Présentation Des filles. Des mères. Des filles qui sont des mères et des mères qui sont des filles. Des mères qui portent leurs filles et des filles qui portent leur mère. Peut-être les mêmes, d'un acte à l'autre. Ou d'autres, mais qui appartiennent à une même qénéalogie: la généalogie infinie des filles et des mères. Acte un Acte un Tableau 1 I Ile est là, assise à table, près de la fenêtre. Elle boit son thé, le regard perdu dans le ciel assombri, elle reprendra du thé, et encore du thé, jusqu'à ce que la théière soit vide comme un ventre vide. Elle ne dit rien, ne demande rien, n'exige rien. Elle rêve, le regard perdu dans le ciel qui tombe peu à peu. On ne sait pas dans quel repli de sa tête elle se tapit pour que plus rien n'existe, ni la saleté de la nappe, ni mon père, assis devant elle, qui roule ses cigarettes en silence, ni nous, ses filles. Le soir, quand le ciel tombe derrière la fenêtre, die ne nous appartient plus. 75 Tout comme elle Tableau 2 Elle est là, devant moi, tassée sur elle-même, grise, grise comme une grisaille de novembre, une grisaille dont elle ne sort plus sauf parfois quand elle s'anime, raconte des scènes de sa vie d'autrefois, comme le faisait ma grand- mère, il n'y a pas si longtemps. Je hoche la tête, je dis oui, j'écoute sans écouter sa vie toute petite, toujours la même, les mêmes histoires, dans les mêmes mots. Mais je hoche la tête, je dis oui, je me force à sourire, j'ai l'air surprise, elle aime encore me surprendre, ma mère, et je fais semblant, je joue, elle venait me voir jouer quand j'étais au collège, de petites pièces dont je ne me souviens plus. C'est l'ennui, devant ma mère qui raconte, l'ennui comme les dimanches d'automne au collège, les os qui craquent à force d'ennui. Mais je tiens bon, je dis oui, en jetant un regard oblique sur ma montre. Les aiguilles semblent tourner dans le sens des aiguilles d'une montre, le temps fait son œuvre, il viendra bientôt me délivrer. Et je me lèverai, je pourrai reprendre ma vie là où je l'ai laissée en entrant. Cette vie que ma mère ne connaît pas. 16 Acte un Tableau 3 I Ile est là, dans les premières rangées de la salle. Elle est venue, avec ses mains gercées. Elle a mis sa robe du dimanche, ses fausses perles, ses talons hauts. Sur ses talons hauts, elle a marché jusqu'ici, jusqu'à mon college de petite fille sage. Assise bien droite sur sa chaise, elle attend que le spectacle commence. Elle n'est pas tout à fait comme les mères des autres petites filles, («‘Iles qui vivent dans les beaux quartiers. Non. La robe laite dans un coupon en solde, les souliers un peu démodés, les cheveux qui sentent fort la permanente donnée par ma tante. Mais c'est ma mère, ma mère à moi. Je n'ai pas honte d'elle, je lui fais honneur, je fais ce qu'elle attend de moi. Elle a dit: Tu seras instruite, toi Et je suis ici, moi, en attendant d'être grande, j'ap- I«rends le latin, les bonnes manières, la façon de me conduire avec les garçons. Je me prépare à vivre dans les beaux quartiers. 17 Tout comme elle Tableau 4 Elle est là, assise devant moi, elle boit son thé. Puis elle se lève, elle se dirige vers sa chambre, elle va chercher la robe qu'elle a confectionnée elle-même, dans un coupon. Elle dit: Tu l'aimes? et je hoche la tête, je dis oui, même si cette robe ressemble à toutes ses autres robes, je dis: Oui, oui vraiment. Je suis fière d'elle, je me demande comment elle a fait pour coudre cette robe avec ses vieux doigts. Elle rit, elle me verse du thé, et du thé encore. Puis quand la théière sera vide comme un ventre vide, elle prendra ma tasse, elle lira les feuilles collées contre la porcelaine, elle me prédira un voyage, un cadeau, une surprise, une réussite au travail, de l'argent. Elle me souhaitera ce qu'elle n'a jamais eu, elle. Et je lui sourirai, un pincement dans la poitrine, je lui sourirai sans lui dire que j'aurais voulu une autre vie pour elle. Je ne dirai rien. Je n'ai jamais su comment lui parler. 18 Acte un l.ibleau 5 I Ile est là, à côté de moi, belle, si belle qu'on croirait qu'elle n'est pas une mère. C'est une fée, une icône, une étoile, un diamant, une forêt enchantée. Pas de iules, pas de petits sacs sous les yeux, la peau lisse et terme, de beaux bras durs, un peu dorés, juste ce qu'il i lut pour les robes d'été. Si belle que je ne comprends pus comment j'ai pu mériter une mère comme elle, lous les soirs, après le bain, je cours vers elle avec mon livre de contes, et elle me sourit, elle s'assoit sur le lit, à « ôté de moi, et elle me raconte les histoires qui servent ■ i endormir les enfants. Mais je résiste au sommeil, je me blottis dans sa moiteur, j'essaie de garder les yeux ouverts, jusqu'à ce que la nuit soit pleine de lampes et de génies, jusqu'à la magie des rêves, qui protègent mon amour pour cette femme, ma mère, dont aucun prince, je le jure, n'arrivera jamais à me séparer. 19 Tout comme elle Tableau 6 Elle n'est pas là, elle est si loin que sa voix m'arrive aplatie, desséchée. Ce n'est plus la mère de mon enfance, mais une vieille femme maintenant, une petite vieille comme on ne peut pas imaginer sa mère. Elle babille au bout du fil, et moi je l'écoute babiller, distraitement, en comptant les taches brunes sur mes mains. Mais elle me ramène bien vite à elle, elle m'interroge: Qu'est-ce que tu as fait aujourd'hui? Et distraitement, je me mets à babiller, je raconte, le travail, la maison, les projets de voyage. Mais sa voix gonfle, gonfle comme une voile de bateau, juste assez pour étouffer une colère qu'elle soupçonne à peine, sa voix laisse échapper: Ce doit être ennuyeux, ta vie. Et je reste là, à l'autre bout de sa colère, comme toujours surprise, surprise et muette. Je n'ai jamais appris à répondre à ses petites méchancetés. 20 Acte un l.ibleau 7 I Ile est là, appuyée contre la porte, dans le corridor, elle in .ittend. Et je m'approche, je lui tends une plante, un hibiscus en fleurs: Voilà, c'est pour toi. Elle prend le ■ i< Tu n'aurais pas dû, tu me gâtes trop. Elle m'em- I nasse sur les deux joues et je lui caresse le dos, comme • ma fille quand elle était bébé. Un instant, je me vois lui ouvrir les bras, mais je reste là, la main qui va et vient dans son dos, incapable de faire le geste qu'il faut. Elle mourra peut-être sans que je sois capable de lui ouvrir les bras, de la serrer contre moi. Ce n'est pas ■J difficile pourtant, ouvrir les bras, puis les refermer, doucement, entourer le corps froissé de ma mère, la tenir dans mon étreinte. Entre nous, il n'y aura pas eu d<> grands débordements. Seulement les fleurs en boutons, les baisers prévisibles, les caresses dans le dos. 21 Tout comme elle Tableau 8 Nous sommes là, devant elle, ses filles. Assises en cercle dans le salon démodé. C'est Noël, la mise en scène de Noël, les conversations de Noël. Nous rions, nous racontons des blagues, les mêmes toujours, nous nous occupons à ne rien dire. Elle nous veut légères, joyeuses, attentionnées, affectueuses les unes envers les autres, distinguées, discrètes, subtiles, charmantes, spirituelles, et comme toujours, nous, ses filles, nous lui faisons ce cadeau-là, à elle, notre mère. Ce soir, elle dira : J'ai une belle famille. Et je penserai elle n'aura pas eu grand-chose, mais elle aura eu cela, une belle famille. Moins coupable de partir, de la laisser seule, devant le sapin artificiel, dans son salon usé. 22 Acte un l.ibleau 9 lr '.(‘rai là, à côté d'elle, au moment de son agonie, je lui tiendrai la main. Mais l'image ne se forme pas dans in.i tête, elle reste une donnée abstraite, elle n'arrive i « ••. |usqu'à mes yeux. Il y a des images d'elle que je ne < ic. pas. Ma mère enfant, ma mère qui danse jusqu'au petit matin, ma mère nue devant un homme pour la l»i ornière fois. Était-ce mon père? C'est son secret, elle i importera dans sa tombe, avec ses autres secrets. Elle ■ i.i passée près de nous, ses filles, bien cachée sous >n masque de mère, et nous n'aurons jamais vu son ■•litre visage. I lie que je le regretterai, debout devant son nom, d.ins le cimetière? Peut-être, peut-être pas. J'irai fleurir ■ I tombe sans savoir qui est la femme que j'aurai ipprlée maman. 23 Tout comme elle Tableau 10 Elle est là, à côté de moi. Mais moi, je suis loin, si loin d'elle. Elle parle, elle parle, les achats au supermarché, les maladies des voisines, les mortalités. Et moi, je hoche la tête, j'essaie de m'intéresser à ce qui ne m'intéresse pas. Après tout, c'est ma mère, cette femme qui parle, et je n'en reviens pas d'avoir une mère qui ne m'intéresse plus. Et sans doute n'en revient-elle pas d'avoir maintenant une fille avec des rides et des cheveux teints. Il faudrait lui poser la question, mais j'ai toujours été sans courage devant cette femme qui est ma mère. Je continue à hocher la tête, je souris, je fais comme d'habitude, je remets à la prochaine visite les questions que je ne lui poserai jamais. J'ai une excuse maintenant, elle est vieille, si vieille qu'elle ne saurait plus répondre. Et moi, je n'attends plus de réponse d'elle. Je n'attends plus. 24 Acte un l.ibleau 11 I Ile est là, elle trottine encore, à côté de moi, bien droite sur ses jambes, tandis que je ralentis le pas. Il me ■.omble qu'elle est de plus en plus minuscule, ma mère, < i je me demande jusqu'où elle rapetissera. Peut-être < |ue, s'ils ne mouraient pas, les vieillards en viendraient j disparaître. À retourner dans le néant. Mais elle trottine, bien droite à côté de moi, c'est le printemps, les odeurs du printemps, le gazon frais coupé, les pousses tendres déjà dans les arbres. À tous les dix pas, elle s'arrête. Regarde. Un érable. Un saule. Un orme, dit- elle en rêvant, comme pour garder un peu plus son ancrage dans la réalité. Et moi, j'ai le cœur qui chavire en pensant que c'est peut-être le dernier printemps que j'entends ma mère nommer les arbres. L'idée de ma mère morte surgit devant moi comme un couteau. 25 Tout comme elle Tableau 12 Elle est là, sur la photo, elle regarde droit devant elle, dans sa petite robe brodée. On ne dirait pas qu'elle deviendra une mère. Pour l'instant, elle est toute à son enfance : sa mère à elle, ses petites soeurs, sa poupée blonde. Et moi, il ne me restera d'elle enfant que cette image, qui ne m'apprendra rien. J'ai beau dire que j'ai renoncé, et pourtant, certains jours je cherche encore, une mimique, un geste, une phrase qui me permettraient de savoir qui était ma mère quand elle n'était pas encore ma mère. Certains jours, j'aurais envie de lui dire quelle femme je suis quand je ne suis pas sa fille. Mais elle ne m'entendrait pas. Il n'y a pas de consolation. Elles meurent comme elles ont vécu, les mères. Et à côté d'elles, des filles en silence, qui leur tiennent la main. Acte deux Acte deux Libleau 1 ( est ma mère. Je ne l'ai jamais appelée autrement. Je ne sais pas qui elle est. Je peins pour lui dessiner un visage. Pas un visage de mère pourtant. Un visage d amante, de petite fille, d'institutrice, de sainte, de lolle. De défunte. Car elle est aussi une femme que j'in- vrnte, alors qu'elle m'échappe, à chaque tableau, tou- purs elle m'échappe, cette femme dont je ne sais rien, ma mère à moi. Toute une vie à composer des visages qui se détruisent, toute la vie à espérer atteindre une image que je n'atteindrai pas. À moins de me retourner, brusquement, d'immobiliser dans mes yeux les yeux de ma mère, d'arrêter l'ombre bleue qui tremble et qui, parfois, s'embrase quand elle ne se surveille pas. Mais alors il faudrait accepter de tracer l'une après l'autre les cinq lettres du seul mot que je n'accepterai pas de tracer, les cinq lettres du mot haine. Et je ne le peux pas. 31 Tout comme elle Tableau 2 Elle, ma mère. Si belle sous ses paupières quand elles s'alourdissent jusqu'à ne plus me recueillir. Elle me pousse hors d'elle comme si, pendant un moment, elle voulait croire que je n'existais pas. Tranquille et belle, ma mère, elle est ainsi, sans sa mémoire. Elle rêve peut- être d'une autre vie, celle qu'elle aurait pu se donner si je ne m'étais pas agrippée si fort à la paroi de son ventre. Mais peut-être ne rêve-t-elle pas. Peut-être est- elle seulement un corps refermé sur son propre oubli. Ce n'est pas sa faute pourtant si elle n'a pas su m'aimer. L'enfant, on ne le choisit pas. On pousse, on pousse, on crie, on se déchire le ventre à pousser, on pousse jusqu'à ce qu'on voie apparaître un petit crâne rose, et on se demande si un amour viendra. L'amour n'est pas venu. Ce n'est pas sa faute. Mais ce n'est pas non plus ma faute à moi. 32 Acte deux Tableau 3 Ma mère. Cette blessure qui ne se refermera jamais. On avait beau être mignonne, douce, intelligente, disciplinée, passionnée, sereine, grave, rieuse, responsable, •.avante, on avait beau rapporter ses bulletins de l'école comme un chiot son bâton, on faisait tout pour voir s'illuminer les lèvres de sa mère, mais aussitôt elle se rembrunissait. L'amour ne se force pas. Il aurait mieux valu être moins parfaite que sa mère, mais quand on l'a compris, c'était déjà trop tard. Une autre enfant était venue pour nourrir le portrait affamé de la mère. On s'est exilée dans sa tête, on a rêvé le monde comme un continent perdu, puis on l'a reconstruit, là dans sa tête, pierre par pierre, pour se faire croire qu'il était là, tels des bras ouverts. On aura consacré sa vie à sauver l'image de sa mère. À ne pas se mirer dans l'idée de l'échec. 33 Tout comme elle Tableau 4 Ma mère et moi. Chacune de notre côté d'un écran, que nous sommes seules à voir. Sauf peut-être son autre fille, celle qu'elle a créée à son image et à sa ressemblance. Je ne la condamne pas. Ni elle ni sa fille. Je ne souffre pas. On apprend à ne pas souffrir. On fait semblant qu'on ne voit pas. Qu'on n'entend pas. Qu'on ne ressent pas. Et peu à peu on ne ressent plus rien. Pas de petits pincements à l'estomac quand la mère et sa fille se font des confidences, pas de tressautement de la paupière quand elles échangent un sourire radieux. On essaie d'expliquer, de trouver des causes aux effets. Un enfant mort qu'on n'a pas su remplacer, ou le désir déçu d'un garçon peut-être. Ou ce vague dans les yeux, ce vague que j'aperçois parfois chez elle, ma mère, au moment du réveil, juste après les rêves. Je vois alors l'ombre étrange qui flotte dans mes yeux. C'est alors à moi qu'elle ressemble, c'est alors ma mère à moi. 34 Acte deux Tableau 5 Moi, le masque muet de ma mère, son cri ravalé si longtemps que devant moi elle tremble. Si cela éclatait, cette folie, elle pourrait nous anéantir, j'en suis sûre. Il suffirait d'un mauvais sommeil ou d'un regard posé d'une manière un peu trop oblique, et qui tout à coup se met à virer, vire jusqu'à la cruauté. Nous nous serons acharnées toute notre vie à éviter l'événement. Toute notre vie à passer à côté de cette colère plus grande que nous. Déposée entre nous, mère et fille, comme une force mauvaise, un cataclysme, une fin du monde. Mais les filles ne tuent pas leur mère ni les mères leurs filles. C'est écrit, depuis le début des temps. Nous aurons appris notre rôle de mère et de fille faussement aimantes. Ce n'est pas si difficile, au fond. Il s'agit de se laisser prendre à notre théâtre. C'est si profond, en nous, l'idée que les mères et les filles doivent s'aimer. 35 Tout comme elle Tableau 6 Ma sœur et moi. Chacune à égale distance d'elle, la mère. Immobiles, paralysées, statues sur un socle invisible, osant à peine respirer. D'un côté, l'amour intact, de l'autre côté, la haine intacte, soudés au corps divisé de la mère, incapables à jamais de se rejoindre. Un malheur auquel il n'y a pas de délivrance. Sauf à vouloir la mort de la mère, certaines nuits où on ne craint pas le châtiment. Sans la peur, on peut se prendre au jeu du rêve, on se met à croire que l'amour et la haine peuvent se toucher, comme des peaux odorantes, des caresses lentes du matin. L'amour et la haine dans la beauté des premiers attouchements. Cela ne nous aura pas été donné. Ni ma sœur ni moi nous n'aurons été assez fortes pour briser notre socle, nous approcher l'une de l'autre, tendre la main. C'est pourtant en détruisant l'œuvre de notre mère que nous aurions pu la sauver. 36 Acte deux Tableau 7 Cette femme: ma mère. Aveugle devant son oeuvre d'amour et de haine. Officiante d'un rituel qu'elle répète, journée après journée, depuis notre naissance à nous, ses deux filles. Je ne sais pas laquelle de nous elle a le plus désirée. Elle répondrait que c'est ma sœur, sans doute, celle qui lui ressemble, mais faudrait-il la croire? Quelle femme peut admettre la joie secrète de rejeter loin d'elle un enfant qui la menace? Je suis l'opacité vivante, l'aile d'une folie qui effleure parfois le front de ma mère, son admiration, son envie, cet obus jamais éclaté, je suis son cœur ouvert, sa désobéissance d'enfant face à toutes les mères, je suis sa douleur d'être restée toute sa vie repliée sur sa vie, je suis son échec vivant qui la regarde. Et elle se bouche les yeux pour ne pas croiser mon regard. Mais ce n'est pas parce que ma mère ne m'aime pas que je suis obligée de l'aimer. 37 Tout comme elle Tableau 8 Ma mère: cette enfant que j'invente, la nuit, pour percevoir son visage d'avant la dureté. Je lui fais des joues lisses, des fossettes, une moue de petite fille rieuse, qui dit bien son prénom. Suzanne. Suzanne. Suzanne, Suzanne, Suzanne. Il est l'heure de rentrer maintenant, n'oublie pas tes poupées. Il y a la blonde et la brune, ma mère fait la mère. C'est un jeu pourtant, seulement un jeu. Elles ne crient pas, les poupées, ne pleurent pas, ne réclament pas. Elles dorment dès qu'on les dépose dans leurs draps roses, se réveillent quand on veut bien qu'elles ouvrent les yeux. On est une reine, une despote, une déesse, on est la toute-puissance même, on est Dieu, oui, Dieu. C'est le ravissement. On rêve déjà ses filles blondes et brunes, on n'imagine pas la haine des mères et des filles, cela ne s'imagine pas. 38 Acte deux Tableau 9 Suzanne, ma mère. Enserrée dans une haine qu'elle ne veut ni voir ni entendre. Quelle femme peut admettre l'horreur de son enfant? Ce serait pourtant par là qu'arriverait la délivrance. Elle retrouverait son prénom, elle nous laisserait nous lever, marcher l'une vers l'autre, nous ses deux filles d'amour et de haine, elle ferait de nous des vivantes. Mais cela n'aura pas lieu. Il faudrait avoir devant nous une autre mère, une femme plus grande que sa peur, une femme assez forte pour se défaire de sa peau de mère et nous laisser enfin l'appeler par son prénom. Ou alors il faudrait que moi, sa fille mal-aimée, je me décide à ouvrir les yeux bien grands sur sa haine, à la lui renvoyer comme une lettre qui ne m'est pas destinée. Mais je ne bouge pas, je ne bouge pas. 39 Tout comme elle Tableau 10 Sa haine, elle la brandira toujours à bout de bras, ma mère, comme un bouclier, une guerre sainte à finir. Faut-il qu'elle me craigne ! Faut-il qu'elle ait peur de sa propre fragilité ! D'aussi loin que ma mémoire, j'ai vu le silence terrifié dans les yeux de ma mère. Oui, la violence du regard terrifié de ma mère, et ma propre terreur à moi, peut-être, je ne me souviens plus. Mais toute ma vie j'aurai peint le visage incendié de ma mère, j'aurai résisté à la destruction, je me serai sauvée. Et pourtant, je n'ai pas réussi à la sauver, elle, à jamais inatteignable dans sa perfection de mère. 40 Acte deux Tableau 11 Moi, à jamais séparée de la haine, à jamais séparée d'elle, ma mère, à jamais séparée. Un jour, j'ai pris mon petit bagage et je me suis mise en chemin, en la laissant derrière avec sa fille bien-aimée, sa merveille, sa magie blanche, son miroir. Un jour, il faut partir sans se retourner. J'ai marché, on marche jusqu'à ce que le corps refuse un pas de plus, jusqu'à cette fatigue qu'on confond avec l'oubli. On ne se débarrasse pas si facilement d'une enfance. Elle revient, sournoisement, au moindre sursaut du paysage, elle s'infiltre sous les paupières, elle nous fait tressaillir et on se demande si quelque chose ne pourrait pas être réparé. On prend dans ses mains le portrait de sa mère et on se fait croire qu'elle nous a aimée. C'est alors la tentation folle de revenir. 41 Tout comme elle Tableau 12 Le regard blanchi de ma mère, ce regard à la chaux qui me tue, chaque fois. Mais chaque fois je renais, comme les oiseaux des légendes, chaque fois je réapprends la faim, et la soif, et la douceur d'une main sur la peau. Moi, la fille de ma mère, j'aurai été l'image de son malheur. Jamais elle ne m'accordera son pardon, et je ne l'implorerai pas. On ne recommence pas une enfance. On ne la défait pas. C'est une poche de pierres qu'on traîne avec soi, une opacité dont on se déleste parfois, mais qui se remet à peser, aussitôt la nuit noire. Il suffit de voir une ombre se profiler à travers le sommeil pour rêver la mère comme un abri. Acte trois Acte trois Tableau 1 Mère, c'est ainsi qu'on m'appelle. J'ai bien eu un prénom à la naissance, mais je l'ai oublié. Mère comme ma mère, comme la mère de ma mère, mère d'une lignée immémoriale de mères. C'était inscrit, déjà, dans l'enfance, les poupées qui s'ajoutaient aux poupées, puis le sang, les amoureux, et un jour, on se rend compte que le sang n'a pas coulé entre les jambes, on attend, on espère, on angoisse, on ne veut pas y croire, mais il faut se rendre à l'évidence. Les seins gonflent, et le ventre, et les jambes. C'est l'enfant, déjà. L'enfant qu'on ne veut pas, mais qu'on désire, malgré soi, depuis qu'on sait désirer. L'enfant, notre enfant, celui du miracle. De l'adoration. On pense aux vierges des cathédrales avec leur fils sur les genoux. Il s'appellera Jésus. 47 Tout comme elle Tableau 2 Tout était blanc, d'une blancheur parfaite, absolue. Le jour, le soleil par la fenêtre, les murs, les draps, le médecin, mon visage de suppliciée et la voix, comme en écho, qui a rendu son verdict: C'est une fille. J'ai fermé les yeux et j'ai répété, pour me convaincre: C'est une fille. J'ai pensé à ma propre naissance, je me suis vue dans les yeux de ma mère lorsqu'on lui avait annoncé: C'est une fille. Le désarroi de ma mère. Aussi grand que le mien. Comment aimer un enfant condamné à la répétition ? Il me faudrait pourtant apprendre, faire mes devoirs et mes leçons, imiter les gestes de ma mère, et souhaiter qu'à défaut de l'amour fou, une tendresse vienne, tout doucement. Je me suis dit que, la prochaine fois, ce serait un garçon. 48 Acte trois Tableau 3 Mère d'une fille. Qui déjà me ressemblait. On se retrouvait à nouveau petite bête poilue qui ne sait pas se défendre, à nouveau on se verrait grandir avec un corps qu'il faudrait affamer, l'ingratitude d'un visage ingrat, et cette horreur de soi devant les miroirs. Elle aurait voulu être élancée, et blonde, et belle, la fille, elle n'aurait pas voulu nous ressembler. On devrait subir ses accusations tacites, sa colère, et sa haine, semblable à celle qu'on avait éprouvée pour sa propre mère. On n'aurait rien à répondre, sinon qu'on avait été assez naïve pour rêver d'un enfant qui ne risquerait pas de nous ressembler, un enfant qu'on offrirait à notre mère pour racheter l'abîme de notre propre naissance. 49 Tout comme elle Tableau 4 Ce n'était pas le garçon dont j'avais rêvé. Pas le garçon dont avait rêvé ma mère. Mais je lui avais fait un enfant, malgré tout, et elle l'a accueilli, sans me remercier, comme sa propre chair. La dette acquittée, on pense qu'il y aura une grâce, une parole possible, on pense qu'on méritera enfin sa mère. Et pourtant, il n'y aura d'amour que pour l'enfant. On se retrouve face à une violence inentamée. Rien, aucun don, aucun sacrifice ne pourra combler la mère, on le sait, mais on ne veut pas l'admettre. Est-ce qu'on renonce jamais à une mère? Alors, on se raconte des histoires, on se fait une raison. Elle ne nous enlève pas notre enfant, la mère, elle se sent seule, seule dans une solitude où on ne peut pas la rejoindre. Il faut comprendre, compatir. Montrer une infinie patience. L'enfant la soulage, l'enfant la distrait. 50 Acte trois Tableau 5 L'amour commence avec la douleur d'une présence qu'on n'a pas reçue. On s'approche du berceau en tremblant, on offre une caresse ou sa voix, sa voix maigre, sa voix fausse, pour une première comptine. On se dit alors: Je suis mère, oui, je suis même plus mère que ma mère. Et sans s'en rendre compte, on se retrouve dans l'arène. Car elle ne se laissera pas détrôner sans combattre, celle qui entend bien rester toute- puissante, elle voudra garder son rang, et sa place, elle fourbira ses armes. Il y aura des reproches, à peine voilés, de toutes petites humiliations, auxquelles on ne saura comment répondre, sauf par une forteresse de silence. Et on en viendra à souhaiter la disparition de sa mère, on dira disparition plutôt que mort, parce que si on voulait la mort de sa mère, soi-même on en mourrait. On en mourrait. 51 Tout comme elle Tableau 6 Elle se sera acharnée toute sa vie durant à ne voir ni sa douleur ni la mienne. Et j'ai peur de devenir comme elle. Chaque jour me rapproche un peu plus d'elle, ma mère. Je prends l'enfant dans mes bras, je la déshabille, je la lange, et c'est chaque fois ses gestes à elle que je lis dans mes gestes à moi. S'il fallait qu'il n'y ait plus de place pour le moindre souffle entre nous. Si elle en venait à se jeter sur moi comme la grand-mère du conte. Dis-moi pourquoi tu as de si longues dents... Pour mieux te manger, mon enfant. Dans le noir de ses entrailles, elle ferait de moi sa chose, son petit pois, son jouet, et elle me prendrait ma fille. Elle en serait capable, ma mère, je le sais. 52 Acte trois Tableau 7 Je voudrais parfois la tuer quand elle me sourit, ma mère, avec ses longues dents. Mais que donner à sa fille si on tue sa mère? Quel amour attendre d'un enfant? On tourne, et tourne, et tourne dans sa tête en se demandant par quelle fissure, quelle brèche, quelle trou invisible on pourrait s'échapper. Mais fuir, ce serait abandonner sa mère, et quelle fille en est capable? Un mari, un amant ou un père, peut-être, mais pas sa mère, elle pourrait en mourir et soi-même on mourrait de chagrin ou de culpabilité. Vaut mieux la colère que la culpabilité. Alors on reste près d'elle, avec sa colère, on apprend à ruser, on se dit qu'il doit bien y avoir une façon de ne pas se laisser dévorer. 53 Tout comme elle Tableau 8 C'est la seule façon de survivre. Partir. Mettre des ruisseaux, des rivières, des fleuves, des océans, tout le sel des océans entre sa propre fille et sa mère. Je suis partie. Loin, plus loin qu'aucun retour possible. Là où on peut commencer à regarder sa fille comme une femme qui voudrait elle aussi un jour partir. Car elle me quitterait, ma fille, j'avais ce tout petit savoir que n'avait pas ma mère. Elle me quitterait et, comme toutes les mères, je serais inconsolable. Mais peut-être qu'elle, elle n'aurait pas à mettre entre nous tout le sel des océans. Elle reviendrait parfois, le temps d'une visite, pour demander: Comment vas-tu, ma mère? Et je répondrais: Et toi, ma fille? Puis elle repartirait, jusqu'à la prochaine visite. Elle repartirait, et je n'essaierais pas de la retenir. 54 Acte trois Tableau 9 J'aurai voulu, de toutes mes forces voulu, être pour ma fille une autre mère que ma mère. Ne pas la soumettre. Ne pas l'étouffer. Surtout, ne pas l'étouffer. Rester là, à la frontière de sa vie, me faire discrète, petite oiselle, petite fée, ombre rose voguant dans un ciel d'une infinie bonté. Mais je me suis mirée dans ma bonté sans reconnaître mon visage. Pâle, sans lumière, c'était celui d'un cadavre. Alors je me suis laissée chuter pour sentir les effluves de la terre, là où le parfum des fleurs se mêle aux odeurs d'urine et de boue. J'ai quitté ma bonté pour reprendre mon cœur de femme qui chaque jour cherche une façon humaine d'aimer son enfant. Je ne saurai jamais si j'ai trouvé. 55 Tout comme elle Tableau 10 L'amour, ce n'est pas un don. Une longue patience, plutôt. Les cartes qu'on retourne lentement, trèfle, carreau, pique, pique. Car il y a des déceptions, de l'agressivité, des coups de colère, oui, la colère monte parfois, et la haine peut-être, qu'on refoule bien vite au fond de la gorge. Quelle mère peut avouer que ses entrailles sont moins pures que son lait? Quelle mère? On détache sa blouse, aveuglément, on offre sa mamelle, l'enfant boit, l'enfant nous vide, l'enfant s'endort sous ses paupières impossibles. Et on ne bouge pas, on la regarde dormir sans bouger, incrédule, on pense, c'est ma fille cette enfant qui n'a pas choisi d'être ma fille, même morte je serai sa mère, je serai sa mère immortelle, je serai sa mère pour l'éternité. 56 Acte trois Tableau 11 C'est quand nous quitte l'image de l'ange aux grandes ailes que commence enfin l'amour, l'amour maladroit avec des échardes sous les ongles, des coups de couteau au beau milieu d'une phrase, ces petites blessures qui nous feront dire que notre enfant aurait mieux mérité. Mais on ne pouvait donner davantage. On aura le sentiment de n'avoir pu faire mieux que notre propre mère. Elle nous fera des reproches, notre fille, comme une fille fait des reproches à sa mère, mais on n'essaiera pas de se défendre. On trouvera dans notre propre petitesse le courage de la vérité. 57 Tout comme elle Tableau 12 Après, après, nous serons deux femmes sorties ensemble de la nuit du temps. Deux femmes avec des visages, et des rires, et des robes de couleur chatoyantes. Je m'étonnerai encore parfois qu'elle, ma fille, ne me ressemble pas. Ce ne sera pas si facile de la voir, dans la rue, en pleine lumière, comme une inconnue qu'on apercevrait, de sa fenêtre, sans savoir où elle va. Je regretterai son enfance, je regretterai tous les moments où j'étais pressée de la voir grande, je voudrai effacer chacune des chandelles de chacun de ses anniversaires, et il ne me viendra que la vieille voix de ma mère avec ses vieilles phrases: La vie passe si vite, on ne peut rien rattraper. Mais je me dirai que les regrets sont comme les prières, ils nous immobilisent dans la même douleur, toujours, et je ne me laisserai pas immobiliser. Acte quatre Acte quatre Tableau 1 Elle fume, du bout de ses lèvres peintes. De longues volutes s'enroulent sur elles-mêmes, puis se soulèvent, flottent un moment dans l'espace avant de se défaire, exténuées. Elle ne parle pas, ne parlera pas, elle porte ce soir son visage de silence. Un visage pris dans une douleur ancienne, un ancien visage à moi. Comme si, dans le noir de mes entrailles, j'avais accompli à mon insu ma propre éternité. Elle fume, ma fille, le regard perdu, silencieuse du poids de tout son silence. Elle fume, devant moi, tandis que je bois mon thé, assise bien droite sur ma chaise. C'est ainsi. Le soir, elle me prend avec elle dans une douleur qui vient de si loin qu'on ne sait pas d'où. Peut-être de la voix sans visage qui a proféré le châtiment: Tu accoucheras dans la douleur. 63 Tout comme elle Tableau 2 Elle fume. Elle fume, ma fille, clouée à son silence. Rien à dire, rien, aucun mot capable de franchir le seuil de ses lèvres, seul un gouffre de silence qui se confond avec les ombres du soir tombé. Je lui aurai donné cela, cette douleur dont il n'y a rien à dire, cette gueule ouverte sur elle, le lent travail de la mort. Elle fume, le regard perdu, sans me voir, moi, qui l'observe à la dérobée, comme ma mère m'observait, moi aussi, le soir, en buvant son thé. Voyait-elle dans mes yeux l'immobilité de la douleur, cette douleur dont je n'avais rien à dire, cette empreinte de la mort? Elle se mettait à parler, des paroles banales, sans histoire, elle étouffait mon silence dans la toile de ses paroles, elle le dévorait, peut-être pour dévorer une douleur qui renaissait sans cesse de ses cendres, comme les oiseaux des légendes. 64 Acte quatre Tableau 3 Comment briser la chaîne des générations? Couper une fois pour toutes cet enchevêtrement de paroles et de gestes qu'on reprend, comme une poupée mécanique, sans s'apercevoir qu'il appartient à une lignée infinie de paroles et de gestes? Qui en est capable? On fait des rêves. On voudrait que sa fille échappe à une douleur à laquelle on n'a pas réussi à échapper. Mais en vain. Les filles répètent les mères, et les mères leur propre mère, dans la commune impuissance des mères et des filles. On a beau refermer le regard sur des images rassurantes, mais un soir, on finit par surprendre un fantôme égaré dans le silence de sa fille, et on doit se rendre à l'évidence: on lui aura donné une vie semblable à celle qu'on avait reçue. Une vie dont il faut chaque jour recoller les morceaux. 65 Tout comme elle Tableau 4 Elle fume, devant moi, en silence. Elle inspire, lentement, puis expire, jusqu'au bout de son souffle, comme pour envelopper la douleur, puis la recracher, d'épaisses volutes qui s'élèvent, flottent un moment dans l'espace, se distendent, finissent par se défaire, exténuées. Puis plus rien, entre nous, presque rien de la douleur. Un peu de poussière, une odeur âcre, un souvenir sans mémoire. Un goût de lait. Une absence, un abandon. Un abandon. Un abandon. Ce mot qui se loge malgré moi dans ma tête, et c'est le trou, un trou blanc que je n'arriverai jamais à remplir, même avec toute la croyance du monde. Je le sais, j'ai appris à le savoir. Alors je ne suis plus une mère, seulement une femme sans mémoire, assise à une table, qui boit son thé devant une autre femme, sans mémoire. 66 Acte quatre Tableau 5 C'est le soir, l'heure du silence, l'heure du thé. Je regarde la douleur prendre corps dans l'espace. Sans visage la douleur, un ravissement, un goût de lait. Un goût de larmes. Je ne pleure pas pourtant, je ne pleurerai pas. Je n'aurai pas pitié de moi. Je reste là, anonyme, repliée dans un tout petit creux de ma poitrine, j'attends, quoi ?, un regard ou une parole, une seule parole à moi adressée. Et je pourrais alors me lever, je marcherais, je marcherais vers ma fille qui fume, devant moi, je lui ouvrirais les bras. Mais je bois mon thé, fixée à ma chaise, comme ma mère avant moi. 67 Tout comme elle Tableau 6 Elle fume, devant moi, le regard perdu, tandis que ma tasse va et vient, de la table à mes lèvres, puis de mes lèvres à la table. Le bras qui monte, le poignet qui tourne un peu vers la bouche, se redresse avant de laisser le bras redescendre doucement, jusqu'à la nappe. Sur le mur, les ombres reprennent chacun de mes gestes, ces gestes de l'enfance, tous les soirs accomplis par ma mère. On cherche à s'éloigner d'elle, on fait des études, des voyages, des folies, mais un soir, pourtant semblable à tous les soirs, la lumière découpe autrement les ombres sur le mur, et on se rend compte qu'elle est là, celle qui nous a mise sur terre, toujours là, si près. Et, dans le plus parfait silence, on regarde sa fille qui fume, en s'efforçant de ne pas nous ressembler. 68 Acte quatre Tableau 7 Cette cruauté, cette morte vivante dans ma poitrine, est-ce moi? Ou ma mère? Ou ma fille? Je ne bouge pas, presque pas, à peine le bras, de la table à mes lèvres peintes, puis de mes lèvres à la table. Gestes longs, pesés un à un, afin de laisser le soir en ses eaux dormantes, ses larmes retenues. Sans doute suffirait-il de tourner les yeux vers la fenêtre pour apercevoir une cassure à l'horizon. La terre retrouverait le bruit de la terre, il y aurait la nuit, il y aurait le matin, la ville, un cimetière où enterrer ses cadavres, une espérance qui nous empêcherait de chuter. Mais je suis sans courage devant le soir qui stagne en ses eaux dormantes, je garde pour moi mes yeux. Assise bien droite sur ma chaise, je fixe ce point où les volutes, exténuées, n'en finissent pas de se détruire. 69 Tout comme elle Tableau 8 Devant moi, en silence, elle est là, cette fille qui est ma fille, elle se laisse observer comme une douleur inconsolable. Elle ne parle pas, ne parlera pas, elle attend, une ancienne mémoire peut-être, un goût de lait qui se met à surir dans la bouche, un lait suri tout à coup craché au visage d'une femme sans nom. Elle attend, devant moi, captive. Et j'attends avec elle, captive d'une violence qui croupit dans ses eaux, je cherche un geste, ou une parole capable de me faire ressembler encore, pour un soir, à cette femme à laquelle je ne veux plus ressembler. Est-ce moi ? Est-ce ma mère ? Ou sa mère avant elle? J'attends, moi aussi, une mémoire, ou le tableau que je ferais d'une femme sans visage qui cracherait, la bouche ouverte comme un volcan. 70 Acte quatre Tableau 9 Mais on n'achève pas la douleur. Elle colle à la paroi des bronches comme une poussière, une suie fine, un reste, un amour depuis toujours perdu. Une demande trop grande à combler pour une seule femme. Assise devant ma fille qui m'enfume en silence, je serre la tasse de mes mains usées, comme ma mère, autrefois, dans l'enfance, quand elle n'avait rien, presque rien à donner: un reste de thé, un maigre sourire, ces petites consolations incapables de consoler. Et après tant de rêves et de voyages, me voici au seuil d'une même indigence, n'avoir rien, ou presque, à offrir. Que des mains usées. N'avoir rien, mais rester là, devant ma fille, ne pas me dérober. Me faire le réceptacle de la douleur. 71 Tout comme elle Tableau 10 Ce silence, ce bloc dur de silence, ce tombeau scellé, devant moi, comme un amour qui ne pardonne pas, une question de fille à une mère chaque fois sans réponse : Que fais-tu de ma douleur? On se revoit dans les yeux de sa fille, on réentend sa propre question adressée à une mère .sans réponse: Ma douleur, que fais-tu de ma douleur? J'attendais, bien droite sur ma chaise, j'attendais devant ma mère qui buvait, jusqu'au ventre vide de la théière vide, jusqu'à ce que ma cigarette ne soit plus qu'un petit tas de cendres. Mais il fallait bien me lever, affronter la nuit sans réponse, puis sans réponse le jour qui suivait la nuit, jusqu'au soir qui ramenait l'ombre d'un amour inguérissable, et je retournais vers ma mère avec ma question que je savais pourtant sans réponse: Que fais-tu de ma douleur? 72 Acte quatre Tableau 11 Mais sans doute n'attend-elle pas de réponse, ma fille, pas plus que je n'en attendais, moi, quand je fumais, assise devant le silence de ma mère. Sans doute s'agit- il de me faire violence, de chuchoter: Je suis sans réponse face à la douleur, pour qu'elle se lève, se mette à marcher, qu'elle avance enfin, pas à pas, dans sa solitude. Alors je desserre les lèvres, j'ouvre la bouche, je m'entends articuler, dans l'écho de ma voix, Je resterai toujours sans réponse face à la douleur, les yeux fixes comme lorsqu'on fixe une femme qui n'est pas sa fille, une femme arrachée au ravage de la mort. Et devant le cendrier où s'éteignent les dernières cendres, le thé prend tout à coup un goût de larmes que je n'ai pas senti venir, mais je le bois, je l'avale, jusqu'au ventre vide de la théière vide. Et je pense à ma mère, que je n'ai jamais vue pleurer. 73 Tout comme elle Tableau 12 Debout, c'est le vertige, l'insupportable vertige de la fenêtre devant le soir tombé. Mais je m'approche, j'ouvre les volets, je me penche pour entendre une fois de plus la plainte infinie des filles adressée aux mères sans réponse. Et la culpabilité. Et la culpabilité. J'écoute, jusqu'à sentir résonner dans mon ventre toute la douleur du monde, puis je me redresse enfin, et je me mets à marcher, je marche, seule en ma solitude, vers le scandale de ma nudité. Est-ce moi ? Est-ce bien moi cette femme qui porte en elle toutes les mères du monde, ou une fille anonyme qui apprend à se dresser contre la mort? Peu importe qui je suis si je marche, si j'avance pas à pas dans ma solitude, peu importe mon nom si je ne succombe pas à la douleur indestructible des mères et des filles, si j'avance, pas à pas, vivante, vivante de ma seule vie, comme dans un amour désormais libre de toute éternité. Conversation entre Louise Dupré et Brigitte Haentjens