Cent quatre-vingt-douze C est la tempete depuis pres d une semaine. Le vent defigure les arbres et souleve la neige a mesure qu elle tombe. On ne sait plus si les flocons arrivent du ciel ou montent du sol. Je n'ai pratiquement pas bouge de mon lit durant les derniers jours. Le matin, je frictionne mes jambes, execute quelques exercices, puis me recouche. II ny a rien dautre a faire. Le toit coule toujours. On ne met pas de neige a fondre sur le poele. On recupere directement leau de la fuite. Elle est claire, mais elle a un gout etrange. On dirait quelle a pris la saveur du bois quelle a traverse. Matthias cuisine sans cesse. Comme s'il tentait de com-bler le vide en preparant de quoi remplir nos estomacs. Aujourd'hui encore, il a fait du pain noir. Mais cette fois, il a ajoute de la viande, des fruits seches et une bonne dose de graisse. Tout est sur le poele depuis la matinee et Matthias nourrit minutieusement le feu pour ne pas brusquer la cuis-son lente de ses petites briques de pain noir a la viande. Ce n est pas du pain noir, c'est du pemmican, ce n est pas la meme chose, precise-til. Quand il depose enfin ses briques de pemmican sur la table, Matthias semble particulierement satisfait. On peut survivre longtemps avec du pemmican, reprend-il, quelques bouchees equivalent a un repas. C est ce que les explorateurs emportaient, quand ils remontaient les rivieres. 150 Dehors, la tempete gronde et donne des coups de hanche sur la veranda. Elle tourbillonne dans la cheminee et fouette la neige autour. Elle frappe a la fenetre. Elle rugit. Et nous regardons ce spectacle avec une indifference calculee. Sou-dain, on entend un eclat de voix. Quelqu'un parle de l'autre cote de la porte. Matthias ouvre, intrigue. C'est Jonas. II entre en secouant la neige sur ses epaules et tire la chaise a bascule pour s'asseoir pres du poele. 11 agite ses mains et les tend vers la chaleur. II reste comme ca pendant de lon-gues minutes. Comme nos ancetres Font fait, pendant des milliers d'annees. Quand Jonas se retourne vers nous en bougeant peniblement les doigts, les glacons dans sa barbe fondent tranquillement et son manteau turquoise est relui-sant. II ouvre la bouche pour parler, mais son idee semble lui echapper car il reste muet encore un moment, hypnotise par les gouttes d'eau qui tombent du plafond et qui atterrissent dans le seau. II fait froid, finit-il par dire. Et la neige, la neige n'arrete pas. Vous avez bien fait de mettre des renforts, on ne sait jamais. J'ai entendu dire qu un peu plus haut, en foret, il y aurait deux fois plus de neige encore. Deux fois plus de neige, vous y pensez ? Matthias hausse les sourcils, moi j essaie d'imaginer le camp de mes oncles sous quatre metres de neige. Cest quoi, ca ? demande Jonas en montrant le pemmican sur la table. Matthias l'invite a se servir. Jonas prend une brique de pemmican, la soupese et croque dedans avec les dents qui lui restent. Cest une bonne tempete, poursuit-il, la bouche pleine, une bonne tempete. Mais on en a vu d'autres. Chaque hiver, il y a des tempetes. Cest comme ca. Qa n'arrete rien. Qa n'arrete 151 personne, les tempetes. La preuve, ils sont partis quand 9a commen^ait. Qui est parti ? lui demande Matthias promptement. Jonas arrete de mastiquer un instant. Jude, Jean, Jose et les autres. Avec le minibus ? Oui, avec le minibus, vous auriez du voir 9a, cet engin, 9a flottait sur la neige, on aurait dit, on aurait dit un bateau, une arche, comme dans la Bible, juste avant que s'ouvrent les ecluses du ciel. Le visage de Matthias s obscurcit. Ils sont alles en ville ? Je ne sais pas. Ils sont partis, ils sont partis chercher de la nourriture, de l'essence et des medicaments, surtout, pour ceux qui n'arrivent pas a se relever de la grippe. Je les ai croises juste avant qu'ils partem. On etait les seuls dehors a cause du vent qui soufflait. Je leur ai demande si je pouvais monter avec eux. Pour aller vendre mes bouteilles vides. Ils ont dit oui, mais la prochaine fois. J ai insiste parce que je n'ai pas peur des tempetes. Ils m'ont explique qu'ils etaient deja nombreux et qu'ils n'en avaient pas pour longtemps. Alors je suis retourne chez moi avant de prendre froid. De toute fa9on, ils seront de retour bientot et je ferai partie de la prochaine, de la prochaine expedition. Ils sont partis depuis combien de temps ? s'informe Matthias, decontenance. Je ne sais plus, repond Jonas pensivement. Qa doit faire quatre ou cinq jours maintenant, oui, c'est 9a. En tout cas, on les attend d'une journee a l'autre. On a hate de les voir. Le village semble vide sans eux. Et la journee des rations approche. Jonas mord de plus belle dans sa brique de pemmican. 152 Gest bon, confirme-t-il. Gest un peu dur, mais c est bon. Matthias grommelle quelque chose sans preter attention ä la suite de la conversation. Et tu as des nouvelles de Joseph et Maria ? m'assombris-je. Ah, la belle Maria, soupire Jonas. Je savais ce qui allait se passer, je le savais, mais je ne Tai dit ä personne. A personne. Iis sont partis. Que voulez-vous ? C'est ainsi. Moi, je me dou-tais bien que ca ne servait ä rien de se lancer ä leur poursuite. Joseph, Joseph, il n est pas fou. II ne se fera pas prendre. Moi non plus, je ne suis pas fou. Je n'ai Fair de rien comme ga, je dors dans 1 etable, je fais mes affaires, mais je sais tout ce qui se passe. D'ailleurs, c'est moi, c'est moi maintenant qui m'occupe des vaches, qui leur donne ä manger. II faut bien que quelqu'un tienne compagnie ä ces pauvres betes. Pendant que Jonas continue de bavarder, je jette un coup d'ceil vers Matthias. II regarde le vide devant lui comme s'il avait ete frappe de paralysie. Et qu'il ne pouvait plus rien pour aider son sort. On ne sen doute pas, poursuit Jonas, mais les journees ont commence ä rallonger. Les matins sont plus clairs. Et l'obscurite tombe moins vite. D'habitude, ä cette epoque de l'annee, le froid finit par relächer durant quelques jours. Par-fois aussi la neige se transforme en pluie. C'est comme ga, il y a toujours des redoux, des redoux au plus creux de l'hiver. Je peux prendre encore du pemmican ? Oui, repond Matthias distraitement, prends tout ce que tu veux. Jonas se leve et glisse quelques briques de pemmican dans ses poches. C'est pour, c'est pour la route, dit-il avant de partir. Deux cent six Avec la neige qui s'est amassee durant les derniers jours, ma fenetre ressemble de plus en plus a une meurtriere. Comme si nous vivions dans un bunker construit en vue dune embuscade. Ou dans un retranchement souterrain, avec un acces tres limite au monde exterieur. Le matin se leve a peine. Matthias regarde fixement la cafe-tiere comme s'il n'avait pas dormi de la nuit. Son visage est grave et severe. Je fais un tour d'horizon avec ma longue-vue. Je scrute le bas de la colline, vers le village. Tout est tran-quille. II ny a que trois cheminees qui fument. C'est 1'hiver, les gens hibernent. Nous sommes encore loin des redoux annonces par Jonas, car le froid a reduit le decor au silence et a l'immobilite. La branche du barometre semble figee a l'horizontale, les arbres sont soumis a la neige, les ecureuils restent au creux de leurs souches. Meme la mite s est tarie plus longtemps qu a l'habi-tude, avant de recommencer a couler, toujours un peu plus vite que la veille. En fait, les gouttes d eau semblent etre attirees par notre presence, par notre odeur, par notre chaleur. Elles fondent sur nous avec l'instinct des grands carnassiers qui ont dans leurs veines le souvenir immemorial de leurs ancetres encerclant methodiquement leurs proies avant de les devorer. Soudain, Matthias assene un violent coup sur la table. Sa tasse de cafe se renverse et se brise par terre. ne se peut pas, vocifere-t-il, c'est impossible! II disparait de l'autre cote et revient quelques instants plus tard en dissimulant quelque chose dans le bas de son dos, sous sa chemise. Je dois aller au village. Je le devisage. Je dois aller au village, repete-t-il, contrarie, peut-etre que Jude et les autres sont revenus, comme Jonas la dit. Peut-etre qu'ils se preparent pour aller en ville maintenant qu'ils ont teste le minibus. II faut que je leur dise de me garder une place. C'est l'entente, je dois avoir ma place dans le minibus. Matthias enflle son manteau, saisit ses raquettes et sort avec empressement. Je termine mon cafe en le regardant se frayer un chemin dans la neige. La veranda me parait soudain vaste et calme. Je n'entends plus que le crepitement du feu et l'assiduite des gouttes d'eau. Je pourrais en profiter pour changer mes pan-sements, faire mes exercices ou me tailler la barbe. Mais je pense plutot aux bouteilles de vin que Joseph nous a don-nees. Je laisse trainer mon regard dans la piece pendant un moment. L'idee de me recoucher me traverse l'esprit. Jusqu'ä ce que mes yeux s'arretent sur la porte qui mene de lautre cote. Jempoigne mes bequilles, me leve et me dirige vers la porte. Les charnieres pivotent sans faire un son. Une bouflee d'air froid et ranee arrive ä ma rencontre. J'inspire profondement et je traverse de lautre cote.