Et l’histoire de votre passion?... Pour être allé, une fois, aux Nouveautés, entendre je ne sais quoi... Une belle idée que nous eûmes... Nous avons remarqué un page...» Était-elle jolie! «Mon ami, vous avez usé tout l’hiver à vous chauffer la cervelle; et maintenant vous admettez mille folies. Sérieusement... Et rappelez-vous que c’est moi, qui, en sortant du théâtre, ai cherché sur l’affiche et vous ai dit le nom de Léa d’Arsay... Aussitôt a commencé votre enthousiasme; aujourd’hui c’est un amour platonique.» Passe un monsieur élégant, avec à sa boutonnière une rose; il faudra, ainsi, que j’aie une fleur ce soir; je pourrais bien encore porter quelque chose à Léa. Chavainne se tait; ce garçon est sot. Eh oui, originale est l’histoire de mon amour; or, tant mieux. Une rue; la rue de Marengo; les magasins du Louvre; la file serrée des voitures. Chavainne: «Vous savez que je vous quitte au Palais-royal.» Bon! Est-il désagréable. Toujours quitter les gens en route. Sous les arcades nous voici; près les magasins; dans la foule. Si nous marchions sur la chaussée? trop de voitures. Ici on se pousse; tant pis. Une femme devant nous; grande, svelte; oh, cette taille cambrée, ce parfum violent et ces cheveux roux luisants; je voudrais voir son visage; jolie elle doit être. «Venez avec moi ce soir au théâtre.» C’est Chavainne qui me parle. «Nous irons ensuite flâner une heure n’importe où.» «Je vous ai dit que j’avais un rendez-vous.» La femme rousse s’arrête devant la vitrine; un fort profil de rousse, oui; une mine très éveillée; des yeux peints de noir; à son cou, un gros nœud blanc; elle regarde vers nous; elle m’a regardé; quels yeux provoquants. Nous sommes à côté d’elle; la superbe fille. «N’allons pas si vite.» «Votre rendez-vous n’empêche rien; puisque vous êtes décidé à ne pas rester chez mademoiselle d’Arsay, vous viendrez pour le dernier acte ou à la sortie, ou dans un lieu quelconque, et nous ferons une promenade nocturne.» Est-ce qu’il se moque de moi? «Vous me raconterez ce que vous aurez dit à mademoiselle d’Arsay.» Au fait, pourquoi pas; ce soir; en sortant de chez elle? «Ça ne vous va pas? Qu’est-ce que vous faites donc quand vous quittez votre amie?» «Vous êtes stupide, vraiment, mon cher.» Nous nous taisons; je crois qu’il sourit; quelle niaiserie. La place du Palais-royal. Et la jeune femme rousse, où est-elle? disparue; quel ennui; je ne la vois pas. Chavainne: «Qu’est-ce que vous cherchez?» «Rien.» Disparue. Tout cela par la faute de ce monsieur. Lui: «Je vais jusqu’au Théâtre-français; je veux voir l’heure du spectacle.» Toujours son spectacle. Allons. Je voudrais pourtant, avant qu’il me quittât, lui conter ma journée d’aujourd’hui. Si gentiment Léa m’a reçu, en le petit salon un peu obscur des rideaux jaunes; elle avait son peignoir de satin clair; sous les larges plis soyeux, sa fine taille serrée; et le grand col blanc, d’où un rose de gorge; s’approchant à moi, elle souriait; et sur ses épaules, de sa tête pâlotte et blonde, les cheveux dénoués, en mèches dorées, tombaient; elle n’est point vieille, la chère, et si mignonne; dix-neuf ans, vingt peut-être; elle déclare dix-huit; exquise fille. Au long négligemment immobile du Palais-royal, au long du Palais nous allons. Elle m’a tendu sa main; moi, j’ai baisé son front; très chastement; sur mon épaule elle s’est penchée, et un instant nous avons demeuré; au travers des mous satins, dans mes mains, j’avais la douillette chaleur. Comme je l’aime, la très pauvre! Et tous ces gens qui passent, ici, là, qui passent, ah, ignorants de ces joies, tous ces gens indifférents, ah, quelconques, tous, qui marchent au près de moi. Alain-Fournier (1886-1914) De son nom Henri Alban-Fournier. Il passe son enfance à la campagne ou ses parents, instituteurs, enseignent. Il songe à devenir marin et pour cette raison entre au lycée de Brest pour préparer l’École Navale. Il y renonce au bout d’un an et passe son baccalauréat à Bourges. Décisive pour sa vie littéraire sera la rencontre avec Jacques Rivière dans les classes préparatoires du lycée Lakanal à Sceaux. De 1905 à 1914 ils échangeront une importante correspondance et Jacques épousera, en 1909, la soeur de Jacques, Isabelle.En 1905, une autre rencontre importante de sa vie sera celle d’Yvonne de Quièvrecourt, un amour impossible qu’il transposera dans Le Grand Meaulnes comme Yvonne de Galais. Le Grand Meaulnes (1913) La narration subjectivisante et la thématique de l’adolescence qui conteste les valeurs courantes pour préférer la quête du bonheur et de l’amour, en dépit des désillusions, ouvrent la voie à un autre type d’écriture romanesque, voie que suivront bientôt Raymond Radiguet, Jean Cocteau, Louis Aragon et bien d’autres. Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189... Je continue à dire « chez nous », bien que la maison ne nous appartienne plus. Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n’y reviendrons certainement jamais. Nous habitions les bâtiments du Cours Supérieur de Sainte-Agathe. Mon père, que j’appelais M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à la fois le Cours Supérieur, où l’on préparait le brevet d’instituteur, et le Cours Moyen. Ma mère faisait la petite classe. Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes vierges, à l’extrémité du bourg; une cour immense avec préaux et buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail; sur le côté nord, la route où donnait une petite grille et qui menait vers La Gare, à trois kilomètres; au sud et par derrière, des champs, des jardins et des prés qui rejoignaient les faubourgs... tel est le plan sommaire de cette demeure où s’écoulèrent les jours les plus tourmentés et les plus chers de ma vie — demeure d’où partirent et où revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures. Le hasard des «changements», une décision d’inspecteur ou de préfet nous avaient conduits là. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, nous avait déposés, ma mère et moi, devant la petite grille rouillée. Des gamins qui volaient des pêches dans le jardin s’étaient enfuis silencieusement par les trous de la haie... Ma mère, que nous appelions Millie, et qui était bien la ménagère la plus méthodique que j’aie jamais connue, était entrée aussitôt dans les pièces remplies de paille poussiéreuse, et tout de suite elle avait constaté avec désespoir, comme à chaque «déplacement», que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si mal construite... Elle était sortie pour me confier sa détresse. Tout en me parlant, elle avait essuyé doucement avec son mouchoir ma figure d’enfant noircie par le voyage. Puis elle était rentrée faire le compte de toutes les ouvertures qu’il allait falloir condamner pour rendre le logement habitable... Quant à moi, coiffé d’un grand chapeau de paille à rubans, j’étais resté là, sur le gravier de cette cour étrangère, à attendre, à fureter petitement autour du puits et sous le hangar. C’est ainsi, du moins, que j’imagine aujourd’hui notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d’attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d’autres attentes que je me rappelle; déjà, les deux mains appuyées aux barreaux du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu’un qui va descendre la grand’rue. Et si j’essaie d’imaginer la première nuit que je dus passer dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont d’autres nuits que je me rappelle; je ne suis plus seul dans cette chambre; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se promène. Tout ce paysage paisible — l’école, le champ du père Martin, avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour par des femmes en visite... — est à jamais, dans ma mémoire, agité, transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos. Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva. J’avais quinze ans. C’était un froid dimanche de novembre, le premier jour d’automne qui fit songer à l’hiver. Toute la journée, Millie avait attendu une voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour la mauvaise saison. Le matin, elle avait manqué la messe; et jusqu’au sermon, assis dans le chœur avec les autres enfants, j’avais regardé anxieusement du côté des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau neuf. Après midi, je dus partir seul à vêpres. - D’ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon costume d’enfant, même s’il était arrivé, ce chapeau, il aurait bien fallu, sans doute, que je passe mon dimanche à le refaire. Souvent nos dimanches d’hiver se passaient ainsi. Critique Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) On peut le considérer comme le fondateur de la critique littéraire. Il est le compagnon de route de la première génération romantique. Il fréquente le Cénacle de l’Arsenal de Charles Nodier, celui de Victor Hugo, il est aussi l’ami des saint-simoniens et des mystiques, il connaît Lamennais et Lacordaire. Ses poésies sont publiés sous le titre Vie, poésie et pensées de Joseph Delorme (1829). Son roman Volupté (1834) s’inscrit dans la veine intimiste, sentimentale du romantisme (René de Chateubraind, Armance de Stendhal, Les Confessions d’un enfant du siècle de Musset). Dès 1824, il collabore comme critique au Globe, plus tard au Constitutionnel, au Moniteur, au Temps. Son approche est biographique, l’oeuvre s’explique par le génie du créateur. C’est ce principe que Marcel Proust attaquera dans son Contre Sainte-Beuve. Portraits littéraires (1844) Saisir le génie Lorsqu’on ne commence à connaître un grand homme que dans le fort de sa gloire, on n’imagine pas qu’il ait jamais pu s’en passer, et la chose nous paraît si simple que souvent on ne s’inquiète pas le moins du monde de s’expliquer comment cela est advenu; de même que, lorsqu’on le connaît dès l’abord et avant son éclat, on ne soupçonne pas d’ordinaire ce qu’il devra être un jour: on vit auprès de lui sans songer à le regarder, et l’on néglige sur son compte ce qu’il importerait le plus d’en savoir. Les grands hommes eux-mêmes contribuent souvent à fortifier cette double illusion par leur façon d’agir: jeunes, inconnus, obscurs, ils s’effacent, se taisent, éludent l’attention et n’affectent aucun rang, parce qu’ils n’en veulent qu’un, et que, pour y mettre la main, le temps n’est pas encore mûr; plus tard, salués de tous et glorieux, ils rejettent dans l’ombre leurs commencements, d’ordinaire rudes et amers; ils ne racontent pas volontiers leur propre formation, pas plus que le Nil n’étale ses sources. Or, cependant, le point essentiel dans une vie de grand écrivain, de grand poète, est celui-ci: saisir, embrasser et analyser tout l’homme au moment où, par un concours plus ou moins lent ou facile, son génie, son éducation et les circonstances se sont accordés de telle sorte qu’il ait enfanté son premier chef-d’œuvre. Si vous comprenez le poète à ce moment critique, si vous dénouez ce noeud auquel tout en lui se liera désormais, si vous trouvez, pour ainsi dire, la clef de cet anneau mystérieux, moitié de fer, moitié de diamant, qui rattache sa seconde existence, radieuse, éblouissante et solennelle, à son existence première, obscure, refoulée, solitaire, et dont plus d’une fois il voudrait dévorer la mémoire, alors on peut dire de vous que vous possédez à fond et que vous savez votre poète; vous avez franchi avec lui les régions ténébreuses, comme Dante avec Virgile; vous êtes digne de l’accompagner sans fatigue et comme de plain-pied à travers ses autres merveilles. De René au dernier ouvrage de M. de Chateaubriand, des premières Méditations à tout ce que pourra créer jamais M. de Lamartine, d’Andromaque à Athalie, du Cid à Nicomède, l’initiation est facile, on tient à la main le fil conducteur, il ne s’agit plus que de le dérouler. C’est un beau moment pour le critique comme pour le poète que celui où l’un et l’autre peuvent, chacun dans un juste sens, s’écrier avec cet ancien : Je l’ai trouvé. Le poète trouve la région où son génie peut vivre et se déployer désormais; le critique trouve l’instinct et la loi^ de ce génie. Causeries du Lundi (1851-1852) Classique et romantique Le classique, dans son caractère le plus général et dans sa plus large définition, comprend les littératures à l’état de santé et de fleur heureuse, les littératures en plein accord et en harmonie avec leur époque, avec leur cadre social, avec les principes et les pouvoirs dirigeants de la société; contentes d’elles-mêmes, — entendons-nous bien, contentes d’être de leur nation, de leur temps, du régime où elles naissent et fleurissent (la joie de l’esprit, a-t-on dit, en marque la force; cela est vrai pour les littératures comme pour les individus); les littératures qui sont et qui se sentent chez elles, dans leur voie, non déclassées, non troublantes, n’ayant pas pour principe le malaise, qui n’a jamais été un principe de beauté. Ce n’est pas moi, messieurs, qui médirai des littératures romantiques; je me tiens dans les termes de Gœthe et de l’explication historique. On ne naît pas quand on veut, on ne choisit pas son moment pour éclore; on n’évite pas, surtout dans l’enfance, les courants généraux qui passent dans l’air, et qui soufflent le sec ou l’humide, la fièvre ou la santé; et il est de tels courants pour les âmes. Ce sentiment de premier contentement, où il y a, avant tout, de l’espérance et où le découragement n’entre pas, où l’on se dit qu’on a devant soi une époque plus longue que soi, plus forte que soi, une époque protectrice et juge, qu’on a un beau champ à une carrière, à un développement honnête et glorieux en plein soleil, voilà ce qui donne le premier fonds sur lequel s’élèvent ensuite, palais et temples réguliers, les œuvres harmonieuses. Quand on vit dans une perpétuelle instabilité publique, et qu’on voit la société changer plusieurs fois à vue, on est tenté de ne pas croire à l’immortalité littéraire et de se tout accorder en conséquence. Or, ce sentiment de sécurité et d’une saison fixe et durable, il n’appartient à personne de se le donner; on le respire avec l’air aux heures de la jeunesse. Les littératures romantiques, qui sont surtout de coup de main et d’aventure, ont leurs mérites, leurs exploits, leur rôle brillant, mais en dehors des cadres; elles sont à cheval sur deux ou trois époques, jamais établies en plein dans une seule, inquiètes, chercheuses, excentriques de leur nature, ou très en avant ou très en arrière, volontiers ailleurs, errantes. La littérature classique ne se plaint pas, ne gémit pas, ne s’ennuie pas. Quelquefois on va plus loin avec la douleur et par la douleur, mais la beauté est plus tranquille. Le classique, je le répète, a cela, au nombre de ses caractères, d’aimer sa patrie, son temps, de ne voir rien de plus désirable ni de plus beau; il en a le légitime orgueil. L’activité dans l’apaisement serait sa devise. Cela est vrai du siècle de Périclès, du siècle d’Auguste comme du règne de Louis XIV. Écoutons-les parler, sous leur beau ciel et comme sous leur coupole d’azur, les grands poètes et les orateurs de ce temps-là : leurs hymnes de louanges sonnent encore à nos oreilles ; ils ont été bien loin dans l’applaudissement. Le romantique a la nostalgie, comme Hamlet; il cherche ce qu’il n’a pas, et jusque par-delà les nuages; il rêve, il vit dans les songes. Au dix-neuvième siècle, il adore le moyen âge; au dix-huitième, il est déjà révolutionnaire avec Rousseau. Au sens de Gœthe, il y a des romantiques de divers temps: le jeune homme de Chrysostome, Stagyre, Augustin dans sa jeunesse, étaient des romantiques, des Renés anticipés, des malades; mais c’étaient des malades pour guérir, et le Christianisme les a guéris: il a exorcisé le démon. Hamlet, Werther, Childe-Harold, les Renés purs, sont des malades pour chanter et souffrir, pour jouir de leur mal, des romantiques plus ou moins par dilettantisme: — la maladie pour la maladie. Nouveaux lundis (1863-1879) Réponse à Taine «L’esprit humain, dites-vous, coule avec les événements comme un fleuve.» Je répondrais oui et non. Mais je dirai hardiment non en ce sens qu’à la différence d’un fleuve, l’esprit humain n’est point composé d’une quantité de gouttes semblables. Il y a distinction de qualité dans bien des gouttes. En un mot, il n’y avait qu’une âme au XVII^e siècle pour faire La Princesse de Clèves: autrement il en serait sorti des quantités. Et en général il n’est qu’une âme, une forme particulière d’esprit pour faire tel ou tel chef-d’œuvre. Quand il s’agit de témoins historiques, je conçois des équivalents: je n’en connais pas en matière de goût. Supposez un grand talent de moins, supposez le moule, ou mieux, le miroir magique d’un seul vrai poète brisé dans le berceau à sa naissance, il ne s’en rencontrera plus jamais un autre qui soit exactement le même ni qui en tienne lieu. Il n’y a de chaque vrai poète qu’un exemplaire. Je prends un autre exemple de cette spécialité unique du talent. Paul et Virginie porte certainement des traces de son époque; mais, si Paul et Virginie n’avait pas été fait, on pourrait soutenir par toutes sortes de raisonnements spécieux et plausibles qu’il était impossible à un livre de cette qualité virginale de naître dans la corruption du XVIII^e siècle: Bernardin de Saint-Pierre seul l’a pu faire. C’est qu’il n’y a rien, je le répète, de plus imprévu que le talent, et il ne serait pas le talent s’il n’était imprévu, s’il n’était un seul entre plusieurs, un seul entre tous. Je ne sais si je m’explique bien: c’est là le point vif que la méthode et le procédé de M. Taine n’atteint pas, quelle que soit son habileté à s’en servir. Il reste toujours en dehors, jusqu’ici, échappant à toutes les mailles du filet, si bien tissé qu’il soit, cette chose qui s’appelle l’individualité du talent, du génie. Le savant critique l’attaque et l’investit, comme ferait un ingénieur; il la cerne, la presse et la resserre, sous prétexte de l’environner de toutes les conditions extérieures indispensables: ces conditions servent, en effet, l’individualité et l’originalité personnelle, la provoquent, la sollicitent, la mettent plus ou moins à même d’agir ou de réagir, mais sans la créer. Cette parcelle qu’Horace appelle divine (divinae particulam aurae) et qui l’est du moins dans le sens primitif et naturel, ne s’est pas encore rendue à la science, et elle reste inexpliquée. Ce n’est pas une raison pour que la science désarme et renonce à son entreprise courageuse. Le siège de Troie a duré dix ans; il est des problèmes qui dureront peut-être autant que la vie de l’humanité même. Nous tous, partisans de la méthode naturelle en littérature et qui l’appliquons chacun selon notre mesure à des degrés différents, nous tous, artisans et serviteurs d’une même science que nous cherchons à rendre aussi exacte que possible, sans nous payer de notions vagues et de vains mots, continuons donc d’observer sans relâche, d’étudier et de pénétrer les conditions des œuvres diversement remarquables et l’infinie variété des formes de talent ; forçons-les de nous rendre raison et de nous dire comment et pourquoi elles sont de telle ou telle façon et qualité plutôt que d’une autre, dussions-nous ne jamais tout expliquer et dût-il rester, après tout notre effort, un dernier point et comme une dernière citadelle irréductible. Histoire de Port-Royal (1840-1859) Pascal L’esprit logique, géométrique, scrutateur des causes, fin, net, éloquent, il me représente la perfection de l’entendement humain en ce que cet entendement a de plus défini, de plus distinct en soi, de plus détaché par rapport à l’Univers. Il se replie et il habite au sommet de la pensée proprement dite (arx mentis), dans une sphère de clarté parfaite. Clarté d’une part et ténèbres partout au-delà, effroyables espaces, il n’y a pas de milieu pour lui. Il ne se laisse pas flotter aux limites, là où ces ombres recèlent pourtant et quelquefois dévoilent à demi des vérités autres que les vérités toutes claires et démontrables. Plus d’un vaste esprit en travail des grands problèmes, et en quête des origines, a fait effort pour remonter vers les âges d’enfantement, ou comme on dit, les Époques de la nature, vers ces jours antérieurs où l’esprit de Dieu était porté sur les eaux, et pour arracher aux choses mêmes des lueurs indépendantes de l’homme. Pascal prend le monde depuis le sixième jour, il prend l’Univers réfléchi dans l’entendement humain; il se demande s’il y a là, par rapport aux fins de l’homme, des lumières et des résultats. Avant tout, le bien et le mal l’occupent; sur l’heure et sans marchander, il a besoin de clarté et de certitude, d’une satisfaction nette et pleine; en d’autre termes, il a besoin du souverain bien, il a soif du bonheur. Pascal possède au plus haut degré d’intensité le sentiment de la personne humaine. Or, par là, par cette disposition rigoureuse et circonscrite, par cette concentration de pensée et de sentiment, Pascal retrouve toute force et toute profondeur. Ce seul point, creusé à fond, va lui suffire pour regagner le reste. Si nous le voyons s’élancer d’un tel effort pour embrasser, comme dans un naufrage, le pied de l’arbre de la Croix, c’est que la vue des misères de l’homme, la propre conscience de son ennui, de son inquiétude et de sa détresse, c’est que tout ce qu’il sent en lui de tourmenté et de haïssable, lui inspire l’énergie violente du salut. Quand j’ai dit que l’esprit de Pascal se refusait par sa nature à certaines vues, à certaines atteintes et échappées dans d’autres ordres de vérités, j’ai peut-être été trop loin d’oser ainsi lui assigner des bornes que pourraient déranger bien des aperçus de ses Pensées; mais ce qui est certain, c’est que, si ce n’était par nature, il s’y refusait au moins par volonté. Simple atome pensant en présence de l’Univers, au sein, comme il dit, de ces espaces infinis qui renferment et dont le silence éternel l’effraye, sa volonté se roidit, et défend à cet esprit puissant (plus puissante elle-même) d’aller au hasard et de flotter ou de sonder avec une curiosité périlleuse à tous les confins. Car sa volonté, ou, pour la mieux nommer, sa personnalité humaine n’aime pas à se sentir moindre que les choses; elle se méfie de cet Univers qui l’opprime, de ces infinités qui de toutes parts l’engloutissent, et qui vont éteindre en elle par la sensation continue, si elle n’y prend garde, son être moral et son tout. Elle a peur d’être subornée, elle a peur de s’écouler. C’est donc en elle seule et dans l’idée sans cesse agitée de sa grandeur et de sa faiblesse, de ses contradictions incompréhensibles et de son chaos, que cette pensée se ramasse, qu’elle fouille et qu’elle remue, jusqu’à ce qu’elle trouve enfin l’unique clef, la foi, cette foi qu’il définissait (on ne saurait assez répéter ce mot aimable) Dieu sensible au cœur, ou encore le cœur incliné par Dieu. Telle est la foi de Pascal dans sa règle vivante. Voilà le point moral où tout aboutit en lui, l’endroit où il réside d’habitude tout entier, où sa volonté s’affermit et se transforme dans ce qu’il appelle la Grâce, où sa pensée la plus distincte se rencontre et se confond avec son sentiment le plus ému. Il aime, il s’apaise, il se passionne désormais par là. Hippolyte Taine (1828-1893) Après ses études au lycée Condorcet, à Paris, et à l’École Normale Supérieure, il enseigne à plusieurs endroits : Nevers, Poitiers, Besançon. En désaccord avec l’administration du Second Empire, il se met en congé pour rédiger son Histoire de la littérature anglaise (1863) qui assoit sa notoriété. Il est nommé professeur aux Beaux-Arts, il enseigne aussi à Oxford. Son oeuvre majeure est l’Histoire des origines de la France contemporaine (1875-1893). Héritier des positivistes et témoin de la naissance des sciences expérientales, il formule sa méthodologie des humanités : analyse, classement par catégories des phénomènes, définitions des catégories (éléments communs et différentiels), mise en relation et synthèse des catégories. En histoire littéraire, sa catégorisation en race, milieu, moment et faculté maîtresse a fait autorité. Essais de Critique et d’Histoire (1858, 1882) Le monde de Balzac Il est armé de brutalité et de calcul, la réflexion l’a muni de combinaisons savantes, sa rudesse lui ôte la crainte de choquer. Personne n’est plus capable de peindre les bêtes de proie, petites ou grandes. Telle est l’enceinte où le pousse et l’enferme sa nature; c’est un artiste puissant et pesant, ayant pour serviteurs et pour maîtres des goûts et des facultés de naturaliste. À ce titre, il copie le réel, il aime les monstres grandioses, il peint mieux que le reste la bassesse et la force. Ce sont ces matériaux qui vont composer ses personnages, rendre les uns imparfaits et les autres admirables selon que leur substance s’accommodera ou répugnera au moule dans lequel elle doit entrer. Au plus bas sont les gens de métier et de province. Jadis, ils n’étaient que des grotesques, exagérés pour faire rire ou négligemment esquissés dans un coin du tableau. Balzac les décrit sérieusement; il s’intéresse à eux; ce sont ses favoris, et il a raison, car il est là dans son domaine. Us sont l’objet propre du naturaliste. Ils sont les espèces de la société, pareilles aux espèces de la nature. Chacune d’elles a ses instincts, ses besoins, ses armes, sa figure distincte. Le métier crée des variétés dans l’homme, comme le climat crée des variétés dans l’animal; l’attitude qu’il impose à l’âme, étant constante, devient définitive; les facultés et les penchants qu’il comprime s’atténuent; les facultés et les penchants qu’il exerce s’agrandissent; l’homme naturel et primitif disparaît; il reste un être déjeté et fortifié, formé et déformé, enlaidi, mais capable de vivre. — Cela est repoussant, peu importe; ces difformités acquises plaisent à l’esprit de Balzac. Il entre volontiers dans la cuisine, dans le comptoir et dans la friperie; il ne se rebute d’aucune odeur et d’aucune souillure; il a les sens grossiers. Bien mieux ou bien pis, il se trouve à son aise dans ces âmes; il y rencontre la sottise en pleine fleur, la vanité épineuse et basse; mais surtout l’intérêt. Rien ne l’en écarte, ou plutôt tout l’y ramène; il triomphe dans l’histoire de l’argent; c’est le grand moteur humain, surtout dans ces bas-fonds où l’homme doit calculer, amasser et ruser sous peine de vie. Balzac prend part à cette soif de gain, il lui gagne notre sympathie, il l’embellit, par l’habileté et la patience des combinaisons qu’il lui prête. Sa puissance systématique et son franc amour pour la laideur humaine ont construit l’épopée des affaires et de l’argent. — De là ces salons de province, où les gens hébétés par le métier et par l’oisiveté viennent en habits fripés et en cravates raides causer des successions ouvertes et du temps qu’il fait, sortes d’étouffoirs où toute idée périt ou moisit, où les préjugés se hérissent, où les ridicules s’étalent, où la cupidité et l’amour-propre, aigris par l’attente, s’acharnent par cent vilenies et mille tracasseries à la conquête d’une préséance ou d’une place. — De là ces bureaux de ministère où les employés s’irritent, s’abrutissent ou se résignent, les uns cantonnés dans une manie, faiseurs de calembours ou de collections, d’autres inertes et mâchant des plumes, d’autres inquiets comme des singes en cage, mystificateurs et bavards, d’autres installés dans leur niaiserie comme un escargot dans sa coque, heureux de minuter leurs paperasses en belle ronde irréprochable, la plupart faméliques et rampant par des souterrains fangeux pour empocher une gratification ou un avancement. — De là ces boutiques^ éclaboussées par la fange de Paris, assourdies du tintamarre des voitures, obscurcies par la morne humidité du brouillard, où de petits merciers flasques et blêmes passent trente ans à ficeler des paquets, à persécuter leurs commis, à aligner des inventaires, à mentir et à sourire. — De là surtout ces petits journaux, la plus cruelle peinture de Balzac, où l’on vend la vérité et surtout le mensonge, où l’on débite de l’esprit à telle heure et à tant la ligne, «absolument comme on allume un quinquet», où l’écrivain, harcelé de besoins, affamé d’argent, forcé d’écrire, se traite en machine, traite l’art en cuisine, méprise tout, se méprise lui-même, et ne trouve d’oubli que dans les orgies de l’esprit et des sens. — De là ses prisons, ses tables d’hôte, son Paris, sa province, et ce tableau toujours le même, toujours varié, des difformités et des cupidités humaines. Julien Sorel Un caractère est naturel quand il est d’accord avec lui-même, et que toutes ses oppositions dérivent de certaines qualités fondamentales, comme les mouvements divers d’une machine partent tous d’un moteur unique. Les actions et les sentiments ne sont vrais que parce qu’ils sont conséquents, et l’on obtient la vraisemblance dès qu’on applique la logique du cœur. Rien de mieux composé que le caractère de Julien. Il a pour ressort un orgueil excessif, passionné, ombrageux, sans cesse blessé, irrité contre les autres, implacable à lui-même, et une imagination inventive et ardente, c’est-à-dire la faculté de produire au choc du moindre événement des idées en foule et de s’y absorber. De là une concentration habituelle, un retour perpétuel sur soi-même, une attention incessamment repliée et occupée à s’interroger, à s’examiner, à se bâtir un modèle idéal auquel il se compare, et d’après lequel il se juge et se conduit. Se conformer à ce modèle, bon ou mauvais, est ce que Julien appelle le devoir et ce qui gouverne sa vie. Les yeux fixés sur lui-même, occupé à se violenter, à se soupçonner de faiblesse, à se reprocher ses émotions, il est téméraire pour ne pas manquer de courage, il se jette dans les pires dangers de peur d’avoir peur. Ce modèle, Julien ne l’emprunte pas, il le crée, et telle est la cause de son originalité, de ses bizarreries et de sa force; en cela, il est supérieur, puisqu’il invente sa conduite, et il choque la foule moutonnière, qui ne sait qu’imiter. Maintenant, mettez cette âme dans les circonstances où Beyle la place, et vous verrez quel modèle elle doit imaginer, et quelle nécessité admirable enchaîne et amène ses sentiments et ses actions. Julien, délicat, joli garçon, est maltraité par son père et ses frères, despotes brutaux, qui, selon l’usage, haïssent ce qui diffère d’eux. Un vieux chirurgien-major, son cousin, lui conte les batailles de Napoléon, et le souvenir du sous-lieutenant devenu empereur exalte ses dégoûts et ses espérances; car nos premiers besoins façonnent nos premières idées, et nous composons le modèle admirable et désirable, en le comblant des biens dont le manque nous a d’abord fait souffrir. À chaque heure du jour, il entend ce cri intérieur: Parvenir! Non qu’il souhaite étaler du luxe et jouir; mais il veut sortir de l’humiliation et de la dépendance où sa pauvreté l’enfonce, et cesser de voir les objets grossiers et les sentiments bas parmi lesquels sa condition le retient. Parvenir, comment? Songeons que notre éducation nous fait notre morale, que nous jugeons la société d’après les trente personnes qui nous entourent, et que nous la traitons comme on nous a traités. Vous avez été dès l’enfance aimé par de bons parents : ils ont songé pour vous à votre subsistance, ils vous ont caché toutes les vilenies de la vie ; à vingt ans, entrant dans le monde, vous l’avez cru juste, et vous regardiez la société comme une paix. Donc Julien devait la regarder comme une guerre. Haï, maltraité, spectateur perpétuel de manœuvres avides, obligé, pour vivre, de dissimuler, de souffrir et de mentir, il arrive dans le monde en ennemi. Il a tort, soit. Il vaut mieux être opprimé qu’oppresseur, et toujours volé qu’un jour voleur; cela est clair. Je ne veux point l’excuser; je veux seulement montrer qu’il peut être au fond très généreux, très reconnaissant, bon, disposé à la tendresse et à toutes les délicatesses du désintéressement, et cependant agir en égoïste, exploiter les hommes, et chercher son plaisir et sa grandeur à travers les misères des autres. La faculté maîtresse de l’historien Michelet Michelet est un poète, un poète de la grande espèce ; à ce titre il saisit les ensembles et les fait saisir. Cette imagination si impressionnable est touchée par les faits généraux aussi bien que par les faits particuliers, et sympathise avec la vie des siècles comme avec la vie des individus ; il voit les passions d’une époque entière aussi nettement que celles d’un homme, et peint avec autant de vivacité le Moyen Age ou la Renaissance que Philippe le Bel ou François 1^er. Tant d’images brillantes, de mouvements passionnés, d’anecdotes piquantes, de réflexions et de récits, sont gouvernés par une pensée maîtresse, et l’ouvrage entier, comme une armée enthousiaste, se porte d’un seul mouvement vers un seul but. Ce mouvement est entraînant; en vain on voudrait résister, il faut lire jusqu’au bout. Le livre saisit l’esprit dès la première page; en dépit des répugnances, des objections, des doutes, il reste maître de l’attention et ne la lâche plus. Il est écrit avec une passion contagieuse, souvent maladive, qui fait souffrir le lecteur, et pourtant l’enchante: on est étonné de se sentir remué par des mouvements si brusques et si puissants ; on voudrait revenir à la sérénité du raisonnement et de la logique, et on ne le peut pas; l’inspiration se communique à notre esprit et l’emporte; on pense à ce dialogue où Platon peint le dieu attirant à lui l’âme du poète, et le poète attirant à lui l’âme de ses auditeurs, comme une chaîne d’anneaux aimantés qui se communiquent l’un à l’autre la vertu magnétique, et sont enlevés bien haut dans l’air, attachés l’un à l’autre, et suspendus au premier aimant. Aucun poète n’exerce plus que M. Michelet cette domination charmante; lorsque pour la première fois on commence à penser et qu’on le rencontre, on ne peut s’empêcher de l’accepter pour maître; il est fait pour séduire et gouverner les esprits qui s’ouvrent, et il l’a prouvé... (...) On entre en défiance lorsqu’on voit un petit fait érigé en symbole d’une civilisation, un particulier transformé en représentant d’une époque, tel personnage changé en missionnaire de la Providence ou de la nécessité, les idées s’incarnant en des personnes, les hommes perdant leur figure et leur caractère réel pour devenir des moments de l’histoire. L’esprit du lecteur se trouble; il voit les faits se changer en idées et les idées en faits ; tout se fond et se confond à ses yeux en une poésie vague qui berce son imagination par le chant des phrases harmonieuses, sans qu’aucune loi certaine et prouvée puisse s’affermir au milieu de tant d’hypothèses vacillantes et d’affirmations hasardées. Bien plus, le hardi moqueur donne prise parfois aux moqueries des autres ; il est téméraire même contre le bon sens; il oublie que certaines images sont grotesques, et on ne sait trop si on doit s’attrister ou rire lorsqu’on le voit présenter comme un symbole des inventions religieuses du XV^e siècle l’instrument d’église nommé serpent. Ajoutons enfin que ce style forcé, ces alliances de mots étonnantes, cette habitude de sacrifier l’expression juste à l’expression violente, donnent l’idée d’un esprit pour qui la passion s’est tournée en maladie, et qui, après avoir faussé volontairement la langue, pourrait involontairement fausser la vérité... L’histoire est un art, il est vrai, mais elle est aussi une science; elle demande à l’écrivain l’inspiration, mais elle lui demande aussi la réflexion; si elle a pour ouvrière l’imagination créatrice, elle a pour instruments la critique prudente et la généralisation circonspecte; il faut que ses peintures soient aussi vivantes que celles de la poésie, mais il faut que son style soit aussi exact, ses divisions aussi marquées, ses lois aussi prouvées, ses inductions aussi précises que celles de l’histoire naturelle. M. Michelet a laissé grandir en lui l’imagination poétique. Elle a couvert ou étouffé les autres facultés qui d’abord s’étaient développées de concert avec elle. Son histoire a toutes les qualités de l’inspiration: mouvement, grâce, esprit, couleur, passion, éloquence; elle n’a point celles de la science: clarté, justesse, certitude, mesure, autorité. Elle est admirable et incomplète; elle séduit et ne convainc pas. Peut-être, dans cinquante ans, quand on voudra la définir, on dira qu’elle est l’épopée lyrique de la France.