FJIA017 Francouzskáliteratura II I. Introduction – naissance de la modernité Depuis les années 1970, la discussion dans tous les domaines de la «culture» - au sens le plus large - porte sur le problème du postmodernisme. La discussion qui a débuté, en architecture, par la démolition d’un bâtiment en béton armé «moderne» dans les années 1960 aux États-Unis, a envahi les arts, mais aussi la philosophie et les sciences. Le débat sur le postmodernisme en cache un autre et qui nous intéressera dans notre cours: qu’est-ce que le «modernisme» ou plutôt - la modernité? En quoi consiste la modernité? La question incite à remonter les traces des éléments esthétiques porteurs, considérés tels aujourd’hui même, à leur source. Tâche ardue, s’il en est, car les dates-bornes, si elles sont utiles comme points de repère, ne sont à considérer que dans leurs justes proportions, c’est-à-dire avec tout ce qu’elles comportent, aussi, de conventionnel. Quel que soit le moment où nous voudrions arrêter «le commencement» de la modernité, toujours est-il que nous devons compter avec un phénomène: l’inégalité du dynamisme dans l’évolution des genres. Entre la poésie, la prose et le théâtre - le mouvement se déroule de façon inégale. La poésie se trouve généralement à la tête de la recherche d’une nouvelle expression littéraire. Aussi n’est-il pas étonnant que, pour retrouver certains éléments constitutifs de «notre modernité» (actuelle) en poésie, il faut remonter jusqu’à Rimbaud, Verlaine, Baudelaire et, au-delà, aux romantiques marginaux: Nerval, Borel, O’Neddy, Aloysius Bertrand, Maurice de Guérin, etc., donc bien avant 1850, période qui voit apparaître la poésie en prose et les embryons du vers libre, qui redécouvre la musicalité et découvre la métaphore filée, qui donne un nouveau statut à la poésie. La prose connaît, par rapport à la poésie, le retard d’une génération, à peu près. La recherche post-réaliste et post-naturaliste commence avec Huysmans, Dujardin, bien après 1880, mais c’est avec Proust, Gide et, ailleurs, avec Hašek, Joyce, Virginia Woolf que se met en voie la redéfinition du canon narratif et du statut de la narrativité qui n’aboutira que vers le milieu du 20^e siècle au nouveau roman et au roman postmoderne. Le théâtre voit, encore à la fin du 19e siècle, le triomphe du néoromantisme (cf. Edmond Rostand,Cyrano de Bergerac, L’Aiglon) et du naturalisme (Henry Becque). Les premiers balbutiements de la modernité qui voient le jour avec Alfred Jarry (Ubu Roi) ou le théâtre symboliste au début du 20^e siècle ne s’affirmeront qu’avec Bertold Brecht, Antonin Artaud, Eugène Ionesco (années 1950 et 1960) et se poursuivront encore, grâce au festival d’Avignon par exemple et grâce à Ariane Mnouchkine (Théâtre du Soleil) dans les années 1970. Quelles sont les causes de cette inégalité dans la dynamique ou l’évolution des genres? La cause majeure consiste sans doute dans le type de communication que chaque genre instaure, type de communication qui influe aussi bien sur la structure du texte (facteur interne) que sur son fonctionnement social: modes de communication et de diffusion (édition: feuilleton, livre, plaquette, scène, cabaret), mode de consommation (chez soi, en public), étendue et qualité du public abordé. La différence est grande entre une plaquette de poésie pour les «happy few» et une pièce de théâtre, jouée par un grand ensemble d’acteurs, dans un grand théâtre et devant un grand public (facteurs de retardement, y compris économiques). Il ressort que les facteurs externes, c’est-à-dire la situation littéraire, ont leur importance et qu’il serait erroné de les négliger. Quelles sont donc les «spécificités», à ce propos, du19^e siècle? 1^o Marché du livre: le 19^e siècle a opéré, ici, une transformation fondamentale sur deux plans, mais qui restent contigus: l’empire de la presse (Émile de Girardin) et l’empire de l’édition du livre qui ont influencé la naissance et la cristallisation de certains genres comme roman-feuilleton et roman. Or, les nouvelles conditions ont aussi mis fin aux anciennes institutions littéraires concernant la position et le statut même de l’écrivain: poète entretenu par un mécène (pensions royales, protections aristocratiques), poète-aristocrate indépendant. L’écrivain est mis en «situation de marché»: un nouveau rapport s’instaure entre l’écriture et l’argent où l’écrivain s’engage dans une «entreprise» (voir la thématique de Balzac qui a pu transposer les situations qu’il avait lui-même connues). Il en découle que dès la moitié du 19^e siècle un nouveau rapport s’instaure entre l’écrivain et le public, où le marché et l’argent jouent un rôle important (cf. le romantisme: le thème du poète - génie incompris, déshérité, misérable, mais aussi dandy fastueux). Alors que l’écrivain n’a plus besoin de tenir compte ni de l’autorité royale, ni de l’avis de son mécène, sa liberté de pensée et d’expression, fraîchement acquise, est menacée par une autre tyrannie, celle de l’argent et du grand public, impersonnel, anonyme, dont il dépend. Le grand public prend même l’initiative, par l’intermédiaire de ses institutions judiciaires, de moraliser les écrivains (procès intentés à Baudelaire et Flaubert). Les écrivains réagissent en conséquence en se constituant en «groupes de pression» pour s’imposer à la fois face au pouvoir, au public et aux «patrons» de la presse et de l’édition, mais aussi face à d’autres groupements d’écrivains concurrentiels. Alors que les périodes précédentes (Renaissance, classicisme, romantisme) sont caractérisés par la présence d’un seul courant esthétique dominant, dès la fin du 19^e une multiplicité de courants (supposant un nombre d’artistes bien plus considérable qu’auparavant) entrent en concurrence. Au 20^e siècle, les ‑ismes n’arrêtent pas de se succéder, le phénomène des mouvements de mode s’amplifie. Entre 1901 et 1913 on voit apparaître le synthétisme de Jean de la Hire, l’intégralisme d’Adolphe Lacuzon, l’impulsionisme de Florian Parmentier, l’aristocratisme de Lacaze-Duthiers, l’unanimisme de jules Romains, le sincérisme de Louis Nazzi, le subjectivisme de de Han Ryner, le druidisme de Max Jacob, le futurisme de Marinetti, l’intensisme de Charles de Saint-Cyr, Le floralisme de Lucien Rolmer, le simultanéisme d’Henri-Martin Barzun et Fernand Divoire, le dynamisme d’Henri Guilbeaux, ainsi que l’effrénéisme ou le totalisme, etc. En conséquence, la puissance des intellectuels, forts de leur position dans la presse et l’édition, atteint un niveau qui, comme le montre Pierre Bourdieu (Les règles de l’art, 1992), ont permis aux écrivains, aux artistes, aux penseurset aux savants de se constituer en corps social indépendant, imposant à la société leur propres critères, autonomes, d’évaluation.Si le 17^e siècle a eu son salon littéraire et son poète courtisan (entretenu, parasite), le 18^e sa «République des Lettres» (écrivains isolés, mais communiquant entre eux et unis dans l’effort d’influencer l’opinion publique), le 19^e et le 20^e ont vu venir l’écrivain-journaliste, l’écrivain-homme d’action ou l’écrivain engagé. L’engagement devient un mode de «positionnement» de l’écrivain face à la société, une façon d’être écrivain ou de se poser comme tel. 2^o Nouveaux lieux: la littérature instaure, comme institution sociale, un nouveau lieu d’échanges et de communication entre l’écrivain et la société: le café - lieu spécifique reliant le privé, la communauté du groupe et le public habitué ou anonyme, enchaînant l’intérieur et la rue, et, au-delà, la rédaction d’un journal ou une maison d’édition. Le nouveau «lieu» littéraire instaure, avec le concours d’autres facteurs, dont surtout l’édition, un nouveau rapport entre l’oral et l’écrit, et dans l’oral même, un nouveau type d’oralité - égalitaire, différente de l’ancienne communication poète entretenu - mécène. Analyse littéraire de la modernité La modernité sera abordée par le biais des textes –poésie, prose, théâtre – dans le but de montrer les transformations rapides concernant l’appréhension du sujet (moi), de l’objet (monde) et du langage (écriture). En effet, l’évolution de l’écriture, sensible dans ses manifestations formelles, textuelles, est loin d’être un jeu gratuit.Pour comprendre les différences esthétiques, il faut envisager la manière dont le moi se conçoit et se perçoit, car le positionnement face à soi-même conditionne le positionnement dans le monde et la perception du monde, détermine l’expression. Afin de mieux cerner la problématique, il est possible de recourir aux instruments de critique littéraire élaborés par l’École de Liège – le Goupe μ - en transformant son modèle interprétatif triadique Anthropos–Cosmos–Logos (Groupe μ. Rhétorique de la poésie, 1990) en configuration susmentionnée sujet–objet–langage qui constituerait une sorte de triangle noétique impliqué dans les élaborations textuelles des expressions identitaires. Les trois éléments sont liés. L’histoire littéraire en offre de nombreux exemples depuis le « je est un autre » de Rimbaud à la dépersonnalisation du je verlainien ou à la dissolution du je essentialiste et sa fragmentation chez Cendrars ou Apollinaire : à chaque fois la structuration ou la déstructuration du langage poétique coïncide avec une vision spécifique. En effet, l’enjeu de la modernité et la noésis. À commencer par le romantisme, la littérature, et l’art en général, abandonnent la finalité esthétique « ornementale » (le savoir de bien dire, de bien montrer), pour s’engager dans la voie noétique. La poésie, mais aussi la prose et le théâtre explorent et dépassent les limites du moi, du connaissable et de l’exprimable, brisent les anciens schémas et les anciennes certitudes. Bien longtemps avant que certaines notions ne soient conceptualisées par la philosophie phénoménologiqueou existentielle (intersubjectivité), par la sociologie et la psychologie (psychologie des foules), par la psychanalyse(inconscient)ou par la physique et les mathématiques (théorie de la relativité), la littérature a été là pour cerner ce qui jusque-là était resté indicible, pour thématiser ces nouvelles expériences et connaissances existentielles, pour donner sens à ce que le savoir scientifique ne saura saisir que plusieurs décennies plus tard. II. Le romantisme Le romantismes’impose en France avec un notable retard par rapport à l’Angleterre, à l’Allemagne et à l’Italie. Alors que l’Allemagne mérite son appellation de pays de DichterundDenker et que l’Angleterre s’incline devant Byron, Shelley ou Walter Scott, la France doit attendre un quart de siècle, jusqu’aux années 1820, pour assister au triomphe de l’esthétique romantique. Parmi les causes extra-littéraires, il convient sans doute de mentionner les bouleversements politiques et sociaux de la France révolutionnaire, postrévolutionnaire et impériale qui canalise l’attention des meilleurs esprits vers l’action et l’engagement politique et militaire. Un autre facteur, esthétique, est la résistance du classicisme qui, à la même période, se voit renforcé par le modèle politique – républicain et impérial – de la Rome antique. L’empereur Napoléon I^er, considérant les nouvelles tendances comme subversives, tient les promoteurs – Mme de Staël et Chateaubriand – à distance. Ce n’est que sous la Restauration et la Monarchie de Juillet que les nouvelles idées esthétiques se répandent. À la différence des cultures anglaise et allemande où le romantisme semble davantage lié aux idées révolutionnaires ou du moins au non-conformisme social, le romantisme français se précise au sein des courants conservateurs (voir le jeune Victor Hugo d’avant 1820) avant de changer de camp pour rejoindre les idéaux de la Révolution de Juillet et celle de 1848. Telle sera l’évolution de certaines grandes figures du romantisme – Hugo, Lamartine – dépassés à leur tour, par le radicalisme de la seconde génération romantique et ses successeurs – Nerval, Gautier, Baudelaire. Le romantisme apporte une nouvelle sensibilité sur plusieurs plans : 1^oIndividualisme, voire égotisme, qui à la différence de l’individualisme du 18^e siècle (Rousseau),englobe la réflexion sur la dimension politique et sociale (voir Chateaubriand, Hugo, Stendhal); le titanisme romantique, incarné par les personnages hors du commun,se projette dans l’ethos associé à la figure du créateur, tantôt prophète, tantôt génie incompris, tantôt paria de la société, et bientôt poète maudit que l’exclusion sociale confirme dans son exclusivité bohème ou dandy, et plus tardlartpourlartiste, décadente ou symboliste. 2^oRelation à la nature, envisagée non plus comme un décor, mais comme une dramatis persona- soit mère accueillante ou âme soeur, soit marâtre cruelle, soit univers insensible aux malheurs de l’homme. 3^oVision esthétisée et dramatisée de l’histoire qui retrouve dans l’inspiration baroque ou shakespearienne, notamment, le jeu social et politique de l’individu,la dialectique de la liberté et de la nécessité. 4^oÉlargissement des horizons qui se traduit par le goût des voyages et, en littérature, par les tentatives de saisir l’étrangeté des univers différents; l’exotisme et la couleur locale sont les faces complémentaires de la volonté de mieux comprendre la société française. III. Précurseurs du romantisme Deux grandes personnalités, entre autres, préparent l’arrivée de la nouvelle poétique romantique:Mme de Staël, Alphonse-René de Chateaubriand. Le point commun est leur opposition à Napoléon, opposition à la fois politique, mais aussi esthétique, car l’Empire ressuscitait, en même temps que le classicisme, l’idée de la grandeur romaine. Mme de Staël (1766 Paris - 1817 Paris) Germaine Necker, fille d’un riche banquier genevois et ministre de Louis XVI, elle fait briller son intelligence précoce dans le salon littéraire de sa mère. Si elle épouse l’ambassadeur de Suède le baron de Staël-Holstein, dont elle aura trois enfants, elle n’en restera pas moins fidèle aux ambitions qu’elle a connues dans le cercle familial: culture et politique. Elle salue avec joie la Révolution et elle tente d’influencer la vie politique. Elle pousse Narbonne au ministère, elle reconnaît le talent politique de Talleyrand, dont la carrière se poursuivra jusqu’au Congrès de Vienne, et, en 1797, le génie de Bonaparte qui sera l’un des rares personnage à savoir résister à l’éloquence passionnée et au charme de cette femme, pourtant laide, semble-t-il. Bonaparte la considérera comme une intrigante: en 1803, il lui ordonne de s’éloigner « à quarante lieues de Paris ». Elle ne revient à Paris que sous la Restauration pour ouvrir aussitôt un salon littéraire. Soit par goût personnel, soit par nécessité - disgrâce ou dangers politiques - Mme de Staël voyage à travers l’Europe: Angleterre (1793), Allemagne et Autriche (1803, 1807), Italie (1804), Russie et Suède (1812). Le domaine de son père à Coppet, au bord du Lac Léman, sera la résidence de son exil (1795, 1803-1814). Elle y accueille des célébrités de la culture: Benjamin Constant, Mme Récamier, lord Byron, Shelley et sa femme Mary. Lors de ses voyages en Allemagne, elle rencontre Goethe et Schiller à Weimar, Wilhelm Schlegel qu’elle fait venir à Coppet. En 1794, elle fait connaissance, à Coppet, deBenjamin Constant qui transposera leur liaison dans le roman Adolphe (1816). Ils ne rompront, définitivement, qu’en 1808. Veuve depuis 1802, Mme de Staël épousera en secondes noces un jeune officier suisse John Rocca à son retour à Paris, peu avant sa mort. Les droits du coeur opposés aux préjugés de la société sont un des filons thématiques de ses romans Delphine (1802) et Corrine (1807). Oeuvre romans: Delphine (1802), Corrine (1807) essais et traités: De l’influence des passions sur le bonheur de l’individu et des nations (1806) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800) De l’Allemagne (prêt à la publication, en 1810, le livre est interdit par Napoléon qui en fait détruire les épreuves; il sort en 1813 à Londres, en 1814 à Paris) Mme de Staël constitue un lien entre l’esthétique de l’âge des lumières, classique, et la nouvelle sensibilité. Dans De la littérature, elle développe l’idée antique - due à Hippocrate et reprise par Montesquieu (L’Esprit des lois) - sur l’influence du climat sur le développement des sociétés. La nouveauté est l’idée des différences sociales qui conditionnent la diversité culturelle et déterminent la spécificité des cultures nationales. Les romantiques retiendront surtout la leçon sur l’opposition entre la poésie du Midi (Homère) et celle du Nord (Ossian), qui a la préférence de l’auteur. De l’Allemagne est avant tout une ouverture culturelle pour une France encore trop repliée sur elle-même et qui découvre ainsi les nouvelles valeurs: moeurs, religion, esprit; philosophes, poètes, dramaturges. L’accent est mis sur les nouveaux principes esthétiques, contraires à la poétique classiciste: inspiration, génie (du peuple et individuel), élan enthousiaste de l’âme, lyrisme comme qualité indépendante de la versification. Le traité contient un parallèle entre la poésie classique et la poésie romantique. François-René de Chateaubriand (1768 Saint-Malo - 1848 Paris) La vie de Chateaubriand est la matière même de son oeuvre. On peut y distinguer plusieurs périodes. Le futur écrivain connaît une enfance typique des enfants de familles nobles: abandonné aux domestiques, il se mêle aux garçons du village, notamment à Combourg où la famille s’installe à partir de 1777. Il fait des études peu systématiques à Dol, Rennes et Dinan. Une relation particulière, étrange, le liera à sa soeur Lucile (qui mourra plus tard dans des circonstances peu claires, il s’agit peut-être d’un suicide). D’abord destiné à une carrière dans la marine, Chateaubriand choisit l’armée (1786-1791). Il prend le brevet de sous-lieutenant et est présenté au roi à Versailles. Il se mêle à la vie littéraire et culturelle des salons parisiens, admire Rousseau, salue la Révolution. En avril 1791, Chateaubriand s’embarque pour l’Amérique où il restera jusqu’en décembre. Il parcourt le nord-est du continent, jusqu’aux chutes du Niagara. À la nouvelle de l’arrestation du roi, il rentre à Saint-Malo d’où - après s’être marié, il rejoint l’armée des émigrés. Blessé à Thionville, presque mourant, il traverse la Belgique pour se réfugier à Londres. Il y vit misérablement, de traductions et de leçons privées, rédige L’Essai sur les Révolutions (1797). Le décès de sa mère et de sa soeur Julie le fait revenir à la foi catholique. Il conçoit l’apologie de la religion - le Génie du Christianisme.Les séjours à l’étranger et les voyages deviendront un des traits de la personnalité de l’auteur, qu’il s’agisse de missions diplomatiques - Rome (1803-1804), Prague (1835), ou de voyages privées - Suisse (1804), Grèce, Palestine (1806-1807). Rentré en France, en mai 1800, Chateaubriand est rayé de la liste des émigrés. Il se mêle à la vie des salons, en préférant notamment celui de Pauline de Beaumont, sa tendre amie (qui mourra en 1803). Il écrit dans le journal conservateur Le Moniteur. Sa célébrité est assurée par le succès d’Attala (1801; 1802 dans le Génie du christianisme), du Génie du christianisme (1802), René (1802, dans le Génie du christianisme; 1805 - publication séparée), des Martyrs (1809), de L’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811). Réconcilié d’abord avec le régime instauré par Napoléon, il accepte un poste diplomatique (Rome) qu’il quitte en signe de protestation contre l’assassinat du duc d’Enghien (1804). Opposé à l’Empire, il se retire dans l’ermitage de la Vallée-aux-Loups où il conçoit l’idée de ses Mémoires d’Outre-Tombe (1807). Bien que peu apprécié par Louis XVIII et Charles X, Chateaubriand rend à ses rois de loyaux service: ministre de l’Intérieur en exil pendant l’intermède de Waterloo, plus tard ambassadeur à Berlin (1821), à Londres (1822), au Congrès de Vérone, à Rome (1824-1829), ministre des affaires étrangères (1823-1824) - fonction qui lui permettra de faire rentrer la France parmi les grandes puissances européennes lors de l’intervention en Espagne. Les rapports difficiles avec le pouvoir royal transparaissent dans ses écrits polémiques et dans ses prises de position de monarchiste modéré dans le journal Le Conservateur qu’il fonde avec Bonald, Polignac, Nodier, Lamennais. Malgré ses positions critiques vis-à-vis des Bourbons, il décline les offres de la Monarchie de Juillet en restant fidèle à Charles X et au comte de Chambord (mission à Prague en 1835). Il abandonne avec dignité son titre et sa pension de pair, connaît une situation financière difficile à laquelle il tente de remédier en écrivant: Études historiques (1831), Essai sur la Littérature anglaise (1836), Congrès de Vérone (1838), Vie de Rancé (1844; cette biographie du réformateur de la Trappe a été écrite en signe de pénitence, à la demande du confesseur de Chateaubriand). Il rédige Les Mémoires d’Outre-Tombe dont il cède les droits d’auteur à une société qui lui verse en échange une rente viagère. L’oeuvre ne devait être publiée qu’après la mort de l’auteur, mais Chateaubriand en donne lecture à l’Abbaye-aux-Bois, rue de Sèvres, dans le salon de Mme Récamier à qui il est lié depuis 1818. Ce sont les rencontres mélancoliques de l’auteur, à demi-paralysé, et de sa Juliette, aveugle. L’oeuvre sera publiée d’abord en feuilleton à La Presse à laquelle la Société avait vendu les droits de prépublication en dépit de l’opposition de l’auteur. Par la force de son art et de ses conceptions esthétiques, Chateaubriand a donné un fort appui aux nouvelles tendances promues par Mme de Staël.Il s’agit notamment de la nouvelle sensibilité et de la nouvelle perception et de l’auto-perception du moi (René, Mémoires d’Outre-Tombe), il s’agit aussi de la réhabilitation du sentiment religieux et avec lui de la valorisation des éléments non-rationnels dans l’art (Génie du christianisme). Par le réhabilitation de la foi et de l’héritage du christianisme et du moyen âge, Chateaubriand ouvre la voie à la critique du classicisme (imitation des Anciens) et à la promotion de la nouvelle esthétique préromantique et romantique. Il présente aussi une nouvelle conception du rapport entre l’individu et l’Histoire (Mémoire d’Outre-Tombe): Chateaubriand est le précurseur mélancolique du mal de siècle de Musset. IV. Les « grands » romantiques Longtemps considérés comme les représentants insignes du romantisme, ils seront progressivement évincés, au goût du 20^e siècle, par la seconde génération d’auteurs romantiques. Le Grand Cénacle, celui de l’Arsenal de Charles Nodier, puis celui de Victor Hugo, seront relayés par le Petit Cénacle de l’impasse du Doyenné. Alphonse de Lamartine (1790 Mâcon - 1869 Paris) Comme celle de Chateaubriand, la carrière de Lamartine lie les origines aristocratiques et catholiques à une carrière politique qui, de droite, évolue vers l’opposition au régime. Sa gloire littéraire n’empêche pas la pauvreté et les difficultés de la vieillesse. Alphonse de Lamartine connut une enfance aristocratique et campagnarde dans le domaine bourguignon de Milly où la famille s’était réfugiée pour échapper à la Terreur. Il croît au milieu de la nature, entouré de sa mère pieuse et de ses soeurs. Il fait de solides études au collège jésuite de Belley, lit les classiques (Horace, Virgile), admire Chateaubriand qui le confirme dans sa ferveur religieuse. Au sortir du collège, il mène une vie oisive, il voyage (Italie 1811-1812). À la chute de l’Empire, en 1814, il entre dans les gardes du corps de Louis XVIII, mais démissionne après Waterloo. L’expérience sentimentale de l’amour idéal et brisé par la mort de la femme aimée (Julie Charles, connue à Aix-les-Bains, emportée par la phtisie en 1817) lui inspire le recueil des Méditations (1820) qui assoit sa renommée d’autant plus que la douleur du coeur brisé y est sublimée par la ferveur de la foi qui plaît aux milieux catholiques. Lamartine est nommé au poste d’attaché à l’ambassade de Naples, plus tard à celui de secrétaire à l’ambassade de Florence (1825-1828). Il se marie avec une jeune Anglaise Mary-Ann Birch (1820). Le jeune couple, qui reçoit en cadeau de mariage le château de Saint-Point, voyage en Italie, en Angleterre (1822), en Orient (1832). Lamartine assure sa gloire de grand poète en publiant les Nouvelles Méditations (1823), La Mort de Socrate (1823), Le Dernier chant du pèlerinage d’Harold (1825), les Harmonies Poétiques et Religieuses (1830). Il est reçu à l’Académie française (1830). La Révolution de Juillet ne surprend pas le poète qui évolue vers le libéralisme et, plus tard, vers les idées de gauche. Il est un député consciencieux et travailleur, continuellement élu de 1833 à 1851. Il essaie de joindre sa foi dans le progrès et sa foi religieuse. Grand orateur, il devient, dès 1843, l’un des chefs de l’opposition. Au moment de la Révolution de 1848, il se retrouve à la tête du Gouvernement Provisoire. Il est entraîné à proclamer la République, mais sait défendre la tricolore face aux radicaux réclamant le drapeau rouge. Élu triomphalement à l’Assemblée Constituante (1.600.000 voix), il est confirmé dans son rôle du chef du gouvernement. Mais dépassé par les émeutes de juin, il est abandonné par ses partisans mêmes: en décembre 1848, il ne recueille, lors des élections présidentielles, que 18.000 voix face à 5 et demi millions pour Louis Napoléon Bonaparte. La carrière politique culminante est accompagnée, sur le versant littéraire, par l’effort de réaliser une littérature sociale( « la poésie sera la raison chantée ») qui passe néanmoins par une réflexion religieuse, imbue du catholicisme. Le Voyage en Orient (1835) révèle la nouvelle orientation de sa pensée religieuse qui se traduit aussi bien dans ses poésies épiques - Jocelyn (1836), La Chute d’un Ange (1838) ‑ et lyriques - Recueillements (1839), que dans son entreprise d’historien - Histoire des Girondins (1847). Peu après 1848, la carrière politique de Lamartine est pratiquement finie. Il est ruiné: il a d’énormes dettes dues à sa générosité, mais aussi à ses goûts aristocratiques. En 1860, il doit vendre sa maison de Milly et accepter un chalet à Passy, offert par la mairie de Paris.Il se voit obligé de solliciter une aide de l’administration de Napoléon III, fait qu’il avait longtemps refusé comme un déshonneur. Une attaque cérébrale le cloue au lit en 1867. Il y survit, presque inconscient, jusqu’en 1869. Sa famille refuse les funérailles nationales. Les difficultés de la vie condamnent Lamartine aux « travaux forcés littéraires »: biographies - Histoire de l’humanité par les grands hommes (1852-55), compilations historiques - Histoires de la Restauration (1851-53), des Constituants (1854), de la Turquie (1854-55), de la Russie (1855), ces dernières étant inspirées par la conjoncture due à la guerre de Crimée. Cependant, quelques tentatives innovatrices s’amorcent : le roman socialGeneviève (1851, histoire d’une servante), Le Tailleur de pierres de Saint-Point (1851). En fait, la veine créatrice du grand Lamartine ne tarit pas: Confidences (1849; mémoires), Graziella (1849), La Vigne et la Maison (1857). Alfred de Vigny (1797 Loches - 1863 Paris) Le sentiment romantique de l’incompatibilité de l’idéal avec la réalité acquiert chez Alfred de Vigny les couleurs sombres et tragiques, teintées du stoïcisme héroïque. L’oeuvre de Vigny est une des plus claires manifestations du titanisme romantique en France. Issu d’une famille de la petite noblesse, liée à l’Ancien Régime, Alfred de Vigny se voit inculquer par son père, ancien officier, et sa mère, descendante d’une famille de marin, le sentiment de l’honneur, la fierté d’être noble, le mépris des parvenus de l’Empire. Malgré son opposition à l’Empire, le jeune Vigny rêve de gloire militaire, prépare l’École Polytechnique. Au moment de la chute de Napoléon, il a 17 ans. La Restauration fait de lui un sous-lieutenant des Compagnies rouges, formées de gentilshommes affectés au service du roi. Or, sa première campagne militaire fut l’escorte du roi fuyant devant Napoléon revenu de l’Elbe. Après Waterloo, il est affecté à l’infanterie où il ne connaît que la monotonie de la vie de garnison, monotonie à laquelle il n’échappera pas non plus au moment de la campagne d’Espagne (1823): la compagnie dont il est le capitaine finira sa marche à Pau, sans entrer au combat. Le poète se voit donc déniée la gloire militaire dont il rêve. Déçu par la vie militaire, il demande congé en 1825 et se fait réformer en 1827. S’il accepte, sous la Monarchie de Juillet, le commandement d’un bataillon de la garde nationale, il n’en conçoit pas moins une rancune contre la médiocrité du régime politique. Il évolue vers le christianisme social de Lamennais et vers les idées républicaines. Enthousiasmé par la Révolution de 1848 et voulant jouer un rôle politique, il est dépité par le peu de voix qu’il obtient aux élections. Alfred de Vigny développe une intense activité littéraire qui accompagne et compense la morne monotonie de la vie militaire. Dès 1816, il s’initie aux auteurs de son temps: Mme de Staël, Chateaubriand, Joseph de Maistre, Byron. Il est introduit au Cénacle romantique, devient ami de Victor Hugo, publie ses premiers vers au Conservateur Littéraire. Il acquiert une renommée dès la publication des Poèmes antiques et modernes (1826) et du roman historique Cinq Mars (1826). Il réussit au théâtre avec l’adaptation en vers d’Othello de Shakespeare (1829) et continuera avec La Maréchale d’Ancre (1831) et Chatterton (1835). Il se marie avec une jeune Anglaise Lydia Burnbury (1825), s’installe à Paris. La notoriété littéraire lui vaut l’élection à l’Académie française en 1845. Les épreuves personnelles surviennent au cours des années 1830: mort de sa mère, brouille avec ses anciens amis du Cénacle, rupture de sa liaison orageuse avec l’actrice Marie Dorval. Après plusieurs péripéties, il finit par vivre renfermé, solitaire, retiré, jusqu’en 1853, à la campagne, où il soigne avec abnégation sa femme devenue impotente et presque aveugle. L’amère solitude ne le quittera plus à Paris où il déménage pour les dix dernières années de sa vie. Il mourra de cancer d’estomac. Oeuvre Poésie lyrico-épique et réflexive (les titans et les solitaires tragiques dans l’histoire de l’humanité, la solitude de l’homme face à la société et face au silence de la nature et de Dieu) Poèmes antiques et modernes (1826), dont « Moïse » Destinées (1864): « La Mort du loup », « Le Mont des Oliviers », « La Bouteille à la mer », « L’Esprit Pur », « La Maison du Berger » Drames La Maréchale d’Ancre (1831) Chatterton (1835) - poète - paria de la société moderne Proses Cinq-Mars (1826) Stello (1832) - le même thème que Chatterton Servitude et grandeur militaires (1835) Victor Hugo (1802 Besançon - 1885 Paris) Le titanisme pessimiste de Vigny trouve dans la puissance créatrice de Victor Hugo son complément affirmatif. Hugo a marqué profondément aussi bien la poésie que le théâtre et le roman. En France, il continue à être considéré parmi les plus grands créateurs de tous les temps. Fils d’un général et comte d’Empire, le jeune Hugo partage avec sa famille les déplacements dus à l’affectation de son père (Paris, Naples, Espagne) et qui marqueront ses souvenirs d’enfant sensible non moins que la désunion progressive et la séparation de ses parents qui pèse sur la famille. Doué, il obtient des succès scolaires (lycée Louis-le-Grand) et poétiques: prix de l’Académie française (1817), prix de l’Académie des Jeux floraux de Toulouse (1819). Dès 1816 il est décidé « d’être Chateaubriand ou rien ». En 1819, il fonde avec ses frères le journal Le Conservateur Littéraire et son orientation monarchiste, catholique et conservatrice lui permet d’attirer la faveur de Chateaubriand. Il se marie avec Adèle Foucher dont il aura quatre enfants, il publie ses premiers poèmes qui auront du succès. Dès 1823, il collabore à la Muse française, il devient membre du Cénacle de Charles Nodier, à l’Arsenal, où il rencontre Vigny et Lamartine. Il évolue vers le romantisme, mais aussi vers les idées libérales. Parmi les oeuvres de la première période il faut citer les Odes et Ballades (1826, 1828) et les romans « gothiques » Han d’Islande (1823), Bug-Jargal (1826). Il s’oppose à la peine de mort: Le dernier jour d’un condamné (1829). Talentueux, excellent organisateur et rassembleur d’hommes, Victor Hugo s’impose comme chef de son propre Cénacle de jeunes auteurs Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Prosper Mérimée, Honoré de Balzac, Alexandre Dumas, Vigny. L’enjeu de la bataille romantique sera le théâtre: Cromwell (1827), Marion de Lorme (réalisé en 1831), Hernani (1830). La victoire des romantiques sur scène sera considérée comme un tournant dans la promotion de la nouvelle esthétique. Les années 1830 sont marquées par les déboires personnels (la liaison de Sainte-Beuve, un ami, avec Mme Hugo; la relation de Victor Hugo avec Juliette Drouet; la décomposition du Cénacle romantique), mais aussi par des succès littéraires qu’il s’agisse de la poésie lyrique - Les Feuilles d’Automne (1831), Les Chants du Crépuscule (1835), Les Voix intérieures (1837), Les Rayons et les Ombres (1840); du théâtre - Le Roi s’amuse (1832), Lucrèce Borgia (1832), Marie Tudor (1832), RuyBlas (1838); de la prose - Notre-Dame de Paris (1831). Cette période féconde se termine par un drame intime - la mort de sa fille Léopoldine, et par un échec littéraire - celui du drame Les Burgraves (1843). Victor Hugo délaisse en partie l’activité littéraire pour s’orienter vers l’activité politique. Il se rapproche de la jeune duchesse d’Orléans, son admiratrice. Il est nommé pair de France (1845), intervient à la chambre haute en faveur de la Pologne, contre la peine de mort, contre l’injustice sociale. En 1848, il tente en vain de faire proclamer la régence de la duchesse d’Orléans. Sous le régime républicain il est élu député et, au début, se montre partisan de Louis Napoléon Bonaparte qui pouvait par ailleurs profiter du lancement, par Hugo, de la légende napoléonienne (depuis Les Chants du Crépuscule). Hugo soutient la candidature de Louis Napoléon Bonaparte à la présidence avant de se rapprocher de la gauche et des ennemis du futur empereur. Il fonde le journal antibonapartiste l’Événement. Au 2 décembre, il tente en vain de soulever le peuple de Paris. Il doit s’exiler. Victor Hugo s’installe d’abord à Bruxelles (1851-1852), ensuite aux îles anglo-normandes de Jersey (1852-1855) et de Guernesey (1855-1870). Il mûrit - comme penseur, homme politique, mais surtout comme poète et romancier: Les Châtiments (1853), Les Contemplations (1856), La Légende des Siècles (1859); Les Misérables (1862), Les Travailleurs de la mer (1866), L’Homme qui rit (1869). Hugo rentre en France dès le début des hostilités de la guerre franco-prussienne, s’installe à Paris où il vit le siège de la ville. Député de Paris à l’Assemblée Nationale, il vote contre la paix, puis démissionne. Pendant et après l’écrasement de la Commune, il intervient, depuis Bruxelles et le Luxembourg, en faveur des communards. Nommé sénateur inamovible en 1876, il se fait porte-parole des idées de la gauche républicaine. La mort du grand poète, le 22 mai 1885, donne lieu aux funérailles nationales qui prennent l’ampleur d’une apothéose. Alfred de Musset (1810 Paris - 1857 Paris) Enfant prodigue et prodige du romantisme, il se détache du courant principal représenté par ses aînés: s’il ne croit pas à la nécessité sociale de l’art comme Lamartine, Vigny ou Hugo, il est d’autant plus persuadé de la place centrale du « coeur » dans la poésie, témoignage de la sensibilité écorchée de l’homme moderne. Gardant une distance ironique face à la nouvelle rhétorique romantique il jette un pont entre son époque et la tradition française des 17^e et 18^e siècles en même temps qu’il ouvre la voie à une nouvelle sensibilité qu’il partagera avec certains des romantiques « marginaux » de la période: Nerval, Gautier. Brillant élève du lycée Henri IV, à Paris, il écrit ses premiers vers à 14 ans. Après le baccalauréat il commence, pour les abandonner, des études de droit, de médecine, de musique et de dessin. À 18 ans il est introduit au Cénacle de Victor Hugo et dans celui de Nodier, à l’Arsenal, il se lie avec Vigny et Sainte-Beuve. Sa virtuosité étonne et inquiète, malgré l’estime que recueillent ses Contes d’Espagne et d’Italie (1830) et malgré le succès de Rolla (1833). La mort du père affecte le poète non moins douloureusement que la passion orageuse pour George Sand (1833-1835). La blessure amoureuse fait mûrir le talent du romantique déchiré qui compose entre 1830-1840 la majeure partie de ses grandes oeuvres - poésies, drames, proses. À 30 ans, le poète, miné par les plaisirs et l’alcoolisme, sent son inspiration se tarir. Il a le coeur malade - physiquement. Il continue pourtant à écrire et publier, il est élu à l’Académie française (1852). Lentement, il sombre dans l’oubli dont refuseront de le sortir même ceux qui pourraient être comptés parmi ses héritiers spirituels - Rimbaud, Éluard. Oeuvre Poésie Contes d’Espagne et d’Italie (1830), Rolla (1833), Les premières poésies (1835), Les Nuits (La Nuit de mai, La Nuit de décembre, 1835; La Nuit d’août, 1836; La Nuit d’octobre, 1837; Souvenir, 1843) Théâtre La Nuit vénitienne (1830), Un Spectacle dans un fauteuil (1832; La Coupe et les Lèvres; À quoi rêvent les jeunes filles), André del Sarto (1833), Les Caprices de Marianne (1833), On ne badine pas avec l’amour (1834), Lorenzaccio (1834), Barberine (1835), Il ne faut jurer de rien (1836), Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée (1843), recueil: Comédies et proverbes (1853) Prose La Confession d’un enfant du siècle (1836) V. Le romantisme marginal Le romantisme est un mouvement complexe et varié. À côté des « grands romantiques », reconnus - de leur temps déjà - par l’institution littéraire, bien des auteurs ont longtemps échappé à l’attention de la critique et de l’histoire littéraire. La plupart d’entre eux ont dû attendre le 20^e siècle - notamment le surréalisme - pour être hissés au rang de grands prédécesseurs de la modernité littéraire. C’est le cas, en partie, de Théophile Gautier, mais surtout celui de Gérard de Nerval, PhilotéeO’Neddy, Pétrus Borel, Alphonse Esquiros, Xavier Forneret, Alphonse Rabbe, etc., sans oublier ceux qui, par leurs poèmes en proses, tels Aloysius Bertrand, Maurice de Guérin, ont préparé la voie à Baudelaire. La majorité de ces auteurs appartiennent à la « seconde vague » générationnelle des romantiques (nés autour de 1810). Ils entrent en littérature autour de 1830, période de l’effervescence politique et sociale qui aboutira à la Révolution de Juillet et à la mise en place du régime monarchique libéral de Louis-Philippe. Alors que Lamartine ou Hugo, malgré leur glissement politique à gauche, composent avec le nouveau régime, la jeune génération romantique est déçue par la révolution manquée. Leur radicalisme républicain, donc antimonarchique, importe peut-être moins que leur haine de la médiocrité et de l’utilitarisme bourgeois que le nouveau régime semble encourager (le ministre Guizot: « Enrichissez-vous! ») Certains de ces Jeunes-France ou bousingos ou romantiques marginaux forment, au début des années 1830, le Petit Cénacle (Gautier, Nerval, O’Neddy, Borel, Esquiros) qui se réunit dans l’atelier du sculpteur Jehan Duseigneur. S’ils participent, en partisans fervents de la nouvelle esthétique, à la bataille du romantisme que fut celle du drame de Victor Hugo Hernani, ils sont encore plus radicaux dans leurs propres oeuvres. Sous leurs attitudes de bohèmes ou dandys, sous leur ironie ou auto-ironie, sous leur subjectivité écorchée ou leur onirisme ou mysticisme, sous leur refus d’asservir l’art à l’utilitarisme bourgeois s’élaborent les nouvelles tendances qui aboutiront à la poésie de Baudelaire, à l’art pout l’art, au Parnasse, au symbolisme. Leur sensibilité n’est pas étrangère non plus aux grands prosateurs de la période, car nous la retrouvons, sous d’autres formes, chez Stendhal, Balzac, Mérimée, mais surtout dans le romantisme souterrain de Flaubert. Pierre-Jules Théophile Gautier (1811 Tarbes - 1872 Neuilly-sur-Seine) Royaliste, la famille de Théophile Gautier ne remonte à Paris qu’en 1814, à la chute de Napoléon. Il étudie au le lycée Louis-le-Grand et au collège Charlemagne où il se lie, pour la vie, avec Gérard de Nerval. Il fréquente un atelier de peinture avant d’abandonner la peinture au profit de la poésie et de la littérature. Sociable, il sera l’ami et admirateur de Victor Hugo, de Balzac, de Dumas père et, plus tard de Baudelaire qui lui dédiera ses Fleurs du mal. Affichant son gilet rouge, il sera l’un des plus radicaux lors de la bataille d’Hernani. Dès 1834, il fera partie du Petit Cénacle de l’impasse du Doyenné. Tout en participant aux excentricités du groupe, il saura garder une distance ironique qui imprègne ses récits dans Jeunes-France. Romans goguenards (1833) ou dans son poème Albertus ou l’Âme et le péché (1832). En 1835-1836 il rédige Mademoiselle de Maupin, un roman à la fois érotique, psychologique et philosophique, dont la préface est considérée comme un manifeste de l’art-pour-l’artisme. C’est cette voie que Gautier poursuivra en poésie avec son España (1845) et ses Émaux et camées (1852), recueil admiré pour sa description picturale et sa maîtrise formelle. Gautier appartient également aux grands maîtres du genre fantastique par ses récits La Morte amoureuse (1836), Fortunio (1837), Arria Marcella (1852), etc. Il est l’auteur des grands romans Le Roi Candaule (1844), Le Roman de la Momie (1857) ou Le Capitaine Fracasse (1863), qui est une variation sur le thème déjà traité par le Roman comique de Paul Scarron(1651-1657). Vivant de sa plume, excellent journaliste et critique littéraire, Gautier excellera dans La Presse d’Émile Girardin. Ami de la spirituelle princesse Mathilde, il se rapproche du régime de Napoélon III. Il supportera mal la chute du Second Empire et meurt peu après. Gérard de Nerval (Paris 1808 - Paris 1855) De son nom Gérard Labrunie, est le fils d’un médecin-adjoint de la Grande Armée napoléonienne. Ayant tôt perdu sa mère (morte en Silésie, à Hlohov), il est élevé par son grand-oncle maternel à Mortefontaine, en Valois. La connaissance de la campagne valoisienne, mais surtout le recherche de l’image maternelle qu’il projettera d’une part dans les différentes figures féminines, réelles ou imaginaires, d’autre part dans les images mystiques, inspirées des mythologies et des cultes ésotériques (Isis, Cybèle, mithraïsme) caractérisent une partie de son oeuvre (Fille du feu, Aurélia). Sa jeunesse littéraire est toutefois marquée par la fantaisie et l’humour qu’il partage avec Théophile Gautier, son condisciple du collège Charlemagne, et avec les autres Jeunes-France: témoin son conte mi-fantastique, mi-humoristique La Main de Gloire (1832) ou ses proses et vers mêlés dans les Petits Châteaux en Bohème (1852). Nerval a eu le mérite de redécouvrir les poètes de la Renaissance, surtout Ronsard, dont il s’inspire dans ses Élégies et Odelettes. Mais le rêve y apparaît déjà comme thème important. Nerval s’était fait connaître par sa traduction du Faust de Goethe (1828), apprécié par l’auteur lui-même. Nerval aime et connaît bien l’Allemagne. Il voyage beaucoup: France méridionale et Italie (1834), Belgique, Allemagne, Autriche (1839-40; il se lie avec Liszt), Orient (1843). Ayant perdu son héritage par la faillite de la revue Le Monde dramatique (1835-1836), qu’il avait lancée, il est désormais obligé à gagner sa vie avec sa plume. La passion fatale pour l’actrice Jenny Colon qui meurt en 1842 aggrave son déséquilibre mental, il traverse plusieurs crises (dès 1841, puis 1849, 1851-52, 1853-54). Resté sans moyens et sans défense devant sa maladie, il se suicide. Le tourment personnel se traduit chez Nerval par l’envahissement de la vie par le rêve.Les épanchements mystiques transforment la réalité, même banale, en visions, et l’image de la femme aimée en une image syncrétique (mère, déesse Cybèle, Isis, Vierge-Marie). Oeuvre Filles du feu (1854) - recueil de nouvelles, dont Sylvie, et sonnets Les Chimères Aurélia (1855) Caligula (1837) - tragédie écrite en collaboration avec A. Dumas père L’Alchymiste (1939) - drame mystique Léo Burckart ou Une conspiration d’étudiants (1839) - drame Voyage en Orient (1851) ou sont insérés les récits et contes VI. Parnasse et l’art pour l’art Les principes de l’art-pour-l’artisme ont été formulé par Théophile Gautier dans la préface du roman Mademoiselle de Maupin (1836), où l’auteur nie la finalité utilitaire de l’art. L’art ne doit se soumettre ni à l’utilitarisme économique prôné par la bourgeoisie montante, ni à l’inutilité sociale et politique, exigée par les théoriciens du socialisme saint-simonien. L’art ne doit obéir qu’à sa finalité propre, n’avoir pour règles que celles que le créateur – poète, peintre, sculpteur – s’impose. Ces principes ont été réactualisés après la Révolution de 1848 dont l’échec a été vécu comme une déception historique par la génération montante – Baudelaire, Flaubert, Leconte de Lisle, entre autres. Cette déception est devenue amertume et méfiance sous le Second Empire de Napoléon III. qui fut à la fois une grande période de l’industrialisation et de l’urbanisation, propices aux grandes fortunes bourgeoises, et un régime autoritaire limitant la liberté d’opinion et d’expression. L’art pour l’art, tel qu’il se précise dans l’oeuvre poétique de Leconte de Lisle ou dans celle, prosaïque, de Flaubert peut se résumer en trois points : 1^o Impersonnalité (mais qui n’est pas impassibilité) qui refuse l’épanchement du coeur et les confessions sentimentales des poètes romantiques; 2^oUnion de l’art et de la science qui est surtout l’exigence d’une érudition et d’une documentation, conformes à l’approche positiviste dominante; 3^o Culte de la beauté – résultat du travail acharné visant une exécution parfaite, notamment en ce qui concerne la forme. Le mouvement parnassien se constitue autour des trois éditions du Parnasse contemporain (1866, 1871 et 1876), anthologies publiées par l’éditeur Alphonse Lemerre. La première a réuni une quarantaine de poètes de tendances diverses, tout comme les éditions suivantes. On y découvre, successivement, les noms de Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, mais surtout ceux qui prennent pour maîtres Gautier et Leconte de Lisle : François Coppée (1842-1908), Catulle Mendès (1841-1909), José-Maria de Heredia (1842-1905). Charles Marie René Leconte de Lisle (1818-1894) Ses origines et son enfance (1828-1837 ; puis 1843-1845) sont liées à l’île exotique de la Réunion où son père, ancien chirurgien de l’armée de Napoléon s’était installé comme planteur de la canne à sucre. Dès 1837 il fait ses études en France, il étudie le droit à Rennes où il se passionne pour les idées progressistes de Lamennais et du socialiste Charles Fourier. Il publie ses premiers poèmes dans la revue fouriériste La Phalange. En 1848, il est profondément déçu par l’indifférence du peuple, « éternelle race d’esclaves » qui accepte la défaite dela révolution. Désormais il se consacre entièrement à l’art qu’il considère comme une sorte de religion. La perfection de sa poésie fera de lui le chef de file de l’école parnassienne.Il salue le rétablissement de la république en 1870, mais est horrifié par les excès de la Commune.Il est élu, en 1885, prince des poètes, comme successeur de Victor Hugo, à qui il succédera aussi, en 1886, à l’Académie française. Oeuvre Poèmes Antiques (1852), Poèmes barbares (1862), Poèmes tragiques (1884), Derniers poèmes (1895) Traductions de l’Illiade et de l’Odyssée Charles Baudelaire (1821 Paris - 1867 Paris) Ce qui lie Charles Baudelaire aux parnassiens, c’est avant tout le culte de la beauté et l’exigence d’une poésie parfaite dont il voit l’exemple chez Théophile Gautier, dédicataire des Fleurs du mal. Cependant l’oeuvre de Baudelaire dépasse largement son époque, il est le « carrefour de la modernité », celui qui transforme le subjectivisme romantique en révélations qui inspireront le symbolisme et, au-delà, le surréalisme. Il est considéré comme un des magni parentes de la poésie moderne et des avant-gardes du 20^e siècle. Complexe, cultivé, Baudelaire a su lier, admirablement, la tradition et l’héritage poétique du passé aux expériences poétiques modernes, le goût classique et raffiné au romantisme, l’égotisme et le déchirement romantiques à la marginalité du premier des grands poètes maudits en faisant fusionner l’art et la vie. Sa vie a été marquée par la mésentente avec le milieu familial. Il supporte mal la perte, à six ans, d’un père sexagénaire, personnage aimable, amateur de l’art, notamment de la peinture, disciple des philosophes du 18e siècle. La mère de Charles se remarie, en 1828, avec le commandant Aupick, futur général, ambassadeur et sénateur sous le Second Empire. Baudelaire détestera toujours son beau-père, supportera mal l’amour dominateur de sa mère. Enfant difficile, il est éloigné de la famille, mis en pension à Lyon, puis au Lycée Louis-le-Grand. De 1838 à 1841, Baudelaire partage la vie dissipée de la Bohème littéraire du Quartier Latin à Paris. Il fréquente Louis Ménard, Leconte de Lisle, il admire Théophile Gautier dont il partage le romantisme radical, il est influencé par le catholicisme de Joseph de Maistre. Jugeant la vie du fils scandaleuse, la famille cherche à le soustraire à l’influence mondaine de Paris en l’embarquant sur un voilier à Bordeaux, en partance pour l’Inde (1841). Au bout de dix mois, il est de retour en profitant de sa majorité pour exiger sa part de l’héritage paternel. Pendant trois ans, il mène une vie luxueuse de dandy, considérant l’élégance matérielle comme « un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit ». Il habite le somptueux hôtel Pimodan, soigne son élégance, mène une vie dorée. Il se lie avec la mulâtresse Jeanne Duval qu’il gardera (et soignera) jusqu’à sa mort. La famille intervient pour empêcher Baudelaire de dissiper l’héritage paternel en lui imposant un conseil judiciaire (1844) qui limite ses revenus à une rente mensuelle de 200 francs. Jusqu’à la fin de sa vie, Baudelaire connaîtra une gêne financière. La révolte contre la famille motive sans doute sa présence sur les barricades de la révolution de 1848. Toutefois l’essentiel de ses activités appartient dès la fin des années 1840 à l’Art. Il s’impose tout d’abord comme un excellent critique d’art en commentant le Salon de 1845, le Salon de 1846, l’Exposition Universelle de 1855 et le Salon de 1859. Il découvre, pour le public français et européen, Edgar Allan Poe, dont il traduit les Contes. Il signale aussi le génie de Thomas de Quincey, il est l’un des premiers à défendre la musique de Richard Wagner, il est celui qui, à propos du peintre Constatin Guys, théorise le phénomène du dandysme. Les premiers poèmes des Fleurs du mal datent des années 1840. Mais c’est au cours de la décennie suivante que le recueil se constitue. La première édition, en 1857, suscite un scandale. Le recueil est condamné pour immoralité et Baudelaire est obligé de retirer 6 poèmes qu’il remplace de 35 nouveaux dans la seconde édition de 1861 (129 poèmes au total). En 1864, il s’exile en Belgique, en espérant donner des conférences, asseoir sa renommée poétique et ne rentrer en France que glorieusement. Il ne fait que végéter à Bruxelles, en proie aux difficultés matérielles et difficultés de santé. Il continue à écrire, essentiellement les poèmes en prose. En mars 1866, une crise le laisse aphasique, il est transporté à Paris où il meurt. Oeuvre Les Fleurs du mal (1857, 1861), Petits poèmes en prose (1869) La Fanfarlo(1847) Le Peintre de la vie moderne (1863) Salons (1845-1859) Mon coeur mis à nu (1887) VII. Révolution dans la poésie - Verlaine, Rimbaud, Mallarmé Ce qui nous intéresse, en arborant la problématique de la modernité dans la poésie, c’est l’évolution de son «positionnement»: c’est-à-dire comment la poésie se «situe» ou «pose» sur le plan de la création, comment elle est ressentie ou vécue et comment elle se justifie, explicitement et conceptuellement, sur le plan théorique. La poésie constituera pour nous donc à la fois un fait littéraire, mais aussi un phénomène social et comportemental, relatif à des structures mentales, plus ou moins clairement conceptualisées. La révolution romantique a été en quelque sorte une révolution partielle. Elle est restée prisonnière d’une vision fondamentalement essentialiste. D’où, dans les structures mentales, le maintien d’une distinction nette et claire entre sujet et objet (monde objectal), un sujet connaissant, ressentant et agissant et un monde objectal à connaître, à décrire, à exprimer ou à transformer. Le sujet et l’objet sont dotés d’une nature (essence, substance) et dont la définition n’a pas beaucoup évolué depuis Platon et Aristote. L’homme est, toujours encore, conçu comme un «animal » doué de raison, de coeur (volonté) et de sentiments. Dans cette conception, la langue est avant tout un «objet-instrument» et qui sert d’intermédiaire entre l’homme (sujet) et le monde (objet). C’est, toujours encore, le rôle que la rhétorique antique, classique, lui a assigné (cf. le caractère rhétorique de la poésie lamartinienne, hugolienne, etc.). La langue a pour fonction de décrire le monde, de démontrer les arguments (instrument de connaissance et de persuasion), d’exprimer les sentiments. En conséquence, la littérature et la poésie maintiennent une distinction nette entre description, narration, raisonnement, réflexion, expression des sentiments.Elles maintiennent aussi une distinction nette entre différents arts (littérature, musique, peinture, etc.) et, dans la littérature, entre les genres: prose, poésie, théâtre - sont considérés comme des domaines esthétiques distincts. L’esthétique (le plaisir esthétique) est ce qui vient «en plus», c’est une façon de «mieux dire», en utilisant des ornements de style. La poésie, en ce sens, reste souvent encore une expression ornementale de ce qui pourrait être dit, plus platement, en prose. Or, sous les coups réitérés d’un certain romantisme radical, et souvent marginal, cette attitude commence à chavirer. La poésie apparaît alors comme une sphère autonome, souveraine, une voie d’accès à un «ailleurs», plus vrai que la réalité même: rêve, fantaisie, vision, horreur (cf. Poe, Nerval, E.T.A. Hoffmann, Hölderlin, etc.). À partir de 1850, notamment, on assiste à la recherche d’un autre positionnement du poète et du nouveau statut de l’Art. Le cas de Charles Baudelaire est significatif. Pour le poète, la création est devenue un engagement existentiel: il est celui qui aspire à retrouver de par sa création, un ailleurs, un autre monde, afin de le faire découvrir aux autres. C’est ainsi qu’il retrouve le Beau, l’Idéal - qui sont une sublimation de ce monde dans sa totalité, donc aussi du Mal, de l’Abject et du Sordide. Le Beau et l’Idéal sont inséparables du Spleen. Pour Baudelaire, le poète est non seulement celui qui montre le beau et qui le dit, mais celui qui le crée avec sa vie, en s’investissant à fond, jusqu’au sacrifice. L’Art est plus vrai que la vie et que le monde. Dans le nouveau rapport entre l’existence et la création, l’Art n’est pas une expression instrumentale, mais devient un engagement total. Paul Verlaine va encore plus loin dans la nouvelle voie, du moins dans les meilleures de ses poésies. Avec Verlaine la poésie franchit un pas vers la création de «son propre absolu». Autrement dit, le poème cesse d’être une description, une narration ou une réflexion (méditation) pour acquérir une sorte d’autonomie référentielle. En fait, il devient son propre référent, détaché du monde «référentiel réel». Il s’agit d’un affaiblissement radical de la fonction référentielle et du renforcement de la fonction poétique: la perfection formelle, l’agencement du vers et de la forme deviennent alors le vrai sens du poème. Le «comment» est sémantiquement plus important que ce qui se dit. C’est un premier pas vers l’abstraction dans la poésie (tendance analogue à celle des impressionnistes, de Cézanne ou des fauves, dans la peinture). Ce qui compte chez Verlaine c’est la musique, la mélodie, l’atmosphère. Verlaine apporte aussi une innovation dans le rapport entre le sujet lyrique et le monde objectal. À mesure que s’effacent les contours du monde référentiel, la limite séparant le moi et le monde se dissout. Le moi est soit relégué dans l’objectal (donc pas de différence entre le monde-objet et le moi-objet), soit dans l’impersonnel. Verlaine instaure une autre «subjectivité», ou plutôt, une «altérité»: le monde et le «sujet» lyrique se confondent: ils sont mis sur le même plan, n’étant, tous les deux, que deux modalités différentes du même/ autre. Il n’est pas étonnant se trouver, chez Verlaine les conséquences du phénomène sur le plan thématique: le monde du rêve, l’onirisme d’un monde galant disparu, les soleils couchants à la lumière imprécise, le brouillard ou la pluie des paysages nordiques effaçant les contours. C’est à Arthur Rimbaud que Verlaine doit probablement la découverte du nouveau rapport entre le sujet lyrique et le monde. «Je est un autre» - affirme Rimbaud, comprenant fort bien à la fois la différence entre homme-être social et poète-personnage du texte, mais aussi formulant, par là, une nouvelle conception de l’«altérité», qui ne sera thématisée et conceptualisée, par la philosophie, que bien plus tard chez Husserl, Heidegger, Sartre, Paul Ricoeur ou Jacques Derrida. Rimbaud, en quoi est-il révolutionnaire? Avant tout dans le renversement radical qu’il veut imposer au rapport Art-Vie. La poésie ne doit plus être le reflet de quoi que ce soit, mais une création radicale qui doit s’imposer à la vie en transformant aussi bien la vie du poète que le monde («Sous les pavés, il y a la plage» - slogan des étudiants révoltés en mai 1968). La poésie se fabrique, indifféremment, avec la vie et avec les mots: le poème est un acte parmi d’autres - aussi poétiques, même s’ils ne sont pas mis en mots. Cette attitude passe par une subjectivité radicale (aussi bien anti-rationaliste qu’anti-sensualiste ou anti-sentimentale) qui est une négation tout court de l’ordre objectal.Il faut devenir «voyant», il faut procéder à un «dérèglement systématique des sens», il faut cultiver la «synesthésie» pour découvrir du neuf et arriver à l’insolite» (cf. le hasard - chez Mallarmé) par la magie des sens et du Verbe. Dans cette conception de la création, les limites entre la prose et la poésie tombent définitivement, le vers se libère et tend à l’«irrégularité» imaginative, la voie s’ouvre au poème en prose (cultivé déjà par Aloysius Bertrand, Maurice de Guérin, Baudelaire, Lautréamont). Stéphane Mallarmé apporte une solution radicale aux problèmes posés par Baudelaire, Gautier, Verlaine et Rimbaud: en particulier aux problèmes concernant l’autonomie de la poésie et du langage, le rapport entre l’expérience humaine et l’art. Par là, il est devenu à la fois un des précurseurs du symbolisme et un de ses représentants majeurs. L’oeuvre de Mallarmé est la première qui semble rompre toute attache avec l’expérience humaine pour devenir expérimentation sur la littérature. Baudelaire avait déjà distingué la poésie de l’ivresse du coeur. Mallarmé est le premier à construire sa poésie sur cette séparation. Si Mallarmé débute dans le sillage baudelairien, ce n’est que pour s’en séparer, plus tard, radicalement. Il tend vers une poésie pure qui est gouvernée par les mots, au lieu de l’être par l’existence existentielle des passions et par le contact vécu avec le monde. On connaît l’admirable définition mallarméenne: «L’oeuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés; ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible de l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase.» D’où une nouvelle philosophie du langage: il existe deux états du langage, l’un qui est lié à l’impureté de l’existence, qui la reflète, qui porte la marque du désir, du sentiment, de la pensée, de l’utilité - donc du monde antérieur au langage, alors que l’autre représente l’ordre autonome du langage, un monde produit par lui.Dans la question mallarméenne - qu’est-ce que cela veut dire? - c’est le verbe dire qui est le plus important. Mais cette conception du langage est fondée sur une expérience métaphysique. Entre l’art pour l’art, la fabrication parnassienne ou néoclassique, et la pureté mallarméenne, l’abîme est celui d’une expérience existentielle. S’il y a un langage pur, c’est qu’il y a une existence pure, libérée de tout ce qui en fait la texture apparente et quotidienne. En 1867, Mallarmée confie à son ami Cazalis son «effrayante» découverte: celle de la mort de la personnalité: «... Je suis parfaitement mort, et la région la plus impure où mon Esprit puisse s’aventurer est l’Éternité. Mon Esprit, ce solitaire habituel de sa propre pureté, que n’obscurcit plus même le reflet du temps... C’est t’apprendre que je suis maintenant impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu, - mais une aptitude qu’a l’Univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi.» Ainsi Mallarmée à la fois vit et conceptualise certaines tendances poétiques de Verlaine (abolition de la subjectivité/objectivité) et de Rimbaud (« je est un autre »). Autrement dit: c’est dans le vide de l’existence qu’apparaît la liberté du langage; c’est le néant qui appelle le verbe créateur. D’autre part, le recours au verbe créateur est inséparable de l’expérience existentielle du néant. Au monde, ce n’est pas un monde meilleur qui s’oppose: c’est l’absence du monde. L’Idéal (cf. Baudelaire) n’est pas une vie plus belle, c’est une non-vie. Ce qui est de l’ordre de l’existence obscurcit et limite aux yeux de Mallarmé la possibilité radicale de la parole poétique, la livre au hasard et à l’insignifiant (cf. le rôle négatif du hasard: voir le titre mallarméen Un coup de dés jamais n’abolira le hasard). D’où le thème mallarméen de l’impuissance et de la stérilité: elles ne consistent pas dans l’impossibilité de retenir le monde, mais bien de l’abolir complètement. En effet, la parole possède une matérialité irréductible. Or, Mallarmé veut peindre non les choses, mais l’effet: « Le vers ne doit donc pas, là, se composer de mots, mais d’intentions, et toutes les paroles s’effacer devant la sensation.» C’est là le but de Mallarmé: la création ou plutôt reconstitution, par le verbe, de l’«autre monde» - de l’univers. La Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux de l’existence. Elle doue ainsi d’authenticité notre séjour sur Terre et constitue notre tâche spirituelle. C’est à la fois la substance et la justification de l’art comme symbole. Car, à défaut de pouvoir posséder l’absolu, on peut le suggérer par le langage. C’est en ce sens que le mot est l’absence de la chose (néant): «Je dis: une fleur! et, hors de l’oubli où la voix ne relègue aucun concours, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets.» C’est à partir de là que Maurice Blanchot, un demi-siècle plus tard, développera sa théorie du mot et de la mort des choses (Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, 1955). C’est aussi, dans la quête de Mallarmé, une manière de refermer la boucle: depuis la négation du monde sensible et de la sensualité à la découverte d’une sensibilité différente. symbolique. Paul Verlaine (1844 Metz – 1896 Paris) Le lieu de sa naissance est celui de l’affectation de son père, officier militaire. Le couple Verlaine, longtemps resté sans enfants, avait adopté une nièce, Élisa, à laquelle le jeune garçon s’attache au point de tomber amoureux d’elle, à dix-neuf ans, alors qu’elle sera déjà mariée. À la mort d’Élisa (1867), il traverse une première crise d’alcoolisme. Dès 1851, la famille est installée à Paris où Paul fréquente le lycée Condorcet, lieu de formation des élites bourgeoises. Le baccalauréat lui vaut un emploi dans l’administration municipale de Paris. Mais c’est la poésie qui l’attire. À quatorze ans, il envoie un poème à Victor Hugo, à vingt-et-un ans, il est chargé de la critique littéraire à la revue L’Art (articles sur Baudelaire et Hugo), il se lie avec les parnassiens Théodore de Banville, François Coppée, Leconte de Lisle, Heredia. Ses premiers recueils sont des succès : Poèmes saturniens (1866) et Fêtes galantes (1869), La Bonne chanson (1870), inspirée par la rencontre de Mathilde Mauté qui alors avait 16 ans et qu’il épousera. Malgré la naissance de leur fils Georges, la vie conjugale est semée de malentendus, de crises, de fugues et retours de Paul. Au moment de la chute du Second Empire, Mathilde pousse Paul à s’engager dans la Garde Nationale qu’il quittera pour se mettre au service de la Commune de Paris comme attaché de presse (1871). Après la répression par les Versaillais, il doit se cacher. Suite aux lettres et poèmes qu’il reçoit, Verlaine accueille chez lui ArthurRimbaud en fugue, révolté contre sa famille. La fulgurante liaison homosexuelle avec Rimbaud, qui a alors seize ans, change le cours de sa vie : fugue en Belgique et en Angleterre. Une violente dispute, à Bruxelles, se termine par deux coups de revolver (1873): Verlaine est condamné à deux ans de prison, il purge sa peine à Mons. Entre temps paraissent Romances sans paroles (1874), recueil où l’influence de Rimbaud est sensible. En prison, Verlaine se convertit, retrouve la foi qu’il cherche en vain à inspirer à Rimbaud (1875). À la sortie de la prison, Verlaine devient professeur de français et de dessin au collège catholique de Rethel (1875-1877) où il se lie avec son élève Lucien Létinois. Ils voyagent ensemble, deviennent cultivateurs à la ferme que la mère de Verlaine a acheté à son fils avec ses dernières économies. En 1882, Verlaine fait faillite. Ses nouveaux recueils Sagesse (1881) et Jadis et Naguère (1884) n’ont pas beaucoup de succès. Quasi réduit à la mendicité, Verlaine s’installe à Paris, dans un taudis,cour Saint-François (1885-1887), jusqu’à ce que ses amis décident de se cotiser pour lui assurer une rente régulière (1888). Sa poésie oscille entre le mysticisme et sa sensualité, sa vie est traversée de crises d’alcoolisme, de brutalités (en particulier envers sa mère), et d’abattements. L’anthologie commentée Les Poètes maudits (1884, 1888) consacre, les frappant d’une image de marque, Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marceline Debordes-Valmore, Villiers de l’Isle-Adam et Pauvre Lelian (Paul Verlaine). On s’aperçoit que ce vagabond qui traîne de café en café et d’hôpital en hôpital a été un grand poète et c’est à ce titre qu’il sera consacré, à la mort de Leconte de Lisle, prince des poètes. Il meurt misérablement en janvier 1896, mais son cortège funèbre rassemblera une foule d’admirateurs. Oeuvre Poèmes saturniens (1866) et Fêtes galantes (1869), La Bonne chanson (1870), Romances sans paroles (1874), Sagesse (1881) et Jadis et Naguère (1884) Les Poètes maudits (1884, 1888) Arthur Rimbaud (1854 Charleville – 1891 Marseille) « L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain-clair mal en ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant. Ardennais, il possédait, en plus d’un joli accent de terroir trop vite perdu, le don d’assimilation prompte propre aux gens de ce pays-là ». Voilà le portrait que dresse de Rimbaud Paul Verlaine dans Les Poètes maudits. À la différence de la mère attentive de Verlaine, celle d’Arthur Rimbaud était une femme sévère, autoritaire, craignant l’influence du mauvais exemple du père militaire, sur ses enfants. Après le départ du mari, elle élève ses quatre enfants - Frédéric, Arthur, Vitalie et Isabelle – dans une catholicité stricte, paysanne, conformément à ses origines. Élève brillant, remarqué par son professeur de rhétorique Georges Izambard, Arthur remporte des prix scolaires pour ses poèmes en latin et en français. Supportant mal l’ambiance familiale et provinciale, il profite des remous de la guerre franco-prussienne et fait plusieurs tentatives de fugue – à Paris (août 1870), à Bruxelles(octobre 1870), de nouveau à Paris (février-mars 1871) d’où il doit rentrer, à pied et sans argent, à la maison. Si les premiers poèmes envoyés à Théodore de Banville n’avaient pas rencontré le bon accueil, le second envoi, adressé à Verlaine lui vaut l’invitation. C’est ainsi que Rimbaud débarque, en août 1871, chez ce dernier, choquant la bonne société par ses manières grossières. Poète, il éblouit Verlaine avec qui il vit une aventure passionnée (1871-1873), Celle-ci se termine à Bruxelles par deux coups de revolver et une légère blessure au poignet. Après la condamnation de Verlaine, Rimbaud mène une vie plutôt errante (Londres en 1874, avec le poète Germain Nouveau; Stuttgart en 1875 où il rencontre encore Verlaine; Cologne, Brême, Suisse, Italie), et cela jusqu’en 1879. Il s’enrôle dans l’armée coloniale hollandaise, mais arrivé à Java, il déserte, retourne en Europe sur un bateau écossais, séjourne en Autriche et en Allemagne avant de débarquer à Chypre, puis gère un comptoir commercial à Aden, en Arabie et en Abyssinie. Au bout de dix ans d’affaires prospères, il est atteint d’une tumeur au genou et doit rentrer en France pour se faire soigner. À Marseille, on lui ampute la jambe, mais la tumeur avait déjà provoqué un cancer généralisé, dont il meut, cinq mois après l’amputation. Rimbaud est un poète précoce, violent, radical. Ses expériences poétiques le mènent au sentiment d’être tombé dans une impasse. Après Une Saison en enfer (1873) et les Illuminations (1875), il abandonne la poésie. Son oeuvre aurait pu être oubliée sans le rappel de Verlaine dans Les poètes maudits et sans les activités de ses amis qui avaient recueilli ses créations éparses, regroupées en Poésies. Stéphane Mallarmé (1842 Paris – 1898 Valvins) Ce révolutionnaire de la poésie a mené une vie opposée aux aventures de Rimbaud et aux déboires de Verlaine. Après ses études secondaires au lycée de Sens, il enseigne l’anglais, chahuté par ses élèves, dans divers collèges et lycées – Tournon, Besançon, Avignon et Paris où il est nommé en 1871. Sa vrai vie et sa passion est la poésie après la découverte, en 1861, des Fleurs du mal. L’exemple de Baudelaire sera pour lui déterminant : aussi n’est-ce pas sans mal qu’il réussit à se libérer de ce modèle. Dès 1866 il participe au Parnasse contemporain, mais il reste peu connu, apprécié seulement par une élite très restreinte. La situation change en 1884, grâce aux Poètes maudits de Verlaine et au roman À rebours de Joris-Karl Huysmans. La jeunesse symboliste qui fréquente ses mardis dans son appartement de la rue de Rome le vénère comme maître. Sa conception de la poésie et de l’art dramatique sera décisive dans la formulation des nouvelles idées esthétiques. Oeuvre Hérodiade (1864-1887) – tentative inachevée d’un drame Brise Marine (1865), Don du Poème (1865), L’Après-Midi d’un faune (1876), Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1914) – poème avant-gardiste, jouant sur la disposition typographique VIII. Symbolisme Il pourrait sembler bizarre d’aborder le symbolisme après Mallarmé et après Verlaine. Là est tout un paradoxe. En effet, les oeuvres où la poétique symboliste se manifeste avec le plus d’éclat et où le symbolisme trouve son expression la plus radicale ont été conçues bien avant la théorie, avant les manifestes, avant la constitution d’un mouvement. Le mouvement même est l’affaire d’une nouvelle génération de poètes nés autour de 1860 et qui entrent sur scène vers 1885. Nombreux, groupés autour de revues, souvent influentes (Lutèce, la Revue Blanche, La Plume, Essais d’Art libre, Ermitage, Mercure de France, Décadent, Le Symboliste, Revue Wagnériennne, La Wallonie, etc.), ils s’inventent la marque déposée de «symbolisme» qu’ils définissent dans un certain nombre d’écrits théoriques et critiques. Le gros de ces efforts se situe entre 1885 et 1891, date à laquelle le groupe symboliste éclate. Les prolongements de l’esthétique symboliste, par groupes ou individus isolés, iront jusque dans les années 1920. Certains poètes seront estimés encore par les surréalistes: tel Saint-Pol-Roux (1861-1940; de son nom véritable Paul Roux) - «le Magnifique» auquel s’adressent, admiratifs, André Breton et Paul Éluard.Cette période postsymboliste connaîtra d’autres grands noms comme Anna de Noailles, Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz, Maurice Maeterlinck ou Paul Claudel. La formulation de l’esthétique est inimaginable sans les débats qui, dès les années 1870, tournent autour du sentiment et de l’idée de décadence.La France sort d’uneindustrialisation victorieuse, opérée sous le Second Empire, industrialisation qui avait profondément transformé le paysage rural, urbain (cf. Baudelaire), mais aussi social (bourgeoisie, prolétariat, partis ouvriers, syndicats, décadence de la noblesse). De plus, après la guerre franco-prussienne et la Commune, la France traverse une profonde crise d’identité nationale (territoires perdus) et politique (république ou monarchie?, boulangisme, affaires de corruption). La vie de la société française est considérée comme décadente notamment par la génération née vers 1820. Flaubert gémit: «Nous assistons à la fin du monde latin.» Paul Verlaine thématise cette décadence dans un de ses poèmesde Jadis et Naguère : « Je suis l’Empire à la fin de la décadence,/ Qui regarde passer les grands Barbares blancs/ En composant des acrostiches indolents/ D’un style d’or où la langueur du soleil danse. » Hippolyte Taine étudie les Origines de la France contemporaine en médecin qui se penche sur un malade. L’étiquette de décadence est collée à toute création tendant à l’affirmation individualiste, au raffinement, au mot rare, abstrait et abondamment orné de majuscules, une création qui commence à s’ouvrir aux influences étrangères: Poe, Whitman, Carlyle, Richard Wagner, philosophie allemande (Schoppenhauer, Hegel, plus tard Nietzsche), littérature russe et scandinave. Il s’agit en fait d’un mouvement radicalisant et qui va dans le sillage de Baudelaire, de Verlaine et de Mallarmé (Rimbaud sera découvert une dizaine d’années plus tard, en 1884) et qui voit - c’est là son apport original - l’individualisme non comme une affirmation par action ou pensée (cf. Stendhal), mais comme un problème de psychologie, de nuance, d’hypersensibilité orientée vers l’idéalisme, l’ésotérisme, l’occultisme ou tout autre mysticisme. C’est l’expression littéraire d’un malaise existentiel. La figure du moment, c’est Hamlet, le second Faust et les personnages atteints de maladie de la volonté (Huysmans, À rebours, 1884). On veut s’en moquer. C’est ainsi que paraissent, en mai 1885, en 110 exemplaires, publiés par l’éditeur «Léon Varmé», à «Byzance», présentées par «Marius Tapora, pharmacien de deuxième classe» les Déliquescences d’Adoré Floupette, une plaquette de pastiches poétiques. Les auteurs - Henri Beauclair et Gabriel Vicaire ont réussi un chef d’oeuvre d’ironie. La biographie du poète Adoré Floupette est semée d’allusions assez transparentes. Ce poète fictif traverse tour à tour tous les courants littéraires de l’époque ‑ romantisme, Parnasse, poésie agreste, naturalisme ‑ pour s’ouvrir enfin au symbole. Certains poètes sont facilement identifiables: Caraptidès-Moréas, Bleucoton-Verlaine, Étienne Arsenal-Stéphane Mallarmé. Les poèmes de Floupette sont d’excellents pastiches de ce qui se fait alors: jargon mystique, abus des majuscules («l’Adorable Espoir de la Renoncule»), paysage indécis de Verlaine, couleurs de Rimbaud. La plaisanterie est agréable, fine. Ses conséquences ont été inattendues. Les jeunes relèvent le défi, assument le terme de décadence et de symbole comme une définition positive. D’autant mieux que les Déliquescences ont regroupé et concentré les pratiques littéraires qui, jusque-là, avaient été dispersées et sporadiques. Les manifestes du nouveau mouvement littéraire apparaissent dès 1886: le Manifeste du symbolisme que Jean Moréas publie en septembre 1886 dans Le Figaro et le Traité du Verbe de René Ghil, précédé d’un Avant-dire de Stéphane Mallarmé où ce dernier expose sa théorie de l’instrumentation verbale qui reprend et amplifie les associations de Rimbaud dans« Voyelles ». Autour de la revue Le Symboliste (octobre 1886), dirigée par Gustave Kahn, se forme le noyau d’une école littéraire: Jean Moréas (rédacteur en chef), Paul Adam (secrétaire), Charles Henry, Fénéon, Jules Laforgue, Maurice Barrès, Édouard Dujardin, Joris-Karl Huysmans, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Théodore de Wyzewa. Mais le mouvement est bien plus large et réunit, autour de différentes revues, et pour des périodes diverses, d’autres noms: René Ghil, Stuart Merril (USA), Albert Samain, Saint-Pol-Roux, Henri de Régnier, Robert de Souza, Rémy de Gourmont, Francis Viélé-Griffin (USA), etc. Il est à noter qu’un certain nombre d’auteurs d’origine étrangère se trouvent au centre même du mouvement: Stuart Merril, Francis Viélé-Griffin, Théodore de Wyzewa, Anna de Noailles, Lubizc-Milosz, Jean Moréas (IoannisPapadiamantopoulos). Le symbolisme est le premier courant français cosmopolite, avant le dada, avant le surréalisme. Important sera le groupe belge qui se constitue autour de la revue La Wallonie (1884), fondée par Albert Mockel et qui rassembleMaurice Maeterlinck, Émile Verhaeren, Max Elskamp, Georges Rodenbach, Charles Van Lerberghe. En dehors des rédactions, des cafés, les salons jouent un rôle important en tant que lieux de rassemblement et laboratoires poétiques. Célèbres sont les «mardis» de Mallarmé, chez qui se réunissent, rue de Rome, Kahn, Wyzewa, Huysmans, Mauclair, le peintre Whistler, le jeune Valéry, etc. Citons aussi le salon de Robert de Montesquiou (qui a servi de modèle à Proust pour le personnage de baron de Charlus). La «doctrine» symboliste Comment les symbolistes se définissent-ils extérieurement, autrement dit, comment se positionnent-ils par rapport à la tradition littéraire d’une part, et par rapport à leurs contemporains, d’autre part? L’ascendance poétique dont ils se réclament pourrait sembler disparate, mais le choix se justifie par différents critères: - langue: parole rare et riche, néologismes, archaïsmes, vocabulaire technique: Villon, Rabelais, Ronsard, du Bellay, Montaigne, poètes et auteurs de la décadence latine, mais aussi Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam; - idéalisme, platonisme (symboles): du Bellay, Dante (Vita Nuova), Pindare (Les Pythiques), Carlyle - sentiment de décadence, de mysticisme obscur: Hamlet, le second Faust, Baudelaire, Poe, Villiers de l’Isle-Adam - art total: Richard Wagner - modernité: Walt Whitman, Swinburne, Verlaine, Charles Cros, Tristan Corbière et les «poètes maudits», introduits par Verlaine en 1884 Vis-à-vis des courants de l’époque, notamment le Parnasse et le naturalisme, le symbolisme se montre assez tolérant. Il se veut suggestif, anti-descriptif (à l’opposé du Parnasse), individualiste, élitiste et socialement inutile (x à l’opposé du naturalisme) - autrement dit, il se définit trop différent pour se situer sur un champ concurrentiel. D’une certaine manière, le naturalisme et le symbolisme sont complémentaires, recoupant en gros la répartition entre la poésie (symbolisme) et la prose (naturalisme, roman d’analyse des moeurs, etc.). Le Moréas prosateur est naturaliste (récits Le Thé chez Miranda), René Ghil entreprend une lecture symboliste de Nana (Zola) qui, elle, se hausse jusqu’au rang d’Ennoia - divinité mystique, kabbalistique. Par rapport aux autres domaines artistiques, le symbolisme littéraire se veut intégrateur: il aspire à l’Art Total où la parole est incorporée à la musique et à la peinture (cf. Wagner). Comment le symbolisme se définit-il intérieurement? Avant tout, il refuse toute contingence avec l’utile, le réel, l’engagement. Il se veut un Art pur, rare, destiné à une élite (cosmopolite) de la sensibilité et de la culture. Un art «for the happy few» dont les points saillants sont: 1^o Culte du mot rare. «Donner un sens plus pur de la tribu.» (Mallarmé, Avant-dire). Cela veut dire: tirer, à partir des mots connus, un sens nouveau en les mettant dans des contextes nouveaux, donc en actualisant leur sémantisme virtuel. L’autonomie du langage poétique est postulée ainsi que celle du monde de la poésie (indépendante du réel). Le symbolisme prône le culte de la parole exclusive. En même temps il est sensible à la source archétypale, mythique, du mot. 2^o Perfection du vers, car c’est le vers qui ordonne les mots en leur permettant de se renvoyer leurs reflets sémantiques. 3^o Musicalité, tonalité du vers et des mots. 4^o La poésie n’est ni déclamation, ni description. Elle doit être faite d’intentions (Mallarmé), elle doit chercher à «vêtir une Idée d’une forme sensible» (Moréas). La poésie doit suggérer (Wyzewa, Moréas, Mallarmé) et l’objet du poème doit être désigné par une image allusive. Mallarmé affirme qu’il faut faire de la poésie à propos de n’importe quel objet réel banal, car celui-ci «ne compte pas», ce n’est qu’un point de départ. La poésie doit se détacher de la réalité matérielle et positiviste: «Comme le fumeur fait tomber la cendre de son cigare.» (Mallarmé) Les nouveaux critères ardus concernant le mot et le langage d’une part et l’autonomie de l’univers d’autre part ont conduit à l’élaboration du nouveau concept du symbole et de la nouvelle versification, celle du vers libre. Le vers libre Plusieurs écrivains ont senti, simultanément, la nécessité d’une prosodie nouvelle. Les frénétiques, tel O’Neddy, mais aussi Nerval et plus tard Verlaine et Rimbaud avaient libéré la métrique. La conquête du vers libre se fait en 1886: Laforgue et Kahn avançaient, chacun pour soi, dans cette direction. Leurs rencontres à Berlin, pendant l’été, avec Wyzewa, H. Stewart Chamberlain, Édouard Dujardin ont été fécondes. En juin-juillet paraissent, dans La Vogue, deux poèmes de Whitman («Dédicaces», «O étoiles de France»), traduits par Laforgue, où le vers français se moule sur le verset américain. À la fin de juillet, Intermède de Kahn obéit à un principe analogue. Au milieu d’août, paraissent deux poèmes de Laforgue, en vers libres. En octobre La Vogue publie Le Jubilé des esprits provisoires de Moréas qui prétendra avoir été le premier à utiliser la nouvelle technique. Édouard Dujardin, de son côté, fera de même dans son Essai sur le vers libre. Enfin, l’usage du vers libre se généralise, notamment grâce à Gustave Kahn dont les Palais nomades (1887) accordent au vers libre une importance toujours croissante. Les arguments pour le vers libre sont divers. Il devait être, pour Laforgue, l’expression adéquate de sa psychologie mobile, toute en sursauts (cf. Apollinaire). Kahn, lui se réclame de Wagner et prétend organiser la strophe selon une unité thématique, ce que Mockel, fervent wagnérien, a très bien compris. Lui-même l’adopte, Régnier aussi. La controverse rebondit en 1890. Dans la préface de la NévaLouis Dumur propose une théorie du vers libre contesté: son vers s’organise selon un pied rythmique fondé sur l’accentuation des syllabes, indépendamment de la signification du vers. Or, les défenseurs du vers libre veulent que coïncident le vers et l’unité du sens. Après la Pléiade et le Romantisme, les symbolistes réalisent la dernière révolution en matière de prosodie. D’eux date la versification française moderne. Le symbole Le mot est d’origine grecque. Dans l’antiquité, il désignait tout d’abord un bâton marqué d’encoches et fendu en deux en signe d’alliance conclue entre deux familles éloignées, chaque famille partie prouvant cette amitié, dans les générations successives, par sa moitié de bâton. Il s’agit donc d’un objet concret choisi pour signifier une idée abstraite (définition actuelle de symbole). Le symbole entre en littérature d’abord à travers la théologie et la scholastique, ensuite avec le néoplatonisme de la Renaissance. Le pétrarquisme, notamment, élabore le statut symbolique de l’image, sans qu’on parle, expressément, de symbole. En France, le pétrarquisme se développera grâce à l’école lyonnaise et à la Pléiade.Au 19^e siècle, Baudelaire lance ses «correspondances». Le symbolisme, quant à lui, est fondé sur une vision subjective du monde et à laquelle certains philosophes allemands - Kant, Schoppenhauer, Nietzsche - fournissent un support idéologique. La mode est également aux croyances ésotériques et au mysticisme oriental. On fait sienne la conception de Carlyle déclarant sa foi dans l’idéalité du monde et dans la réalité de l’esprit. On est bien loin du positivisme comtien et tainien. Le problème central, celui du symbole, est vite conceptualisé par Maeterlinck (réponse à Jules Huret, 1891): «[...] il y a deux sortes de symboles: l’un qu’on pourrait appeler le symbole a priori; le symbole de propos délibéré; il part d’abstractions. Le prototype de cette symbolique, qui touche de bien près à l’allégorie, se trouverait dans le second Faust et dans certains contes de Goethe, son fameux Märchen aller Märchen, par exemple. L’autre espèce de symbole serait plutôt inconscient, aurait lieu à l’insu du poète, souvent malgré lui, et irait, presque toujours, bien au-delà de sa pensée: c’est le symbole qui naît de toute création géniale de l’humanité; le prototype de cette symbolique se trouverait dans Eschyle, Shakespeare, etc.Je ne crois pas que l’oeuvre puisse naître viablement du symbole;, mais le symbole naît toujours de l’oeuvre si celle-ci est viable [...]. Le symbole est une force de la nature, et l’esprit de l’homme ne peut résister à ses lois.» Il faut noter la distinction que fait Maeterlinck entre le symbole conventionnel et le symbole vécu, vivant, signifiant et significatif. Ce symbole est une création, une oeuvre (prolongement de l’art pour l’art, du Parnasse) et non un don prophétique de la conception romantique. Néanmoins il est le reflet d’une nature, une nature plus profonde que l’apparence du «réel» (dépassement de Mallarmée). C’est donc en même temps une continuation de la conception du travail du poète et son dépassement.La conception symboliste du symbole, comme Maeterlinck le montre, va aussi vers l’archétype, vers le mythe, vers l’inconscient. En cela, aussi, le symbolisme ouvre la voie au surréalisme et à la poésie du 20^e siècle. Dans la pratique, deux voies s’ouvraient devant les poètes symbolistes: la voie mallarméenne, ardue et ascétique, et la voie de la rêverie mélodieuse verlainienne,méditation et/ou mélodie, souvent savamment enchevêtrées. Mais ce terrain étroit sera vite épuisé et les défections augmenteront en nombre dès après 1891, suite à la querelle entre Ghil et Moréas. Ce dernier fondera l’école romane, basée sur le «principe gréco-latin», et Charles Maurras attaquera bientôt le symbolisme - brumeux, nordique, germanique - et son influence néfaste sur la poésie française pour accentuer la veine latine - ensoleillée, claire, sculpturale. IX. Le théâtre symboliste Dans l’histoire de l’art dramatique européen, on remarque plusieurs périodes distinctes. La première coupure est sans aucun doute celle qui sépare le théâtre de l’antiquité de la nouvelle dramaturgie du moyen âge, la seconde intervient avec la Renaissance qui répudie les grands genres de la période précédente pour renouer, mais sur de nouvelles bases, avec l’héritage grec et romain. Un point commun toutefois caractérise les trois grands moments– antiquité, moyen âge et époque moderne, y compris le théâtre romantique, moins révolutionnaire que ce dont il se donne l’air : à savoir la nature mimétique de l’esthétique. Or c’estla mimésisque le théâtre symboliste, antimimétique, met en question : il ne s’agit plus de représenter la réalité, mais de suggérer les significations, créer du sens. C’est à ce titre que l’on peut considérer le symbolisme comme le moment résolument novateur, révolutionnaire, de l’esthétique dramatique. Presque tous les symbolistes rêvaient de théâtre. Pourtant, rien ne se prête moins à une représentation théâtrale que la poétique symboliste. Aussi, surtout au début, l’histoire du drame symboliste n’est qu’une suite ininterrompue d’échecs éclatants.Pourquoi le symbolisme s’intéresse-t-il au théâtre? Qu’est-ce qui, dans cette poétique individualiste, élitiste, centrée sur une vision intérieure, subjectivisée, difficilement communicable, entraîne les poètes à envisager une mise en scène et une communication «multipliée»? On sait que Mallarmé n’a cessé de songer au théâtre. En 1886, il écrit une longue étude dans La Revue Wagnérienne à propos du drame musical de Wagner. Et même ailleurs, sa réflexion sur la littérature ne perd jamais de vue une orchestration dramatique. À preuve Un coup de dés jamais n’abolira le hasard - un poème-livre, mais aussi une dramatisation, puisque, dans la préface, Mallarmé déclare avoir recherché «une mise en scène spirituelle exacte». Pour Mallarmé, tout livre implique en un sens le théâtre, toute lecture évoque un théâtre imaginaire - celui de l’esprit: «Un théâtre inhérent à l’esprit, quiconque d’un oeil certain regarda la nature le porte avec soi, résumé de types et d’accords; ainsi que les confronte le volume ouvrant les pages parallèles.» Mais ce théâtre, on le voit, n’a guère de rapports avec le théâtre réel. La dramatisation intérieure n’implique pas forcément la dramatisation en public. Et Mallarmé lui-même de le confirmer. L’attention accordée au drame wagnérien ne l’empêche pas de prendre ses distances - non seulement parce que le drame wagnérien demande à la musique ce qui est du ressort de la poésie, mais parce qu’il fait appel à des mythes impurs. Le spectacle futur, dont Mallarmé rêve, refuse la personnalité de l’auteur, la pluralité des personnages, et même la réalité du personnage, l’action et le temps. Le drame devra manifester «le fait spirituel» à l’état pur, être «un acte scénique vide et abstrait en soi, impersonnel» qui s’incarnera en un «Type sans dénomination préalable». Le seul argument, que l’on trouve chez Mallarmé, en faveur de l’extériorisation, devant un public, c’est que le théâtre établit une communion: «L’art dramatique de notre temps, vaste, sublime, presque religieux, est à trouver.» Un feuillet manuscrit de Mallarmé porte ces mots: «Pièce, Office». Tout doit se passer dans l’esprit, mais il faut que ce soit dans un esprit commun, selon un cérémonial religieux, c’est-à-dire théâtral. Mallarmé veut donc retrouver, par-delà le problème de la communication, la dimension sacrée, religieuse de l’acte poétique. Mallarmé témoigne à la fois du rêve symboliste d’un théâtre de création poétique, et de l’impossibilité de sa réalisation. Ses vues théoriques n’en contiennent pas moins, en germe, et les traits caractéristiques du théâtre symboliste, et les éléments novateurs qui resteront l’acquis durable du théâtre moderne. Quant à la caractéristique du théâtre symboliste, il faut souligner notamment, chez Mallarmé: l’absence du conflit dramatique en tant que conflit entre personnages typés, l’absence du souci des unités dramatiques, le peu de souci du lieu, du temps et de l’action même. À cela s’ajoutent certains éléments novateurs: 1^o Le symbolisme coupe les ponts avec la «réalité». Il ne veut pas représenter, refléter le réel, comme c’était le cas du théâtre romantique, réaliste et naturaliste. Il se veut avant tout une mise en scène (cf. le statut moderne de la poésie).Deux voies s’ouvrent alors. L’une qui, par la suite, concentrera toute attention sur le texte (le mot) en tant que porteur d’un message autre que ce qui est dit et montré.L’autre qui voit dans la représentation un spectacle avant tout. 2^o Le symbolisme réinvente l’idée de communion et, par là redonne une autre dimension à la communication théâtrale, celle entre l’auteur, l’acteur, le metteur en scène et le spectateur, donc entre la scène et la salle.Ces aspects seront très souvent complémentaires et revêtiront, au 20^e siècle, des formes aussi différentes que le théâtre brechtien (avec l’instauration d’une nouvelle communication), le théâtre de l’absurde (Ionesco, Beckett) ou le théâtre «actionnel» (sans paroles) et le théâtre du Soleil (Arianne Mnouchkine). Mallarmé n’a été qu’un théoricien occasionnel, quoique profond, du théâtre symboliste. Celui-ci a trouvé, sur le plan théorique, deux promoteurs de renom: Camille Mauclair (1872-1945) et Théodore de Wyzewa (1862-191&) et qui ont surtout permis au théâtre symboliste de s’adapter à la scène, de devenir «représentable» et accessible, au moins en partie, au spectateur. Théodore de Wyzewa (critique littéraire d’origine polonaise, de son nom Teodor Stefan Wyżewski, spécialiste de Wagner qui a introduit le compositeur allemand en France) établit comme principes: - le théâtre doit détourner de la réalité, car son but, c’est de percer le mystère de l’âme; - le théâtre doit comporter des significations superposées au niveau de l’anecdote, de l’intrigue et du symbole, car un «théâtre à symboles» à lui tout seul reste «injouable», hermétique, inaccessible au grand public qu’il s’agit, au contraire, d’attirer; - le théâtre doit être multiple pour intégrer la musique, la peinture, la sculpture, le ballet; cette idée de l’Art Total - le «Gesammtkunstwerk» wagnérien a, en définitive, rendu les représentations symbolistes souvent onéreuses (cf. la souscription de la comtesse de Grefulhe pour lancer, en 1893, la représentation de Pelléas et Mélisande). Il est évident que le symbolisme, même sous cette forme, pouvait être difficilement accepté par les grands théâtres (Opéra, Opéra Comique, Odéon, Comédie Française). Néanmoins plusieurs scènes s’ouvrent à l’avant-garde de l’époque: Théâtre Libre d’Antoine (1887-1894) et Théâtre Antoine (1896-1914) - dirigés par André Antoine (1858-1943) sont surtout liés à l’introduction du naturalisme. Antoine, employé de l’usine de gaz et amateur, réagit avant tout contre le caractère déclamatoire du théâtre traditionnel (romantique, classique), contre la caractère artificiel des décors, contre les effets scéniques, etc. Son idée est de faire jouer les acteurs de manière «naturelle», dans un décor aussi réel que possible, sans qu’ils se rendent compte qu’un pan du réel (mur) les met à découvert - face à la salle et aux spectateurs.À part le naturalisme, Antoine se fait porte-parole de la modernité internationale. C’est lui qui introduit en France Tolstoï, Tourguéniev, Ibsen, Strindberg, Hauptmann, Verga. La thématique de l’inquiétude, de l’angoisse, du mal d’être que l’on trouve par exemple chez certains de ces auteurs concorde avec la thématique du symbolisme. Théâtre d’Art (1890-1893), dirigé par Paul Fort, alors âgé de 18 ans (1872-1960; connu surtout comme auteur des Ballades Françaises, publiées à partir de 1897, en versets). L’ambition de Paul Fort est de monter des pièces jamais encore représentées: Faust de Marlow, Théâtre en libertéde Hugo, mais aussi Le Concile féerique de Jules Laforgue, des textes symbolistes de Rémy de Gourmont, de Van Lerberghe, de Maeterlinck, etc. L’échec est royal, 12 pièces d’affilée sans aucun succès. Aussi se montre-t-il réticent devant Pelléas et Mélisande, en 1893, et c’est Lugné-Poe (1869-1940) qui, au Théâtre de l’Oeuvre (1893-1914) jouera la pièce. C’est à Lugné-Poe que revient le mérite de la mise en oeuvre pratique des représentations symbolistes: demi-obscurité, éclairage atténué; acteurs quasi immobiles, s’exprimant avec des gestes lents; récitation monotone, sans éclat; décor dépouillé à l’extrême. Tout cela dans le souci de la mise en relief du texte et du mot. Lugné-Poe et le Théâtre de l’Oeuvre marquent l’apogée du théâtre symboliste: Gide (Le Roi Candaule, Saül), Verhaeren (Philippe II), Viélé-Griffin (Phocas le Jardinier), Édouard Dujardin (Antonia), etc. Deux auteurs assureront la célébrité et la continuation du théâtre symboliste au-delà de la période désignée: Maurice Maeterlinck (1862-1949; La Princesse Maleine, Pelléas et Mélisande, L’Oiseau bleu, Monna Vanna) et Paul Claudel (1868-1955; Tête d’Or, L’Annonce faite à Marie, L’Otage, Le Soulier de satin). X. Avant-gardes à l’aube du 20^e siècle Quasi en prémonition des grands cataclysmes qui se préparent – guerres, crises, totalitarismes – l’aube du 20^e siècle assiste à la radicalisation des tendances littéraires qui, depuis le romantisme, mènent à la modernité de la poésie. Il s’agit d’une évolution qui aboutit, en poésie d’abord, dans les autres arts ensuite et, finalement, en philosophie, à une nouvelle vision du monde et cela conjointement à la vision du nouveau positionnement du «moi» face au monde et dans le monde. La dynamique du mouvement littéraire qui, après l’engagement romantique, s’est défini non-engagé, exclusif et exclusivement individualiste à l’époque de l’art pour l’art et du symbolisme, en arrive progressivement vers un nouvel engagement politique, se définissant comme une avant-garde du social et politique. L’art, désormais, se veut de nouveau révolutionnaire. Et les poètes et les artistes font, pour la plupart, cause commune avec les mouvements politiques radicaux, révolutionnaires, de gauche (différentes tendances du communisme) ou de droite (Action Française, fascisme, franquisme). La cause en est moins dans la sphère politique elle-même que dans la logique même du mouvement intrinsèque de la littérature qui fait que les poètes d’avant-garde ne peuvent ne pas être révolutionnaires sous peine de renier leur art poétique et leur esthétique d’avant-garde. D’où les dilemmes et les drames individuels de la plupart des artistes et intellectuels avant-gardistes: car dénoncer les abus des mouvements révolutionnaires, transformés en régimes totalitaires du type communiste, fasciste ou nazi, signifiait aussi devoir renoncer à leur poétique avant-gardiste, à l’essence de leur engagement artistique. D’où les suicides (Maïakovski, Iéssénine, Drieu La Rochelle), les lâchetés de compromis (Aragon), l’adhésion aux révolutionnaires marginalisés (Breton et le trotskisme). Résumons les points essentiels de l’évolution conduisant à la modernité sous les deux aspects déjà analysés et qui sont complémentaires: 1^o l’évolution du rapport sujet/objet (individu/société/monde) vers la conception de l’altérité; 2^o le rapport entre l’art et la réalité (référentielle, extra-littéraire). L’exaltation du moi romantique, transformé en égotisme esthétique du symbolisme sous forme de l’investigation de l’intériorité mène progressivement à la prise de conscience de la complexité du monde intérieur et, finalement, à la prise de conscience de la pluralité des moi, capables aussi bien de se dédoubler en s’extériorisant, mais aussi d’intégrer et d’intérioriser l’autre et les autres du monde extérieur. Avec Gustave Le Bon, on découvre La Psychologie des foules (1894), avec Sigmund Freud la psychanalyse et l’inconscient. Du «je est un autre» de Rimbaud, on en arrive à la conception de l’intériorité comme scène dramatique où se heurtent le monde extérieur et les strates du moi éclaté en «je-tu-il-vous». Il suffit de lire attentivement Blaise Cendrars (cf. La Prose du Transsibérien et de la Petite Jeanne de France, 1913) et Guillaume Apollinaire: «Un jour je m’attendais moi-même/ Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes/ Et d’un lyrique pas s’avançaient ceux que j’aime/ Parmi lesquels je n’étais pas» («Cortège», 1913); voir aussi la forme dialoguée de «Zone» (1913). Le nouveau «moi» n’est plus l’égotisme ou le subjectivisme «à l’ancienne». C’est un nouveau «moi pluriel», capable d’envahir le monde, de s’en emparer. Deux voies s’ouvrent.L’une conduit à la conception unanimiste du moi « collectif » où l’individu communique avec son entourage –humain, animal, végétal, industriel, urbain – en se transformant à mesure qu’il s’y fond(cf. Valery Larbaud, A.O. Barnabooth. Poésies, 1913). L’autre voie est celle qui reflète le nouveau monde dynamique (train, avion, révolutions, changements politiques) sous forme fragmentée, se référant à un monde éclaté, éclaté parce que le moi, lui aussi, est un moi éclaté. D’où aussi, chez Apollinaire, mais aussi chez les autres, le besoin d’une nouvelle unité et d’une nouvelle harmonie suggérées par l’absence de la ponctuation, complétée par la présence des assonances. Cet éclatement, mais aussi l’unité unanimiste - du moi et du monde - tiennent au constat de l’incapacité fondamentale de la raison à exprimer et à résumer le moi - l’identité humaine - d’une part, et d’autre part à expliquer et à saisir le monde, le doute scientifique et les nouvelles théories, dont celle de la relativité, ayant ébranlé la crédibilité des modèles rationnels jusqu’alors en vigueur (le modèle de l’espace et du temps newtonien). La raison perd son emprise et sur le moi et sur le monde, elle n’est plus la clé de voûte à la fois de l’individu et des lois universelles régissant l’univers. C’est la fin du modèle de «homo animal rationale» où la raison domine la volonté et les sentiments et permet de connaître et de dominer le monde. Il n’est plus qu’une partie de la multiplicité où tout est devenu relatif. Par contre coup, ce constat même ouvre des perspectives. Car à l’intérieur de lui-même le nouveau moi éclaté est capable de recréer, à sa façon, la réalité externe: c’est là le principe des avant-gardes du tournant du siècle: l’abbaye de Créteil et l’unanimisme (Jules Romains, Georges Chennevière, Charles Vildrac, Paul Fort, etc.),le futurisme (Marinetti, Maïakovski), le cubisme (Apollinaire, Cendrars), l’expressionnisme, le fauvisme, etc. Ainsi, par la magie de l’Art, un renversement s’opère. Dans la dynamique du rapport («éternel») entre la réalité (le monde) et l’art, l’accent est mis désormais résolument sur la primauté de l’art. Celui-ci ne se définit plus comme le reflet du réel (romantisme, réalisme), ni comme la création ou l’investigation de l’intériorité et de la subjectivité ou d’une autre «réalité idéale» (symbolisme), mais comme la création d’une nouvelle réalité, supérieure à la réalité même et qu’il s’agit d’imposer. Ce n’est plus la réalité qui dicte à l’art, c’est l’art qui doit dicter à la réalité, qui doit donc changer la face du monde. Il en découle une nouvelle éthique artistique, celle de l’engagement (révolutionnaire, de gauche ou de droite) aux côtés des forces politiques progressistes - une éthique, justement, de l’avant-garde, dont le surréalisme et, en quelque sorte, l’aboutissement. Cette évolution qui va de l’engagement romantique au désengagement symboliste et à un nouvel engagement des avant-gardes décrit une spirale dialectique où la continuité et la rupture restent complémentaires. Ceci nous explique les filiations avouées du surréalisme avec les auteurs romantiques et le fait même que le surréalisme est considéré comme un ultime aboutissement de l’esthétique romantique. Il l’est, en effet, par certains aspects. XI. La prose entre le 19^e et le 20^e siècles En route vers le modernisme, la prose suit - toutes proportions et spécificités gardées - une évolution analogue à celle de la poésie. La nature des différences tient en grande partie au caractère même des deux grands genres. Car la prose reste liée - sinon davantage, du moins de manière plus explicite - au propos discursif, descriptif, réflexif, elle se veut aussi plus complète, voire exhaustive là où la poésie se contente d’évoquer ou tout simplement de suggérer. Plus que la poésie, la prose est le domaine de l’épique, c’est-à-dire que, mieux que la poésie, elle peut, à l’intérieur d’un récit, représenter une histoire. Ce fait, dans le contexte du 19^e siècle est d’une importance capitale: parmi les disciplines humanitaires, ce sont sans doute la philologie et l’histoire qui donnent le ton. En effet, c’est au cours du 18^e et 19^e siècles grâce notamment à Giambattista Vico (Principidellascienzanuova, 1725), à Rousseau (Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, 1755; Le contrat social, 1762), à Adam Smith, à Lamarck ou Darwin, mais surtout grâce à la philosophie allemande de Kant à Hegel que se dégage définitivement l’idée de l’histoire - l’image d’une réalité qui se transforme, en vertu des lois naturelles, dans le sens d’une évolution progressive qu’il s’agisse de la nature ou de la société humaine dans ses différents aspects (économie, politique, organisation sociale, langue, pensée, connaissance, morale). Bref, la société humaine est désormais envisagée comme une réalité non seulement changeante, mais ce changement même a un sens, celui du progrès, d’un futur meilleur où peut s’inscrire, justement, l’activité présente. En ce qui concerne la prose, ce fait nous permettra peut-être de mieux comprendre deux phénomènes. D’une part la cristallisation et la fixation, vers 1830, en France du moins, des «formes classiques» (roman, récit, nouvelle) qui, à partir d’un foisonnement de formes et de potentialités narratives, élaborées et mises à disposition par la prose du 18^e siècle, effectue un tri qui correspond le mieux à la conception essentialiste et évolutive du moment. Bref, la prose trouve, ici, une méthode d’approche de la réalité, comparable à celles élaborées parallèlement par la philosophie, par l’histoire ou par la médecine. Celle-ci, d’autre part, se trouvent toujours encore sous l’emprise de la «pensée analogique». La proximité des discours «prosaïque», médical, historique, etc., est à ce moment patente, comme le montrent certaines études (cf. Françoise Gaillard, «Du traité de médecine au roman médical: ou la petite histoire du nervosisme», RomanicaWratislaviensia, XXII, Wroclaw 1984). Ce n’est pas un hasard si Balzac et Zola ont des prétentions scientifiques et si, de l’autre côté, un Augustin Thierry, un Guizot ou un Michelet entrent de plein droit dans l’histoire de la littérature. D’autre part, on constate le lien souvent assez étroit entre la prose et les différents courants d’idées et de pensée, telle la philosophie positiviste, ou plus tard l’antirationalisme bergsonien ou nietzschéen, le marxisme, ainsi que les divers types d’engagements politiques ou sociaux (nationalisme, catholicisme, etc.). Plus que la poésie, la prose est soudée au journalisme et par là aux divers engagements politiques. Enfin, ne l’oublions pas, c’est le 19^e siècle qui voit s’établir l’écart maximal entre la prose et la poésie, une différentiation qui tient aussi à ce qui vient d’être indiqué ci-dessus. À preuve: les périodes de rapprochement de la prose à la poésie (impressionnisme, symbolisme, expressionnisme, surréalisme) sont ceux où la pensée rationaliste - essentialiste - entre en crise. Ce sont aussi des moments où la narration et la technique narrative retrouvent ou redécouvrent certains procédés du 18^e siècle, c’est-à-dire d’avant la fixation de la forme «classique», tout en les insérant dans un contexte narratif nouveau. Rappelons brièvement les points saillants de l’approche essentialiste, qui nous intéressent ici: il s’agit avant tout du maintien, dans les structures mentales, d’une distinction nette et claire entre sujet et objet (monde objectal). La forme que revêt alors le roman, le récit et la nouvelle reflète bien cette optique. Le rapport entre le sujet connaissant et le monde objectal se reproduit, à l’intérieur d’un texte prosaïque, dans le narrateur à la fois omniscient, omnipotent et dépersonnalisé, c’est-à-dire se tenant absent du monde narré. Pour lui (et pour le narrataire - lecteur), le monde et les personnages, vus de l’extérieur, en objets manipulables, sont transparents, sans secrets qui puissent lui échapper. Cette connaissance objective et, partant, dépersonnalisée s’exprime par la prédominance de la 3^e personne (er-forme) et du passé simple comme temps prédominant de l’histoire. Sur ce point, encore, le discours historique et le discours littéraire se rejoignent (cf. Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, «L’écriture du roman», 1953). De plus, l’univers narré, ses personnages, mais aussi le narrateur et le narrataire sont inclus dans un espace-temps uniforme, continu, mesurable et régulier des coordonnées cartésiennes. La transparence d’un tel monde vient justement du fait que l’absence de discontinuités, d’ombres et d’irrégularités permet un déplacement facile et clair dans l’espace-temps. En somme, il s’agit d’un «espace-temps optimiste». Les romans de Balzac ou de Zola constituent pour leur majeure part le meilleur exemple, peut-être, d’une telle approche. Inutile de dire que l’évolution de la prose ira dans le sens de la négation et de la transformation. Celles-ci peuvent être suivies - parallèlement - sur trois niveaux, déjà mentionnés ci-dessus, l’accent étant mis tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre: 1^o l’adoption d’une optique de pensée (philosophique, sociale, etc.) non essentialiste, non scientiste (Bergson, Nietzsche, plus tard Husserl, Heidegger, Gabriel Marcel, Sartre); 2^o la reprise et l’adaptation de modes narratifs du 18^e siècle et l’introduction de nouveaux procédés; 3^o la transformation des catégories narratives: narrateur-narrataire, temps, espace, personnage. Nous tâcherons de donner quelques exemples qui nous serviront d’aperçu et de résumé des grands changements subis par la prose à la fin du 19^e etau 20^e siècles. La dynamique des transformations, on le sait, n’est ni continue, ni ne procède en voie directe. Par exemple le processus de «désobjectivisation» (autrement de «subjectivisation», perceptible aussi chez Balzac et Zola, apparaît nettement chez Flaubert et chez Stendhal. Il faut noter, chez Flaubert, le renversement de l’optique narrative opéré par le recours au discours indirect libre, à l’imparfait et à la description de l’action remplaçant le récit lui-même. Flaubert a aussi une vision parodique de la mission de la connaissance objective scientiste et bourgeoise, à témoin son Bouvard et Pécuchet (cf. l’usage du reversement ironique de l’omniscience du narrateur). Stendhal, lui, fournit le modèle d’une écriture «égotiste»: d’un côté le narrateur-auteur intervient, à la manière de Diderot ou d’autres prosateurs du 18^e siècle, dans le cours du récit, qui est aussi un plaisir partagé par l’auteur et le lecteur, de l’autre côté, le lien entre l’auteur et les personnages de son monde fictif deviennent «personnels» et où l’«autobiographique» déborde (Lucien Leuwen, Vie de Henry Brulard, etc.). L’opinion de ceux qui estiment que la prose moderne commence par Stendhal et Flaubert est juste. Mais la tendance devient bien plus évidente chez leurs successeurs. Édouard Dujardin (1861-1940) construit dans Les lauriers sont coupés (1888) un univers subjectivisé. La particularité du roman est la narration à la 1^ère personne, donc l’introduction d’un narrateur-personnage. Il s’agit d’une première étape importante de la subjectivisation de la prose, ici représentée par le stade du «je» objectivé, avec la «vision avec» ou « focalisation interne » (Jean Pouillon, Temps et roman, 1946 ; Gérard Genette, Figures III, 1972) et un espace-temps transformé en fonction du narrateur-personnage: le lecteur ne connaît que ce que le personnage peut connaître, penser, observer. Dans un tel univers, il y a des coins d’ombre que le lecteur-narrataire ne pénétrera jamais. Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu (1913-1927), apporte un autre espace-temps. La poétique proustienne est fortement influencée par le vitalisme d’Henri Bergson et sa «philosophie expérimentale de la durée» (Essai sur les données immédiates de la Conscience, 1888; Matière et Mémoire 1896; Le Rire 1900) qui introduit une autre conception du temps, à savoir la distinction entre le temps (entité mécanique) et la durée (entité du vivant). Ainsi chaque être est pourvu de son temps biologique (sa durée) avec sa dynamique propre, son rythme propre, sa mémoire propre. L’homme, selon Bergson est un être dédoublé plongé dans les deux dimensions temporelles: l’une superficielle, celle du temps cartésien (newtonien) - le temps de la quotidienneté; l’autre celle de son identité profonde, de sa durée, dans le subconscient. Un déclic - événement, senteur, impression - permet souvent de passer d’un niveau à l’autre. C’est sur ce terrain que se situe la recherche proustienne. On entrevoit déjà ce qu’une telle conception apporte sur le plan des catégories narratives. Quant au narrateur, le subjectif et l’objectif tendent à se confondre. L’espace-temps n’aura que les dimensions du sujet narrant circonscrites par l’intimité particulière entre le narrateur (je) et le personnage (Marcel). Le rôle dévolu à la mémoire dont la part rationnelle n’est qu’une partie infime d’un immense iceberg du subconscient. Après la première tentative de Dujardin, Marcel Proust est en France le premier grand représentant de l’écriture du flux (courant) de la conscience (stream of consciousness). Les romans d’André Gide (1869-1951) - Les caves du Vatican (1914), Les Faux Monnayeurs (1926) et autres - constituent une phase importante dans le détournement de l’écriture. Contemporain de Proust, André Gide engage la modernité dans une voie différente, celle de l’affirmation de l’individualisme dans sa dimension existentielle: si Proust réalise encore son «moi» à travers la représentation d’un monde, pour Gide cette représentation devient secondaire, en fonction de son écriture. Ce fait est, pour le roman et pour la prose, d’une importance capitale. Chez Proust, encore, le roman se nourrit de l’illusion ou plutôt de la convention de la véridicité et de la vraisemblance: il s’agit encore de créer ou de recréer un univers. Or, les écrivains se font de plus en plus nombreux à rejeter le caractère conventionnel d’une telle approche. La véridicité de la fiction est mise en doute. Paul Valéry (selon le Manifeste du surréalisme de Breton, 1924) refuse d’écrire la phrase, devenue célèbre à force d’être souvent reprise depuis: «la Marquise sortit à cinq heures».La question se pose en effet: «Qu’est-ce qui est vrai dans l’acte d’écrire?» Autrement dit dans la fiction. Plusieurs réponses sont envisageables. Une première piste ira dans le sens d’une mise en question radicale du statut fictionnel du récit. À l’instar de l’abbé Brémond qui ouvre, en 1925, le débat sur la «poésie pure», les romanciers s’efforceront de réaliser l’idéal du roman abstrait, - ce sera la voie de certains écrivains du nouveaux roman, telAlain Robbe-Grillet.Ou bien, le récit devient le terrain d’un jeu narratif, procédé qu’utiliseront les Oulipiens Georges Perec ou Raymond Queneau. Une troisième réponse à la question fondamentale, citée ci-dessus, consistera à souligner l’acte de l’écriture comme le seul fait véridique et authentifiant l’acte fictionnel. C’est le cas de Gide ou d’Alain- Fournier. XII. Le réalisme – Balzac, Stendhal, Flaubert Pourquoi la fiction traditionnelle, celle de Balzac, par exemple, est-elle prise pour crédible et crue? Soulignons l’un des facteurs, majeur, à notre avis. Il s’agit de la conviction commune, essentialiste, de l’écrivain et de son lecteur, que l’univers référentiel (le réalité) et l’univers fictionnel sont construits selon les mêmes règles : temps, espace, milieu social, caractère des personnages. Tant que l’auteur respecte ces règles « objectives » et qui reflètent la nature, autrement dit l’essence des phénomènes, la fiction reste crédible et est acceptée comme mimésis de la réalité. Il a été déjà question du souci scientifique et documentaire des romanciers du 19^e siècle. Pour Balzac, ce sera l’inspiration du naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire (influence du milieu), celle du physiologiste Johann Kaspar Lavater ou du criminologue Cesare Lombroso. Stendhal prolonge la tradition de l’observation psychologique à la manière du sensualisme du physiologisme des idéologues du 18^e siècle Cabanis et Destutt de Tracy, Flaubert est imprégné de l’esprit positiviste qui incite à l’observation des faits, à l’exactitude du détail le plus banal.L’esprit positiviste sous-tend aussi les oeuvres des naturalistes. C’est sans doute Balzac qui le premiermet en oeuvre une approche systématique : construction des données temporelles et spatiales qui caractérisent le milieu, présentation de la physionomie et de la caractérologie des personnages qui entrent en relation pour nouer le conflit dans le croisement de leurs intérêts et aspirations. C’est une reconstruction grandiose du milieu et des forces sociales.Stendhal, lui, s’en tient davantage à la psychologie des personnages. Ce n’est pas l’univers objectal qui l’intéresse en premier, mais l’analyse de l’intérieur de ses personnages, leurs passions. Flaubert s’avère, comme Balzac, un parfait sociologue, tout en adoptant la perspective subjectivisante de Stendhal, son discours indirect libre. Mais il est en même temps passionnée par la beauté et la perfection, il rêve de transformer en beauté la matière de la vie banale, à la différence de la vision héroïque de Balzac et de Stendhal, tous deux encore proches du romantisme auquel Flaubert s’oppose farouchement. Honoré de Balzac (1799 Tours –1850 Paris) Fils d’un administrateur de l’hospice et aîné de quatre enfants, il reçoit une solide formation provinciale et parisienne. Clerc chez un avoué, il commence ses études de droit, suit des cours de philosophie à la Sorbonne. Sa première grande entreprise littéraire – le drame Cromwell (1821) est un échec. Il tente sa chance dans le roman d’aventures, en collaboration ou sous pseudonyme (1821-1825), il se lance dans les affaires en achetant une imprimerie et en s’associant à un libraire. Le désastre financier (1828) l’obligera à écrire roman sur roman pour vivre, payer ses dettes. En 20 ans il publiera quelques 90 romans, 30 contes, 5 pièces de théâtre. Parmi les femmes de sa vie, il faut mentionner Mme de Berny qui, au début de la carrière de l’écrivain, l’amènera à des prises de position monarchistes et conservatrices, et Mme Ewelina Hańska, une aristocrate polonaise de Volynie, avec laquelle il est en correspondance depuis 1832 et qu’il épousera en 1850, peu avant sa mort. L’esprit de système n’est pas la seule caractéristique de la méthode balzacienne. Parmi les sciences qui attirent Balzac, il y a aussi les idées du théologien suédois Swedenborg ou bien celles de Franz-Anton Mesmer sur le magnétisme animal : l’occultisme de Balzac est patent surtout dans le cycle des Études philosophiques et dans ses contes fantastiques. Ce manque d’orthodoxie religieuse vaut à l’ensemble de l’oeuvre de l’auteur la mise en Index du Vatican jusqu’en 1900. En 1842 Balzac ordonne en système l’ensemble de son oeuvre sous le titre de Comédie humaine répartie en Études de moeurs, à leur tour subdivisés en Scènes de la vie privée, de province, parisienne, politique, militaire et de campagne), Études philosophiques et Études analytiques. Plus de 2000 personnages qui forment tout un univers contemporain, sont résultat d’une entreprise titanesque. Oeuvre La Comédie humaine Études de mœurs Scènes de la vie privée La Maison du chat-qui-pelote (1830), Le Bal de Sceaux (1830), La Bourse (1830), Une double famille (1830), La Paix du ménage (1830), La Fausse maîtresse (1842), Étude de femme (1831), La Femme abandonnée (1833),Gobseck( 1830), La Femme de trente ans (1834), Le Contrat de mariage (1835), Modeste Mignon (1844), Un début dans la vie (1844) Scènes de la vie de province Ursule Mirouët (1833),Eugénie Grandet (1833), Le Curé de Tours (1832), Un ménage de garçon (1842), Illusions perdues (de 1836 à 1843, comprenant : La Vieille Fille, 1836 et Le Cabinet des Antiques, 1839) Scènes de la vie parisienne Histoire des Treize (1831-1838, comprenant entre autres : Ferragus, La Duchesse de Langeais, La Fille aux yeux d’or, Le Père Goriot, Le Colonel Chabert, Facino Cane, Sarrasine, L’Interdiction, César Birotteau, La Maison Nucingen, Splendeurs et misères des courtisanes (1838), Le Cousin Pons (1847), La Cousine Bette (1846) Scènes de la vie politique Un épisode sous la Terreur (1842), Une ténébreuse affaire (1843) Scènes de la vie militaire Les Chouans (1829), Une passion dans le désert (1837) Scènes de la vie de campagne Le Médecin de campagne (1833), Le Curé de village (1841), Le Lys dans la vallée (1836) Études philosophiques La Peau de chagrin (1830), Le Chef-d’œuvre inconnu (1831), La Recherche de l’absolu (1834), Gambara (1846), Les Proscrits (1831), Louis Lambert (1832), Seraphîta (1834), El Verdugo (1831), Un drame au bord de la mer (1834), L’Auberge rouge (1831), L’Élixir de longue vie (1831), Maître Cornélius (1832), Sur Catherine de Médicis (1836-1844) Études analytiques Physiologie du mariage (1829), Petites misères de la vie conjugale (1830-1846), Pathologie de la vie sociale comprenant Traité de la vie élégante (1830), Théorie de la démarche (1833), Traité des excitants modernes (1839) Stendhal (Henry Beyle, 1783 Grenoble – 1842 Paris) Plusieurs éléments nous permettent d’approcher, pour mieux la comprendre, la personnalité de l’écrivain: intelligence critique aiguisée par l’esprit rationaliste du 18^e siècle, sensibilité aux relations sociales et à la psychologie, dont le fondement est une enfance malheureuse – perte de la mère, révolte contre un père, une tante et un précepteur autoritaires, individualisme et sensibilité romantiques qui composeront son égotisme. Dès son enfance, il se prend à détester la religion et la monarchie, il rêve de gloire qu’il associe d’une part à la carrière militaire et administrative dans l’armée et l’intendance de l’Empire napoléonien (1800-1814), d’autre part il la voit dans la voie littéraire et les salons parisiens. À la chute de Napoléon, Henri Beyle s’installe en Italie dont il était tombé amoureux lors de sa première campagne militaire en 1800. À Milan (1814-1821), il entreprend des travaux de critique musicale et picturale (Vies de Haydn, Mozart et Métastase, Histoire de peinture en Italie), il rédige son récit de voyage Rome, Naples et Florence, premier ouvrage signé par son pseudonyme, inspiré par la ville de Stendhal, lieu de naissance de l’historien de l’art Johann Joachim Winckelmann. Devenu suspect à la police autrichienne, il doit quitter son pays d’élection. Durant sa période parisienne (1821-1830), Stendhal fréquente les salons, entre autres celui de Destutt de Tracy, il s’engage dans la bataille romantique avec Racine et Shakespeare (1823), il tente une première percée, sans succès, avec un roman d’analyse Armance avant de s’imposer avec Le Rouge et le noir. Le régime libéral de la Monarchie de Juillet redonne à Stendhal la chance d’être réintégré dans l’administration diplomatique (1830-1842) : il est nommé consul à Trieste, puis à CivittàVecchia, postes insignifiants qui offrent les loisirs nécessaires à l’écriture. Il meurt terrassé d’une crise cardiaque, sur un trottoir de Paris. Oeuvre essais: Vies de Haydn, Mozart et Métastase (1815), Histoire de la Peinture en Italie (1817), Racine et Shakespeare (1823, 1825), Vie de Rossini (1823) De l’amour (1822) récits de voyage: Rome, Naples et Florence (1817), Promenades dans Rome (1829), Mémoires d’un touriste (1838) romans et récits: Armance. Quelques scènes d’un salon de Paris en 1827 (1827), Le Rouge et le Noir (1830), La Chartreuse de Parme (1839) Chroniques italiennes :VittoriaAccoramboni, Les Cenci, La Duchesse de Palliano, L’Abbesse de Castro, Trop de faveur tue, SuoraScolastica, San Francesco a Ripa, Vanina Vanini (1837–1839) Publications posthumes écritsautibiographiques: Souvenirs d’égotisme (1892 et 1950), Vie de Henry Brulard (1890 et 1949) romans:Lucien Leuwen, inachevé (1894 et 1926), Lamiel, inachevé (1889) Gustave Flaubert (1821 Rouen – 1880 Croisset) Si le réalisme de Stendhal résulte d’un mélange du rationalisme idéologique du 18^e siècle et de la sensibilité romantique, celui de Flaubert représente une réaction contre l’épanchement du coeur romantique, réaction analogue à celle de l’art pour l’art et le Parnasse. En effet, Flaubert est un romantique qui se réprime à force d’ironie, d’auto-ironie et de travail acharné sur le style. Son réalisme consiste à transformer en beauté parfaite la banalité de la quotidienneté. En cela il est pour la prose ce que Baudelaire pour la poésie. Les deux d’ailleurs, se soutiennent et ce n’est pas tout à fait un hasard si Madame Bovary et Les Fleurs du mal passent devant le tribunal la même année, 1857, accusés, justement, de réalisme, mots qui dans le vocabulaire de l’époque connotait indécence, scandale, immoralité. Fils d’un chirurgien réputé qui, plus tard, le soutiendra dans ses efforts littéraires, Gustave nourrit, tout jeune, une passion romantique pour Élisa Schlésinger, femme d’un éditeur de musique, laquelle il rencontre à quinze ans et à laquelle il n’écrira sa première lettre que trente-cinq ans plus tard, lorsqu’elle sera veuve. Entre temps, il aura rédigé les Mémoires d’un Fou (1838), Novembre (1842), la première version et la version finale de L’Éducation sentimentale (1845, 1869) où elle apparaît transposée en Madame Arnoux. Dans les analyses de Pierre Bourdieu (Les Règles de l’art, 1992), la version finale de L’Éducation sentimentale apparaît comme un roman biographique et anti-autobiographique à la fois où le personnage de Frédéric est ce que Flaubert aurait pu devenir s’il n’avait pas dompté son romantisme. En même temps, selon Bourdieu, le roman est une excellente étude sociologique de la France où s’inscrivent certains fait biographiques de l’auteur : études de droit à Paris (1842-1844), déceptions dues à la révolution de 1848, peinture des milieux intellectuels, bohèmes, financiers, industriels. Terrassé par une maladie nerveuse, affecté par la mort de son père et de sa soeur (1846), Flaubert se retire dans sa propriété de Croisset, non loin de Rouen, sur la rive droite de la Seine, où il s’adonne avec acharnement et méthode à l’écriture. Il ne quitte sa propriété que pour de brefs séjours à Paris ou pour des voyages exotiques – Égypte, Tunisie. Célèbre grâce à Madame Bovary (1857), il entretient une correspondance dense avec Sainte-Beuve, Jules de Goncourt, George Sand. Il conseille le jeune Maupassant. À sa mort, il laisse inachevés plusieurs écrits, dont le roman satirique Bouvard et Pécuchet et le Dictionnaire des idées reçues – le Sottisier, preuves du regard critique et ironique posé sur la société de son époque. Oeuvre ouvrages d’inspiration romantique: Rêve d’enfer (1836), Mémoires d’un fou (1838), La Tentation de saint Antoine (1874) ouvrages d’inspiration réaliste: Madame Bovary (1857), Salammbô (1862), L’Éducation sentimentale (1869) Trois contes : Un cœur simple, La Légende de saint Julien l’Hospitalier, Hérodias (1877) Bouvard et Pécuchet, inachevé (1881) Dictionnaire des idées reçues (1913) XIII. Le naturalisme L’esthétique naturaliste, dans laquelle culminent les tendances réalistes du 19^e siècle, est en réalité moins compacte que ne le laissent entendre les écrits théoriques d’Émile Zola – Le Roman expérimental (1880), Le Naturalisme au théâtre (1881), Les Romanciers Naturalistes (1881). Zola se réclame de la science expérimentale de Claude Bernard, Prosper Lucas (expériences médicales), du positivisme d’Hippolyte Taine (déterminisme par la race, le milieu et le moment), mais il est aussi inspiré par l’exemple des frères Goncourt (documentation et enquêtes détaillées sur les topiques traitées). Selon Zola, la littérature peut construire son univers expérimental en traitant différents cas individuels en différents milieux sociaux. L’impulsion thématique est dans doute donnée par les transformations et les bouleversements que la France connaît sous le Second Empire et la Troisième République : industrialisation, exode rural, urbanisation et problèmes sociaux liés à l’afflux des masses pauperisées dans les périphéries urbaines. Le monde du travail entre en littérature. Si Zola apparaît comme la figure de proue de l’école naturaliste, rassemblant autour de lui, à Médan, un groupe de jeunes auteurs qui publient sous son égide le recueil de récits Les Soirées de Médan (1880), sa méthode n’est pas unanimement partagée. Les frères Goncourt n’y souscrivent pas et Guy de Maupassant, dans la préface de son roman Pierre et Jean (1888), insiste sur la spécificité de la construction fictionnelle : car le romancier doit « savoir éliminer, parmi les menus événements innombrables et quotidiens tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d’une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d’ensemble »; et s’il ne doit dire « rien que la vérité et toute la vérité », « faire vrai doit consister à donner l’illusion complète du vrai ». En 1887 déjà, le Manifeste des Cinq est une critique du roman de Zola La Terre et une réaction de la jeune génération contre le naturalisme zolien. Émile Zola (1840 Paris – 1902 Paris) Fils d’un ingénieur italien, originaire de Venise, et d’une mère française, Émile fait ses études à Aix-en-Provence et à Paris. La mort prématurée du père (1847) a jeté la famille dans la nécessité et oblige le futur romancier à aborder la littérature par « le métier » en travaillant à la librairie Hachette (1862-1866), d’abord comme simple employé, puis comme chef de la publicité. Il devient ensuite critique littéraire et critique d’art (étant un grand défenseur du peintre Manet). Il débute en littérature par les Contes à Ninon (1864). En 1867, il publie Thérèse Raquin, son premier grand roman, qui précède le cycle des Rougon-Macquart, annoncé par La Fortune des Rougon (1871). Le cycle des vingt romans qui se veut « l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire » explore les destinées de deux familles - l’une légitime, l’autre illégitime, issues d’une mère et de deux pères - à travers différents milieux : petite ville de Provence (La Fortune des Rougon, 1871), monde de la finance (La Curée, 1872; L’Argent, 1891), milieu populaire et ouvrier parisien (Le Ventre de Paris, 1873; L’Assommoir, 1877), milieux ecclésiastiques (La faute de l’abbé Mouret, 1875), milieux politiques (Son Excellence Eugène Rougon, 1876), milieu des courtisanes (Nana, 1880), celui des grands magasins (Au bonheur des dames, 1883), celui des mineurs (Germinal, 1885), des paysans (La terre, 1887), des brodeuses (Le Rêve, 1888), des chemins de fer (La Bête Humaine, 1890), des artistes (L’Oeuvre, 1886). La généalogie des deux familles figure dans le volume Le docteur Pascal (1893), médecin hanté par les lois de l’hérédité. En dépit des prétentions expérimentales, l’oeuvre de Zola frappe surtout par la puissance de son imagination, analogue à celle que Balzac avait déployée dans sa Comédie humaine. Zola est aussi celui qui a engagé sa notoriété et son autorité intellectuelle dans l’affaire Dreyfus par la lettre ouverte au Président de la République Félix Faure (article « J’accuse » dans L’Aurore, 13.1. 1898). Cet engagement public a constitué le modèle du positionnement des intellectuels tout au long du 20^e siècle en France. Autres oeuvres Série des Trois villes: Lourdes (1894), Rome (1896), Paris (1898) Série des Quatre Évangiles: Fécondité (1899), Travail (1901), Vérité, inachevé (1903) Théâtre: Thérèse Raquin (1873), Les Héritiers Rabourdin (1874), Le Bouton de rose (1878) Edmond de Goncourt (1822 Nancy -1896 Camprosay) et Jules de Goncourt (1830 Paris -1870 Auteuil) Hommes cultivés et collectionneurs passionnés, d’origine aristocratique, ils débutent comme auteurs d’études historiques sur le 18^e siècle : Histoire de la société française pendant la Révolution (1854), Histoire de la société française pendant le Directoire (1859), Histoire de Marie Antoinette (1858), L’Art français du XVIII^e siècle (1859), La Femme au XVIII^e siècle (1862). C’est cette approche historique, documentaire qu’ils appliquent à l’écriture romanesque en cherchant souvent leur inspiration dans leur entourage. Ainsi une de leurs bonnes a servi de modèle à Germinie Lacerteux, une de leurs tantes à Madame Gervaisais, une amie d’enfance à Renée Mauperin. Les frères Goncourt se documentent minutieusement non seulement sur les personnages, mais aussi sur les milieux, les habitudes langagières. L’intrigue prend souvent la tournure de l’étude scientifique d’un cas pathologique : Madame Gervaisais serait l’étude médicale d’une crise religieuse, Germinie Lacerteux celui d’une hystérie. Ouvrages écrits en commun Charles Demailly (1860), Sœur Philomène (1861), Renée Mauperin (1864), Germinie Lacerteux (1865), Manette Salomon (1867), Madame Gervaisais (1869) Journal Ouvrages d’Edmond de Goncourt après la mort de Jules La Fille Élisa (1877), Les Frères Zemganno (1879), La Faustin (1882), Chérie (1884) Guy de Maupassant (1850 Miromesnil – 1893 Paris) La famille Maupassant, d’origine lorraine, comme les Goncourt, s’était installée en Normandie. La campagne normande sera le paysage de l’enfance de Guy de Maupassant qui, dans ses contes, prouvera la bonne connaissance de la mentalité paysanne. Il fera sa scolarité au Lycée Impérial à Paris jusqu’à la séparation des parents. Il suivra sa mère à Étretat et terminera ses études secondaires au lycée de Rouen. Sa mère, cultivée, a une influence positive sur la carrière de son fils. Pour gagner sa vie, Guy de Maupassant travaille comme commis au Ministère de la Marine puis au Ministère de l’Instruction Publique. Parallèlement, il se lance dans le journalisme (Le Figaro, Gil Blas, Le Gaulois et L’Écho de Paris), milieu auquel se lie aussi sa production de conteur et dont la connaissance le conduira à rédiger Bel-Ami. Gustave Flaubert, ami d’enfance de sa mère, lui servira de guide et de conseiller. C’est aussi grâce à lui que Maupassant deviendra un des plus grands maîtres du conte. Il en écrira près de trois cents, réunis en dix-huit volumes. Sportif, excellent nageur et avironneur, il se bat, dès l’âge de 27 ans, contre une maladie – la syphilis - qui progressivement minera ses forces physique et mentales. Les angoisses qui vont s’aggraver à partir de 1884 se traduiront dans les thèmes hallucinatoires de ses contes fantastiques. Il est aussi l’auteur de six romans dont Une vie, qui transpose librement le sort de sa mère, est considéré par Léon Tolstoï comme « le plus grand chef-d’oeuvre de la littérature française ». Oeuvre Romans : Une vie (1883), Bel-Ami (1885), Pierre et Jean (1887), Mont-Oriol(1887), Fort comme la mort (1889), Notre cœur (1889) Recueils de contes La Maison Tellier (1881), Mademoiselle Fifi (1882), Contes de la bécasse (1883), Clair de lune (1883), Miss Harriet (1884), Les Sœurs Rondoli (1884), Yvette (1884), Contes du jour et de la nuit (1885),Toine (1885), Monsieur Parent (1886), La Petite Roque (1886), Le Horla(1887), Le Rosier de Mme Husson (1888), La Main gauche (1889), L'Inutile Beauté (1890) XIV. Prose post-naturaliste Le Manifeste des Cinq, paru dans Le Figaro le 18 août 1887, est non seulement une critique du roman de Zola La Terre, mais aussi l’expression d’une volonté de rompre avec le roman traditionnel, essentialiste (voir ci-dessusle chapitre XI) et de chercher de nouvelles voies esthétiques, inspirées par d’autres approches et conceptions du moi et du monde. Une nouvelle sensibilité, de nature phénoménologique et relativiste, oblige à repenser la relation entre la réalité et l’art, à chercher de nouvelles stratégies narratives, de nouvelles justifications de la crédibilité de la fiction. La sujectivisation de la narration rapproche la prose de la poésie et du théâtre. On remarque l’influence de la décadence, du symbolisme, de l’impressionnisme, entre autres. Toutefois, àla différence de la poésie et du théâtre, les prosateurs post-naturalistes ne se regroupent plus, à la manière des naturalistes, des symbolistes ou de l’avant-garde poétique.Du grand nombre d’auteurs, on choisit trois innovateurs, qui ont ouvert, au tournant du siècle, la voie à d’autres, tels André Gide ou Marcel Proust. Joris-Karl Huysmans (1848 Paris – 1907 Paris) Issu d’une famille modeste et instruite – le père, d’origine hollandaise, est lithographe, la mère est maîtresse d’école – Joris-Karl Huysmans travaille toute sa vie comme fonctionnaire au Ministre de l’Intérieur, tout en menant une carrière de critique littéraire, de critique d’art et d’écrivain. Jeune, il admire François Villon, Aloysius Bertrand et Baudelaire, avant de rejoindre le groupe naturaliste de Médan pour participer à ces activités. Il défend L’Assommoir et dans ses premiers romans, Marthe, histoire d’une fille (1876), Les Sœurs Vatard (1879), En ménage (1881), il respecte la thématique et la méthode naturaliste. À partir de la nouvelle À vau-l’eau (1882), où la perspective subjectivisante et la thématique de l’inconfort existentiel l’emportent, il se détache du naturalisme et amorce un virage vers la décadence. Son chef-d’oeuvre est sans doute À rebours (1884) où le personnage de Jean des Esseintes est le type même du décadent qui cherche son salut dans l’art et le raffinement qu’il préfère à la réalité. Cette supériorité décadente marque aussi le roman suivant, En rade (1887). La quête d’une spiritualité qui puisse sauver le monde s’inscrit dans le personnage autobiographique de Durtal (Là-bas, 1891) qui se détourne de la vulgarité de son siècle et plonge dans le moyen âge : il étudie le phénomène du satanisme, notamment l’histoire de Gilles de Rais, il recherche les satanistes dans son entourage, assiste à une messe noire, s’adonne à l’ésotérisme et à la kabbale. À partir du roman En route(1895), Durtal entame une nouvelle étape – conversion au catholicisme et à la spiritualité chrétienne : La Cathédrale (1898), L'Oblat (1903), Les Foules de Lourdes (1906). C’est ce même parcours que réalisera l’écrivain, décédé d’un cancer de la mâchoire, dans d’affreuses souffrances. Quant à la critique, il faut souligner la contribution de Huysmans à la défense des impressionnistes, des symbolistes et des artistes primitifs dans L’Art moderne (1883) et Trois Primitifs (1905). Alain-Fournier (1886 Chapelle d’Anguillon – 1914 Les Éparges) De son nom Henri Alban-Fournier, il passe son enfance à la campagne ou ses parents, instituteurs enseignent. Il songe à devenir marin et pour cette raison entre au lycée de Brest pour préparer l’École Navale. Il y renonce au bout d’un an et passe son baccalauréat à Bourges. Décisive pour sa vie littéraire sera la rencontre avec Jacques Rivière dans les classes préparatoires du lycée Lakanal à Sceaux, De 1905 à 1914 ils échangeront une importante correspondance et Jacques épousera, en 1909, la soeur de Jacques, Isabelle.En 1905, une autre rencontre importante de sa vie sera celle d’Yvonne de Quièvrecourt, un amour impossible qu’il transposera dans Le Grand Meaulnes comme Yvonne de Galais. Après son service militaire, il travaille comme journaliste, collabore à La Nouvelle Revue Française, fondée par son beau-frère Jacques Rivière. Son premier et son dernier roman Le Grand Meaulnes (1913) manque de peu le Prix Goncourt. La narration subjectivisante et la thématique de l’adolescence qui conteste les valeurs courantes pour préférer la quête du bonheur et de l’amour, en dépit des désillusions, ouvrent la voie à un autre type d’écriture romanesque, voie que suivront bientôt Raymond Radiguet, Jean Cocteau, Louis Aragon et bien d’autres. Alain-Fournier tombera parmi les toutes premières victimes de la guerre, le 26 septembre 1914. Son corps ne sera retrouvé et identifié, dans la fosse commune, qu’en 1991. Il a laissé l’ébauche de son second roman Colombe Blanchet et ses poésies Miracles (1924). Édouard Dujardin (1861 Saint-Gervais-La-Forêt – 1949 Paris) Par sa date de naissance et par son parcours littéraire, Édouard Dujardin appartient à la génération symboliste montante. En 1885, il fonde avec Théodore de WyzewaLa Revue Wagnérienne, il dirige, à partir de 1886, La Revue indépendante, les deux affiliées au symbolisme. Dandy, il dissipe vite la fortune hérité à la mort de ses parents et doit gagner sa vie, pendant un certain temps, en rédigeant des annonces pour les journaux. Son oeuvre poétique, dramatique et romanesque est tombée en oubli, à l’exception des Lauriers sont coupés (1888), où il innove radicalement la perspective narrative en introduisant le monologue intérieur et le flux de conscience, technique qu’utiliseront après lui l’Autrichien Arthur Schnitzler, l’Irlandais James Joyce ou l’Italien Italo Suevo. Oeuvre Poésie : Trois poèmes en prose mêlés de vers (1886), La Comédie des amours (1891), Le Délassement du guerrier (1904), Poésies anciennes (1913) Mari Magno, 1917-1920 (1920) Théâtre La Légende d'Antonia : Antonia (1891), Le Chevalier du passé (1892), La Fin d'Antonia (1893) Les Argonautes : Marthe et Marie (1913), Les Époux d'Heur-le-Port (1919), Le Retour des enfants prodigues (1924) Romans Les Hantises (1886) Les Lauriers sont coupés (1888) L'Initiation au péché et à l'amour (1898)