Extraits de La Nouvelle Carthage Extrait n° 1 Laurent assimila aux pires engins de torture et aux plus maléfiques élixirs des inquisiteurs les merveilles tant vantées de la physique et de la chimie industrielle ; il ne vit plus que les revers de cette prospérité manufacturiere dont Gina, de son côté, n’apecevait que la face radieuse et brillante. Il devina les mensonges de ce mot Progres constamment publié par les bourgeois ; les impostures de cette société soi-disant fraternelle et égalitaire, fondée sur un tiers état plus rapace et plus dénaturé que les maîtres féodaux. Et, des ce moment, une pitié profonde, une affection instinctive et absorbante, une sympathie quasi maternelle, presque amoureuse, dont les expansions côtoieraient l’hystérie, le prit aux tréfonds des entrailles, pour l’immense légion des parias, `a commencer par ceux de ses entours, les braves journaliers de l’usine Dobouziez appartenant précisément `a cette excentrique et meme interlope plebe faubourienne grouillant autour du « Moulin de pierre » ; il prit `a jamais le parti de ces lurons délurés et si savoureusement pétris, peinant avec tant de crânerie et bravant chaque jour la maladie, les mutilations, les outils formidables qui se retournaient contre eux, sans perdre un instant leurs manieres rudes et libres, leur familiarité dont le ragout excusait l’indécence[1]. Extrait n° 2 Son pere, comme lui, était directeur des chantiers Fulton lorsque les abus inouis, les actes monstrueux qui s’y commettaient vinrent au grand jour. Cédant on ne sait `a quelle perversion de la fantaisie, assez rare chez les gens du peuple, les ouvriers du chantier s’amusaient `a martyriser leurs jeunes apprentis, en les menaçant de tortures plus atroces encore et meme du trépas s’ils s’avisaient de divulguer ces abominables pratiques ; les souffre-douleur (…) ne parvenaient `a échapper `a ces cruautés qu’en abandonnant `a leurs bourreaux le gros de leur salaire. A la fin pourtant l’affaire transpira. Le scandale fut immense. (…) Le fils du directeur disgrâcié, alors un collégien d’une quinzaine d’années, avait présidé plus d’une fois `a ces spectacles et, au dire des acteurs, en y prenant un certain plaisir. Peu s’en fallut que, dans son effervescence, l’auditoire ne réclamât l’emprisonnement du sournois potache qui s’était bien gardé de dénoncer `a son pere ceux qui lui procuraient de si palpitantes récréations[2]. Extrait n° 3 Son culte pour les chers disparus se confondit bientôt en haine de la société oligarque, non seulement avec l’affection aux simples ouvriers, mais avec une sympathie extreme pour les plus rafalés (sic), les plus honnis, voire les plus socialement déchus des misérables. Il allait enfin donner carriere `a ce besoin d’anarchie qui fermentait en lui depuis sa plus tendre enfance, qui le travaillait jusqu’aux moelles, qui tordait ses moindres fibres amatives. C’est vers les réprouvés terrestres que s’orienterait son immense nostalgie de communion et de tendresse[3]. ------------------------------- [1] Cfr G. Eekhoud, La Nouvelle Carthage (coll. Espace Nord 191), Bruxelles, 2004, p. 35. [2] Ibid., p. 76-77. [3] Ibid. p. 310-311.