S. Lilar, extrait de l’essai Le Couple (1963) L’amour Loin de faire illusion, comme on le croit si souvent, l’amour est d’une lucidité impitoyable. « La passion de l’amour n’est pas aveugle », écrit un grand ennemi de l’amour, M. Robert Poulet, « elle voit bel et bien, dans son objet, deux ou trois traits, deux ou trois signes, qui se pourraient voir de meme, il est vrai, chez cent mille autres. Elle refuse de voir le reste. » Cependant qu’un autre grand ennemi de l’amour, Ludwig Klages[1], soutient que, loin d’aimer l’exemplaire, on n’aime que le singulier – souvent meme une irrégularité, un défaut. Comment, d’ailleurs, demande Klages, pourrait-on aimer en quelqu’un ce qu’il a de commun avec les autres ? N’est-ce pas en ce qu’il se distingue des autres que l’etre aimé nous est irremplaçable ? « Pour Kriemhilde, il n’y a qu’un Siegfried, pour Tristan une Isolde (…) » Et ainsi de suite. Contradiction ? Non pas ! Car ce que l’amour recherche, c’est précisément la coincidence de l’exemplaire et du spécifique. (…) Oui, on peut adorer une moue[2], une ride, une grimace, un léger strabisme[3] dans un visage décrété par ailleurs incomparable (« un amant, dit Moliere, aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime. »), on peut aimer une disgrâce[4] dans la grâce (il est tout de meme rare que l’on aime un etre totalement disgrâcié), et c’est meme `a ce point de rencontre du singulier que l’activité désingularisante de l’amour se fera sentir de la façon la plus aiguë. S. Lilar, extrait du roman L’enfance gantoise (1976) Le langage Pourquoi est-ce la chanson flamande qui m’imprégna[5] et non pas la française que chantait mon pere, qui était tout bruissant[6] de musique comme un arbre d’oiseaux. J’ai rappelé ailleurs l’époque ou il répétait sans cesse sa partie dans le Requiem de Mozart. Mais en dehors du Petit Quinquin (qui faisait partie des alluvions[7] laissées par le séjour de mon pere `a Lille), je ne me souviens d’aucune chanson populaire ou ancienne. En revanche, les chansons de Marie demeurent en moi, pretes `a se réveiller en meme temps qu’une fine odeur de papier brulé car elle me les chantait en repassant. J’aimais son répertoire qui convenait `a merveille `a mes dix ans ; ses rythmes simples scandés sur le pas lourd des chevaux et des hommes ou qui épousaient au contraire le balancement des berceuses, sa belle rhétorique, ses cascades d’apostrophes[8] introduites par les ô vocatifs (ô mer du Nord, ô Escaut, ô Flandre, ô Néerlande), (…). Tout y était non `a la mesure mais `a la démesure du cœur. On y était fidele « tot in den dood » (jusqu’`a la mort). Le « altijd » (toujours) u faisait pendant au « nooit » (jamais), l’un et l’autre en appelant pareillement `a l’absolu. C’est ainsi que j’eus une seconde langue maternelle, car comment nommer autrement une langue dans laquelle on apprend `a chanter. ------------------------------- [1] Philosophe et psychologue allemand (1872-1966). Sa philosophie néoromantique donne une vision pessimiste du destin de la civilisation occidentale. En tant que psychologue, il est l’un des fondateurs de la graphologie scientifique. [2] Grimace que l'on fait en avançant, en resserrant les levres [3] Défaut de convergence des axes visuels, impossibilité de fixer un point avec les deux yeux. [4] Manque de grâce ; difformité, infirmité, défaut. [5] Pénétrer, influencer profondément. [6] Bruire : produire un bruit, le plus souvent léger, formé de plusieurs sons indistincts [7] Alluvions : dépôts (cailloux, graviers, sables, boues) provenant d'un transport par les eaux courantes (colluvions, formations fluviatiles, sédiments) ; (par métaphore) trace [8] Figure de rhétorique par laquelle un orateur interpelle tout `a coup une personne ou meme une chose qu'il personnifie.