Jean ECHENOZ – Au piano (2003) 12[1] A quelques jours de l`a, Max dut participer `a un gala de bienfaisance au bénéfice d'il ne savait trop quoi mais dont Parisy jugeait qu'en termes d'image ça ne pouvait pas nuire. Une série d'interpretes devraient se succéder sur scene pour une petite intervention, Max connaissait la plupart d'entre eux, pratiquement rien que des copains, atmosphere détendue, zéro trac. L'ambiance dans la salle était également beaucoup plus décontractée qu'`a l'ordinaire dans une salle de concert : public tres familial et tres peu concerné, énormément d'enfants, pas du tout le profil habituel du public de la musique classique. Quand vint le tour de Max, qui devait justement jouer les Scenes d'enfants de Schumann, il s'assit au piano dans une étonnante confusion : de la salle émanait un désordre d'interpellations, de bavardages, de rires et de bruits d'emballages froissés qu'il n'avait jamais affronté lors d'une exécution - car, quoi qu'on dise, le public de la musique classique est en général assez bien élevé, meme quand il désapprouve en principe il se tait. Sans pour autant se vexer, Max avait donc attaqué Des pays mystérieux dans cet environnement de kermesse, au point qu'il s'entendit `a peine lui-meme dans les premieres mesures. Cependant, comme il continuait de jouer, il sentit la rumeur commencer `a se dissoudre ainsi qu'un nuage, dégageant un ciel bleu silencieux, il perçut qu'il était en train de circonvenir l'auditoire, de l'amener `a lui comme un taureau, de le concentrer, le tenir, le tendre. Bientôt le silence de la salle était aussi sonore, magnétique et nerveux que la musique elle-meme, ces deux flux se renvoyaient l'un `a l'autre et vibraient en commun — sans que Max maîtrisât aucunement ce que faisaient ses dix doigts sur ce clavier, sans qu'il sut d'ou cela venait, de son travail ou de son expérience ou bien d'ailleurs comme un éclair, comme une grande lumiere imprévue. Le phénomene est rare mais il peut se produire et vingt minutes plus tard, `a peine eut-il achevé Le Poete parle qu'apres un temps d'arret, un instant de stupeur suspendue, jaillit une ovation que Max n'aurait pas échangée contre un triomphe au Théâtre des Champs-Elysées. Champagne. C'est la moindre des choses, il faut se remettre un peu. Champagne, bien sur, mais, tres vite, les organisateurs vinrent prier Max de dédicacer quelques disques `a la demande générale. Bien sur, dit Max, encore une petite coupe et je suis `a vous. Il regagna la salle ou l'on avait dressé une petite table, derriere laquelle était une chaise, devant laquelle une file d'attente assez considérable s'était en effet mise en place. Tres vite, les Scenes d'enfants enregistrées par Max deux ans auparavant seraient en rupture de stock, presque aussi vite Schumann en général puis tout ce que l'on aurait sous le coude en musique romantique, ce serait un long défilé d'hommes intimidés au sourire suffisant, de femmes émues au sourire accessible et meme d'enfants tres bien coiffés au sourire grave et Max signait, signait, signait, ah toutes les fois dans une vie qu'on doit écrire son nom. Or bientôt, dans cette petite foule, vint le tour d'un homme d'assez belle apparence, visage ouvert et complet sur mesure, qui déposa trois disques devant Max tout en se penchant vers lui. Vous ne me connaissez pas, dit-il, lui, sans sourire, mais vous connaissez ma femme et mon chien. Max, comprenant tout de suite de quoi il retournait, crut sa derniere heure arrivée. Nous-memes, sachant que sa mort est proche, serions fondés `a croire que c'est maintenant qu'il va y passer mais non, pas du tout, on dirait meme que tout se déroule plutôt bien. L'épouse de cet homme a du lui raconter leur rapide rencontre nocturne, apparemment sans que se déclenche en lui quelque réaction de jalousie ni de vengeance homicide. L'homme exerce lui-meme, explique-t-il, une profession qui n'est pas sans relation avec l'univers des beaux-arts. A quel nom dois-je les signer ? demande Max plein d'espoir. C'est pour moi, dit l'homme, mon nom est Georges et je suis venu seul, sans ma femme et sans mes enfants. Ce ne sera pas ce jour-l`a que Max connaîtra le prénom de la femme au chien. Tout ne se passa donc pas mal mais Max était un peu nerveux en quittant le cadre du gala de bienfaisance. S'il n'avait, faute de trac, guere eu besoin de boire avant de jouer, il avait par contre descendu apres pas mal de Champagne avec les collegues, de moins en moins nombreux jusqu'`a ce qu'il n'y eut plus personne et qu'il dut `a son tour s'en aller, traversant ensuite solitairement quelques bars desquels il fit aussi la fermeture jusqu'au dernier apres quoi, ma foi, il faut bien rentrer se coucher. Il est tard, il fait froid, il pleuvine ou pleuvote, c'est d'un pas encore assez droit que Max avance dans sa rue déserte `a cette heure-ci puis, comme avant d'arriver chez lui il passe devant le 55, il jette un coup d'oeil semi-circulaire devant lui pour vérifier que le mari de la femme au chien ne s'est pas dissimulé dans un recoin, ayant changé d'avis et guettant le retour de Max pour lui nuire. Non, personne. Mais que ne l'a-t-il plutôt jeté, ce coup d'oeil, derriere lui, car soudain il se sent empoigné par le col de son manteau, renversé sur le trottoir et le voil`a couché sur le dos de tout son long avec deux types montés sur lui, masqués par des foulards - de toute façon, foulards ou pas, Max a ramené son avant-bras sur son visage pour le protéger -, et qui entreprennent de le fouiller systématiquement. Pour ce faire, on lui ouvre son imperméable avec violence, avec si peu d'égards que deux ou trois nouveaux boutons en sautent et roulent ensemble vers le caniveau — décidément cela se précise, c'est vraiment la saison des boutons. Les types extraient avec méthode tout ce qu'ils trouvent dans les poches de Max et, au bout d'un moment, comme celui-ci estime que tout ça traîne un peu en longueur, il lui vient `a l'idée de crier, oh pas crier vraiment, crier juste un petit peu, sait-on jamais, pour la forme, si cela pouvait faire venir quelqu'un. Mais, d'abord, il ne parvient `a émettre qu'un cri faible et timide, une sorte de plainte un peu geignarde - et, ensuite, il sent une main se plaquer sur sa bouche pour le faire taire. Certes il pourrait, cette main, la repousser pour continuer de crier, ce n'est qu'une petite main d'allure adolescente. Mais, d'abord, il craint qu'une autre main, pas forcément plus grande mais armée, lui administre un traitement plus radical -et, surtout, il sent le gout sale et salé de cette main sur ses levres, qu'il préfere clore par un réflexe d'hygiene. Puis d'ailleurs `a vrai dire voici qu'il s'abandonne, qu'il aime mieux prendre le parti de se laisser aller, de se laisser faire, enveloppé soudain par une résignation presque confortable, presque honteusement voluptueuse, dans le renoncement `a tout et la vanité de tout. Il en va de meme quand on aime autant, foutu pour foutu, se laisser faire par l'anesthésiste qui plaque un masque sur votre visage, dans la lumiere parfaite du scialytique et le calme idéal du bloc opératoire, sous les regards des chirurgiens cagoulés. Et corrélativement, bien que cette opération se déroule `a toute allure, le temps paraît `a Max se distendre, se démultiplier, comme si tout cela se passait au ralenti malgré la fievre nerveuse des deux types installés sur lui. Pourtant, il ne devrait pas le faire mais on a quelquefois des réflexes fâcheux : il cesse de se protéger les yeux pour voir qui sont ces types, sans doute sont-ils tres jeunes mais `a quoi peuvent-ils ressembler. Or, comme des foulards cachent leurs visages, Max pris d'un sursaut d'exaspération, sans se rendre compte de son geste, arrache un de ces foulards. Il découvre un visage assez flou, tres jeune en effet, sur lequel il n'a que le temps d'apercevoir une expression effarée mais aussitôt furieuse, indignée puis vengeresse, suivi du temps d'apercevoir `a peine au-dessus de lui un bras levé, prolongé d'un long stylet que le jeune homme démasqué, sans doute non moins affolé que Max, lui plante profondément dans la gorge, juste au-dessous de la pomme d'Adam. Le stylet transperce d'abord l'épiderme de Max puis traverse dans le mouvement la trachée artere et l'œsophage, endommageant au passage de gros vaisseaux de type carotide et jugulaire apres quoi, se glissant entre deux vertebres - septieme cervicale et premiere dorsale -, il sectionne la moelle épiniere de Max et personne n'est l`a pour voir ça. Tout est éteint dans les maisons voisines, toutes les fenetres sont obscures, personne ne regarde rien sauf le chien de la femme au chien, encore debout `a cette heure-ci au quatrieme étage du 55. C'est un chien méditatif et doux, Max l'avait tout de suite remarqué, c'est un bon chien pensif qui, souffrant d'insomnies, regarde la nuit par la fenetre pour se distraire et qui vient d'assister `a ce regrettable tableau. Si la nature songeuse de cette bete la prédispose `a des visions, peut-etre va-t-elle voir maintenant, en complément de spectacle, l'âme de Max s'élever en douceur vers l'éther accueillant. II[2] 13 Non. Non, pas d'élévation, pas d'éther, pas d'histoires. Il semblait cependant qu'une fois mort, Max continuât de ressentir les choses. Il se retrouvait nu dans un lit monoplace occupant le quart d'une petite chambre obscure dont les murs, peints en ocre avec des effets de patine, absorbaient la lumiere d'une lampe de chevet `a voltage faible, posée sur une table de nuit et dont une étoffe rouge sombre frangée, déployée sur l'abat-jour beige, accroissait la surdité. Apres qu'il eut ouvert les yeux, apres quelques minutes passées `a regarder autour de lui sans voir grand-chose, Max retira ce linge sans percevoir guere plus de ce nouvel environnement. D'autres minutes s'écoulerent pendant lesquelles il déploya de faibles efforts pour comprendre ce qui avait bien pu se passer, sans résultat. En désespoir de cause il finit par se lever, luttant contre un bref vertige avant de récupérer son pantalon soigneusement plié sur le dossier d'une chaise, de l'enfiler puis de se diriger vers la porte de la chambre qu'il supposait, sans raison précise, fermée `a clef. Non plus. Mais, si cette porte s'ouvrait sans mal, elle donnait sur un long couloir vide, percé de portes closes entre lesquelles des appliques, régulierement disposées, délivraient elles aussi des halos assoupis de veilleuses. Couloir si long qu'on ne distinguait pas ses limites, ni d'un côté ni de l'autre, si vide qu'il n'était rien, ne donnant sur rien, ne délivrant pas plus d'information que si la porte avait été verrouillée pour de bon. Torse nu, Max s'appretait `a refermer celle-ci quand il aperçut, tout au fond du couloir `a gauche, un personnage peu distinct, vetu d'un peignoir jaune et qui se détachait discretement du mur, semblant s'aventurer comme lui devant sa porte. Max hésitait sur la conduite `a suivre, faire signe ou se cacher, incertain de la nature de ce personnage quand il le vit se rencogner précipitamment `a l'arrivée d'une autre silhouette. De couleur blanche et surgie d'on ne sait ou, celle-ci parut admonester doucement quoique fermement Peignoir jaune, lequel disparut aussitôt. Silhouette blanche, semblant alors aviser Max qui la regardait venir vers lui, se transforma dans son approche en une jeune femme au physique `a la Doris Day, haute taille, blouse d'infirmiere, cheveux clairs tirés et retenus par un fil. Avec la meme douceur sans réplique, elle enjoignit Max de regagner sa chambre. Vous devez rester l`a, dit-elle d'ailleurs avec la voix de Doris Day, on va venir vous chercher. Mais, commença Max sans pouvoir s'exprimer plus avant, la jeune femme annulant aussitôt cette amorce d'objection par un léger friselis des doigts, déployé comme un passage d'oiseau dans l'air entre eux. Réflexion faite, elle ressemblait meme furieusement `a Doris Day, ce genre de grande femme blonde un peu laitiere au visage plein et potelé, grosse poitrine et grand front, pommettes envahissantes, grande bouche `a levre inférieure excessive produisant un sourire permanent de cheftaine enthousiaste : plus rassurante qu'excitante, elle exhalait la morale stricte et la bonne santé. Retourné dans sa chambre, Max l'examina mieux. Il y avait trop peu de place pour beaucoup d'autres meubles `a part le lit et la table de nuit, tous deux construits en acajou : un minuscule placard, peut-etre en chene et qui contenait quelques effets de rechange `a la taille de Max, une élégante tablette au format de desserte, la chaise sur laquelle il avait trouvé son pantalon plié et c'était tout. Rien ne décorait les murs ; pas de bibelots, pas de revues, pas un livre en vue, ni Bible des Gédéons dans le tiroir de la table de nuit, ni prospectus touristique dépliant qui indiquerait ou on est, ce qu'on peut y faire et ce qu'il y a `a voir dans le coin, avec tous les horaires et les tarifs. Chambre sobre et plutôt confortable, donc, comme il doit s'en trouver dans certaines abbayes aménagées en lieux de retraite spirituelle, destinés `a des âmes disposant de revenus également confortables. Espace climatisé, parfaitement silencieux car hélas dépourvu de fenetres, et qui le resterait d'autant plus qu'aucune radio ni télévision ne l'équipait. Une porte en substance translucide accédait `a un cabinet de toilette correctement conçu, bien que privé de miroir au-dessus du lavabo. Comme Max tentait d'apercevoir son reflet dans la substance, il distingua vaguement une tache sombre `a la base de son cou. Or, non seulement quelque chose dut le dissuader d'y porter la main mais la porte s'ouvrit alors, sans prévenir, sur un visiteur. Cet homme était peut-etre un peu plus grand que Max, sans doute un peu plus mince, tres bien fait de sa personne et d'un port élégant, toutes choses qui d'ordinaire pouvaient n'etre pas sans agacer Max. Il affichait une décontraction frisant la morgue, rappelant celle de pas mal de types qu'il avait croisés pendant sa vie professionnelle, directeurs artistiques ou concepteurs publicitaires de maisons de disques, critiques ou producteurs de festivals spécialisés dans un secteur tres pointu du baroque. Ses vetements légers et flottants lui allaient aussi un peu trop bien, ensemble de lin beige sur T-shirt anthracite et chaussures de bateau. Il paraissait excessivement soucieux de son apparence, sa chevelure dénotant juste ce qu'il fallait de négligence — drue et brossée en arriere avec une meche discretement rebelle. Ongles manucurés, ultraviolets mensuels et peau désincrustée, il respirait la salle de sport et les salons de coiffure, salons de beauté, salons d'essayage ou meme salons de thé. Bonjour, Max, articula-t-il sans chaleur, enchanté. Je m'appelle Christian Béliard mais vous pouvez m'appeler Christian. C'est moi qui vais m'occuper de vous. Tout cela - ceux qui connaissent un petit peu Max peuvent le prévoir - n'augure rien de bon : Max n'aime pas tellement qu'un inconnu l'appelle d'emblée par son prénom comme procedent les Américains, il n'aime qu'`a moitié que cet inconnu s'adresse `a lui sur un ton désinvolte en ne le regardant qu'`a peine, il n'aime pas du tout l'attitude détendue, tres professionnellement indifférente affichée par cet inconnu qui, tout en lui parlant, jette des coups d'œil distraits sur la chambre comme s'il y était en inspection. Il ne manquerait plus qu'on le tutoie, tant qu'on y est. Max ne voit vraiment pas, d'ailleurs, pourquoi ce type `a l'endroit duquel il éprouve une immédiate animad-version, prétend devoir s'occuper de lui, et de quel droit. Il aimerait mieux que d'abord on lui explique poliment ce qui lui vaut tant de sollicitude distante, et qu'est-ce qu'on fait au juste et qu'est-ce que lui-meme, Max, fait l`a. Mais, animadversion ou pas, le type doit etre assez intuitif, du moins assez formé pour comprendre ce qui est en train de rouler spontanément dans le systeme nerveux de Max. Ne vous inquiétez pas, dit ce Béliard qui se fend d'un demi-sourire en s'asseyant au pied du lit, tout va tres bien se passer. Je vais vous expliquer rapidement. Il ressortit de ces explications que Max se trouvait actuellement, ici meme, en transit. Ici meme, c'est-`a-dire dans une sorte de Centre d'orientation spécialisé, crut-il comprendre, quelque chose comme un Centre de tri qui allait statuer sur son sort. Le temps nécessaire au reglement de son dossier, qu'établirait une commission idoine, n'excéderait pas une semaine pendant laquelle Max pourrait prendre un peu de repos, ayant tout loisir de profiter des équipements du Centre, vous verrez par ailleurs que la cuisine est excellente. Quant aux arrets qu'établirait cette commission, leur nature était des plus simple : il n'y avait que deux partis possibles selon le principe de l'obligation alternative. Suivant les résultats de la délibération, Max ne pourrait etre orienté que vers l'une ou l'autre des deux destinations prévues. Mais ne vous inquiétez pas, dit Béliard, l'une et l'autre ont leurs bons côtés. De toute façon vous allez mieux voir ce que je veux dire dans cinq minutes. Habillez-vous, je vous prie. On sortit de la chambre pour s'engager dans le couloir, le long duquel s'alignaient donc des deux côtés, séparées par ces appliques qui étaient des sortes de torcheres en bois doré, des portes semblables `a celle de la chambre de Max. Ces portes, qui n'étaient pas numérotées, étaient fermées sauf une seule entrouverte laissant apercevoir une cellule également identique `a la sienne. Il semblait qu'on y fît le ménage car de dos, par l'embrasure, Max aperçut rapidement deux femmes de chambre en action, vetues de corsages immaculés et de jupes noires étonnamment courtes, courbées sur fond de chariot métallique ou s'entassaient des produits d'entretien et des piles de draps, taies d'oreillers, gants et serviettes de toilette propres ainsi que des ballots de draps, taies d'oreillers, gants et serviettes de toilette froissés sous des gémissements feutrés d'aspirateur, dans un léger parfum de désinfectant de luxe. Puis, sur la gauche, une autre porte s'ouvrit d'ou sortit l'infirmiere que Max avait rencontrée une demi-heure plus tôt et qui s'arreta `a leur passage. Max la salua respectueusement d'un signe de tete puis se tourna vers Béliard dont il vit le visage se fermer. Le 26 est un peu agité, dit l'infirmiere d'un ton soucieux, je ne sais plus comment faire avec lui. Écoutez, dit froidement Béliard, vous savez bien que le 26 est un sujet un peu particulier, vous connaissez le traitement, non ? Je sais bien, répondit l'infirmiere, mais j'ai tout essayé, rien ne marche avec lui. Ça n'est plus de mon ressort, dit Béliard, c'est de votre compétence, non ? Si vous en avez une, ajouta-t-il sur un ton cassant. Et puis vous voyez bien que je suis occupé, l`a, parlez avec monsieur Lopez si vous n'y arrivez plus, on vous trouvera une mutation ou quelque chose. Je crois qu'ils ont besoin de personnel en cuisine, `a plus tard. On se sépara sans douceur. Elle n'est vraiment pas si mal, cette fille, se permit de commenter Max. C'est frappant comme elle a quelque chose de Doris Day. Mais c'est Doris Day, dit Béliard avec indifférence. Pardon ? fit Max. Oui, dit Béliard, enfin je veux dire, c'était Doris Day. Pourquoi, vous la connaissez ? Ma foi, dit Max en renonçant `a s'étonner, elle est quand meme assez connue, je l'ai vue dans quelques films. Et puis je crois meme que j'avais un ou deux disques. Ah oui, dit Béliard avec indifférence, il est vrai que vous étiez dans la musique, non ? Pas tout `a fait la meme musique, dit Max, mais enfin je m'intéresse `a d'autres choses aussi, je veux dire d'autres genres. Il se tut un instant, considérant ses mains, plaquant dans l'air vide un accord de septieme diminuée. Je dois dire d'ailleurs que j'ai hâte de m'y remettre, reprit-il, ça me manque toujours assez vite quand je suis loin de mon instrument. Ah ça, objecta Béliard, je crains que ce ne soit un peu difficile. Il faudra reconsidérer ce probleme, je vous expliquerai. Je vous demande pardon ? répéta Max. C'est-`a-dire, précisa Béliard, qu'il va falloir changer d'activité. C'est ainsi quand on vient ici. Je n'y suis pour rien, n'est-ce pas, meme régime pour tout le monde. Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse, s'inquiéta Max, je ne sais rien faire d'autre. On trouvera, dit Béliard, on trouve toujours des solutions pour tout le monde. Prenez Doris, par exemple, elle aussi a du se reconvertir, il lui a fallu changer de métier. Elle a choisi les soins médicaux, bon, elle ne se débrouille pas si mal, c'est aussi qu'elle a un peu le physique adéquat mais on on a beau faire, elle a n'a pas pu se débarrasser de ses petites habitudes de star. Ça la reprend de temps en temps, il faut quelquefois la remettre `a sa place. Ah oui, dit Max, j'ai cru remarquer que vous n'aviez pas l'air de vous entendre fort. Ce n'est pas seulement ça, dit Béliard, c'est aussi que je n'aime pas trop ce genre de filles. Quel genre ? demanda Max. Oh, fit Béliard avec un geste, les grandes blondes et tout ça. Je connais trop. Tout au bout du couloir se dessinait un coude, passé lequel on accédait `a une espece de hall tres vaste et dans lequel entrait enfin la lumiere du jour, celle-ci se déversant par deux grandes baies vitrées, orientées dans des sens opposés. L'une de ces baies donnait sur une ville ressemblant comme une sœur `a Paris car balisée par ses reperes classiques - diverses tours d'époques et de fonctions variées, d'Eiffel `a Maine-Montparnasse et Jussieu, basilique et monuments variés - mais vue de tres loin en plongée. Il n'était pas possible d'établir sous quel angle on distinguait cette ville et surtout ou l'on se trouvait au juste, une telle perspective de Paris n'étant envisageable d'aucun point de vue connu de Max. Quoi qu'il en fut, comme Paris ou son sosie paraissait étouffer sous une pluie noire et synthétique déversée par des nuages de pollution, brunâtres et gonflés comme des outres, la lumiere arrivant de ce côté était opaque, dépressive, presque éteinte alors qu'elle arrivait doucement, affectueusement et clairement par l'autre baie. Celle-ci commandait en effet un immense parc, une masse végétale aux reliefs doux présentant un vaste échantillonnage de toutes nuances de vert, du plus sombre au plus tendre : ondulant ç`a et l`a sous un ciel plus clément, l'étendue paraissait s'étendre indéfiniment, `a perte de vue, sans bornes perceptibles. Voil`a en gros ce qui vous attend, dit Béliard en désignant ces deux axes opposés. Ce sont les deux orientations possibles, n'est-ce pas, le parc ou la section urbaine. Vous serez affecté dans l'un des deux. Mais encore une fois ne vous inquiétez pas, il n'y a pas de mauvaise ni de bonne solution, les deux ont leurs bons et leurs mauvais côtés. Enfin voil`a, comme je vous l'ai dit, la résidence au Centre est limitée en gros `a une semaine. Eh bien c'est simple, on est jeudi, vous devriez etre fixé mercredi prochain. Ah bon, dit Max sans enthousiasme, et je ne pourrais pas plutôt rester ici ? Je ne me sens pas si mal ici, je crois que je pourrais me plaire, je peux rendre des services. C'est tout `a fait exclu, coupa Béliard. Ici, on ne fait que passer. Mais Doris, par exemple ? s'étonna Max. Doris, c'est particulier, dit Béliard avec un sourire mauvais, c'est une exception. Elle a des protections, voyez-vous, elle a su se placer. Le systeme a des défaillances, quelquefois, il y a des complaisances, c'est comme partout. Max n'osa pas demander aupres de qui ni grâce `a qui Doris Day pouvait bénéficier d'un tel traitement de faveur. Comme Max, se caressant songeusement le menton, `a rebours d'une barbe plus que naissante - car plus rasée depuis quand, au juste ? Combien de temps séparait la scene du trottoir de celle du réveil ? Pourrait-on se renseigner sur ce point ? -, allait passer machinalement sa main dans le col de sa chemise, Béliard freina promptement son mouvement. Ne touchez pas `a votre blessure, dit-il, on va s'en occuper. D'ailleurs, ajouta-t-il en fronçant un sourcil, s'approchant de Max et l'examinant d'un œil professionnel, il vaudrait mieux qu'on s'en occupe vite. On ne peut pas vous laisser comme ça. En attendant, vous allez garder la chambre. Vous connaissez le chemin. Oui, dit Max, mais je crois que j'ai un peu faim. Est-ce que je ne pourrais pas avoir quelque chose `a manger ? Dans l'état ou est votre gorge, dit Béliard, ce n'est pas tres conseillé pour le moment. Mais qu'est-ce qu'elle a, ma gorge, demanda Max, je ne sens rien, je me sens tres bien. C'est normal, dit Béliard, vous etes sous un traitement spécial en attendant l'opération. Vous pourrez manger plus tard. Interdiction d'avaler quoi que ce soit en attendant, de toute façon ça ne passerait pas. Mais je vais régler tout ça, quelqu'un va venir vous voir tout `a l'heure. ------------------------------- [1] Chapitre 12. [2] Parie II de III.