1 Roland BARTHES par Roland BARTHES Actif/réactif Dans ce qu'il écrit, il y a deux textes. Le texte I est réactif, m par des indignations, des peurs, des ripostes intérieures, de petites paranoas, des défenses, des scnes. Le texte II est actif, m par le plaisir. Mais en s'écrivant, en se corrigeant, en se pliant la fiction du Style, le texte I devient lui-mme actif; ds lors il perd sa peau réactive, qui ne subsiste plus que par plaques (dans de menues parenthses). L'adjectif Il supporte mal toute image de lui-mme, souffre d'tre nommé. Il considre que la perfection d'un rapport humain tient cette vacance de l'image : abolir entre soi, de l'un l'autre, les adjectifs ; un rapport qui s'adjective est du côté de l'image, du côté de la domination, de la mort. (Au Maroc, ils n'avaient visiblement de moi aucune image ; l'effort que je faisais, en bon Occidental, pour tre ceci ou cela, restait sans réponse : ni ceci ni cela ne m'était renvoyé sous la forme d'un bel adjectif; il ne leur venait pas l'idée de me commenter, ils refusaient, leur insu, de nourrir et de flatter mon imaginaire. Dans un premier temps, cette matité de la relation humaine avait quelque chose d'épuisant ; mais elle apparaissait peu peu comme un bien de civilisation ou comme la forme véritablement dialectique de l'entretien amoureux.) L'aise Hédoniste (puisqu'il se croit tel), il veut un état qui est en somme le confort ; mais ce confort est plus compliqué que le confort ménager dont notre société fixe les éléments : c'est un confort qu'il s'arrange, qu'il se bricole lui-mme (tel mon grand-pre B., la fin de sa vie, s'était aménagé une petite estrade le long de sa fentre, pour mieux voir le jardin tout en travaillant). Ce confort personnel, on pourrait l'appeler : l'aise. L'aise reçoit une dignité théorique ( Nous n'avons pas prendre nos distances l'égard du formalisme, mais seulement nos aises , 1971, I*), et aussi une force éthique : c'est la perte volontaire de tout hérosme, mme dans la jouissance. Le démon de l'analogie La bte noire de Saussure, c'était l'arbitraire (du signe). La sienne, c'est l'analogie. Les arts analogiques (cinéma, photographie), les méthodes analogiques (la critique universitaire, par exemple) sont discrédités. Pourquoi ? Parce que l'analogie implique un effet de Nature : elle constitue le naturel en source de vérité ; et ce qui ajoute la malédiction de l'analogie, c'est qu'elle est irrépressible (Ré, 23) : ds qu'une forme est vue, il faut qu'elle ressemble quelque chose : l'humanité semble condamnée l'Analogie, c'est--dire en fin de compte la Nature. D'o l'effort des peintres, des écrivains, pour y échapper. Comment? Par deux excs contraires, ou, si l'on préfre, deux ironies, qui mettent l'Analogie en dérision, soit en feignant un respect spectaculairement plat (c'est la Copie, qui, elle, est sauvée), soit en déformant régulirement - selon des rgles - l'objet mimé (c'est l'Anamorphose, CV, 64). En dehors de ces transgressions, ce qui s'oppose bénéfiquement la perfide Analogie, c'est la simple correspondance structurale : l'Homologie, qui réduit le rappel du premier objet une allusion proportionnelle (étymologiquement, c'est--dire en des temps heureux du langage, analogie voulait dire proportion). (Le taureau voit rouge lorsque son leurre lui tombe sous le nez ; les deux rouges concident, celui de la colre et celui de la cape : le taureau est en pleine analogie, c'est--dire en plein imaginaire. Lorsque je résiste l'analogie, c'est en fait l'imaginaire que je résiste : savoir : la coalescence du signe, la similitude du signifiant et du signifié, l'homéomorphisme des images, le Miroir, le leurre captivant. Toutes les explications scientifiques qui ont recours l'analogie - et elles sont légion - participent du leurre, elles forment l'imaginaire de la Science.) Au tableau noir M. B., professeur de la classe de Troisime A au lycée Louis-le-Grand, était un petit vieillard, socialiste et national. Au début de l'année, il recensait solennellement au tableau noir les parents des élves qui étaient tombés au champ Enfant, je m'ennuyais souvent et beaucoup. Cela a commencé visiblement trs tôt, cela s'est continué toute ma vie, par bouffées (de plus en plus rares, il est vrai, grâce au travail et aux amis), et cela s'est toujours vu. C'est un ennui panique, allant jusqu' la détresse : tel celui que j'éprouve dans les colloques, les conférences, les soirées étrangres, les amusements de groupe : partout o l'ennui peut se voir. L'ennui serait-il donc mon hystérie ? Ennui : la table ronde. 2 d'honneur ; les oncles, les cousins abondaient, mais je fus le seul pouvoir annoncer un pre ; j'en fus gné, comme d'une marque excessive. Cependant, le tableau effacé, il ne restait rien de ce deuil proclamé - sinon, dans la vie réelle qui, elle, est toujours silencieuse, la figure d'un foyer sans ancrage social : pas de pre tuer, pas de famille har, pas de milieu réprouver : grande frustration oedipéenne ! (Ce mme M. B., le samedi aprs-midi, par manire de distraction, demandait un élve de lui suggérer un sujet de réflexion, n'importe lequel, et si saugrenu ft-il, il ne renonçait jamais en tirer une petite dictée, qu'il improvisait en se promenant dans la classe, attestant ainsi sa maîtrise morale et son aisance de rédaction.) Affinité carnavalesque du fragment et de la dictée : la dictée reviendra parfois ici, comme figure obligée de l'écriture sociale, lambeau de la rédaction scolaire. L'argent Par la pauvreté, il a été un enfant désocialisé, mais non déclassé : il n'appartenait aucun milieu ( B., lieu bourgeois, il n'allait que pour les vacances : en visite, et comme un spectacle) ; il ne participait pas aux valeurs de la bourgeoisie, dont il ne pouvait s'indigner, puisqu'elles n'étaient ses yeux que des scnes de langage, relevant du genre romanesque ; il participait seulement son art de vivre (1971, II). Cet art subsistait, incorruptible, au milieu des crises d'argent ; on connaissait, non la misre, mais la gne ; c'est--dire : la terreur des termes, les problmes de vacances, de chaussures, de livres scolaires, et mme de nourriture. De cette privation supportable (la gne l'est toujours) est peut-tre sortie une petite philosophie de la compensation libre, de la surdétermination des plaisirs, de l'aise (qui est précisément l'antonyme de la gne). Son problme formateur fut sans doute l'argent, non le sexe. Au plan des valeurs, l'argent a deux sens contraires (c'est un énantiosme) : il est trs vivement condamné, surtout au théâtre (beaucoup de sorties contre le théâtre d'argent, alentour 1954), puis réhabilité, la suite de Fourier, par réaction contre les trois moralismes qui lui sont opposés : le marxiste, le chrétien et le freudien (SFL, 90). Cependant, bien sr, ce qui est défendu, ce n'est pas l'argent retenu, engoncé, engorgé ; c'est l'argent dépensé, gaspillé, charrié par le mouvement mme de la perte, rendu brillant par le luxe d'une production ; l'argent devient alors métaphoriquement de l'or : l'Or du Signifiant. Le vaisseau Argo Image fréquente : celle du vaisseau Argo (lumineux et blanc), dont les Argonautes remplaçaient peu peu chaque pice, en sorte qu'ils eurent pour finir un vaisseau entirement nouveau, sans avoir en changer le nom ni la forme. Ce vaisseau Argo est bien utile : il fournit l'allégorie d'un objet éminemment structural, créé, non par le génie, l'inspiration, la détermination, l'évolution, mais par deux actes modestes (qui ne peuvent tre saisis dans aucune mystique de la création) : la substitution (une pice chasse l'autre, comme dans un paradigme) et la nomination (le nom n'est nullement lié la stabilité des pices) : force de combiner l'intérieur d'un mme nom, il ne reste plus rien de l'origine : Argo est un objet sans autre cause que son nom, sans autre identité que sa forme. Autre Argo : j'ai deux espaces de travail, l'un Paris, l'autre la campagne. De l'un l'autre, aucun objet commun, car rien n'est jamais transporté. Cependant ces lieux sont identiques. Pourquoi ? Parce que la disposition des outils (papier, plumes, pupitres, pendules, cendriers) est la mme : c'est la structure de l'espace qui en fait l'identité. Ce phénomne privé suffirait éclairer sur le structuralisme : le systme prévaut sur l'tre des objets. L'arrogance Il n'aime gure les discours de victoire. Supportant mal l'humiliation de quiconque, ds qu'une victoire se dessine quelque part, il a envie de se porter ailleurs (s'il était dieu, il renverserait sans cesse les victoires - ce que d'ailleurs fait Dieu!). Passée au plan du discours, la victoire la plus juste devient une mauvaise valeur de langage, une arrogance : le mot, rencontré chez Bataille, qui parle quelque part des arrogances de la science, a été étendu tous les discours triomphants. Je subis donc trois arrogances : celle de la Science, celle de la Doxa, celle du Militant. La Doxa (mot qui va revenir souvent), c'est l'Opinion publique, l'Esprit majoritaire, le Consensus petit- bourgeois, la Voix du Naturel, la Violence du Préjugé. On peut appeler doxologie (mot de Leibnitz) toute manire de parler adaptée l'apparence, l'opinion ou la pratique. Il regrettait parfois de s'tre laissé intimider par des langages. Quelqu'un alors lui disait : mais, sans cela, vous n'auriez pas pu écrire! L'arrogance circule, comme un vin fort parmi les convives du texte. L'intertexte ne comprend pas seulement des textes délicatement choisis, secrtement aimés, libres, discrets, généreux, mais aussi des textes communs, triomphants. Vous pouvez vous-mme tre le texte arrogant d'un autre texte. Il n'est pas trs utile de dire idéologie dominante , car c'est un pléonasme : l'idéologie n'est rien d'autre que l'idée en tant qu'elle domine (PlT, 53). Mais je puis renchérir subjectivement et dire : idéologie arrogante. Détresse : la conférence. 3 Le geste de l'aruspice Dans S/Z (p. 20), la lexie (le fragment de lecture) est comparée ce morceau de ciel découpé par le bâton de l'aruspice. Cette image lui a plu : ce devait tre beau, autrefois, ce bâton pointé vers le ciel, c'est--dire vers l'impointable ; et puis ce geste est fou : tracer solennellement une limite dont il ne reste immédiatement rien, sinon la rémanence intellectuelle d'un découpage, s'adonner la préparation totalement rituelle et totalement arbitraire d'un sens. L'assentiment, non le choix De quoi s'agit-il? C'est la guerre de Corée. Un petit groupe de volontaires des forces françaises patrouille vaguement dans les broussailles de la Corée du Nord. L'un d'eux, blessé, est recueilli par une petite fille coréenne, qui le mne son village, o les paysans l'accueillent : le soldat choisit de rester parmi eux, avec eux. Choisir, c'est du moins notre langage. Ce n'est pas tout fait celui de Vinaver : en fait nous n'assistons ni un choix, ni une conversion, ni une désertion, mais plutôt un assentiment progressif : le soldat acquiesce au monde coréen qu'il découvre... (A propos d'Aujourd'hui ou les Coréens, de Michel Vinaver, 1956.) Bien plus tard (1974), l'occasion du voyage en Chine, il a essayé de reprendre ce mot d'assentiment, pour faire comprendre aux lecteurs du Monde - c'est--dire son monde - qu'il ne choisissait pas la Chine (bien trop d'éléments lui manquaient pour éclairer ce choix), mais qu'il acquiesçait dans le silence (qu'il appela fadeur ), tel le soldat de Vinaver, ce qui s'y travaillait. Ceci ne fut gure compris: ce que réclame le public intellectuel, c'est un choix : il fallait sortir de la Chine comme un taureau qui jaillit du toril dans l'arne comble : furieux ou triomphant. Vérité et assertion Son malaise, parfois trs vif - allant certains soirs, aprs avoir écrit toute la journée, jusqu' une sorte de peur -, venait de ce qu'il avait le sentiment de produire un discours double, dont le mode excédait en quelque sorte la visée : car la visée de son discours n'est pas la vérité, et ce discours est néanmoins assertif. (C'est une gne qu'il a eue trs tôt ; il s'efforce de la dominer - faute de quoi il devrait cesser d'écrire - en se représentant que c'est le langage qui est assertif, non lui. Quel remde dérisoire, tout le monde devrait en convenir, que d'ajouter chaque phrase quelque clausule d'incertitude, comme si quoi que ce soit venu du langage pouvait faire trembler le langage.) (Par un mme sentiment, chaque chose qu'il écrit, il imagine qu'il va blesser l'un de ses amis - jamais le mme : ça tourne.) L'atopie Fiché : je suis fiché, assigné un lieu (intellectuel), une résidence de caste (sinon de classe). Contre quoi une seule doctrine intérieure : celle de l'atopie (de l'habitacle en dérive). L'atopie est supérieure l'utopie (l'utopie est réactive, tactique, littéraire, elle procde du sens et le fait marcher). L'autonymie La copie énigmatique, celle qui intéresse, c'est la copie décrochée : tout en mme temps, elle reproduit et retourne : elle ne peut reproduire qu'en retournant, elle trouble l'enchaînement infini des répliques. Ce soir, les deux garçons du Flore vont prendre l'apéro au Bonaparte ; l'un a sa dame , l'autre a oublié de prendre ses suppositoires contre la grippe ; ils sont servis (Pernod et Martini) par le jeune garçon du Bonaparte qui, lui, est en service ( Excuses, je savais pas que c'était votre dame ) : ça circule, dans la familiarité et la réflexi-vité, et cependant les rôles restent par force séparés. Mille exemples de cette réverbération, toujours fascinante : coiffeur se faisant coiffer, cireur (au Maroc) se faisait cirer, cuisinire se faisant manger, comédien allant au théâtre son jour de relâche, cinéaste qui voit des films, écrivain qui lit des livres ; Mlle M., dactylographe d'âge, ne peut écrire sans rature le mot rature ; M., entremetteur, ne trouve personne qui lui procure (pour son usage personnel) les sujets qu'il fournit ses clients, etc. Tout cela, c'est l'autonymie : le strabisme inquiétant (comique et plat) d'une opération en boucle : quelque chose comme un anagramme, une surimpression inversée, un écrasement de niveaux. La baladeuse Autrefois un tramway blanc faisait le service de Bayonne Biarritz ; l'été, on y attelait un wagon tout ouvert, sans coupé : la baladeuse. Grande joie, tout le monde voulait y monter : le long d'un paysage peu chargé, on jouissait la fois du panorama, du mouvement, de l'air. Aujourd'hui, ni la baladeuse ni le tramway ne sont plus, et le voyage de Biarritz est une corvée. Ceci n'est pas pour embellir mythiquement le passé, ni pour dire le regret d'une jeunesse perdue, en feignant de regretter un tramway. Ceci est pour dire que l'art de vivre n'a pas d'histoire : il n'évolue pas : le plaisir qui tombe, tombe jamais, insubstituable. D'autres plaisirs viennent, qui ne remplacent rien. Pas de progrs dans les plaisirs, rien que des mutations. 4 Quand je jouais aux barres... Quand je jouais aux barres, au Luxembourg, mon plus grand plaisir n'était pas de provoquer l'adversaire et de m'offrir témérairement son droit de prise ; c'était de délivrer les prisonniers - ce qui avait pour effet de remettre toutes les parties en circulation : le jeu repartait zéro. Dans le grand jeu des pouvoirs de parole, on joue aussi aux barres : un langage n'a barre sur l'autre que temporairement ; il suffit qu'un troisime surgisse du rang, pour que l'assaillant soit contraint la retraite : dans le conflit des rhétoriques, la victoire n'est jamais qu'au tiers langage. Ce langage-l a pour tâche de délivrer les prisonniers : d'éparpiller les signifiés, les catéchismes. Comme aux barres, langage sur langage, l'infini, telle est la loi qui meut la logosphre. D'o d'autres images : celle de la main chaude (main sur main : la troisime revient, ce n'est plus la premire), celle du jeu de la pierre, de la feuille et des ciseaux, celle de l'oignon, feuilleté de peaux sans noyau. Que la différence ne se paye d'aucune sujétion : pas de dernire réplique. Noms propres Une partie de son enfance a été prise dans une écoute particulire : celle des noms propres de l'ancienne bourgeoisie bayonnaise, qu'il entendait répéter longueur de journée par sa grand-mre, éprise de mondanité provinciale. Ces noms étaient trs français, et dans ce code mme, néanmoins souvent originaux ; ils formaient une guirlande de signifiants étranges mes oreilles ( preuve que je me les rappelle trs bien : pourquoi?) : Mmes Leboeuf, Barbet- Massin, Delay, Voulgres, Poques, Léon, Froisse, de Saint-Pastou, Pichoneau, Poymiro, Novion, Puchulu, Chantai, Lacape, Henriquet, Labrouche, de Lasbordes, Didon, de Ligneroles, Garance. Comment peut-on avoir un rapport amoureux avec des noms propres ? Aucun soupçon de métonymie : ces dames n'étaient pas désirables, ni mme gracieuses. Et pourtant, impossible de lire un roman, des Mémoires, sans cette gourmandise particulire (lisant Mme de Genlis, je surveille avec intért les noms de l'ancienne noblesse). Ce n'est pas seulement une linguistique des noms propres qu'il faut ; c'est aussi une érotique : le nom, comme la voix, comme l'odeur, ce serait le terme d'une langueur : désir et mort : le dernier soupir qui reste des choses , dit un auteur du sicle dernier. De la btise, je n'ai le droit... D'un jeu musical entendu chaque semaine F. M. et qui lui paraît bte , il tire ceci : la btise serait un noyau dur et insécable, un primitif : rien faire pour la décomposer scientifiquement (si une analyse scientifique de la btise était possible, toute la TV s'effondrerait). Qu'est-elle? Un spectacle, une fiction esthétique, peut-tre un fantasme ? Peut-tre avons-nous envie de nous mettre dans le tableau ? C'est beau, c'est suffocant, c'est étrange ; et de la btise, je n'aurais le droit de dire, en somme, que ceci : qu'elle me fascine. La fascination, ce serait le sentiment juste que doit m'inspirer la btise (si on en vient prononcer le nom) : elle m'étreint (elle est intraitable, rien n'a barre sur elle, elle vous prend dans le jeu de la main chaude). L'amour d'une idée Pendant un temps, il s'est enthousiasmé pour le binarisme ; le binarisme était pour lui un véritable objet amoureux. Cette idée ne lui paraissait jamais devoir finir d'tre exploitée. Qu'on puisse dire tout avec une seule différence produisait en lui une sorte de joie, un étonnement continu. Les choses intellectuelles ressemblant aux choses amoureuses, dans le binarisme, ce qui lui plaisait, c'était une figure. Cette figure, il la retrouvait, plus tard, identique, dans l'opposition des valeurs. Ce qui devait dévier (en lui) la sémiologie, en a d'abord été le principe de jouissance : une sémiologie qui a renoncé au binarisme ne le concerne plus gure. La jeune fille bourgeoise En plein trouble politique, il fait du piano, de l'aquarelle : toutes les fausses occupations d'une jeune fille bourgeoise au XIXe sicle. - J'inverse le problme : qu'est-ce qui, dans les pratiques de la jeune fille bourgeoise d'autrefois, excédait sa féminité et sa classe ? Quelle était l'utopie de ces conduites ? La jeune fille bourgeoise produisait inutilement, btement, pour elle-mme, mais elle produisait : c'était sa forme de dépense elle. L'amateur L'Amateur (celui qui fait de la peinture, de la musique, du sport, de la science, sans esprit de maîtrise ou de compétition), l'Amateur reconduit sa jouissance (amator : qui aime et aime encore) ; ce n'est nullement un héros (de la création, de la performance) ; il s'installe gracieusement (pour rien) dans le signifiant : dans la matire immédiatement définitive de la musique, de la peinture ; sa pratique, ordinairement, ne comporte aucun rubato (ce vol de l'objet au profit de l'attribut) ; il est - il sera peut-tre - l'artiste contre-bourgeois. Reproche de Brecht R.B. 5 R.B. semble toujours vouloir limiter la politique. Ne connaît-il pas ce que Brecht semble avoir écrit tout exprs pour lui ? Je veux par exemple vivre avec peu de politique. Cela signifie que je ne veux pas tre un sujet politique. Mais non que je veuille tre objet de beaucoup de politique. Or il faut tre objet ou sujet de politique ; il n'y a pas d'autre choix ; il n'est pas question de n'tre ou ni l'un ni l'autre, ou les deux ensemble ; il paraît donc indispensable que je fasse de la politique et il ne m'appartient mme pas de déterminer quelle quantité j'en dois faire. Cela étant, il est bien possible que ma vie entire doive tre consacrée la politique, voire mme lui tre sacrifiée. (Écrits sur la politique et la société, p. 57.) Son lieu (son milieu), c'est le langage : c'est l qu'il prend ou rejette, c'est l que son corps peut ou ne peut pas. Sacrifier sa vie langagire au discours politique? Il veut bien tre sujet, mais non parleur politique (le parleur : celui qui débite son discours, le raconte, et en mme temps le notifie, le signe). Et c'est parce qu'il ne parvient pas décoller le réel politique de son discours général, répété, que le politique lui est forclos. Cependant, de cette forclusion, il peut au moins faire le sens politique de ce qu'il écrit : c'est comme s'il était le témoin historique d'une contradiction : celle d'un sujet politique sensible, avide et silencieux (il ne faut pas séparer ces mots). Le discours politique n'est pas le seul se répéter, se généraliser, se fatiguer : ds qu'il y a quelque part une mutation du discours, il s'ensuit une vulgate et son cortge épuisant de phrases immobiles. Si ce phénomne commun lui paraît spécialement intolérable dans le cas du discours politique, c'est que la répétition y prend l'allure d'un comble : le politique se donnant pour science fondamentale du réel, nous le dotons fantasmatiquement d'une puissance dernire : celle de mater le langage, de réduire toute parlotte jusqu' son résidu de réel. Comment ds lors tolérer sans deuil que le politique rentre lui aussi dans le rang des langages, et tourne au Babil? (Pour que le discours politique ne soit pas pris dans la répétition, il faut des conditions rares : ou bien qu'il institue lui-mme un nouveau mode de discursivité : c'est le cas pour Marx ; ou bien, plus modestement, que, par une simple intelligence du langage - par la science de ses effets propres -, un auteur produise un texte politique la fois strict et libre, qui assume la marque de sa singularité esthétique, comme s'il inventait et variait ce qui a été dit : c'est le cas de Brecht, dans les Écrits sur la politique et la société; ou bien encore que le politique, une profondeur obscure et comme invraisemblable, arme et transforme la matire mme du langage : c'est le Texte, celui de Lois, par exemple.) Le chantage la théorie Beaucoup de textes d'avant-garde (encore impubliés) sont incertains : comment les juger, les retenir, comment leur prédire un avenir, immédiat ou lointain ? Plaisent-ils ? Ennuient-ils ? Leur qualité évidente est d'ordre intentionnel : ils s'empressent de servir la théorie. Cependant cette qualité est aussi un chantage (un chantage la théorie) : aimez-moi, gardez-moi, défendez-moi, puisque je suis conforme la théorie que vous réclamez ; est-ce que je ne fais pas ce qu'ont fait Artaud, Cage, etc. ? -- Mais Artaud, ce n'est pas seulement de 1' avant-garde ; c'est aussi de l'écriture ; Cage a aussi du charme... -- Ce sont l des attributs qui, précisément, ne sont pas reconnus par la théorie, parfois mme sont vomis par elle. Accordez au moins votre got et vos idées, etc. (La scne continue, infinie.) Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, pp. 28-29 et 47-58.