HISTOIRE GENERALE DES CIVILISATIONS COLLECTION PUBLIEE SOUS LA DIRECTION DE MAURICE CROUZET LE XVIII6 SIECLE L'epoque des « Lumieres » (1715-1815) par Roland MOUSNIER et Ernest LABROUSSE Professeurs ä la Sorbonne avec la collaboration de Marc BOULOISEAU Docteur es Lettres Le XVIII0 siecle prepare et annonce le monde contemporain : les sciences so developpent prodigieusement, de nouvelles conceptions du monde s'edifient, la revolution industrielle atteint le continent. L'äge de la technique commence. L'Europe poursuit l'occupation et la transformation du monde, mais dejä les puissances europäennes se combattent sur tous les continents. Les Etats-Unis d'Amerique se d£tachent de la metropole et torment une nouvelle nation, concurrente de la vieille Europe. L'6volution de tout le siecle conduit ä une Revolution. Les nouvelles unites de compte du monde moderne apparaissent : le million d'hommes, le milliard de francs. « C'est bien du X V111e siecle que nous sommes les descendants directs. » Jaquette illustree : Globe uerostatique de MM. Charles el Robert, an moment dp. Ip.ur depart dtt Jardin des Tuileries le leT decembre 1783. (Cabinet des Estampes.) Cliche B.N. PRESSES UNIVERSITÄRES DE FRANCE HISTOIRE GENERALE DES CIVILISATIONS PRESSES U N I V E R S I T A I R E S DE FRANCE .„«Ol. jiřiny HI STO I RE GENERALE DES VILISATIONS / L E V I I I E I ECLE HISTOIRE GENERALE DES CIVILISATIONS COLLECTION PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE MAURICE CROUZET 1. LORIENT ET LA GRĚCE ANTIQUE par André AYMARD, Doyen de la Facultě des Lettres et Sciences humaines de Paris et Jeannine AUBOYER, Conservateur au Musée Guimet 2. ROME ET SON EMPIRE par André AYMARD et Jeannine AUBOYER LE MOYEN AGE ^expansion de rOrient et la naissance de la civilisation occidentale par Edouard PERROY, Professeur á la Sorbonne LES XVIe ET XVIIe SIECLES Les progres de la civilisation européenne et le déclin de 1'Orient (1492-1715) par Roland MOUSNIER, Professeur ä la Sorbonne LE XVIII6 SIĚCLE L'epoque des « Lumiěres » (1715-1815) par Roland MOUSNIER et Ernest LABROUSSE Professeurs ě la Sorbonne 6. LE XIXe SIĚCLE L'apogee de 1'expansion européenne (1815-1914) par Robert SCHNERB, Professeur honoraire de Premiére Supěrieure L'EPOQUE CONTEMPORAINE A la recherche ďune civilisation nouvelle par Maurice CROUZET, Inspecteur general de l'lnstruction publique PRESSES UNIVERSITÄRES DE FRANCE 570 LE XVIII* SIEGLE TABLE DES MAXIERES 571 Pages Chapitke II. — L'Amerique eapagnole.......................................... 301 La situation au lendemain du traitß d'Utrecht. — L'empire espagnol de 1713 ä 1759. — L'epoque de Charles III. Chapitre III. — « Les Heg »................................................ 312 Chapitke IV. — L'Amerique du Nord £rancaise et anglaisc jusqu'en 1763 .......... 314 Pays et indigenes. — Colonies francaises. — Colonies anglaises. — Le peuplement jusqu*en 1763. — La lutte entre Franc,ai3 et Anglais. Chapitre V. — L'independance des colonies anglaises d'Amerique (1763-1783)...... 325 Le:peuple americain. — L'impcrialiame anglais et la resistance. — La guerre d'lndependance. Chapitre VI. — L'EvoIution du Canada (1763-1791) et la formation des Etats-Unis d'Amerique (1783-1789) ................................................... 332 Canada et Acadie. — Etats-Unis. — Les nouvelles Constitutions. — L1 impuissau.ee du Congres. — La Constitution de 1787. — Etats-Unis et Europe. DEUXIEME PARTIE LA SOCIETY DU XVffle SlfcCLE DEVAJNT LA REVOLUTION LIVRE PREMIER LA REVOLUTION FRANCAISE ET LES CONSOLIDATIONS NAPOLEONIENNES Chapitre? Premier. — Forces de la Revolution.................................. 345 I. — Forces naturelles...............................,.................... 345 1) Les villes. — Poussee demographique et hausse generale des prix. — Objectifs de la bourgeoisie « eclairee ». — Obstacles. — Proletariat et semi-prol6tariat. — La ville contre les privileges nobiliaires. — Puissance de l'Eglise....................... 345 2) Les campagnes. — Paysans proprietaires. — Fermiers et metayers. — Capitalisme foncier et producteur. — Misere du proletariat rural................................................... 353 3) La crise Öconornique de 1789. — Mauvaises recoltes et hausse des prix agricoles. — Effondrement de la production industrielle et chömage. — Consequences politiques et sociales............ 357 IL — L*outillagc revolutionnaire............................................ 362 Assemblies. Clubs. Journaux. — Armee et garde nationale. III. — Victoire de la Revolution............................................ 366 Victoire du Tiers ä 1*Assembled. — Victoire du peuple parisien. — Revolte des provinces. — Victoire sur la bourgeoisie conservatrice. Pages Chapitre II. — Le temps des Institutions : la Revolution Constituante (1789-1791) 369 I. — Les Institutions politiques............................................ 369 1) Vabolition de la feodalite. — La revolution paysanne. — La nuit du 4 aoüt. — La conquete de Tegalitg. Les decrets des 4-11 aoüt 1789. — Le raebat des droits feodaux. ■— Les autres mesures ggalitaires de la Constituante........................................ 369 2) Les droits de Vhomme. — Lc vote de la Declaration. — L'ggalite civile, — Les libertes. — La souverainetö. — Le veto royal......... 377 3) Le pouvoir bourgeois : cssai d'urae demoeratie censitaire. — Citoyens actifs et passifs. — Cens d'eligibilite. — Marc d'argent. — Reorganisation administrative et judiciaire. — Clerge et constitution civile............................................. 383 II. — Les Institutions öconomiques.......................................... 387 Laissez-faire, laissez-p asser. 1) Le laissez-faire ou Vabolition du monopole. — Les corporations et la nuit du 4 aoüt. — La suppression des jurandes et rnaitrises. — La loi Le Chapelier. — L'abolition des privileges des compagnies commerciales. — Suppression des monopoles des compagnies minieres. — Libre culture et libre cloture. — Les communaux. 390 2) Le laissez-passer ou la suppression de VimpÖt de consummation. — La libre circulation interieure................................. 398 3) Esquisse d'une redistribution des richesses. — Nationalisation des biens d'Eglise. — L'assignat et la vente des biens de premiere origine. Les contributions et les charges sociales..................... 399 Chapitre III. —Le temps des anticipations :1a Revolution conventionnelle (1792-1795) . 405 I. — Forces de mouvement................................................ 405 1) Le double danger. — cc Emotion nationale » et«traitres» emigres. — Le K traitre 11 La Fayette. « Traitres de rinterieur ». —■ Le « traitre» Louis. — Vendeena a separatestes ». — « Emotion Bocialc » : inflation, hausse des prix. — Chef d'orchestre. : la miscre.................................................. 405 2) Voutillage revolutionnaire. — Societes populaires. Comites revohi- tionnaires. Journaux. — Fetes civiques. — Demoeratie et dictature :« Le despotisme de la liberto »................... 413 3) Victoire du mouvement. — Mots d'ordres couples, la Terreur. — Les signes de faihlesse.................................... 417 4) Lapeur bourgeoise. — La reaction politique, economique et sociale. 419 II. — Les anticipations politiques.......................................... 420 La Declaration de 1793. — Suffrage universel et gouvernement d'Assemblee. — Etre supreme, separation de l'Eglise et de l'Etat. III. — Les anticipations economiques et sociales............................... 423 Melange de durable et d'ephemere. — Suppression des redevances feodales. — Transfert de propricte^. Vente des biens des emigres. — Economie collective. — Republique sociale. — Essais de legislation sociale. — L'ephemere et prophetique An II. 358 REVOLUTION FRANCAISE ET CONSOLIDATIONS NAPOLEONIENNES FORCES DE LA REVOLUTION 359 des villes et des campagnes, contre la vieille société féodale et contre l'Etat qui la soutient. Tel est, du moins, le sentiment general, dont I'etude géographique serait á faire. Les villes apparaitraient dans 1'ensemble relativement plus cohérentes que les campagnes, oú l'isolement, la dépendance économique vis-á-vis du propriétaire foncier, le contact personnel et local du noble et du prétre entravent parfois la prise de conscience de 1'antagonisme. 3. La crise économique de 1789 Cette « prosperitě » du xvme siěcle nous apparait done Mauvaises récoltts comme une prospérité de classe, n'interessant que les zones et Hausse dp.it prix . . , , . „ „ ogricoles supérieures de la societě. Elle s'interrompt vers les debuts du regne de Louis XVI. Jamais, au reste, eile n'avait eu un caractěre regulier et continu. Alors comme aujourd'hui, des crises périodiques, que venaient parfois compliquer des guerres ä blocus, suspendaient brutalement les affaires. Mais le mal ne durait qu'un temps, et les années favorablcs l'emportaient de beaucoup sur les autres. De la derniexe crise en date, celle de 1770 — entendons par la tout un ensemble de crises regionales groupées autour de cette année — 1'économie francaise ne s'etait encore pas complětement remise. Un temps anormal de depression commence ä partir de 1776-1777, s'aggrave durant la guerre d'Amerique, persiste dans une large mesure aprěs. Le textile, qui a souffert d'une premiere famine de coton pendant le blocus anglais, souffre ensuite d'une famine de laine due ä la terrible crise fourragěre de 1785. Et la concurrence des manufactures d'outre-Mancbe complique encore la situation aprěs le traité de commerce de 1786. De son coté, le profit viticole — type du profit rural populaire — recule ou s'effondre depuis 1777, pendant une douzaine ďannées. II y a cependant des secteurs abrités : tel le commerce des produits coloniaux — qui justement n'interessent guěre la main-d'eeuvre francaise. Tel aussi le large sectcur dubätiment. Ce n'est pas á proprement parier une crise aigue et generale, ä la maniěre des crises cycliques, mais une sorte de langueur persistante. La crise cyclique de 1789 survient ainsi dans une économie déjá minée. Cetle crise de la fin présentc les symptámes classiques de 1'époque : crise de sous-production agricole au cours du premier temps, eile dégéněre trěs vite en crise de sous-consommation industrielle, aceumulant les catastrophes sociales. L'orageuse année 1788 avait empörte dans la grčle et l'ouragan une grande partie de la récolte. II ne restait déjá que peu de Stocks. La «liberation » du commerce extérieur des grains par Calonne et Brienne, l'annee d'avant, n'etait pas restée lettre inorte : sliniulée par le regime le plus favorable qu'elie ait connu, l'exportation des grains dépasse, děs 1787, de 4 fois la normale ; et de 6 fois en 1788, malgré les mesures restrictives de Necker. Les médiocres moyens de transport n'ont sans doute laissé sortir que de faibles quantités absolues. C'en sera assez, cependant, pour alarmer et indigner rétrospectivement l'opinion. De plus, la récolte de 1789 s'annonce mal dans la plupart des regions et répond ensuite aux apparences. Le coút de la vie monte brutalement. Le setier de froment passe de 22 1. 10 s. en 1787, á 34 1. 12 s. en 1789. La hausse atteint ainsi 50 %. Encore ne s'agit-il la que de prix moyens annuels. La poussée est naturellement tres supérieure durant les mois de soudure : en mai-juillet 89, et en avril-juin 90. La plus grande céréale populaire, le seigle, monte alors d'environ 100 %. Les legumes, le vin, dont les récoltes ont été également mauvaises, sont entrainés dans la hausse. Loin de monter, le salaire rural tend plutôt ä fléchir. Le taux n'augmente pas, ľemploi se fait plus rare : une multitude de petits exploitants, plus dépourvus encore de subsistance qu'en temps normal, disputent leur emploi aux joumahers. Le groupe des exploitants-vendeurs est lui-méme gôné, ne disposant que d'un faible excédent négociable, et perdant plus sur les quantités qu'il ne gagne sur les prix. Les defenses en pain, dont on sait qu'elles représentent d'ordinaire ä peu prés la moitié des dépenses familiales du manouvrier, absorbent alors théorique-ment, les trois quarts ä la totalite de son budget — dans ľhypothésc optimiste d'un salaire maintenu. Le pouvoir d'achat des campagnes se contracte ainsi brusquement. Et de méme, dans les villes, celui des consommateurs populaires. La crise de sous-production agricole se double alors, Effondremem comme e'est la regie dans ľéconomie de ľancien type, de U producúonjndustrme ^ de sous.con60mmation industries. Une fois de plus, le marché des céréales aura été la « boussole », le « thermometre des fabriques » dont parle si souvent ľinspection des manufactures. Des le debut de 1788, les difficultés du textile prennent des proportions alarmantes. On a déjä parlé du haut prix des matiéres premieres et du traité de commerce avec l'Angleterre. La situation s'aggrave considérablemcnt en cours ďannée, une fois la catastrophe agricole survenue. Tous les grands centres textiles sont frappés, de la Normandie á la Champagne, dc la drapérie du Nord á la « grande fabrique » de Lyon. La production s'effondre de moitié, révélant un effondrement analogue de ľemploi. En méme temps d'ailleurs, le taux du salaire flechit. La crise gagne les autres industries, de base ou de luxe, le bätiment comme l'ameublement. Le faubourg Saint-Antoine ne travaille plus : e'est dans un milieu ďouvriers en chômage assailli sur les deux fronts du salaire et des prix, qu'éclate ľémeute Réveillon : le profit naturellement disparaít. Les faillites s'accumulent. Sur la grande place commerciale de Rouen, une des plus importantes du royaume, leur passif quintuple. Les commotions politiques qui se succedent á partir de 1789 ne feront que compliquer les choses. La tension du marché des grains et la crise générale persis-teront jusqu'aux approches de la bonne récoltc de 1790. 360 REVOLUTION FRANCAISE ET CONSOLIDATIONS NAPOLÉONIENNES FORCES DE LA REVOLUTION 361 Alors apparaitront les symptömes classiques de la liquidation : le prix des grains tombera, en meme temps que s'eleveront fortement les quantites nego-ciables aux mains des paysans ; le pouvoir d'achat des campagnea et des villes se retablira, 1'industrie retrouvera ses debouches interieurs. L'euphorie des debuts d'inflation fera pluä douce la renaissance. Un precaire equilibre reviendra qui durera presque jusqu'ä la fin de la Constituante. Le lent deplacement de richesse opere sous le regne de Louis XV avait aggrave les antagonismes de classes. Les difiicultes economiques du regne de Louis XVI, et surtout la crise de 1789 qui les symbolise brutalement aux yeux de la nation, vont exasperer ces antagonismes et ouvrir un conflit aigu. La crise economique degenere en crise politique et sociale. Bien entendu, chacun accuse le gouvernement de ses Consequences politiques j« ■ n . . . et sociales deboires. Fatrons, ouvners, producteurs, consommateurs, ont une conception de la crise beaucoup plus anthropo- morphique qu'economique. Son mecanisme abstrait leur echappe. L'inspection des manufactures interroge les patrons sur l'ecroulement. Les uns incriminent le regime reglementaire, d'autres « cette meurtriere Compagnie des Indes qui a toujours ses magasins plutot ä Londres et ä Amsterdam qu'ä Lorient » ; certains, l'autorisation donnee aux Etats-Unis d'approvisionner nos possessions coloniales. Ou meme l'ordonnance qui defend les bas de soie aux militaires ! Ou encore, imputation beaucoup plus serieusc, la cherte des laines. Le plus grand nombre met en cause le recent traits de commerce avee l'Angleterre. C'est d'ailleurs l'avis du Controle general lui-meme. Peu importe, naturellement, le bien-fonde de ces imputations. Seul compte ici l'etat d'esprit des interesses. Pour rimmense majorite, la responsabilite du grand sinistre economique incombe au ministere ou aux institutions. Les classes populaires voient les choses plus simplement encore. Elles accusent sans doute — dejä — « les mecaniques » du chömage industriel. Mais dans les villes comme dans les campagnes, c'est surtout la crise des subsistances, la furieuse poussee de vie chore qui angoisse et qui revolte. Belle occasion de remettre en cause toute la politique agricole du regime. Pourquoi avoir encourage les prairies artificielles au detriment des cereales ? Pourquoi avoir laisse le vignoble gagner sur les labours ? L'agriculture ne peut d'ailleurs vivre avec une fiscalite aussi lourde ; griefs millenaires, sans doute, mais que la crise reveille et semble justificr. Voilä pour les responsabihtes lointaines. Les rcsponsabijitcs proches ne sont pas moins evidentes. Pourquoi tant de ble est-il sorti du royaume? Pourquoi a-t-on permis si longtemps l'exportation ? Dans l'opinion pubbque la disette n'est d'ailleurs qu'un pretexte. On n'y croit pas — Arthur Young non plus ; ou l'on pense que des interesses I'exagerent ä dessein. Le mythe de l'agiotage obsede tous les esprits, d'un agiotage que les pouvoirs publics orga- nisent ou, tout au moins, tolcrent: ne refusent-ils pa9 d'intervenir sur le inarcho, de contraindre les prix, d'appliquer le grand remede populaire de la taxation ? Ainsi se compromettent oificiers municipaux, subdelegues et intendants, autour desquels crepitent deja les etincelles des revolutions municipales. De plus, dans cette crise agricole, les campagnes ont leurs griefs particuliers. Meme chez les cultivateurs qui disposent babituellement d'un reliquat negociable, le produit net se trouve ramene a peu ou a ricn : le prelevement fixe de la semence, le prelevement a peu pres fixe de la consommation domestique auront parfois absorbe la recolte, et, de toute facon, pesent d'un poids beaucoup plus lourd sur la mauvaise annee. Or les droits seigneuriaux et les dimes ne sont pas assis sur le produit net mais sur le produit brut. Tel, qui n'a pas meme recolte « sa vie », et, de vendeur, se voit transforms en ache leur, doit cependant les droits sur le volume brut de sa moisson. II devra racheter pour sa subsistance famiUale, et a quel prix, les quantites prelevees par le noble et l'ecclesiastique. Ainsi la crise economique de 1789, frappant les villes et les campagnes, le negociant et le laboureur, la masse du menu peuple des artisans et des salaries, coalise, synchronise, exalte les mecontentements. Elle affecte, comme d'un coefficient, les antagonismes de classe, developpes et aggraves au cours du siecle. Appropriee par les mentabtes sociales nees des antiques structures et travaillees par ces antagonismes, elle devient elle aussi une force de l'histoire, un facteur soudain de subversion politique. Elle persiste d'ailleurs jusqu'au milieu de 1790. Si bien que, loin d'epuiser ses effets avec les premiers evenements rdvolutionnaires, elle maintient longtemps les foules sous pression. Bourgeoisie et proletariat apparaissent done comme les elements moteurs de la Bévolution. Le role directeur revient ä la premiere, sans d'ailleurs qu'elle fasse bloc, beaucoup des siens subissant encore l'influence idéologique des autres ordres, ou s'abstenant de ehoisir. Ses objectifs, plus ou moins conscients, et que les evenements ont vite fait de dégager, sont incompatibles avec le maintien du regime. Peu importe que — théoriquement — les ordres privilégiés aspirent á certaines Ubertés individuelles et pubbques, ou renoncent ä leurs exemptions fiscales. On les verra au pied du mur, durant toute la Constituante. Mais, sous des formes d'ailleurs trěs variables, la bourgeoisie aspire aussi ä la souveraineté pobtique, partagée avec le roi. Elle invoque la loi du nombre, qui ne peut, finale-ment, qu'assurer son triomphe. Avant tout, par-dessus tout, eile veut 1'égalité civile. Libertés, souveraineté ont sans doute leurs vertus propres : elles serviront aussi ä obtenir et á garantir 1'égalité. Le veritable probléme est 1'avěnement ďune société nouvelle, de la société Sans ordres de la bourgeoisie. Les buts sont révolutionnaires. Non pas, encore, les moyens. Les hommes du nouveau regime 362 REVOLUTION FRANCHISE ET CONSOLIDATIONS NAP0LÉON1ENNES FORCES DE LA REVOLUTION 363 demandent ä l'ancien de se sacrifier lui-méme, ďopérer ou de subirpacifiquement sa propre reforme. Ce programme n'est pas indifferent aux classes populaires, qui y ajoutent leurs revendications propres, formulées dans les cahicrs de paroisse et les petitions ou révélées par les troubles : abolition de la et féodalité » et des droits seigneuriaux lutte contre la vie chěre par l'abolition des impóts de consommation et le contröle du marché des grains, protection de la petite proprietě paysanne contre la grande proprietě fonciěre. Aucune de ces revendications ne compromet fondamentalement Pintérét bourgeois. Sur un certain nombre de points, l'aecord sera possible. II. — L'OUTILLAGE REVOLUTIONNAIRE La Revolution ne laisse pas á 1'état brut ces immenses forces naturelles. Spontanément, děs que tombe l'illusion paeifique et que la lutte s'engage, elle les capte. Partout surgissent, de 1789 a 1791, des conseils bourgeois plus ou moins melanges ďéléments d'ancien regime, plus ou moins sensibles á la pression des classes populaires : comités, municipalités, assemhlées, clubs. Ces conseils, la presse, la garde nationale, les federations, apparaissent finalement, dans la diversité hésitante de leurs tendances, comme aHtant d'organes propagateurs et accélérateurs de la Revolution. La creation des diverses pieces de cet outillage est simulta- ö Conseils bourgeois J> * • j- ■ *t_i r< t*.i ~ t - . t clubs jourrmux nee' mdivisiMe. Comites et rnunieipantes, tendant souvent, sous des formes multiples, ä la Federation, exercent le pou-voir local ä partir de juillet 1789. Une foule de municipalités constitutionnelle-ment élues en 1790, dépassent leur röle, sous la pression des assemblées populaires permanentes. Ces assemblées sont nées dans les grandes villes en měme temps que le nouveau pouvoir municipal de juillet. Leur extension a été considerable. Elles peuvent étre de tonte dimension — de quartier, de ville, de bourg — et de tonte opinion. En fait, seule FAssemblée révolutionnaire prospěre et joue un röle. Voici par exemple le club, en cOTrespondance avec les autres clubs, donnant et répereutant les mots d'ordre. II rédige des petitions collectives, afEche ses decisions. II intervient dans la vie administrative, mande ä sa barre les fonctionnaires publics, couvre les patriotes, s'oppose, aprěs les troubles, aux procedures de repression, dénonce les contre-révolutionnaires, surveille les audiences de justice par ses representanta pour lesquels il reclame des places réservées, s'oppose ä 1'exécution de certains actes de la puissance publique jugés néfastes ä la Revolution, designe des charges de mission, partieipe en corps aux ceremonies officielles. Les soldats de tous grades peuvent assister ä ses séances. II correspond d'ailleurs avec l'armee ct s'immisce dans les affaires de discipline. Distribuant le bläme et 1'éloge, en liaison avec tous les nouveaux cadres, le club contröle la pensée et la vie politique. Mieux : il les oriente, il en presse le cours ; et cela, par exemple, du club breton primitif, ne lors de la querelle des trois ordres, aux 152 clubs jacobins de 1790. L'institution differe evidemment selon le lieu et selon l'epoque. Mais, en gros, le club est ä la fois « section » locale du parti local de la Revolution et pouvoir public officieux — souvent d'ailleurs en conflit, ä ce dernier titre, avec les autorites regulieres et avec l'Assemblee clle-möme qui vote contre lui des textes inoperants. Apres avoir brave la vieille administration royale, l'elite revolutionnaire, groupee dans le club, accepte la lutte avec les nouveaux pouvoirs. De toutes facons, elle guide l'opinion et exploite au mieux la situation politique et sociale. La presse — journaux, affiches, pamphlets — joue de son cöte un röle analogue. Libre, en fait, des mai-juin 1789, elle peut etre theoriquement, comme le club, aristocrate ou patriote. L'aristocratic, qui a ses homines de plume, se defend mieux sur ce terrain. Mais, comme tout ä l'heure, e'est surtout 1'organe revolutionnaire qui foisonne, prenant apres le 14 juillet un immense essor. La presse extreme — tel VAmi du Peuple, de Marat, fonde en septembre 1789 — qui denonce les personnes et preche la desobeissance aux lois, a un succes d'adhesion confuse ou de scandale. Elle intimide ou epouvante aristocrates et moderes. Bon gre, mal gre, la nouvelle litterature politique assure la propagation des mots d'ordre « accelerateurs », soit qu'clle les adopte, soit qu'elle s'en indigne. Comme le club, elle penetre la province et l'armee. L'armee, que les evenements revolutionnaires decomposent et recomposent. Le corps des omeiers, ä predominance noble, fait caste. Les hommes ont des reflexes tiers etat. Une partie n'est pas casernee, mais logee chez Fhabitant — chez le bourgeois. Des juin-juillet 1789, l'atmosphere revolutionnaire les gagne. D'autant qu'ils souffrent, eux aussi, de la vie chere et croient comme tout le monde aux acca-pareurs et ä la complieite de la haute administration. L'opposition s'aggrave apres la victoire populaire. Soldats et cadres subalternes ne resistent pas äl'ideolo-gie revolutionnaire triomphante et ä l'at.traction de cette egalite civile qui leur apporte comme une promesse d'avancement. La noblesse d'epee devient de plus en plus suspecte — comme l'ordre tout entier, avec lequel, aux yeux de la masse, elle ne fait qu'un. Les officiers qui emigrent achevent de deconsiderer ceux qui restent. Les actes d'indiscipline se multiplient. En face de la vieille armee d'ancien regime, une armee nouvelle se constitue, force de la Revolution : la rnilice bourgeoise, qui deviendra la garde nationale groupant trois milüons de citoyens. Comme les villes et les clubs, eile etablit des contacts, de localite ä localite. Sa composition et ses tendances politiques differeront evidemment selon le milieu social ou elle recrute. Les elements « accelerateurs » y tiendront une place variable : leur influence, pcut-etre plus que proportionnelle ä leur nombre, y sera importante, notamment dans les quartiers populaires des grandes villes et les eampagnes. D« toute facon, la garde nationale, c'est-ä-dire la Revolu- Arméc et garde nationale