SEIZE HEURES DIX Je fais une pause aux abords d’un ruisseau. Je regarde l’eau filer devant moi. Je jalouse sa rapidité, sa fluidité, sa fuite en avant. J’agite mes orteils dans le fond de mes bottes humides. Je suis chétif et harassé. J’ai beau prendre de grandes respirations et m’asperger le visage pour me ragaillardir, jour après jour, la fatigue s’enroule autour de moi. Je mange une des barres tendres trouvées il y a quelque temps en étudiant une vigne sauvage qui grimpe sur un arbre, qui s’en empare peu à peu et l’étouffe au ralenti. Plus que les crocs des bêtes, la mire des armes à feu ou les lacis de la forêt, c’est l’usure qui est la reine noire de ces lieux. J’inspire profondément et me remets en marche. L’air sent les plantes. Des racines saillantes serpentent sur le sentier sinueux. Çà et là, je croise des rochers semblables à des cailloux laissés par un géant erratique, il y a des millénaires, pour marquer le chemin de son retour. Sur l’un d’eux, au travers des petits arbres et de la mousse verte, presque bleue, qui le recouvrent, j’aperçois une perdrix. Je me penche sur mes bâtons 38 pour l’observer. Elle aussi me regarde. Elle s’interroge, attend, puis se désintéresse, tourne la tête et se remet à picorer, nonchalante. Je suis parcouru d’un léger frisson. Je me sens faible. J’ai faim. Les noix, les conserves et les barres tendres ne suffisent pas. Mon cœur puise. J’ai besoin de viande. La perdrix semble s’apercevoir de mon soubresaut. Elle me jauge une dernière fois et s’éloigne en dodelinant. Je me souviens du petit gibier qu’il fallait arranger au camp de chasse durant mon enfance. Je me souviens de l’odeur âcre des viscères, des masses visqueuses des abats, des poils et des plumes au sol, des grands cèdres partout autour, du regard de mes oncles, du rire de mes tantes, de la chair goûteuse des repas, du tapage lors des parties de cartes et du sang séché sous nos ongles. Je me libère de mon sac, me penche pour saisir une pierre et fais le tour du rocher. Je repère la perdrix, un peu plus loin. Je m’approche en faisant rouler la pierre dans ma main. L’oiseau ne bronche pas. Je me concentre et décoche mon tir. Mon projectile siffle dans les airs puis s’enfonce dans le labyrinthe des feuilles mortes, juste au-dessus de ma cible. La perdrix déplie nerveusement le cou, reste immobile un moment avant de recommencer à trifouiller le sol. Je déniche une seconde pierre et tente ma chance à nouveau. Cette fois, je crois l’avoir atteinte, mais après s’être agitée un moment, elle s’envole pour se réfugier sur une branche d’arbre. Merde. 39 Je reste là, déconcerté, quand soudain la perdrix tombe de sa branche et s’écrase en battant lourdement des ailes. Je frétille. Je l’ai eue ! Mais la perdrix n’est pas morte, elle se dresse, détale en courant et disparaît dans les buissons en contrebas. Je passe ma langue sur la pointe de mes canines, puis je me lance à sa poursuite en enjambant les taillis et les troncs morts. Délestées du poids de mon sac, mes jambes me soulèvent en défiant l’attraction terrestre. Ma fatigue s’est entièrement résorbée et je file à toute vitesse sous les branches basses comme si plus rien n’existait dans cette forêt épaisse sinon cette perdrix blessée ravivant mes instincts carnassiers. J’interromps subitement ma course en croyant avoir localisé ma proie. Mais ce n’est qu’une ombre entre deux souches. J’examine les environs. Partout des bouleaux blancs montent en flèche dans une mer de fougères. Mon pouls bat à vide. Qu’elle soit morte ou vivante, la perdrix peut être n’importe où. J’examine les alentours avec fébrilité. Après un moment, je ne sais plus où regarder, mes épaules s’affaissent et je perds espoir. Tant pis. Je rebrousse chemin le pas traînant. Je pense déjà me rabattre sur mon pot de beurre d’arachide. Je trébuche et me rattrape de justesse en m’appuyant sur un arbre. Sous ma main, l’écorce se froisse comme du papier. Je relève la tête. La forêt forme des charmilles sans fin. Et elles se ressemblent toutes. Le soleil 40 est encore bien haut. Les arbres se cambrent vers lui. Moi, je louvoie en cherchant un indice du sentier, de la grosse roche, de mes bâtons de marche plantés dans le sol, des couleurs de mon sac à dos. Mais rien. Je vais d’une éclaircie à l’autre en accumulant les faux espoirs. Un grand vertige me serre le cœur. Mon sac. Sans lui, je ne suis rien d’autre qu’un animal fragile loin de son but. J’arrive au pied d’une pente. Mon ventre gargouille. Mon genou élance à chaque pas. Ma tête pèse des tonnes. Devant moi, un arbre mort se dresse dans le vert écrasant de la forêt. Ses bras décharnés montent dans les airs. On dirait un spectre qui implore le ciel. Il est seize heures quarante-cinq. J’essaie de me ressaisir. Je me répète en boucle que je vais repérer le sentier, retrouver mon sac, manger quelques trucs et continuer mon chemin. Et surtout que, bientôt, j’aurai traversé le Parc et j’arriverai au camp de famille. Mes oncles et mes tantes seront surpris de me voir, c’est certain, mais ils m’accueilleront comme s’ils m’avaient toujours attendu. Au-dessus de moi, les arbres se tiennent les mains et forment un immense dôme diaphane. La lumière est filtrée par un vitrail de feuilles et de branches. J’avance dans ce temple fait de vivants piliers et j’ai l’impression de les entendre me souffler de confuses paroles. Je repousse un chicot qui gêne mon passage, mais mon geste est maladroit et il me revient au visage de plein fouet. Un filet de sang coule aussitôt de mon 41 nez. Je renverse la tête jusqu’à ce que cela diminue, puis cesse complètement. Je me remets en route avec un goût de fer dans la bouche. En longeant une petite coulée, j’écarte les fougères en espérant retomber sur mes traces. À part des pistes de bêtes, je ne trouve rien qui puisse m’aider. Je continue en imaginant mon sac dans chaque recoin de la forêt. J’aurais dû faire comme le géant erratique et laisser des pierres sur mon chemin. À moins que je monte dans un arbre pour me repérer ? Mais à quoi bon, je sais que de là-haut on ne voit qu’une courtepointe de feuilles et d’aiguilles qui se disputent le jour. Je tente de m’orienter, de déceler des repères dans ce qui m’entoure, mais je n’y vois que le tissu sauvage et âpre des arbres morts et vivants. Ma solitude est sans appel. J’ai beau vouloir me gonfler de courage, je n’ai plus la force de contenir mon désarroi. Au milieu du chemin de ma vie, j ’ai perdu la voie droite et me retrouve dans cette forêt obscure. Un mouvement attire mon attention. Je plisse les yeux et aperçois deux flèches de poils qui roulent l’une sur l’autre en dévalant une butte. Elles retombent sur leurs pattes, échangent quelques gifles et se retournent vers moi. Leur pelage roux tacheté de noir, leurs courtes queues et le triangle effilé de leurs oreilles ne laissent aucune place au doute. Ce sont deux jeunes lynx. Et leur mère ne doit pas être loin. Aussitôt que les deux chatons sauvages reprennent leurs jeux, je recule, je détale, je cours, je fuis. Encore. 42 Cette fois, je ne décélère pas, craignant à chaque pas que des griffes se plantent dans mon dos. Je suis perdu et je boite. La proie idéale qu’un félin apporte à ses petits pour qu’ils apprennent à tuer. Je franchis des buissons en fonçant les yeux fermés. Mes gestes sont approximatifs. Les moustiques me harcèlent. Ils bourdonnent à mes oreilles et entrent dans ma bouche, mes narines. Je pivote sur moi-même en gesticulant, je fulmine, j’écume. Le sentier est introuvable. Ma montre n’est d’aucun secours. Je tourne en rond comme ses aiguilles. Mon genou flanche, je chancelle et trébuche dans les hautes herbes. Je veux crier, mais aucun son ne s’échappe de ma bouche. Je rage contre mon sort. Lorsque je me redresse, ma vue est ornée de points noirs. Je cligne des yeux en m’appuyant sur une souche, j’ai du mal à distinguer ce qui se trouve devant moi. Mon corps est lustré de sueur. Mes membres sont engourdis. L’air circule difficilement dans mes voies respiratoires. Je tends la main vers le ciel comme si quelqu’un allait l’attraper. Puis la forêt vacille. 43 DIX-NEUF HEURES J’entrouvre les yeux. Je suis étendu au sol, au milieu des herbes et des brindilles. Je me remue, consulte ma montre. Je suis resté plus de deux heures allongé sur le sol, inerte. Le soir se devine dans le bleu métallique du ciel. Je me sens encore nauséeux, mais au moins les étourdissements ont cessé. Je m’agenouille péniblement et sonde les parages. J’ai l’impression qu’on m’observe et je redoute la présence des loups entre les branchages. Je reste sur mes gardes le temps de rassembler mes esprits. Il est tard, je n’ai aucune idée d’où je suis et j’ignore encore plus dans quelle direction aller. Ma carte, ma boussole, ma lampe de poche, tout est dans mon sac. J’inspire profondément et jure en frappant le sol. J’arque le cou vers le faîte des arbres. Ils se détournent maintenant du ciel et se penchent vers moi comme des bêtes curieuses. Je m’agite, me relève et fais quelques pas droit devant. Pourquoi tu boites ? Je fige comme si je venais d’être frappé par la foudre. Pourquoi tu boites ? 44 Mon sang circule bruyamment d’un bout à l’autre de mon corps. J’ai faim, j’ai soif, je suis épuisé. Ça doit être mon cerveau qui me joue des tours. Je pivote lentement sur moi-même. Derrière, dans la dentelle des fougères, il y a une silhouette immobile. C’est un jeune garçon. Douze ans ou à peu près. Il me dévisage, la tête légèrement inclinée. Sa peau est tannée, sa chevelure blonde en broussaille, et ses yeux sont noirs comme du charbon. Il porte un sac en bandoulière et, d’une main, il tient une perdrix morte. 45 DIX-NEUF HEURES CINQ Pourquoi tu boites ? Je fixe le garçon avec des yeux ronds d’étonnement. Il s’avance et s’assoit en tailleur sur une pierre. Son regard clair perce la pénombre et contraste avec ses vêtements sales. Elle était blessée, m’indique-t-il en soulevant la perdrix par les pattes. Elle m’a laissé approcher en me regardant comme ça, de côté, puis j’ai tendu lentement la main vers elle et je lui ai tordu le cou. Je secoue la tête de gauche à droite et tente de me ressaisir. Je suis perdu au cœur de la forêt, la gorge sèche, les mains tremblotantes avec un petit bonhomme qui ne semble ni égaré, ni mort de fatigue, ni mort de faim, ni mort de soif, ni mort de peur. Comme s’il était tombé du ciel. Étonné qu’aucun mot ne sorte de ma bouche, il coince la perdrix dans son sac. Qu’est-ce que tu fais là ? parviens-je alors à bredouiller. Où sont tes parents ? Le garçon me considère, le visage impassible. Je jette un coup d’œil au sous-bois qui nous entoure. Avec 46 la rosée, les fougères semblent phosphorescentes. Le crépuscule rôde. Il va bientôt faire noir. Il y a un sentier près d’ici, tu sais où il se trouve ? Le jeune sourit, amusé, mais il ne répond ni ne bouge. Il attend. Un accident de voiture, dis-je en indiquant mon genou. C’est pour ça que je boite. Le souvenir de la douleur, de la fièvre et de mes jambes immobilisées dans des attelles m’assaille un instant. Quel genre d’accident ? Des yeux luisants en plein milieu de la route. Un coup de volant. L’impact. Les tonneaux. C’était quoi comme animal ? Il est mort ? reprend-il en me voyant absorbé dans mes pensées. Oui, sur le coup. Le garçon reste songeur un instant, puis bondit sur ses pieds. Viens, suis-moi. Le sentier n’est pas très loin. Aussitôt, les ombres du soir reculent d’un pas. Mon jeune guide marche vite et je peine à le suivre. Nous filons entre les branches en remontant une pente assez raide. Le sol est glissant. Je dois m’agripper aux racines et aux arbrisseaux pour ne pas chuter. Allez, me lance-t-il les mains sur les hanches, par ici. Il fait entièrement nuit lorsque nous mettons les pieds sur le sentier. Autour, la forêt n’est plus qu’une masse sombre et sonore. Nous avançons à l’aveugle. 47 DIX-SEPT AOÛT Trois coups de feu secouent la forêt. On plie l’échine jusqu’à ce que l’écho se dissipe, puis la panique s’empare de nous. Olio se dépêche vers moi. Les quartiers d’orignal retombent au sol. Tout le monde s’agite. Des voix se font entendre. Celles des types qui se regroupent derrière le chétif, et celles, plus reculées mais plus hardies, de ma famille. À peine ai-je le temps de cligner des yeux que Darès apparaît en rechargeant sa carabine, suivi de ses frères et sœurs. En quelques instants, les quatre intrus se retrouvent entourés par une meute furieuse. Les mains se serrent autour des armes. Je sens les ventricules de mon cœur qui se contractent et se relâchent avec une précision dérangeante. Le chétif cherche à saisir ce qui se passe. Il est le seul à être armé parmi les siens. Ils ne font pas le poids. Partez ! gueule Darès, partez maintenant ! Vous êtes sur notre territoire ici. J’empoigne Olio par le bras et l’amène à l’écart avant que cela ne dégénère. 262 On a convenu de partager la viande, clame Olio. Mes oncles et mes tantes nous dévisagent sans comprendre. Qui a tué cet orignal ? demande Diane. C’est nous, répondons Olio et moi. Les types nous accusent de mentir. Darès se plante devant le chétif en retenant son courroux. Vous avez une entente ? Avec qui ? Eux ? fait mon oncle en nous pointant du menton. Le seul avec qui vous pouvez conclure une entente ici, c’est moi. Et tout ce que j’ai à vous dire, c’est de retourner au plus vite d’où vous venez. Le chétif regarde dans ma direction avec une profonde amertume. Je me sens pris de tous les côtés, mais je n’ai pas le choix. Vaut mieux que vous partiez, dis-je honteusement. Non, il nous faut cette viande, insiste le chétif la voix chevrotante. Darès s’énerve et lui assène un coup de crosse dans le ventre. Celui-ci s’effondre dans les bras de ses compagnons. Olio s’avance et se poste entre eux et ma famille. Darès l’écarte en l’invectivant, s’empare de la carabine du chétif et retire les cartouches. Olio écume de rage. Un de leurs enfants a besoin de médication, finis-je par expliquer. Et toi, me court-circuite mon oncle, tu crois toujours comme ça à tout ce qu’on te raconte ? 263 Le chétif reprend ses esprits. Lui et les siens échangent quelques paroles à voix basse et se retirent en nous maudissant. Je les regarde s’enfoncer dans l’indifférence de la forêt en me demandant ce que nous sommes en train de devenir. Quand ils ont disparu de mon champ de vision, je me retourne vers ma famille qui se frotte les mains devant la bête morte coupée en morceaux. On nous félicite à coup de tapes sur l’épaule. Ça veut dire que je retourne bientôt chez Marchand, lance Herman radieux. C’est bien beau d’abattre un orignal, mentionne Darès, mais en donner la moitié comme ça à des inconnus qui chassent sur nos terres, à quoi vous pensez ? Invitez-les au camp tant qu’à y être ! Personne ne le relance. On s’active plutôt autour de la carcasse de l’orignal. N’empêche, ça fait longtemps qu’on l’attendait, celui-là, souligne Boccus pour alléger l’ambiance. On va célébrer ça, n’est-ce pas ? Avec Herman, ils embarquent la tête ainsi que deux quartiers dans le brancard qu’ils ont apporté. Ils repartent vers le camp en soufflant à travers l’obscurité grimpante des sous-bois. Hesta ramasse les abats que j’avais mis de côté. Diane surveille les environs pour s’assurer que les quatre types ne tentent pas de nous suivre. Où est passé Olio ? me demande Darès, encore à bout de nerfs. 264 Je remarque son absence à mon tour. Je siffle trois fois et il réapparaît sans rien dire quelques minutes plus tard alors que mon oncle et moi prenons chacun un quartier sur notre épaule. La nuit est opaque lorsque nous débouchons sur la clairière. Boccus et Herman sont déjà arrivés. Ils nous attendent, effondrés sur la galerie. À peine a-t-on le temps de se remettre de nos efforts que Diane nous commande de démarrer la génératrice, de brancher les lampes de travail, de sortir la table pliante et d’apporter des linges humides. Sylvia et Janot se joignent à nous et se chargent d’apprêter les abats. Pendant ce temps, on écorche les quartiers, on les lave et on les enveloppe dans du coton à fromage. Enfin, on les suspend dans le cabanon en prenant bien soin de fermer le cadenas. On s’assoit à table comme des ogres affamés et on dévore avec empressement les tranches de foie aux oignons que mon cousin dépose devant nous. La chair est rouge, presque noire, et elle a un délicieux goût de conifère. Mais cela ne change rien à l’ambiance morose qui règne autour de la table. Quelques phrases s’élèvent entre les bruits de mastication. Elles sont rares et hasardeuses. Ce n’est pas vraiment une conversation. Il nous reste encore deux bouteilles d’hydromel ! lance Boccus en essayant de nous animer avec sa face rougeaude. L’alcool de miel brille dans nos verres. On boit en 265 silence. Quelque chose reste pris dans nos gorges. Même Olio et les jumeaux n’osent pas prendre parole. Ce n’est qu’après un autre verre que mes oncles et mes tantes commencent à se réjouir en mentionnant le prochain voyage d’Herman chez Marchand. Il était temps, soulignent-ils en évoquant ce qui nous manque. De la farine, des patates, de l’huile, du sel, des piles, de la laine à tricoter, des légumes frais, du café s’il en a toujours et, surtout, de l’hydromel. Olio et moi nous taisons et c’est comme si les autres ne nous voyaient plus. Je sais qu’on a encore des comptes à rendre à propos des gens de la Station, mais le sujet est clos pour l’instant. Un peu plus tard, la lumière vacille dans le camp, faiblit, puis cède à l’obscurité. C’est encore la génératrice qui fait des siennes. Ça tombe bien, nous avertit Diane en se levant, il est tard et on a beaucoup de viande à arranger demain. Ce soir-là, je me couche en réalisant une fois de plus à quel point je n’ai aucune idée de ce qui se trame à la Station ou ailleurs. Même ici, entre le règne de ma famille et les ruses d’Olio, je ne sais plus dans quel manège je me trouve. DIX-HUIT AOÛT Boccus met une marmite sur le feu, Herman aiguise les couteaux, Hesta prend la clé du cabanon sur le crochet près de la porte. Nous allons chercher avec elle les grilles du fumoir, les pots de verre, le sel et on s’installe dans la clairière avec notre butin de viande. Nous en avons certainement pour trois ou quatre jours. Il faut frotter les plus beaux morceaux avec du sel, tailler le reste en lanières pour les faire fumer ou en cubes pour les mettre en pot. Mes oncles et mes tantes s’exécutent avec constance et précision. Ils découpent la chair en suivant les lignes des muscles comme si les lames de leurs couteaux savaient naturellement où aller. Les jumeaux sont chargés d’éloigner les mouches. Ils courent autour de la table avec des branches de cèdre. C’est un bel orignal que vous avez tiré, admet Darès en jaugeant la quantité de viande devant nous. Seulement, que ce soit clair, la viande qu’on tue c’est pour nous et personne d’autre. On est onze. Sylvia a deux jeunes enfants. Et si on veut passer un bel hiver, on le sait tous, on a besoin de chaque bête qu’on peut tuer. ?A7