C. Lemonnier, Un Mâle, Éditions Jacques Antoine, Bruxelles, 1977. 1) p. 186 : Autour d’elle, la nature semblait lasse comme elle-meme. Il y avait des moments ou le paysage s’immobilisait dans une torpeur d’accablement. Les arbres découpaient sur le ciel d’une pâleur ardente de fonte en fusion, des silhouettes inertes. Le soleil pesait alors sur la terre de tout son poids, comme le mâle couvrant la femelle aux jours du rut. Seuls, les fumiers bruissaient, lourds de fermentation, et ce bruissement se perdait dans la lumiere du jour. 2) p. 19-20 : Avec une certitude d’instinct, elle sentit qu’il arrivait. Elle emmela ses doigts aux touffes vertes, et du tranchant de la serpe se mit `a couper circulairement. Son sac était posé pres d’elle, ouvert et de temps en temps elle y tassait les luzernes, `a la force des poignets. Une tranquillité pesait sur les campagnes muettes. On n’entendait que le coassement des grenouilles dans la mare voisine, et par moments, ce cri rauque se ralentissait, mourait dans la somnolence de l’air. Quelqu’un toussa derriere elle. Elle tourna vivement la tete et le vit planté droit `a la lisiere du champ avec un sourire immobile. Elle ne l’avait pas entendu venir. Machinalement elle regarda ses pieds, croyant qu’il s’était déchaussé pour la surprendre plus facilement. Mais il avait de gros souliers de cuir `a forte semelle et les souliers n’avaient pas fait plus de bruit sur le chemin que des pieds nus. Un étonnement lui fit hausser les sourcils. Lui la regardait de ses yeux gris, tres doucement. Il n’y avait plus la moindre hardiesse dans ce regard. Une timidité le tenait l`a, sans oser rien dire. Elle était demeurée `a genoux les bras nus, le ventre plongé dans la verdure sombre et haute. La tete `a demi inclinée sur l’épaule, elle l’observait, satisfaite de le voir humble devant elle ; et tout d’un coup, le tutoyant sans y penser, elle lui dit : — Qui es-tu ? — Cachapres, répondit-il Elle eut un étonnement. — Le braconnier ? Il agita sa tete de bas en haut, plusieurs fois de suite. Alors elle reprit, comme perdue dans une pensée : — Ah ! c’est toi qu’es Cachapres ? Et de nouveau, il répondit en hochant la tete d’un mouvement lent et continu. Elle contemplait sa beauté rude d’homme des bois. Son torse carré se reposait sur des reins larges et souples. Il avait les jambes droites, la cuisse saillante, les genoux fortement dessinés, et ses mains étaient fines, sans callosités. Elle admira ses cheveux crépus et noirs, retombant sur son front court, et une admiration plus haute se joignait `a celle-l`a : c’est que l’homme qu’elle avait devant elle était Cachapres. Une terreur s’attachait `a ce nom. On savait que partout ou passait celui qui le portait, le gibier était en danger ; et cet homme redoutable baissait la tete devant elle, soumis comme un animal. Au bout d’un temps, elle reprit : — Pourquoi braconnes-tu ? — Tiens, dit-il, parce que c’est mon idée. Sa timidité s’en allait. Il continua : — Y en a qui fendent du bois ; y en a qui labourent ; y en a qui font des métiers. Moi j’aime les betes. Il parlait en se dandinant, le corps redressé, fier de la besogne qu’il faisait. Elle s’était remise `a couper de la luzerne, avançant la poitrine `a chaque coup de serpe. — Ça donne-t-il de l’argent ? demanda-t-elle. — Des fois beaucoup, des fois moins. Moi d’abord, y m’faut rien. Elle s’informa comment il faisait pour vendre. Cela dépendait. Quelquefois il allait porter son gibier en ville, `a la tombée de la nuit. Il avait des rendez-vous avec les marchands. On faisait le marché en buvant une chope. Et d’autres fois, les marchands venaient le trouver. Mais c’était plus difficile, car il logeait le plus souvent `a l’auberge de la belle étoile, sauf les jours de gros temps, qu’il passait chez ses amis les bucherons. Du reste, tout le monde était de ses amis ; il n’avait de haine pour personne. Ah ! si fait ! pour ces brigands de gendarmes. Il en parlait avec dédain, en haussant les épaules. Cachapres s’interrompit. Une prudence l’avertissait de briser l`a. La fréquentation des betes l’avait habitué `a se surveiller, et il paraissait `a présent étonné d’en avoir tant dit. — C’est histoire de rire tout ça, dit-il. Elle le regarda fixement. — T’as peur de moi ? — Non. — Y a pas de danger que je t’vende. Il eut un air de défi. — Oh ! moi, dit-il, ça m’est bien égal. Il se fit un silence. Puis, `a son tour, il lui demanda qui elle était. — J’suis la fille `a Hulotte. C’est `a nous la ferme. Et montrant du doigt les alentours : — Ça aussi, jusqu’`a la haie qui est l`a-bas. Et y a encore les prairies, de l’autre côté de l’étang. Il haussa les épaules. — J’suis plus riche que toi. Moi, j’ai tout ce que j’veux. S’y avait du lapin dans les terres de ta ferme, je l’aurais. J’suis un môssieu le baron partout ou j’suis, moi. Il lui demanda son petit nom. — Pourquoi faire ? — Tiens, pour savoir. Elle s’appelait Germaine. Elle avait trois freres ; le plus jeune était en pension ; il avait dix-huit ans ; il savait jouer du piano. Les deux aînés travaillaient au champ.