ALAIN AUSONI 4 En d'autres mots : ecriture translingue et autobiographic On estime aujourd'hui que le bilinguisme est une donnee normale et ano-dine de la vie quotidienne pour une majorite de la population mondiale. Que Ton se place ä 1 echelle de la personne ou de la communaute, on constate que des individus de tous horizons mobilisent au jour le jour des langues qu'ils nbnt pas toujours apprises dans le contexte familial ni dans la prime enfance. Parmi ces sujets multilingues se trouvent bien entendu des ecri-vains. Et certains dentre eux comme Joseph Conrad, Vladimir Nabokov, Samuel Beckett ou Milan Kundera ont pratique la litterature, exclusivement ou non, dans une langue seconde. Dans la production de ces ecrivains qubn appellera translingues, en traduisant un neologisme de Steven G. Kellman, on s'interessera ici en particulier ä lecriture de soi.1 Et pour voir ce que la pratique translingue de lecriture peut faire ä l'autobiographie, commen^ons par un exemple, en rappelant la genese tortueuse du celebre recit de vie de Vladimir Nabokov. Une premiere version de son autobiographic comp rend l'auto-traduction dune nouvelle ecrite en fran^ais et a d'abord etepubliee en anglais {ConclusiveEvidence, 1951). Avec l'aide de sa femme, Nabokov a ensuite traduit son texte en russe, apportant au passage des complements et i Voir Steven G. Kellman, The Translingual Imagination (Londres : University of Nebraska Press, 2000). On prefere ce terme ä ceux de 'singularites francophones', 'ecrivains jrancais venus d'ailleurs' et 'ecrivains allophones d'expression franchise', respectivement proposes par Robert Jouanny dans Singularitesfrancophones (Paris: Presses Universitaires de France, 2000), Anne-Rosine Delbart dans Les Exiles du langage: un siecle d'ecrivainsjrancais venus d'ailleurs (1919-2000) (Limoges: Pulim, 2005) et Veronique Porra, Languefrancaise, langue dadoption: une litterature 'invitee' entre creation, strategies et contraintes (1946-2000) (Hildesheim: Georg Olms Verlag, 2011). 64 ALAIN AUSONI procédant á d'importantes modifications {Drugie Berega, 1954). II a pour finir publié, á nouveau en anglais, une troisiěme version de l'autobiogra-phie en reprenant le texte initial á la lumiěre des modifications introduites dans la version russe {Speak, Memory: An Autobiography Revisited, 19 67).2 Dans la preface á cette version revisitée de son autobiographic Nabokov ne s est pas přivé de souligner la difficulté et la nouveauté de son entreprise : The re-Englishing of a Russian re-version of what had been an English re-telling of Russian memories in the first place, proved to be a diabolical task, but some consolation was given to me by the thought that such multiple metamorphosis, familiar to butterflies, had not been tried by any human before.3 Mais outre la celebration de la performance linguistique, il faut retenir que Nabokov contort déjá la premiére version de son autobiographic comme un exercice de traduction de soi: 'un récit anglais de souvenirs russes' (je traduis). C est dire que, dans ce texte, la langue du récit differe souvent de celle du vécu ou, en d'autres termes, que l'auteur et le personnage, dont l'identite est scellée par le pacte autobiographique,4 ne parlent la plupart du temps pas la méme langue. Si laller-retour auto-traductif de l'autobio-graphie fait peut-étre de Nabokov un cas unique, de nombreux écrivains ont fait 1 experience des 'metamorphoses' de lecriture de soipar-deláles langues. Dans le champ littéraire francophone, les écrivains translingues ont récemment acquis une visibilité particuliére. Pour sen convaincre, on peut commencer par jeter un rapide coup d'ceil aux palmares des principaux prix littéraires parisiens. Sans les considérer comme des indicateurs infaillibles des evolutions qui caractérisent la production littéraire de langue franchise, on remarque qu'au cours des deux derniéres décennies (de 1990 á 2009), les prix Goncourt, Renaudot, Fémina et Médicis ont consacré sept écrivains translingues : Andrei Makine, Vassilis Alexakis, Boris Schreiber, Francois 2 Voir Michael Oustinoff, Bilinguisme ďécriture et auto-traduction : Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov (Paris: L'Harmattan, 2001), 263-76. 3 Vladimir Nabokov, Speak, Memory: An Autobiography Revisited (Londres: Penguin, 2000 [1967]), 10, je souligne. 4 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, nouvelle edition augmentée (Paris : Seuil, 1996). En d'autres mots : écriture translingue et autobiographic 65 Cheng, Dai Sijie, Nancy Huston et Atiq Rahimi.5 Un prix sur dix a été remis á un écrivain translingue pendant ces années-lá, ce qui est considerable si Ton tient compte de la faible proportion de textes translingues dans la production littéraire francophone. II faut ensuite remarquer que, contrai-rement á la reception souvent réservée á leurs prédécesseurs, les écrivains de cette periodě ont pour la plupart été lus et présentés comme des auteurs translingues. On a souvent admiré leur usage littéraire ďune langue seconde. On s en est parfois étonné. Mais dans un contexte de diminution de son influence sur le plan mondial, on s est réjoui que cette langue seconde soit le fran^ais. Et c est assez naturellement que 1'Académie franchise a accueilli Hector Bianciotti et Francois Cheng (élus en 1996 et 2002 respectivement), deux écrivains dont la jeunesse fut bercée par ďautres langues et dont les ceuvres témoignent des pouvoirs structurants que la langue et la littérature franchises peuvent exercer sur les vies de ceux qui viennent ďailleurs. La graduelle prise de conscience de cette evolution a été marquee par la publication du désormais célěbre manifeste littéraire 'Pour une littérature -monde en fran^ais'. Comme les contributeurs et éditeurs du volume Pour une littérature monde (2007) paru par la suite chez Gallimard, les signataires du manifeste ont voulu voir la reconnaissance des 'écrivains dbutre France', parmi lesquels flgurent bien entendu les écrivains translingues, comme une 'revolution copernicienne' dont l'heureuse consequence ne pourra étre que de libérer enfin la langue franchise de 'son pacte exclusif avec la nation'.6 Quelle que soit la pertinence du constat et des analyses du manifeste, il a en tout cas permis de signaler l'existence d'une tradition littéraire qui n'avait pas pu étre appréciée á sa juste valeur en raison de revolution historique du champ littéraire francophone et de lbrganisation des études littéraires. 5 De cette liste sont exclus six auteurs francophones postcoloniaux: Patrick Chamoiseau, Amin Maalouf, Ahmadou Kourouma, Alain Mabackou, Tierno Monémembo et Dany Laferriěre. 6 Voir 'Pour une littérature-monde en frangais', Le Monde des livres (16 mars 2007), , ainsi que Michel Le Bris et Jean Rouaud (éds), Pour une littérature monde (Paris: Gallimard, 2007). 66 ALAIN AUSONI Méme si la critique littéraire n'a pas attendu le manifeste pour s'inte-resser á lecriture translingue en franc^ais, il a néanmoins fallu attendre la toute fin du vingtiěme siěcle pour voir paraitre la premiere monographic consacrée au phénoměne : Singularitésfrancophones (2000) de Robert Jouanny. Cela signále dune autre maniěre la nouveauté de la constitution de la littérature translingue en un veritable objet ďétudes. Deux autres contributions ďimportance ont récemment complete le travail pionnier de Jouanny : Les Exiles du langage (2005) ďAnne-Rosine Delbart et Langue francaise, langue dadoption (2011) de Véronique Porra. Ces trois chercheurs ayant été guides par le désir de faire connaítre et dbrganiser un large corpus, ils nbnt pas propose de lectures détaillées de textes translingues. Pourtant, et c est ce qui nous intéresse particuliěrement ici, tous trois ont signále la place significative de l'autobiographie dans la production des écrivains translingues de la deuxiěme moitié du vingtiěme siěcle. Tenter de rassembler un corpus, sans pretention á lexhaustivité tant les frontiěres du genre sont instables, permet de verifier la pertinence de cette intuition. Voici une liste ďautobiographies translingues publiées pendant cette periodě : Elie Wiesel, La Nuit (1958) ; Jorge Semprun, Le Grandvoyage (1963),L'Ecritureou la vie (1994),Adieu, viveclarté(1998) et LeMort quilfaut (2001) ; Romain Gary, La Promesse de laube (i960) ; Arthur Adamov, L'Homme et I enfant (1968); Elsa Triolet, La Mise en mots (1969); Louis Wolfson,LeSchizo etleslangues (1970); Nairn Kattan, Adieu Babylone (1975); Henri Troyat, Unsilongchemin (1976); Eduardo Manet, LaMauresque (1982); Vassilis Alexakis,Paris-Athénes (1989) etJeťoublierai tous lesjours (2005); Claude Esteban, LePartage des mots (1990); Hector Bianciotti, Ce que la nuit raconte au jour (1992), Le Pas si lent de i1 amour (1995) et Comme la trace de I'oiseau dans lair (1999) ; Andrei Makine, Le Testamentfranfais (1995); Boris Schreiber, Un Silence denviron unedemi-heure (1996); Tzvetan Todorov, L'Homme dépaysé (1996); Nancy Huston, Nordperdu (1999); Georges-Arthur Goldschmidt,La Traverséedesfleuves (1999) ; Chahdortt Djavann,/. 12 Antoine Berman, L'Epreuve de l'etranger. Culture et traduction dans Lillemagne romantique: Herder, Goethe, Schlegel, Novalis, Humboldt, Schleiermacher, Hölderlin (Paris : Gallimard, 1984), 14. 70 ALAIN AUSONI désacraliser la notion de langue maternelle.13 Ce qui différencie en outre la situation ďun écrivain comme Giacomo Casanova de celie des autobio-graphes translingues du corpus propose plus haut (et qui participe aussi sans doute de la centralité de ľexpérience de la langue dans leurs textes), c'est que beaucoup de ces derniers ont fait ľexpérience de ľexil ou de la migration suite aux bouleversements politiques, économiques et sociaux qui ont particuliérement marqué le vingtiéme siécle. Cette experience les rapproche done de certains des auteurs postcoloniaux qui, comme Salman Rushdie, doivent faire avec le déplacement et le changement de langue děs lors qu'ils esquissent un geste autobiographique : It may be argued that the past is a country from which we have all emigrated, that its loss is part of our common humanity. Which seems to me evidently true ; but I suggest that the writer who is out-of-country and even out-of-language may experience this loss in an intensified form.14 Selon Rushdie, les experiences de ľexil et du translinguisme intensifient le sentiment universel de rupture d'avec son propre passé. C'est en reference ä de telies observations que Jouanny, remarquant que 'le probléme du rapport entre le vécu et le dit est plus complexe aussitôt qu'il s'agit ďun écrivain qui est comme dichotomise par son adoption dune langue autre que sa langue maternelle', se proposait sommairement d'expliquer la surdétermination de l'autobiographie dans la production littéraire translingue : Constat dune dichotomie (enfance / maturite, pays natal / pays d'adoption, langue maternelle / langue seconde, fidélité / trahison, resurgence du vécu / evasion dans le réve) ou sentiment dune pluralite déchirante sous-tendent le 'Qui suis-je ?' que se posent les [singulárités] francophones avec d'autant plus de Constance et ďacuité qu'ils sont soumis ä la nécessité de répondre au 'Qui étes-vous ?' que chacun leur pose dans leur entourage imaginaire ou quotidien. 13 Voir par exemple Jacques Derrida, 'Des Tours de Babeľ, dans Joseph F. Graham (éd.), Difference and translation (Londres : Cornell University Press, 1984), et Le Monolinguisme de I'autre (Paris: Galilee, 1996). 14 Salman Rushdie, Imaginary Homelands: Essays and Criticism 1981-1991 (Londres: Granta Books, 1991), 12. 15 Jouanny, Singularités francophones, 141 et 144. En d'autres mots : écriture translingue et autobiographic 7i Dans ce contexte, et en considérant avec Jean Starobinski que la táche principále de l'autobiographe est plutót de répondre á la question : 'comment d'autre que j etais je suis devenu moi-méme ?',16 on remarque á quel point lexpérience du translinguisme peut agir sur le désir autobiographique et comment lecriture de soi peut permettre ďexaminer les metamorphoses resultant du changement de langue. Si Ton s'attache á considérer le corpus des autobiographies translingues propose plus haut non selon des typologies basées sur les conditions de l'adoption de la nouvelle langue littéraire mais ápartir des différentes relations au fran^ais et á la pratique translingue de lecriture que ces textes construisent, on constate qu'il peut sorganiser autour de trois positions principales qu on esquissera ici. Conversions francophones La premiere de ces positions peut étre exempliřlée par l'ceuvre francophone de lecrivain Hector Bianciotti. Le parcours de ce ills de modestes immi-grés piémontais, qui l'a conduit de la ferme familiale perdue dans la pampa argentine jusqu a l'Academie franchise, témoigne du pouvoir d'attraction de la vie culturelle franchise dans 1'Amérique latine de la premiere moitié du vingtiěme siěcle. Mais si Bianciotti aparticipé dune tradition d'auteurs latino-américains en Europe francophone, on ne saurait trop insister sur la singularitě de sa pratique littéraire. Bien quinstallé á Paris en 1961 et travaillant bientót pour Gallimard ainsi que comme chroniqueur pour La Quinzaine littéraire, LeNouvel Observateur puis Le Monde des livres,17 Bianciotti a écrit ses premiers textes littéraires en espagnol entre 1967 et 16 Jean Starobinski, 'Le Style de l'autobiographie', dans L'ceil vivant II: la relation critique (Paris : Gallimard, 1979), 84. 17 Un choix de chroniques parues sur une periodě dune trentaine ďannées dans ces deux derniers journaux a fait l'objet dune publication intitulée Une Passion en toutes Lettres (Paris: Gallimard, 2001). 72 ALAIN AUSONI 1981,18 annee de sa naturalisation franchise, avant de passer de maniere definitive a lecriture en fran^ais.19 La nettete de cette coupure ainsi que son choix prealable de laisser a autrui le soin de traduire ses textes espagnols en fran^ais le distinguent clairement d'autres ecrivains translingues, tels Vassilis Alexakis ou Nancy Huston, qui nourrissent leurs ceuvres des allers-retours entre leurs langues decriture et s'auto-traduisent dans les deux sens. Alors meme que ses deux langues se partagent strictement sa production litteraire, c est sans doute pour marquer le caractere irremediable de son passage au fran^ais que Bianciotti a toujours rejete letiquette decrivain bilingue.20 Ce n'est qu'apres avoir fait du fran^ais sa 'langue delection' que Bianciotti a donne forme a son desir d'autobiographie en publiant une suite de trois recits de vie :21 Ce que la nuit raconte au jour (1992), Le Pas si lent de lamour (1995) et Comme la trace de I'oiseau dans lair (1999). Dans ces textes comme dans son discours de reception a TAcademie franchise, Bianciotti a fait de sa decouverte de la litterature franchise a l'adolescence le tournant de sa vie. Alors qu'il etudiait au seminaire, la lecture de textes traduits de Paul Valery a revele un glissement existentiel progressif, avec 18 Tous ces textes, parus chez Denoel ou chez Gallimard, ont ete traduits en frangais par Frangoise-Marie Rosset: ce sont Les Deserts dores (1967), Celle qui voyage la nuit (1969), Les Autres, un soir d"ete (1970), Ce moment qui s'acheve (1972), Le Traite des saisons (1977) et LAmour n'est pas aime (1983), dont les nouvelles ont ete ecrites en espagnol avant 19 81, a l'exception de 'La Barque sur le Neckar', premier texte litteraire ecrit en frangais par Bianciotti. 19 Pour les romans Sans la misericorde du Christ (1985), Seules les larmes seront comptees (1989) et La Nostalgie de la maison deDieu (2003) ainsi que les trois textes autobio-graphiques qui nous interesseront ici. 20 Hormis la construction textuelle de ce refus, on peut renvoyer a la cinq-centieme de lemission de televisionApostrophes (27 septembre 1985) au cours delaquelle Bianciotti presente clairement cette position a Bernard Pivot, voir . On pourra aussi la trouver exprimee dans la notice qu'il a donnee a Jerome Garcin pour le Dictionnaire des ecrivains contemporains de langue jrancaise par eux-memes (Paris : Mille et une nuits, 2004), 43. 21 Hector Bianciotti, Discours de reception de Hector Bianciotti a lAcademie jrancaise et reponse de Jacqueline deRomilly. Suivi de lAllocution de BertrandPoirot-Delpechpour la remise de I'epee et des remerciements de Hector Bianciotti (Paris: Grasset, 1997), 9. En d'autres mots : écriture translingue et autobiographic 73 toute 1'autorité dont jouit le texte écrit dans les récits de conversion depuis celui de Saint Augustin : Je revois ce journal [...] et reviennent 1 eblouissement et 1 etat ďabsence á moi-méme oú je me trouve. Dune extase á 1'autre, je passerais du Cimetiéremarin á ce premier volume de Varieté que clót La Méthode de Leonard de Vinci. La volonté de Valéry ďisoler la poesie de toute autre substance quelle-méme, je 1'assimilais á 1'idéal de la chasteté, aussi fondamental qu'inaccessible á ma nature. Une maniěre de theologie succédait á une autre. Et bientót, aux priěres, des strophes, des vers isolés, ou 1 elegant désespoir de ce paragraphe qui m'accompagne toujours : 'Nous traversons 1'idée de la perfection comme la main impunément tranche la flamme, mais la flamme est inhabitable et les demeures de la plus haute sérénité sont nécessairement désertes'.22 Si Ton peut parler de conversion, ce n est pas seulement parce que Bianciotti récupěre la dimension spirituelle de cette nouvelle vocation avec une tendre ironie pour le jeune homme qu'il était. Mais, comme Saint-Paul enjoi-gnait aux convertis d'Asie mineure de revétir 1'homme nouveau, Bianciotti présente son changement de langue comme une nouvelle vie et, děs lors, ^Argentine comme 'le pays de [s]a premiére naissance'.23 Que le changement de langue peut étre une renaissance en ce qu'il donne accěs á une nouvelle maniěre d'etre, voilá ce que cherche á commu-niquer Bianciotti. Car, selon lui, 'chaque langue est une fa^on singuliěre de concevoir la realitě, [...] ce quelle nomme suscite une image qui lui appar-tient en propre'.24 Bien quexprimée synthétiquement (et pour cette raison, peut-étre, de maniěre assez radicale), cette conception résonne avec ce que les sociolinguistes ont appelé l'hypothese de la relativitě linguistique.25 Par 22 Hector Bianciotti, Ce que la nuit raconte aujour (Paris: Grasset, 1992), 211-12. 23 Hector Bianciotti, Comme la trace de I'oiseau dans I'air (Paris: Grasset, 1999), 7,jesou-ligne. Bianciotti avait utilise cette méme expression dans son Discours de reception, 10. 24 Hector Bianciotti, Le Pas si lent de I'amour (Paris: Grasset, 1995), 330. 25 La formulation la plus célěbre de cette hypothěse, á partir de laquelle ses défenseurs et ses détracteurs s'opposent, est celle de Benjamin Whorf: 'The "linguistic relativity principle" [...] means, in informal terms, that users of markedly different grammars are pointed by their grammars toward different types of observations and different evaluations of externally similar acts of observation, and hence are not equivalent as observers but must arrive at somewhat different views of the world', dans J.B. Carroll 74 ALAIN AUSONI des sortes dexercices de phonologie comparee proches de ceux auxquels setait prete le poete Claude Esteban dans LePartage des mots (1990), un recit autobiographique qui traite aussi du bilinguisme franco-espagnol et dont il avait propose une chronique dans Le Monde des livres,16 Bianciotti entend mettre a jour la maniere particuliere dont ses deux langues donnent forme au reel. Il parvient du meme coup a exprimer un peu de ce qui occa-sionne son sentiment d'avoir de plus grandes afflnites pour le fran^ais que pour sa langue denfance : Si je dis oiseau, j eprouve que les voyelles que separe en les caressant le s, creent une petite bete tiede, au plumage lisse et luisant, qui aime son nid ; en revanche, si je dis pdjaro, a cause de l'accent d'intensite qui souleve la premiere, ou la penultieme syllabe, l'oiseau espagnol fend l'air comme une fleche. Il m'est arrive d'avancer que Ton peut se sentir desespere dans une langue et a peine triste dans une autre ; je ne renie pas cette hyperbole. [...] [E]n France, bien que mes levres ne soient pas reliees a mon oreille, une familiarite progressive avec les nuances des timbres et l'adoucis-sement des consonnes, me permit de croire a un accord entre la sonorite des mots et ma nature ; plutot oiseau que pdjaro, je preferais l'intimite a l'incommensurable.27 On pourra bien sur questionner la methode en critiquant tout ensemble le choix que Bianciotti fait de ces mots plutot que d'autres, son interpretation de leur 'consistance' (pour reprendre un terme du recit de vie d'Esteban) et la generalisation qui lui fait suite. Mais lessentiel ici nest ni devaluer ni la validite de i'hypothese de la relativite linguistique ni de juger de la pertinence des comparaisons phonologiques de Bianciotti. Il importe plutot de souligner que lecrivain translingue mobilise certains aspects de cette hypothese pour faire sens de son impression, toute subjective, qu'il a de plus grandes afflnites avec le fran^ais, per^u comme une langue plus delicate ou plus intime. On a done avantage a voir ces exercices surtout comme (éd.),Language, thought, andreality (New York: Wiley, 1956), 221. Pour une histoire de la reception de cette hypothese dans la deuxiěme moitié du vingtiěme siěcle ainsi que des propositions pour la mobiliser dans le but detudier l'effet du bilinguisme sur les processus cognitifs, voir Aneta Pavlenko, 'Introduction : Bilingualism and Thought in the 20th Century', dans Aneta Pavlenko (éd.), Thinking and Speaking in Two Languages (Bristol: Multilingual Matters, 2011), 1-28. 26 Hector Bianciotti, 'Ceux qui viennent de loin', Le Monde des livres (6 avril 1990). 27 Bianciotti, Le Pas si lent de I'amour, 330-1. En d'autres mots : ecriture translingue et autobiographic 75 des representations des efforts accomplis par Bianciotti pour faire de sa langue seconde non un simple outil de communication mais la langue de l'expression la plus personnelle. On veut croire en outre que le mot oiseau ne s est pas pose dans le texte de Bianciotti par hasard. Car il a d'abord migre ä travers de nom-breux ouvrages de phonetique et de prononciation du fran^ais depuis que Ferdinand de Saussure l'a utilise au debut du siecle dernier dans l'intro-duction ä son cours de linguistique generale pour montrer comment, dans les systemes alphabetiques modernes, 1 ecriture voile la vue de la langue': Elle n'est pas un vetement mais un travestissement. On le voit bien par lbrthographe du mot frangais oiseau ou pas un des sons du mot parle (wazo) n est represente par son signe propre ; il ne reste rien de l'image de la langue.28 Comme tous les apprenants du fran^ais le savent bien, pour prononcer correctement le mot oiseau, il est necessaire d'avoir integre des regies pho-nologiques dont la langue franchise s'est munie pour compenser l'immobi-lite de sa forme ecrite. Pour exemplifier ce phenomene, Saussure rapporte levolution de la prononciation du mot roi ä la fixite de sa forme ecrite depuis le i3e siecle et montre ainsi que, comme dans oiseau, ce nest pas oi qui se prononce /wa/, mais /wa/ qui secrit oi. Et le linguiste den conclure que 'ce qui fixe la prononciation dun mot ce nest pas son orthographe, mais son histoire'.29 En choisissant le mot oiseau, Bianciotti propose peut-etre que ceux qui ont acquis des regies pour dechiffrerics mots de la langue franchise dans la conscience de l'äge adulte sont bien places pour ressentir la singularity du dechiffrement de la realite quelle propose. lis peuvent, comme lui, se retrouver dans ce dechiffrement, et y refaire leur vie. Pour terminer lexploration de cette premiere relation au fran^ais et ä la pratique translingue de lecriture, remarquons que les textes autobiogra-phiques de Bianciotti valident un aphorisme d'Emil Cioran, autre ecrivain translingue ayant loue les benefices litteraires de la 'somme des contraintes elegantes' propres au fran^ais :30 28 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique generale (Paris: Payot, 1995), 51-2. 29 Ibid., 53. 30 Emil Cioran, Exercices d'admiration: essais et portraits (Paris: Gallimard, 1986), 214. 76 ALAIN AUSONI Qui renie sa langue pour en adopter une autre, change ďidentité, voire de deceptions. Héroiquement traítre, il rompt avec ses souvenirs et, jusqu a un certain point, avec lui-méme.31 En reprenant la definition de la táche de tout autobiographe que proposait Starobinski (voir ci-dessus), on peut dire que Bianciotti a cherché á montrer que c est en adoptant le fran^ais qu'il est devenu lui-méme. Et le discours autobiographique qui structure ses récits de vie se déploie pour démontrer que ce n est pas l'usage dune 'autre' langue qui permet cette renaissance, mais bien la conversion á cette langue particuliěre quest le franc^ais, sa 'langue seconde qui devient la premiere'.32 D'autres autobiographes translingues entretiennent un rapport similaire avec leur langue littéraire ďadoption. On pense par exemple á Jorge Semprun ou á un auteur de la generation suivante, Andrei Makine, laureát des prix Goncourt, Goncourt des lycéens et Médicis pour Le Testamentfran$ais (1995), un texte que Bianciotti et Semprun ont ďailleurs vigoureusement défendu et qui dit aussi 1'enchan-tement de la conversion au fran^ais. Allers-retours emancipatoires De cette categorie des 'convertis' au franc^ais, on peut distinguer les ecri-vains translingues qui se nourrissent de letrangete de leur nouvelle langue d'ecriture. Plutot que les vertus de la langue franchise ou l'importance du patrimoine culturel de la France (voire de celui d'autres pays francophones), ce sont les merites et les particularites de lecriture dans une langue seconde que leurs recits de vie examinent. Nombreux sont d'ailleurs ceux qui deve-loppent une pratique litteraire bilingue. lis semblent se retrouver dans l'espace de l'entre-deux langues et voir ibscillation linguistique comme un moteur de la creativite. Prenons ici l'exemple de Nancy Huston. Nee en Alberta, province anglophone du Canada, et apres avoir vecu et etudie dans 31 Emil Cioran,Z<2 Tentation d'exister (Paris: Gallimard, 1956), 59. 32 Bianciotti, Comme la trace de I'oiseau dans I air, 168. En d'autres mots : écriture translingue et autobiographic 11 plusieurs villes américaines, Huston décida de ne pas retourner en Amérique du Nord aprěs une stimulante année dechange ä Paris en 1973. Etudiante de Roland Barthes, bientöt fascinée par la théorie littéraire franchise, eile s engagea dans les chemins de 1 ecriture universitaire, puis féministe, et enfin littéraire en fran^ais. Contrairement ä Bianciotti, c est en écrivant ses trois premiers romans dans sa langue seconde que Huston est entrée en littéra-ture.33 Cest done comme a rebours quelle est devenue écrivain bilingue, avec la publication ďun roman en anglais, Plainsong (1993), vingt ans aprěs son arrivée ä Paris. Depuis lors, ses deux langues se partagent sa production littéraire, ďautant que Huston a pris l'habitude ďauto-traduire ses textes dans les deux sens. Ii arrive méme que le fran^ais et l'anglais soient mobilises dans la genese d'un méme texte : les versions monolingues publiées résultent dans de tels cas d'auto-traductions préalables.34 Dans plusieurs de ses essais, Huston constate que sa langue d'adoption nest pas pour eile la langue de la memoire, ni surtout celle de l'intimite. Elle considére pourtant que cest sa pratique translingue de lecriture qui lui apermis de produire du discours intime par la creation dune distance émotionnelle salutaire :35 Le/V que j'employais dans mes essais, totalement nu et intime, sans protection aucune, était par ailleurs Tun des effets du savoir déraciné : en effet, cette impudeur était facilitée par l'emploi de la langue étrangěre, en partie parce que celle-ci netait pas (fantasmatiquement, du moins) comprise de mes parents, mais surtout parce quelle n etait justementpas, pour moi, de lbrdre de l'intime. Je pouvais y dire avec tranquil-lité, voire avec indifference, des choses qu'il meůt été impossible de reveler dans ma langue maternelle.36 33 Ce sont Les Variations Goldberg (Paris: Seuil, 1981), Histoire d'Omaya (Paris: Seuil, 1985) et Troisfoisseptembre (Paris: Seuil, 1989). 3 4 Pour une etude des avant-textes de Huston, voir Irene Fenoglio, 'Le Souci de la langue', dans Irene Fenoglio (ed.), LEcriture et le souci de la langue. Ecrivains, linguistes : temoignages et traces manuscrites (Louvain-la-neuve : Academia-Bruylant, 2007), 9-18. 35 Pour un panorama des etudes sur le multilinguisme et les emotions qui contient plusieurs references a des textes de Huston, voir Aneta Pavlenko, Emotions and Multilingualism (Cambridge : Cambridge University Press, 2005). 36 Nancy Huston, Ames et corps, textes choisis 1981-2003 (Aries: Actes Sud, 2004), 25. 78 ALAIN AUSONI Si on peut dire que l'exil volontaire de Huston constitue une forme'd exil libérateur', selon 1 expression de Milan Kun dera qui a popularise l'avis lucide et non-conformiste de Vera Linhartova sur la question,37 c est done avant tout en raison du changement de langue qu'il a entraíné. Loin de contre-venir á lesprit de vérité gouvernant le récit de vie, la distance linguistique qui séparé le récit de l'histoire peut favoriser la découverte de soi. Huston rejoint sur ce point lecrivain Ariel Dorfman qui, dans un essai sur lexpé-rience decrire sa vie partagée entre l'espagnol et l'anglais dans la seconde de ces langues settlement, suggěre que la difference linguistique ne fait que dévoiler le travail de traduction inherent á tout geste autobiographique : To unveil one's origins, to journey to where it all started, we may need to use a different tongue, create an alter ego and trust him with the furtive truth we have told no one. You can't journey to your origin without a translator of some sort by your side.38 Mais s'il peut étre un outil de décryptage, l'usage du fran^ais provoque aussi une metamorphose identitaire que Huston examine dansNordperdu (1999), un essai autobiographique qui fonctionne comme une sorte d'autoportrait de l'auteur en écrivain translingue. On peut comprendre Nord perdu comme une réponse aux sentiments de désorientation et de culpabilité que cette metamorphose provoque et comme un acte visant á retrouver le nord, voire le Grand Nord, par lecriture. La question centrále du texte, 'Qui suis-je en fran^ais ?' signále cette transformation et enclenche les reconfigurations majeures de l'identite narrative qu elle determine.39 L ecart linguistique visité par le récit rétrospectif est un écart ďidentité. Et c est pour apprivoiser cet écart que des jeux bilingues, des procédés auto-traductifs et des lectures voire des pastiches ďautres écrivains translingues célěbres occupent une place privilégiée dans l'ceuvre de Huston.40 37 Milan Kundera, Une Rencontre (Paris: Gallimard, 2009), 124. 38 Ariel Dorfman, 'Footnotes to a Double Life', dans Wendy Lesser (ed.), The Genius of Language (New-York : Pantheon Books, 2004), 206-17 (212). 39 Nancy Huston, Nord perdu (Aries: Actes Sud, 1999), 47. 40 Voir en particulier Nancy Huston, Tombeau de Romain Gary (Aries : Actes Sud, 1995) et Limb'es /Limbos. Un hommage a Samuel Beckett (Arles: Actes Sud, 1998). En d'autres mots : écriture translingue et autobiographic 79 On ne sera pas étonné de remarquer que Nord perdu figure en trěs bonne place parmi les textes littéraires dont se sont emparés les sociolin-guistes et les psycholinguistes qui s'interessent au bilinguisme et ä l'appren-tissage des langues secondes.41 Pour corroborer des résultats qui semblent prouver lexistence dune periodě critique pour l'acquisition des langues secondes, plusieurs etudes renvoient älexpérience de Huston, une bilingue tardive (c est-a-dire ayant acquis le fran^ais aprěs la pubertě) qui se range dans la catégorie des 'faux bilingues' malgré ses excellentes competences langagiěres.42 Plus que de renseigner sur les competences langagiěres que peuvent acquérir les bilingues tardifs et sur ce qui distingue leurs pratiques discursives de Celles des bilingues dits précoces, 1 essai autobiographique de Huston vise ä élucider les effets du défaut d'incorporation précoce de la langue seconde sur le sentiment ďidentité du sujet multilingue. Contrairement aux 'vrais bilingues', Huston n'a pas 'intégré dans sa chair [...] les berceuses, blagues, chuchotements, comptines, tables de multiplication, noms de départements, lectures de fond depuis les Fables de La Fontaine jusqu'aux Confessions de Rousseau', et c'est, selon eile, ce qui explique quelle tend ä ressentir letrangeté de sa deuxiěme langue et ä se voir comme un sujet different selon quelle communique dans l'une ou lautre de ses langues.43 Comment écrire une vie partagée entre deux langues si le choix de la langue decriture determine en partie le sentiment de soi ? Ne faudrait-il pas, ä chaque ligne, reconnaitre qubn laisse dans l'ombre le spectre de la personne qubn est dans l'autre langue ? Deux sections de Nord perdu (1999) sont ainsi consacrées ä ce que Huston appelle ses 'autres soi'. Non sans une certaine nostalgie, eile donne forme ä son sentiment d'avoir un double (un 'moi qui continue de vivre la-bas') en Amérique du Nord, tant ďannées aprěs son installation en France.44 Or Huston imagine que si son double se distingue nettement d'elle-meme, c'est avant tout par son usage de la parole et par les modulations de sa voix : 41 Voir par exemple Aneta Pavlenko, Bilingual Minds: Emotional Experience, Expression, and Representation (Clevedon : Multilingual Matters, 2006). 42 Huston, Nord perdu, 53-4. 43 Ibid., 62-3. 44 Ibid., 112. 8o ALAIN AUSONI C'est surtout 9a, c'est surtout que cette femme-la chante a tue-tete des chansons que moi j'ai perdues, oubliees, qui se fanent et s'effilochent dans ma memoire, ou que je n'ai pas apprises mais que j'aurais du apprendre, que j'aurais tant aime apprendre, la voix lui bouillonne dans le ventre puis lui vibre dans la poitrine et lui jaillit par la gorge, les paroles sont droles, debiles, desesperees... Or me void au pays des clavecins et des chateaux, enfermee du matin au soir dans le silence, tripotant inlassablement les mots sur un ecran gris...45 Les ecrivains translingues ne sont certes pas les seuls a se frotter a l'irreel du passe dans leurs recits de vie.46 Mais une modalite nouvelle semble se faire jour dans leurs textes. Le double de Huston differe delle-meme non pas parce qu'il aurait negocie autrement les carrefours importants de sa vie de femme, de mere ou d'ecrivain, mais bien parce qu'il parle anglais. Par ce contraste, Huston fait done du changement de langue lbperateur principal de levolution de sa personnalite. Tout comme Bianciotti, Huston constate que le changement de langue modifie la conscience de soi. Mais contrairement a l'Academicien qui voyait ce changement comme un revelateur de sa veritable personnalite et qui faisait du fran^ais la seule langue propice a lexpression de l'intimite de sa personne, Huston vante les bienfaits de lexperience du translinguisme sur la connaissance de soi. Et plutot que de recuperer les etapes dune conversion au franc^ais, Huston cherche par 1 ecriture de soi a creer les conditions de possibility dun positionnement existentiel dans lentre-deux langues. D'autres ecrivains, comme Vassilis Alexakis par exemple, livrent les recits dun pareil positionnement et ceuvrent pour la reconnaissance dune littera-ture qui secrit veritablement en langue etrangere. Dans les mots de Daniel Sibony, fin theoricien de l'entre-deux, on peut lire les autobiographies translingues de ces auteurs comme des tentatives deprouver, dans le jeu de leurs deux idiomes, ce qui releve 'dun travail de corrosion et de subtiles metamorphoses de l'un par l'autre et de soi par les deux'.47 45 Ibid., 115. 46 Voir Philippe Lejeune, 'L'irreel du passe', dans Les Brouillons de soi (Paris : Seuil, 1998), 71-102. 47 Daniel Sibony, Entre-deux. L'origine enpartage (Paris: Seuil, 1991), 305. En d'autres mots : écriture translingue et autobiographic 81 Transparences translingues Les deux categories esquissées jusqu'alors regroupent des écrivains translingues qui questionnent l'influence du choix du fran^ais ou dune langue seconde, respectivement, sur leur pratique littéraire. On proposera pour ŕlnir de considérer une troisiéme catégorie d'auteurs qui semblent ne pas faire cas de la špecifické de la pratique translingue de lecriture en fran^ais ni de ses effets sur lecriture de soi. Agota Krištof en fait partie, qu'une suite de hasards biographiques a conduite en territoire francophone. Née en 1935 en Hongrie, Krištof fut entrainée par son mari dans ľexil aprés la repression soviétique de 1956. Le couple et leur bébé de quatre mois pas-sérent par lAutriche avant d'etre dirigés vers la Suisse, ä Zurich d'abord, puis finalement ä Neuchätel. Aprés des années de travail en usine et des cours de fran^ais langue étrangére ä l'Université de Neuchätel, Krištof se mit ä écrire en fran^ais. Elle produisit principalement des pieces de theatre et de nombreuses pieces radiophoniques pour la Radio Suisse Romande avant de travailler pendant quatre ans ä la redaction d'un román, Le Grand Cahier (1986), qui connut un succés immédiat (il est aujourd'hui traduit dans une trentaine de langues) des sa parution aux Editions du Seuil. Depuis lors, Krištof se consacra entiérement ä lecriture et publia des nouvelles, des romans, du theatre et un texte autobiographique, ĽAnalphahéte (2004), qui tous disent avec un humour désabusé le deuil d'un pays et d'une langue, d'une vie en somme, quittée contre son gré. Dans son récit de vie, Krištof présente son adoption du fran^ais comme une fatalité avec laquelle elle a dú apprendre ä composer : 'cette langue je ne ľai pas choisie. Elle m'a été imposée par le sort, par le hasard, par les circonstances'.48 Nul doute que ľusage quotidien et utilitaire du fran^ais a bien constitué une nécessité pour Krištof, mais de nombreux auteurs n'ont-ils pas continue d'écrire dans leur langue maternelle aprés ľexil ? II n en a pas été ainsi pour Krištof qui, merne si elle avait publié quelques poémes dans sa langue maternelle, n etait pas un écrivain hongrois reconnu au moment de son changement de langue. Contrairement ä Kundera, par exemple, qui 48 Agota Krištof, ĽAnalphahéte (Genéve : Zoé, 2004), 54. 82 ALAIN AUSONI jouissait dune reconnaissance internationale lui permettant de continuer ä ecrire en tcheque apres son arrivee en France, eile ne pouvait compter ni sur des lecteurs fideles ni sur l'aide d'un editeur. Des notes manuscrites laissees par Kristof sur certains avant-textes indiquent en outre quelle ne pensait pas pouvoir se faire une place dans la litterature hongroise forte-ment politisee des annees 1970 et que, selon eile, lecriture en hongrois ne lui aurait pas permis de rencontrer un public international par la traduction.49 Finalement, Kristof a parle plusieurs fois de son impossibilite personnelle de separer sa langue de vie de sa langue decriture puisque sa pratique litteraire s'ancre dans le quotidien et le prolonge.50 Les circonstances de son exil force et la necessite de faire ceuvre litteraire dans sa langue seconde pour esperer exister comme ecrivain fondent son rapport conflictuel avec la langue franchise, contre laquelle Kristof dit avoir ete contrainte de s engager dans un combat sans fin : C'est ainsi qu a 1 age de vingt et un ans, ä mon arrivee en Suisse, et tout ä fait par hasard dans une ville oü l'on parle le francais, j'affronte une langue pour moi totale-ment inconnue. C est ici que commence ma lutte pour conquerir cette langue, une lutte longue et acharnee qui durera toute ma vie. [...] Je parle le francais depuis plus de trente ans, je 1 ecris depuis vingt ans, mais je ne le connais toujours pas. Je ne le parle pas sans fautes, et je ne peux 1 ecrire qu'avec l'aide de dictionnaires frequemment consultes. [...] C'est pour cette raison que j'appelle la langue francaise une langue ennemie, eile aussi. Ii y a encore une autre raison, et c'est la plus grave : cette langue est en train de tuer ma langue maternelle.51 Comme Conrad qui affirmait devoir trimer tel un mineur dans son puits pour sortir des phrases anglaises dune nuit noire,52 Kristof documente sa lutte avec sa langue seconde. Mais alors que lecrivain anglophone recuperait 49 Voir le Fonds Agota Kristof des Archives litteraires suisses, carton 12, UAnalphabete, A-3-32/10. 50 Voir par exemple le portrait d'Agota Kristof par Claire Devarrieux : 'Qui a pendu le chat ?', dans Agota Kristof: Romans, Nouvelles, Theatre complet (Paris: Seuil, 2011), 1025-6. 51 Kristof, UAnalphabete, 23-4, je souligne. 52 Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, Vol. 4, 1908-1911, ed. par Frederick R. Karl et Laurence Davies (Cambridge : Cambridge University Press, 1990), 114. En d'autres mots : écriture translingue et autobiographic 83 son sentiment ďavoir été adopté et fa^onné par la langue anglaise, Krištof ne témoigne pas ďun semblable attachement au fran^ais, ni ne lui confere un tel pouvoir transformateur. Dans toutes ses prises de position, au contraire, elle a tenu ä relativiser l'influence du changement de langue sur s a pratique littéraire et en particulier sur son style : Je ne pense pas que le frangais modifie quoi que ce soit. Je m'imagine qu'en hongrois j'aurais fini par écrire de la merne maniere, parce que c'est celle-ci qui me convient et quelle est la seule qui me convienne. Non, le frangais n'a rien ä voir. Si je metais retrouvée en Suisse allemande, j'aurais commence ä écrire en allemand, et sans doute de la merne fagon.53 Que la littérature transcende en quelque sorte la langue, voila. bien la conviction que Krištof oppose aux théoriciens de la relativite linguistique. Et quant ä ľécriture de soi, qu on chausse les lunettes de la langue franchise ou celles de toute autre langue, c'est toujours la merne ligne de vie qui reste ä retracer. Hormis les connotations politiques, voire révolutionnaires, qui caractérisent leurs conceptions littéraires respectives, on peut rapprocher le projet de Krištof de celui de Kafka (tel que Font compris Gilles Deleuze et Felix Guattari) ou,54 plus récemment, de celui d'Antoine Volodine : On peut dire que dés ľorigine mes romans ont été étrangers ä la realite littéraire frangaise. lis forment un objet littéraire publié en langue frangaise, mais pensé en une langue extérieure au frangais, indistincte quant ä sa nationalité. Une langue non rattachée ä une aire géographique déterminée, et clairement etrangére', puisqu'elle ne véhicule pas la culture et les traditions du monde frangais ou francophone.55 Comme Volodine, et contrairement ä Bianciotti et Huston, Krištof semble bien considérer que les langues nationales nbnt pas partie liée avec ľidentité. Cela explique sa confiance dans la traduction (ľune des seules influences littéraires quelle reconnaisse étant ľceuvre de Thomas Bernhard quelle a 53 Interview d'Agota Krištof dans Alexandra Kroh, ĽAventure du bilinguisme (Paris: ĽHarmattan, 2000), 103. 54 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kajka :pour une littérature mineure (Paris: Minuit, I975)- 55 Antoine Volodine, 'Écrire en frangais une littérature etrangére', Chao'id 6 (2002), 52-8 (33). 84 ALAIN AUSONI lue en fran^ais) et dans la transparence de la pratique translingue de lecri-ture de soi. Au terme de ce brefparcours, on aura entrevu la diversite de lecriture translingue de soi. Comme Kristof, on peut faire du combat avec une nou-velle langue l'affaire dune vie, sans pour autant considerer que la pratique translingue de lecriture modifie la conscience de soi. Et comme Huston et Bianciotti, on peut se trouver dans lentre-deux langues ou se realiser en fran^ais. Mais on aura surtout retenu que le changement de langue marque la vie de nombreux ecrivains contemporains. Et si ecrire sa vie c est aussi trouver ses marques, on ne risque pas grand chose a parier sur le bel avenir de l'autobiographie translingue.