I. Les débuts d’une littérature 1.1. Contexte historique et social On l’a vu, c’est en 1830 que la Belgique a gagné son indépendance apres une révolution contre les occupants hollandais qui se sont vite déclarés vaincus. Le 4 octobre un gouvernement provisoire déclare l’indépendance de la Belgique. Au niveau international, c’est en 1831 que la conférence de Londres reconnaît l’indépendance du pays et déclare sa neutralité (Belgique neutre). De par la Constitution, la Belgique est une monarchie constitutionnelle. La couronne va revenir `a Léopold de Saxe-Cobourg-Gotha, un prince allemand vivant en Angleterre (toutes les sensibilités sont sauves). Il prete serment le 21 juillet 1831 et prend le nom de Léopold Ier. Trois questions vont rapidement animer les débats politiques du jeune État[1] : § la question scolaire (qui sera en fait une question politico-religieuse) : affrontement entre les partisans d’un enseignement laic et les défenseurs d’une école cléricale. En fait, cet affrontement ne se cantonne pas `a l’enseignement : c’est aussi un débat au niveau politique. La phase d’unionisme laisse place rapidement `a une opposition entre catholiques et libéraux. Pour preuve, la création de l’université de Louvain en 1834 par les catholiques en réponse `a la création de l’université libérale. § la question ouvriere : le territoire belge a connu des 1850 un développement industriel important. Celui-ci a évidemment entraîné l’apparition dans les villes d’un prolétariat ouvrier venu des campagnes. Le contraste si fort qui existe entre la prospérité de la bourgeoisie et la pauvreté du peuple va etre le déclencheur d’un débat social qui débouchera sur une législation sociale ( fin du XIXeme s.) Par ailleurs, `a la moitié du XIXeme s., se déclenche une grande crise économique en Flandre (encore essentiellement rurale) : beaucoup de Flamands sont refoulés vers le sud. Cet exode est ressenti par beaucoup comme une humiliation qui s’ajoute `a la question linguistique. § la question linguistique Le français est devenu langue officielle du jeune État. On se souvient que la francisation massive de nos régions avait débuté des 1750, sous la domination française. Ce phénomene va s’amplifier. Comme celle du sud, la bourgeoisie du nord va se tourner vers la langue française. Les dialectes utilisés par le peuple, qu’ils soient flamands ou wallons, sont marginalisés. La question des langues va se manifester assez tôt. Dans le courant des années 1840, va apparaître une demande de reconnaissance culturelle flamande (qui s’exprime `a travers le roman de H. Conscience, De Leeuw van Vlaanderen). C’est seulement en 1898 que le flamand sera reconnu comme langue officielle de la Belgique. 1.2. Les éléments constitutifs d’une identité nationale. Malgré ces débats, des la naissance de la Belgique, dans les milieux littéraires, on va voir apparaître un discours sur l’identité nationale, soutenu par la classe dirigeante bien sur. Lecture de La Nation belge, modele européen par Edmond Picard[2] Tout d’abord, il faut faire voir le peuple belge et sa culture au cours de l’Histoire. Ainsi, tres vite va apparaître le mythe du XVIeme s., mythe apparu au XIXeme siecle (avant meme la création de la Belgique, ce qui montre bien que cette indépendance se préparait et qu’il y eut bien une révolution nationale dont les Puissances finirent par s’accommoder – ce qui est tout autre chose qu’un pays né de la volonté des Puissances…). Il y eut bel et bien une forme de siecle d’or qui va en gros de 1440 `a 1585 mais cette période est largement idéalisée et fantasmée par plusieurs générations de romanciers belges. Quels sont les éléments constitutifs du mythe ? Le XVIeme siecle est le siecle d’or des anciens Pays-Bas, siecle du pays de la jouissance[3] mais de « méchants étrangers » (toujours présents dans les mythes nationaux) vont mettre ce paradis terrestre `a mal. Philippe II (1527-1598), fils de ce grand souverain que fut Charles Quint, né qui plus est `a Gand (de langue maternelle française donc), ne comprend rien `a la mentalité de ce pays qui cherche `a vivre libre et heureux. Il fut donc toujours étranger et brutal, `a la différence de son pere[4]. Rappelons que Charles avait songé de faire de Guillaume de Nassau (fils adoptif) le dépositaire des Pays-Bas (qui devaient rester unis malgré les successions héréditaires). Résolution contre laquelle se dressera Philippe II. Il sera le héros de l’opposition légale `a Philippe qui ne respecte pas les constitutions accordées par son pere aux Pays-Bas. Un autre mythe qui se met en place apres 1830 : celui de la Flandre picturale et littéraire (destiné `a différencier les productions belge et française). Création d’un imaginaire hispano-flamand dont Ghelderode et Brel seront les ardents défenseurs. Un troisieme est celui de la fusion réussie en français (langue de culture) entre les composantes germaniques et latines (mythe qui volera en éclat en 1914 avec le second), cela afin d’asseoir cette nation qui ne dispose pas de langue nationale propre. On opere une mise en valeur symbolique du peuple flamand (mais pas au niveau social) puisque ce peuple détient les valeurs qui ont permis la création de la Nation. On est en présence de tous les éléments qui définssent « l’âme belge » de Picard. Apparaissent également des thématiques, des clichés qui mettent en valeur cette nordicité propre aux Belges : climat (humidité, brume…), architecture (beffrois, béguinages[5], clochers… : on le verra de façon particulierement claire dans le roman de Rodenbach, Bruges-la-Morte), tempérament (mysticisme, jovialité[6], bon sens, gout du surnaturel) Cette nordicité sert la littérature belge dans sa relation `a Paris : c’est en tant que différente que la littérature belge est acceptée au XIXeme s. (Maeterlinck, Verhaeren,…) 1.3. Une littérature en préparation : Henri Moke Henri Moke (1803-1862), professeur gantois d’origine française : Le Gueux de mer ou la Belgique sous le duc d’Albe, écrit en 1827 : trois ans avant l’indépendance de la Belgique, Le Gueux de mer d’Henri Moke pose les fondements d’une littérature nationale et met en place les éléments du mythe du XVIeme siecle. Il s’agit du premier roman historique. Exaltation d’une figure romanesque (Louis de Winchestre) d’opposition au duc d’Albe et `a Philippe II qui apparaît comme une figure absolument noire (cela ne sera pas modifié pendant deux siecles). Remarquons que le duc d’Albe, contrairement `a ce qui se fera plus tard, n’est pas tout `a fait mauvais… Ce roman encore tres lisible met en place ces éléments du mythe. Ce « pays de cocagne », région la plus riche et la plus développée d’Europe (avec l’Italie du Nord), a été mise `a sac par un étranger qui n’a pas compris son génie, lequel était parfaitement bien perçu par son pere. Le héros jeune et vif, qui refuse le pouvoir, se dresse face au déni des libertés accordées par Charles (il avait donné aux Pays-Bas une constitution de type fédéral, différent en cela de la France, toujours centralisatrice). C’est pour faire respecter cette constitution qu’éclate la révolte. Le héros cherche seulement `a vivre libre et en compagnie de sa bien-aimée. C’est d’ailleurs sur cette image d’amour paisible et éternel que se clôt le roman, malgré la guerre qui fait rage. La liberté est donc acquise au prix du renoncement `a la politique ; voil`a bien quelque chose de foncier[7] dans ce qui va faire la Belgique, condamnée par les puissances `a la neutralité. Mais le rejet de la politique s’explique aussi par le gouvernement des Pays-Bas par des puissances extérieures, de 1585 jusqu’`a 1830… Cet élément peut aussi s’expliquer par le fait que le symbole de cette lutte libertaire réside dans la figure du Taciturne qui deviendra du fait des aléas de l’Histoire le point de départ de la dynastie qui va lier son destin `a celui de la Hollande. Les fictions belges d’apres 1830 témoignent donc souvent d’un singulier rapport `a l’histoire (en 1830, les Belges se sont révoltés contre les descendants de cette famille...). Pour ne pas faire disparaître le sujet dans l’Autre (comme souvent dans nos lettres, que cet Autre soit la France ou la Hollande), il fallait trouver des figures nationales positives : le comte d’Egmont (déj`a exalté par Goethe et Beethoven). Catholique convaincu, soldat glorieux de Charles et de Philippe (bataille de Gravelines en 1558, bataille de Saint-Quentin en 1557), tenu par des liens féodaux `a la couronne, il devint un opposant farouche `a la politique de Philippe II. Il croyait aux libertés des Pays-Bas et espérait mener le roi par la persuasion mais il fut décapité sur la Grand-Place de Bruxelles. Lecture d’un extrait du texte Le Gueux de mer d’Henri Moke[8] Personnages : Louis de Winchestre (l’amant), (Marguerite sa fiancée dite « l’amante », les témoins du mariage : un marin, une douairiere, un vieux seigneur), Ferdinand de Tolede = duc d’Albe. Début de la scene : mariage de Louis et Marguerite dans une église (gothique) de Bruxelles. Fin : départ de Fernand de Tolede des Pays Bas (décembre) ; rencontre avec Louis de Winchestre, dans le Hainaut (`a la tete d’une troupe brillante de chasseurs et chasseresses 1.4. Des 1830, le romantisme Ce n’est que progressivement que les écrivains belges vont affirmer leur originalité et chercher `a se distinguer de l’hégémonie parisienne. Mais dans les premiers débuts on n’assiste qu’`a une copie affadie des modeles français… Or, la Belgique naît alors qu’en France triomphe le romantisme. Si ce romantisme belge est un peu mou c’est parce qu’`a l’époque du développement économique de la Belgique qui fait de ce pays le second sur l’échelle mondiale (apres l’Angleterre), l’application littérale des codes rhétoriques issus du classicisme français a toujours une force de loi tandis que le romantisme est perçu comme une bete furieuse, dangereuse pour les mœurs. On n’en retient donc, en l’affadissant que la mollesse mélancolique… Le romantisme sera surtout amené par des écrivains français en exil `a Bruxelles (en raison du coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte) `a partir de 1851. Rappel historique : 1848 Louis-Napoléon de Bonaparte est élu président. 1851 : Coup d’état de Louis-Napoléon et naissance du Second Empire Des lors, répression des intellectuels en France : censure, interdiction du débat politique, ce qui facilite l’expansion de genres littéraires divertissants : vaudevilles, mélodrame, revues. (cfr Offenbach) Les intellectuels les plus contestataires quittent alors la France, volontairement ou non, en exil solitaire ou en groupe de proscrits (souvent `a Bruxelles). Ces proscrits, dont de nombreux artistes, vont donc s’installer `a Bruxelles et agir comme des catalyseurs de la vie publique `a Bruxelles : notable influence sur Rops et De Coster… Ils auront donc une grande influence sur les Belges et leur permettront de sortir de l’impasse décrite par Albert Dasnoy in Les beaux jours du romantisme belge (1942) : Le grand écueil pour notre littérature naissante, chacun s’en rendait compte, c’était l’imitation de la France. Depuis des années, les proscrits et les immigrés français régnaient sur nos cénacles littéraires. Ils brillaient dans les salons, dans la presse, au barreau, ils étaient incomparables comme conférenciers. On ne pouvait leur dénier le mérite d’avoir éveillé dans nos villes la vie de l’intelligence. Plusieurs d’entre eux meme s’étaient définitivement fixés `a Bruxelles ou `a Liege, et incorporés `a la vie nationale. L’influence des grandes figures du romantisme français sera forte en Belgique francophone (notamment Victor Hugo, venu `a Bruxelles également). Les écrivains belges sont particulierement intéressés par la définition de la mission sociale de l’écrivain et du rôle de la littérature dans la constitution de l’identité nationale. En effet, cela répond aux besoins de la jeune nation ! Le romantisme belge sera, avant tout, l’expression de l’idéologie de l’élite en place (soit catholique, soit libérale). La littérature devient un instrument politique car elle permet d’exhiber l’âme belge et est un facteur de cohésion sociale et d’identification. Ainsi d’Octave Pirmez ave son Rémo (1878) qui décrit la vie et le suicide de son frere ou Eugene Van Bemmel, avec Dom Placide (1875), sorte d’évocation d’amants contrariés par la révolution française dans l’antique abbaye de Villers-la-Ville ; l’héroine est atteinte d’un mal incurable. Œuvres souvent subtiles mais qui ne constituent pas de pendants véritables aux œuvres de Hugo, Flaubert ou des Goncourt. Le romantique conformiste qu’est Pirmez écrit ainsi ses Jours de solitude au moment ou Rimbaud écrit les Illuminations et ou rayonnent déj`a Les Fleurs du Mal. Le représentant du romantisme social est Théodore Weustenraad (1805-1849)[9]. Weustenraad est l’auteur d’une poésie qui contribue `a l’édification nationaliste : il veut faire de sa littérature une sorte de monument national et reprend dans ses préfaces le meme type de discours que Léopold II. Modernisation économique et exaltation nationale sont les pivots de cette œuvre. Le theme central de Weustenraad est le monde industriel. Soucieux au départ des problemes de misere du prolétariat, il sera ensuite surtout sensible aux progres techniques et industriels. Son discours fait en effet l’éloge de l’industrie, par exemple dans les poemes « Le haut fourneau » (1844) (éloge de la sidérurgie wallonne) ou « Le remorqueur » (1840) (éloge de la locomotive). Il évoque ainsi l’industrie et le chemin de fer, embleme[10] du XIXeme siecle Ce type d'images peut rappeler « Les forces tumultueuses » de Verhaeren, paru fin XIXeme s. Il propose souvent une animalisation positive, chaude, comparant la machine avec une sorte de monstre domestiqué sans danger. (Remarque: Quarante ans plus tard, le danger de l’accident se fait beaucoup plus présent, cf. Happe-Chair de Lemonnier ou la machine happe[11] l’individu.) Mais en raison des enjeux qui sous-tendaient l’implantation du romantisme en Belgique, le genre privilégié de cette époque est le roman historique, genre typiquement romantique ; ainsi le Gueux de mer devient emblématique. Dans le roman historique, l’écrivain y concurrence l’historien puisqu’il doit expliquer le passé tout en lui rendant vie par la fiction. Son œuvre differe cependant de celle de l’historien classique car d’une part il centre son récit sur le Peuple et d’autre part colore son propos d’anecdotes purement romanesques, style couleur locale. Par ailleurs, les écrivains vont choisir des moments historiques qui trouvent un écho dans l’histoire contemporaine. Comme par exemple, le XVIeme siecle : § siecle d’innovations économique et sociale → cela permet de célébrer la jeune société belge § siecle de guerre de religion → rappelle l’opposition entre catholiques et libéraux. L’ intéret pour le XVIeme siecle, perçu comme le siecle fondateur de l’identité nationale, lutte contre l’oppresseur espagnol, mise en avant du flamand, devenu symbole du peuple belge et de ses valeurs, va continuer dans toute l’histoure de la littérature… De ce point de vue, La Légende d’Ulenspiegel est l’aboutissement de la production romantique. 1.4. Des 1850 : Le Réalisme contestataire Des 1850, aux côtés du roman historique naît un courant réaliste. Les proscrits français vont apporter le débat sur Courbet et le réalisme en peinture. Courbet va exposer deux fois `a Bruxelles : en 1851 et en 1861. Il va également donner des conférences. Réactions violentes face aux sujets représentés, aux couleurs que l’on trouve ternes et surtout aux sujets populaires représentés dans les grands formats destinés au genre noble de la peinture d’histoire. Cfr la toile Les Casseurs de pierres présentée au Salon de 1851 Ils font surtout une critique de la classe dominante et du clergé : c’est l’expression des opinions de la classe moyenne, mais les œuvres réalistes peuvent aussi intéresser les couches populaires. Un représentant : Émile Leclercq qui s’illustra non seulement dans le domaine littéraire (on lui doit Une fille du peuple, roman dans lequel il nous conte l’histoire d’une pauvre fille victime des préjugés bourgeois) mais également en tant que peintre. Il va collaborer sous le pseudonyme de E. Pittore `a la revue Uylenspiegel fondée par Rops et `a laquelle contribue aussi De Coster. Courbet, Les casseurs de pierre II. Charles de Coster (1827-1879) C’est dans ce contexte littéraire qu’apparaît Charles De Coster sur lequel repose symboliquement toute la littérature francophone de Belgique. Oeuvre majeure : La légende et les aventures héroiques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et d’ailleurs. 2.1. Biographie[12] Charles De Coster est né en aout 1827 `a Munich d’une mere wallonne et d’un pere flamand. Sa famille n’est pas bourgeoise : ses parents travaillent tous deux comme domestiques. La mere étant de nouveau enceinte et le climat de Munich leur déplaisant, les De Coster décident de rentrer `a Bruxelles en avril 1831, alors que Charles a seulement trois ans. C’est dans cette ville qu’il va suivre l’enseignement des Jésuites. A 17 ans, ayant terminé ses humanités, il travaille `a la Société Générale. En septembre 1847, il fonde, avec quelques amis un cercle littéraire : la Société des Joyeux qui survivra jusque vers 1858. Lors des réunions du cercle, les membres discutaient des mérites respectifs du classicisme et du romantisme. Ils organisaient aussi des lectures de texte : c’est dans ce cadre que De Coster va commencer `a s’adonner de maniere tâtonnante `a l’écriture ; chez les Joyeux, il aura son premier public et ses premiers critiques. En décembre 1850, il commence des études de droit `a l’Université Libre de Bruxelles. Il s’y fait de nouveaux amis comme Octave Pirmez (romantique) et Félicien Rops, qui se révelera peintre et graveur de tendance plutôt réaliste. Des 1851, il délaisse quelque peu les Joyeux pour se lancer dans le projet de la Revue Nouvelle dans laquelle il publie des textes : il continue ainsi `a chercher son style. La revue disparaît assez rapidement, en 1852. Mais cette disparition ne l’affecte pas particulierement, trop occupé par son amour pour Élisa, jeune bourgeoise qui ne le comprend guere. Cet amour va l’aider `a s’affirmer ainsi que la fondation, en 1856, par son ami Félicien Rops de la revue Ulenspiegel `a laquelle il collabore des le début. Le journal « se voulait expression des lettres belges et était résolu `a se soustraire `a la réverbération de l’esprit français ». Dans les pages de cette revue, De Coster défend une esthétique réaliste. Il va y publier des textes qui seront repris plus tard dans Les Légendes Flamandes qui paraissent en 1858. Ce livre s’inspire des vieilles légendes flamandes et des peintres comme Brueghel l’Ancien et Jérôme Bosch ou, plus pres de lui, de Rops et Dillens. La volonté de De Coster de renouveler l’écriture narrative est sensible : il introduit ds archaismes évocateurs, des emprunts au français du XVIeme s., des visions fantastiques. Son style va heurter les lecteurs et les critiques littéraires qui voient, dans cette nouvelle façon d’écrire, un pastiche de Rabelais et Montaigne et qui conseillent au jeune auteur de ne pas persévérer dans cette voie. En 1861, il publie les Contes brabançons simultanément `a Bruxelles, Paris et Leipzig. Pour cette parution, De Coster a suivi les conseils des critiques : il a renoncé `a l’archaisme des Légendes flamandes pour revenir `a un français moderne. Sous le voile des symboles et des allégories, les Contes brabançons révelent les sympathies et les aversions de De Coster : la haine des tyrans, son amour de la liberté et du peuple, sa foi dans le progres, son respect pour la femme. Mais l’œuvre a moins de charme que les Légendes, le style plus plat, l’ensemble est inégal. Cependant, elle plaît davantage `a certains critiques car elle surprend moins ; d’autres seront moins conciliants. De Coster connaît donc pour la seconde fois un demi-succes. A la fin du volume des Contes brabançons, De Coster annonce une œuvre en préparation c’est-`a-dire Ulenspiegel. Le roman La légende et les aventures héroiques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et d’ailleurs ne sera publié qu’en 1867. De Coster qui voit dans cette œuvre un aboutissement attend avec impatience la reconnaissance, mais il se heurte une fois de plus `a l’incompréhension de ses contemporains. Il croit pouvoir remporter le Prix Quinquennal mais celui-ci lui échappe, le jury ayant préféré une œuvre de facture plus classique. Les critiques sont pour la plupart négatives. Il va encore publier deux romans mineurs, Le voyage de noces (1872) et Caprices de femme (1875). Le 1^er septembre 1870, il est nommé professeur d’histoire générale et de littérature française `a l’École de guerre et répétiteur des belles-lettres `a l’École militaire (ou il aura Eeckhoud comme éleve). En 1879, il meurt dans la solitude et la pauvreté. La Belgique ne reconnaîtra la valeur de son œuvre qu’apres sa mort : la génération d’écrivains suivante va voir en Charles De Coster un auteur majeur mais ne parviendra pas encore `a l’imposer au public. 2.2. Le Personnage d’Ulenspiegel[13] Ce n’est pas De Coster qui a inventé ce personnage. Il apparaît pour la premiere fois dans un texte en bas-allemand de la plume d’un chroniqueur du XVeme s. Selon ce dernier, Thyl était fils de paysan dans le duché de Brünswick qui avait mené une vie dissolue avant de rendre l’âme en 1350. On retrouve ensuite Thyl dans un texte en haut-allemand publié en 1515 `a Strasbourg. Le texte eut tellement de succes qu’il fut bientôt traduit en français, en danois, en polonais, en latin ; il donnera naissance au mot espiegle. Une traduction apparaît aussi en Flandre `a Anvers en 1518 et remporte également un vif succes, Thyl incarnant l’opposition du peuple aux abus du clergé et du pouvoir. Mais l’œuvre est mise `a l’index par Philippe II des 1570. Cette interdiction ne fit qu’amplifier la popularité de ce livre au point que Damme (pres de Bruges) fait de Thyl un enfant du pays. De Coster va rajeunir le héros de deux siecles et lui laisse Damme comme patrie. Son nom, c’est Uyl et Spiegel, hibou et miroir, sagesse (révolte) et comédie (dérision). Ceux de Damme le prononcent Ulenspiegel. Mais c’est un Flamand, et non pas un Allemand. « Quant `a l’Allemand dont on parle, nous dit De Coster, c’est un bâtard de mon héros, semé dans les pays de Saxe et nommé Eulenspiegelken. » 2.3. Le Résumé de La légende et les aventures héroiques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et d’ailleurs. Il est difficile de résumer le livre car il comporte 5 livres (5 parties). L’histoire se déroule au XVIeme s. sous le regne de Philippe II. Ulenspiegel est le fils de Claes, un charbonnier, et de Soetkin. Claes est brulé comme hérétique. Thyl va vouloir le venger et entreprend un voyage plus ou moins initiatique, accompagné de Lamme Goedzak. Le récit est émaillé de nombreuses anecdotes, micro-récits… Cfr photocopies sur le résumé du texte 2.4. Le titre Il est difficile de classer La Légende d’Ulenspiegel dans une des catégories distinguées par l’histoire littéraire. Son titre n’aide pas `a y voir plus clair : → ambiguité du programme narratif : § aventures : ce terme renvoie au roman picaresque, genre né en Espagne au XVIeme s.[14] § légendes : le sens du roman se trouve non dans les personnages et les événements historiques (meme s’il s’inscrit dans l’histoire) mais `a travers les personnages imaginaires. § héroiques : renvoie aux genres nobles, comme le genre historique § joyeuses : réintroduit la farce § glorieuses : amene l’ésotérique et le fantastique[15] En fait le texte de De Coster contient des éléments de plusieurs genres littéraires. Cela en fait une œuvre inclassable… 2.4.1. Roman historique ? Il existe des traits communs entre ce récit et le roman historique. En effet, De Coster met en scene des personnages historiques connus (comme Charles Quint, Philippe II, le duc d’Albe, le comte d’Egmont…) ou moins connus. Il donne également une foule de détails authentiques (croyances, instruments de musique, cuisine…). Son souci de reconstitution passe aussi par la langue utilisée puisqu’il parseme son texte de mots flamands et de termes techniques. Par ailleurs, De Coster se comporte comme un historien en donnant une interprétation de la guerre des Pays-Bas. Cependant, on ressent vite que la rigueur historique n’y est pas du tout. L’auteur prend de grande liberté avec l’histoire : il nous la présente de maniere schématique `a la maniere des épopées anciennes et `a travers une langue qui rend le récit irréel et hors du temps. 2.4.2. Une épopée ? La Légende comporte plusieurs éléments caractéristiques de l’épopée qui est un genre littéraire § amplification : exagération des exploits des héros § intervention du surnaturel (immortalité de Nele et de Thyl) § célébration d’un héros `a travers des épisodes symboliques dans lesquels une société peut reconnaître ses valeurs : en voulant venger son pere qui a été tué, Thyl va devenir le défenseur de la Flandre opprimée. En généralisant, Thyl devient le défenseur des opprimés. 2.4.3. Légende ? C’est ainsi que le texte se présente `a nous : le titre est bien La légende d’Ulenspiegel. La structure narrative rappelle les légendes : personnages a priori simples et meme caricaturaux, narration morcelée en épisodes apparemment indépendants : typique de la légende ; style : nombreux dictons, expressions populaires, archaismes (pouvant faire penser `a un récit transmis de génération en génération). En mettant en scene Thyle Ulenspiegel, De Coster inscrit son texte dans une tradition de littérature populaire : cfr supra : Thyl est un héros tiré du folklore populaire. 2.5. Les 2 types de lecture A priori la Légende ne présente que tres peu de cohérence (livres et chapitres inégaux). Son auteur lui-meme (cfr Préface du Hibou) qualifie son œuvre d’éléphant. En fait, deux types de lecture sont possibles : § lecture morcelante : le livre n’est qu’une série d’anecdotes. L’auteur nous présente en effet une suite de petites unités homogenes et contrastant fortement entre elles. Dans ce type de lecture, on retient surtout le plaisir que nous procure le texte. § lecture unifiante : lecture qui permet de mettre en valeur l’ordonnance du texte malgré son aspect décousu : le tout est plus que la somme des particuliers. Cette unité va apparaître `a travers les types de personnages ainsi qu’au travers des actions de ces personnages. En lien avec les personnages, on va voir apparaître une série de refrains qui scandent le texte. (~ formules des épopées, liées `a des personnages). 2.6. Présentation du texte A. Les personnages : présentés dans la premiere partie du livre I (phase statique, chapitres 1 `a 67) § Deux types de personnages : o personnages historiques : Charles Quint, Philippe II, Duc d’Albe… → stéréotypes, représentants d’une idée, d’un principe, évoluent peu au cours de l’intrigue o personnages inventés : Thyl, Katheline, Nele, Lamme + Claes et Soetkin, qui sont plus `a l’origine de l’action que dans l’action. § plus complexes, ils évoluent au cours du livre : ils sont humains Cfr Thyl transformé par la mort de son pere, Claes ; Lamme toujours joyeux est abattu ; Nele doute parfois de Thyl ; Katheline, femme libérée douée d’une grande intelligence, deviendra folle apres avoir été torturée. § groupements de personnages - Ulenspiegel dont la quete (désir de venger son pere) donne la voie des autres quetes. Constitutivement double (cfr son nom), il est dédoublé par deux personnages… - Nele – Ulenspiegel qui est annoncé des le début dans la prédiction de Katheline (I, 5) - Ulenspiegel – Lamme : couple masculin tres courant en littérature (Don Quichotte/Sancho Pança chez Cervantes) - Katheline – Nele : couple féminin Les premiers ne sont pas moins importants car c’est de la confrontation de ces personnages que naît l’action. § Opposition Philippe et Thyl o Mise en place des le départ : I, 5 : prédiction de Katheline, naissance d’Ulenspiegel et de Philippe (p. 24) « Philippe deviendra bourreau, ayant été engendré par Charles cinquieme, meurtrier en notre pays. Ulenspiegel sera grand docteur[16] en joyeux propos et batifolements[17] de jeunesse, mais il aura le cœur bon, ayant eu pour pere Claes, le vaillant manouvrier[18] sachant, en toute braveté[19], honneteté et douceur, gagner son pain. » I, 7, bapteme (p. 29) Description des cadeaux somptueux reçus par Philippe lors de son bapteme ; le passage se termine pas « Mais l’infant[20] geignait[21] comme un veau » >< Claes offre `a son fils un hochet d’osier : « Et Ulenspiegel riait.» // `a propos des jeux sadiques de Philippe : « Mais il ne riait pas ». L’opposition est matérialisée par le répétition de formules, que l’on peut appeler refrains : ce refrain revient tout au long du texte. → Double fonction des refrains : - point de vue psychologique : accentue la structure de l’œuvre, structure basée sur l’opposition. - point de vue narratif : souligner les moments importants du récit Lecture de l’extrait I, 29 Différents niveaux de lecture… B. Le nœud du récit (phase dynamique : livre I, chapitre 67-84) Mort de Claes et de Soetkin → Thyl se transforme : de farceur, il devient révolutionnaire. Mort de Claes, I, 74 Analyse o aller-retour entre le refuge de Thyl et Soetkin et le bucher o les refrains (Katheline « Faites un trou : l’âme veut sortir » + « les clochent sonnent ») structurent le passage : - préparatifs du bucher - douleur de Claes - colere de la foule - consternation finale o « les cloches sonnent pour les morts » : refrain monotone comme l’est le glas[22] lui-meme. Ce glas va se faire entendre au fil des pages : les memes cloches sonneront lors du supplice du dénonciateur de Claes (Grypstuiver). o ralentissement de l’action qui crée l’angoisse Apres la mort de Claes, Thyl n’a plus qu’un but, venger son pere. Les cendres qu’il prend sur le bucher de son pere et qu’il porte dans un sachet autour de son cou nous le rappelleront tout au long du récit : apparition d’un nouveau refrain « Les cendres battent sur mon coeur ». Soetkin meurt `a son tour. La dimension individuelle de la vengeance est doublée d’une dimension collective : venger son pere et sa mere, c’est aussi sauver la Flandre qui est dépouillée de ses richesses et son bonheur par les memes personnes qui ont tué sa famille. 2.7. Remise en contexte historique Dans le récit, écho des luttes sociales, idéologiques, nationales et littéraires qui ont déchiré la seconde moitié du XIXeme siecle § Politique o Justice sociale : dans les années qui suivent son indépendance, la Belgique va connaître une période d’expansion économique. Mais celle-ci ne profite qu’`a la classe bourgeoise. La classe ouvriere est misérable. A partir de 1850, on commence `a prendre conscience de ce probleme. De Coster est sensible `a cette situation : la preuve en est que le peuple est le héros le plus important de son livre. Il est décrit dans un rapport de force ou il a le dessous. —> antagonisme exploité/profiteur, petit/puissant : cfr I, 25 Mais l’auteur prend le parti de croire que toute injustice un jour cessera, que le profiteur sera châtié. —> les supplices réservés `a Charles Quint dans l’au-del`a : cfr I, 79 o Liberté de pensée : quand De Coster rajeunit son personnage pour le faire vivre au XVIeme siecle, il ne le fait pas sans arrieres pensées. Ce siecle est en effet un siecle de guerres de religion : les calvinistes furent en effet persécutés par le pouvoir catholique de l’époque. On peut y voir une allusion `a l’opposition entre les catholiques et les libéraux qui a agité le XIXeme s. et de maniere plus large une condamnation de la mentalité bourgeoise intolérante. De Coster se fait le défenseur de la liberté : liberté de mœurs (caractéristique de Thyl), liberté de politique, de parole et de pensée. o Égalité des cultures : De Coster se sent avant tout Belge. La légende et son histoire l’ont obligé `a enraciner son récit au pays de Flandres mais il prend soin de promener son héros ailleurs, et notamment en Wallonie. Cela rappelle que De Coster était un défenseur de la reconnaissance des communautés nationales alors qu’au XIXeme siecle. NB : meme si l’allusion politique peut échapper au lecteur du XXIeme siecle, le texte quand meme son intéret preuve que De Coster `a travers les tensions a su rendre compte d’une réalité qui dépassait l’anecdote. § Littéraire De Coster `a la fois de son temps et hors du temps : o de son temps car romantique de tempérament il rejette le modele français et revendique une sensibilité nordique ; il cultive le conte et la légende locale ; sa Légende s’inscrit dans la tradition du roman historique privilégiant le XVIeme s. o hors du temps car sa Légende ne s’insere pas dans le moule de son époque. Par sa verdeur et sa dureté, elle tranchait sur les laborieux exercices d’écriture qui encombraient les revues de l’époque. Son style varié et libre contraste avec la prudence et la mesure de mise jusque l`a. → Cfr la Préface du Hibou in C. De Coster, La légende et les aventures héroiques joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak en pays de Flandre et ailleurs (Espace Nord 113), Bruxelles, 1996, p. 11-15. III. Le tournant de 1880 L’année 1880 marque le début d’une phase féconde pour la littérature belge. 3.1. Émergence de la génération de 1880 Des 1874, l’économie belge, qui jusque l`a avait connu une prospérité sans cesse croissante, va connaître une crise. On va voir se développer une classe moyenne qui subit tres peu cette récession économique et une classe ouvriere qui la subit de plein fouet. Des 1880 (année du cinquantieme anniversaire de la Belgique), on constate l’émergence d’une classe moyenne supérieure. Cela se vérifie notamment par l’augmentation du nombre d’universitaires. Cette nouvelle génération d’intellectuels issus de la bourgeoisie va ainsi non seulement s’ouvrir davantage aux débats culturels mais également prendre conscience des inégalités sociales : on a plus d’éducation mais pas plus de droits. La situation étant bloquée sur le plan politique, la jeune génération va se désintéresser des enjeux du pouvoir, elle devient disponible « `a la culture et `a la littérature ». Cette génération va entamer une véritable révolution culturelle : elle fréquente les musées, les salons littéraires, fondent des revues… Désormais on fait de la littérature en professionnel et non en amateur comme avant (cfr Baudelaire qui quelques années auparavant se moquait des auteurs belges : il s’agit d’employés et non pas d’écrivains) : l’écriture n’est plus une occupation distrayante, elle devient prioritaire. Parallelement `a cette révolution du monde littéraire, la Belgique va connaître un essor dans différents domaines de la vie culturelle. § Art Nouveau Quelques noms : Victor Horta, Henry Van de Velde, Paul Hankar Les idées socialistes font leur chemin en Belgique. En réaction aux inégalités sociales, le Parti Ouvrier belge est fondé en 1885. Apres les élections de 1894, le POB envoie des représentants au Parlement. C’est dans ce contexte que le parti commande `a Victor Horta la Maison du Peuple. La philosophie d’Horta : « Il fallait rompre avec l’architecture du passé au service de la bourgeoisie, de la noblesse et du clergé pour édifier une maison ou l’air et la lumiere seraient le luxe si longtemps exclus des taudis ouvriers (V. Horta)[23] ». Il faut que l’art atteigne le peuple dans sa vie quotidienne On utilise de nouveaux matériaux apportés par la révolution industrielle : le verre (vitraux), l’acier, le béton. Il y a une recherche de beauté esthétique incontestable (qui passe notamment par l’utilisation de la courbe, des vitraux…) mais l’esthétique est soumise `a un impératif : il faut que le bâtiment soit fonctionnel : il faut répondre `a la consigne de William Morris « N’ayez rien chez vous qui ne soit beau et utile ». « L’art est dans tout » : chaque objet est en harmonie avec l’ensemble de la maison. Pour eux, il n’existe pas d’arts majeurs et mineurs. Henry van de Velde réalisera sa maison (Bloemenwerf) dans l’esprit de l’art total : il la meuble et la décore jusque dans ses moindres détails. Ce mouvement est né en Angleterre vers 1860 et va connaître une grande fortune `a travers l’Europe entiere : de Turin `a Munich, de Barcelone `a Prague, de Vienne `a Paris, et ici `a Brno (cfr le Grand Hôtel). § Peinture[24] En 1883, est créé le groupe des XX (relayé en 1894 par l’association de la Libre esthétique qui continuera son action jusqu’en 1914). Ce cercle, fondé par James Ensor, rassemble une vingtaine d’artistes d’avant-garde, tels Fernand Khnopff, Léon Spilliaert, Félicien Rops,… Ce groupe est lié avec la revue L’Art Moderne : Octave Maus, par exemple, est le secrétaire du groupe des XX et également un des fondateurs de la revue. Sur le plan artistique, une unité se dessine, au-del`a des générations et des différences formelles, `a travers des themes privilégiés qui sont essentiellement symbolistes : la mort , la femme, la solitude. Dans le meme esprit que celui des architectes de l’Art Nouveau, les XX considerent que l’artiste moderne doit s’occuper de tout ce qui nous intéresse et nous touche. L’art au quotidien doit rendre la vie plus agréable et plus sociale. Les XX entendaient organiser chaque année une exposition de peinture belge mais aussi étrangere. Ils ont pu établir des liens tres forts avec le milieu artistique français de l’époque et ont contribué `a révéler au monde des peintres majeurs tels Cézanne, Gauguin, Van Gogh et Seurat. 3.2. Du réalisme au naturalisme : les revues[25] Les revues en Belgique vont permettre l’affirmation de la littérature § De 1850 `a 1870 On l’a vu, le débat sur le réalisme a été introduit en Belgique en 1851, lorsque Courbet présente au Salon de Bruxelles son tableau Les Casseurs de Pierre. Les critiques sont nombreuses : l’œuvre fait scandale mais elle trouve aussi ses défenseurs. D’abord dans la revue Uylenspiegel (1856) qui fut fondée par F. Rops et `a laquelle collabore De Coster : cette revue défend le réalisme aussi bien en peinture qu’en littérature. Une vague d’écrivains va suivre le meme mouvement : des auteurs comme Caroline Graviere, Paul Reider vont produire des romans manifestant une observation aiguë de la réalité. Mais ces écrivains ne se soustraient pas completement `a l’influence du romantisme : sentimentalisme[26] et considérations morales marquent encore les intrigues. Cependant, sans en etre conscients, ils préparent la voie au naturalisme en parsemant leurs œuvres de constats amers sur les conditions de vie du peuple, en introduisant la classe sociale dans leurs romans, celle-l`a meme qui inspirera les naturalistes. § De 1870 `a 1880 Entre 1870 et 1880, quatre revues vont succéder qui vont assurer la reconnaissance d’une littérature et favoriser la transition du réalisme vers une nouvelle esthétique. L’Art Libre (1871-1873) et L’Art Universel (1873-1876) se montrent éclectiques dans leurs choix littéraires : ils accueillent dans leurs pages aussi bien des écrivains romantiques (tel que O. Pirmez) que des écrivains de tendance réaliste. Ils défendent surtout le réalisme pictural introduit chez nous par Courbet. Quand L’Art Universel (1873-1875) est condamné `a disparaître suite `a des problemes d’argent, son fondateur Camille Lemonnier crée une nouvelle revue, convaincu de la nécessité d’une revue littéraire et artistique dans son pays. Cette nouvelle revue porte le titre L’Actualité qui réserve plus de place `a la littérature que les revues précédentes. Camille Lemonnier favorise les échanges culturels avec les collaborateurs français ; il offre l’hospitalité aux naturalistes français en commentant les œuvres de Zola, Goncourt. C’est ainsi qu’`a partir de 1877, le naturalisme pénetre en Belgique ou on l’accueille avec enthousiasme alors qu’en France, on lui reste hostile. L’Artiste (1875-1880) qui survit `a L’Actualité (apres une fusion des deux revues) continue le combat pour la reconnaissance de la nouvelle esthétique naturaliste. Sa devise : « Naturalisme, modernité ». La collaboration avec les Français continue. Bien qu’éphémeres, confrontées `a des problemes financiers récurrents, ces revues ont réussi `a imposer une nouvelle esthétique, un art nouveau, opposé `a l’académisme et au conformisme qui caractérisaient jusque-l`a notre littérature. Elles ont préparé l’avenement du naturalisme en Belgique et l’ont défendu face `a la critique française encore tres attachée au romantisme. 3.3. Les revues de 1880 Les années 1880 vont etre dominées par deux grandes revues qui vont alimenter les débats littéraires jusqu ‘`a la fin du siecle et meme au-del`a : § La Jeune Belgique (1881-1897) § L’Art moderne (1881-1914) Ces revues vont situer `a un autre niveau le débat que suscite la nouvelle esthétique naturaliste. En effet, il n’est plus nécessaire de la défendre. : le naturalisme a fini par s’imposer comme expression de la modernité. Ainsi il rapproche les deux revues, d’autant plus qu’il permet `a des auteurs talentueux de se révéler et qu’il contribue `a la renaissance littéraire. Désormais, le débat porte sur la finalité de l’art. A. La Jeune Belgique La revue fondée par Max Waller (pseudonyme de Maurice Warlomont) adopte tres vite la devise Soyons nous, qui marque son refus d’adhérer `a une école littéraire particuliere et qui plaide pour un art libéré de toute prescription extérieure `a l’art « fut-elle nationale[27]» : la littérature ne peut se mettre au service d’aucune cause, qu’elle soit sociale ou idéologique. La littérature doit servir « l’Art pour l’Art ». Leur volonté est de s’écarter du modele français tout en revendiquant leur originalité belge. D’abord pluraliste et ouverte `a la nouveauté, la revue va devenir de plus en plus réactionnaire. B. L’Art Moderne La revue est fondée par Edmond Picard (l’auteur de la théorie sur l’âme belge) et Octave Maus (qui avait participé `a la création du groupe des XX). Cette revue va d’emblée avoir une conception de l’art completement différente de celle qu’en a La Jeune Belgique. Pour les membres de L’Art Moderne, l’art est avant tout social. L’Art Moderne va se faire le porte-parole de toutes les avant-gardes, que ce soit en littérature, en musique ou dans les arts plastiques. Edmond Picard s’occupe de l’actualité littéraire tandis qu’Octave Maus organise des concerts, des conférences, des lectures de poésies ou sont invités Mallarmé, Verlaine qui sont alors completement inconnus en France. La création du groupe des XX est un événement important de son histoire. Avec L’Art Moderne et les XX, la Belgique devient une place importante de la vie artistique de l’époque. C. Tensions entre La Jeune Belgique et L’Art Moderne On le voit, les conceptions de l’art qu’ont les deux revues sont diamétralement opposées. La Jeune Belgique ne veut subordonner l’art `a aucune cause, ni politique ni sociale : l’art n’a d’autre finalité que lui-meme. L’important dans une œuvre est davantage la forme que le fond. De cette conception découle un certain élitisme : l’art ne peut s’adresser au peuple inculte et dépourvu de sens esthétique. Par contre, L’Art Moderne ne peut voir l’art et en particulier la littérature, indépendamment de la réalité sociale. Or, celle-ci est marquée par des injustices flagrantes. Elle se veut l’interprete d’une idéologie politique et sociale. Finalement, des tendances réactionnaires s’expriment de plus en plus au sein de La Jeune Belgique : elle rejette le vers libre, la liberté lexicale et syntaxique, l’audace linguistique, l’esthétique symboliste en général. Cette intolérance va faire fuir plusieurs de ses collaborateurs de la premiere heure tels que Maeterlinck, Charles Van Lerberghe, Verhaeren qui passent des lors « `a la concurrence », c’est-`a-dire L’Art Moderne. D. La Wallonie (1886-1893) Cette revue fut fondée par Albert Mockel en 1886. Elle refuse d’intervenir dans la querelle qui oppose la Jeune Belgique et L’Art Moderne, meme si elle finira par se rapprocher de la revue d’Edmond Picard. La revue accueille, dans ses pages, des auteurs français tels que Mallarmé, Moréas, Verlaine, Valéry en plus des auteurs belges, Rodenbach, Lemonnier, Maeterlinck, avec le risque que les auteurs belges soient soumis aux regles du champ littéraire français. E. Rôle des revues Le rôle des revues va etre tres important dans le développement des lettres belges. Comme nous l’avons vu, la Belgique manque de structures éditoriales fortes : les écrivains doivent des lors s’exiler ou renoncer `a etre largement diffusés. Les revues peuvent constituer un moyen efficace de remédier au manque d’éditeurs : elles constituent un moyen de diffusion tres souple (accueil d’œuvres de longueur variables, mise de fond moins importante que celle nécessaire `a la fondation d’une maison d’édition) et les résultats peuvent etre équivalents que ceux obtenus par une maison d ‘édition. Le phénomene se reproduira au XXeme siecle avec le surréalisme. IV. Le naturalisme Comme nous l’avons vu plus haut, le naturalisme belge va se développer sur une alliance avec les naturalistes français. 4.1. Camille Lemonnier (1844-1913) A. Biographie En 1844, Camille Lemonnier naît `a Ixelles de parents aisés (son pere est avocat). Bien que ses origines soient flamandes, il reçoit une éducation française. Il va entamer des études de droit `a l’Université Libre de Bruxelles mais ne les finira jamais. En 1862, il est accueilli par Félicien Rops et Charles De Coster au sein de la revue Uylenspiegel dans laquelle il va publier ses textes jusqu’en 1869. Comme de nombreux écrivains de l’époque, il se fait d’abord connaître comme critique d’art. Il compte parmi ses amis des peintres tels qu’Hippolyte Boulenger, Constantin Meunier. Cette familiarité avec le monde pictural aura une influence sur sa production littéraire. Dans son essai Nos Flamands , il établit la peinture flamande comme modele littéraire : il donne ainsi naissance au stéréotype du « style pictural » de la littérature belge, que Lemonnier va lui-meme illustrer en abondance dans ses propres romans. Des l’adolescence, il fréquente les conférences et les articles des écrivains français exilés `a Bruxelles. C’est ainsi qu’il opere une conversion au réalisme, prenant connaissance du débat sur Courbet par l’intermédiaire des conférences de Baudelaire en Belgique dans les années 1861-1862. Mais c’est par l’adoption du naturalisme que s’achevera cette évolution. A la mort de son pere (1869), il hérite du château de Burnot : dans cette retraite qui se situe entre Namur et Dinant, Lemonnier va découvrir l’univers des campagnes et des forets, la liberté d’une vie proche de la nature qui vont l’inspirer lors de la rédaction de son roman Un Mâle. Des 1873, Lemonnier se lance dans l’aventure des revues `a travers lesquelles il défend l’esthétique naturaliste et fonde d’abord L’Art Universel et ensuite L’Artiste, qui publiera des artistes français (Zola, Huysmans, Céard, Cladel). En 1881, il publie le roman Un Mâle par lequel l’auteur s’impose dans la famille des naturalistes. En 1886, l’année des greves qui frapperent tout le pays, l’auteur publie Happe-Chair qui traite des luttes sociales dans les charbonnages et les usines au cœur de la région de Charleroi. Dans la Fin des bourgeois (1892), Lemonnier nous livre une saga familiale : il y dépeint la grandeur et la chute d’une famille bourgeoise `a travers l’observation de trois générations. Des 1881, il fréquente les écrivains de La Jeune Belgique qui se retrouvent chez lui `a Ixelles. Lorsqu’en 1883, le Prix Quinquennal refuse de récompenser Un Mâle (de la meme maniere qu’il avait échappé `a De Coster), un grand banquet est organisé durant lequel Georges Rodenbach le proclame « maréchal des Lettres belges »[28]. Il passe les dernieres années de sa vie entre son appartement parisien et sa maison `a La Hulpe. Il meurt en 1913. ------------------------------- [1] Cfr Joiret, Anthologie, p. 15-16 ; Denis-Klinkenberg, Littérature belge, p. 101 sq. [2] Cfr Klinkenberg, Anthologie EN, p. 79-81. [3] Pensez aux tableaux de Breughel, tels La danse des paysans (1566), Le repas de noces (1568). [4] Alors que Charles avait déj`a mis en place les tribunaux chargés de lutter contre les hérésies religieuses… [5] Communauté de béguines (religieuse de Belgique ou des Pays-Bas soumise `a la vie conventuelle en béguinage sans avoir prononcé de vœux) [6] Caractere jovial; humeur joviale (qui est plein de gaieté franche, simple et communicative, comme une personne contente de vivre, un bon vivant) [7] Qui est au fond de la nature, du caractere de quelqu'un. [8] Cfr Quaghebeur, Anthologie de la littérature française de Belgique, p. 22-25. [9] Cfr Berg-Halen, p. 49 [10] Figure, attribut destinés `a représenter symboliquement (un personnage, une autorité, un métier, un parti...). [11] Happer : saisir, attraper brusquement et avec violence (qqn, qqch) notamment en parlant des animaux. [12] Cfr Trousson, De Coster ; Joiret, Anthologie, p. 22-26. [13] Cfr Trousson, De Coster, p. 151. [14] Un roman picaresque est le récit d’aventures survenue `a un picaro, jeune homme rusé et ambitieux. [15] Cfr romantisme [16] Spécialiste [17] Batifolage, amusement [18] Manœuvre, travailleur manuel [19] Bravoure [20] Titre porté par les puînés des rois d’Espagne [21] Se plaindre, gémir, fairte entendre des plaintes [22] Tintement lent et répété des cloches, qui annonce la mort, les obseques d’une personne. [23] Cfr Aubry, Art Nouveau, p. 6 [24] Cfr Block, The golden decades, p. 72 sq [25] Cfr Luc, Naturalisme, p. 29 sq [26] Tendance `a une sensibilité excessive [27] Cfr Joiret, Anthologie, p. 35 [28] Cependant le Prix lui sera attribué en 1888 pour son ouvrage La Belgique.