13. - Tu souffres, Andjelko ? Et toi qui prétendais avoir changé ! Le spectre du vieillard que serait Andjelko Hajnoczy vingt ans plus tard s'extirpe de la bouteille d'alcool et s'installe dans le hamac, les mains rassemblées derriere la nuque. Le visage du presque cadavre est entaillé de rides profondes, les cheveux longs et blancs : Si tu la laisses filer, c'est fini, Andjelko. C'est la derniere fois que la vie te sert ainsi sur un plateau. A toi de voir. Me laisserais-tu mourir seul ? Oui, bien sur, inévitable. Mais rongé par le remords de n'avoir pas su la retenir ? Une heure plus tôt, il s'était assis au comptoir pour regarder la mer. Il joue maintenant `a faire une toupie d'une piece octogonale. On connaît les arguments fallacieux de la passion amoureuse : Ta vie va exploser pour l'odeur hallucinante d'une chevelure respirée `a travers une moustiquaire, Andjelko. Il te reste `a Lui proposer de rester ici. Elle attend que tu Lui parles, Andjelko. Elle nage en cercles au pied de la passerelle et Elle attend que tu Lui parles. Andjelko envoie valser son verre en direction du hamac et descend vers le ponton. Le ciel est gris et brumeux ou le soleil invisible se délaie en lueurs jaunâtres. Il monte abord de son bateau, cherche la bouteille d'alcool dans le coffre `a voiles et s'asseoit devant la barre. Tu n'as vécu ce que tu as vécu que pour un jour croiser la trajectoire de cette femme, Andjelko. Rien d'autre n'a jamais eu d'importance. Plus rien n'en aura jamais. Devant cette belle captive dont on vient de te confier la garde, il te faudra mettre un genou en terre, Andjelko. Il te faudra ramper. Ou bien l'aider `a s'évader ? Le spectre alcoolique doit se tenir sur le faîte des arbustes résineux bordant la plage, parmi les oiseaux noirs. Andjelko surveille la mer. Comme aux temps divins, Elle va surgir des vagues, la lumiere du jour en `a-pic sur sa chevelure noire luisante, sur la peau toute resplendissante d'eau salée, sur la fete de son sourire ou scintilleront des myriades de soleils en particules... L'extinction si vite venue des enthousiasmes sur lesquels tu avais cru bâtir ta vie, ce désespoir qui s'ensuivit, tout cela n'aura été qu'une longue et tortueuse propédeutique `a ceci, Andjelko : croiser Sa vie... Il avait lancé la bouteille d'alcool qui éclatait en débris étincelants au pied des arbustes. Et il fut ainsi donné `a des fourmis et `a des insectes divers, `a des araignées, de constater combien l'ingestion de la molécule CH[3]-CH[2]OH peut modifier le comportement du vivant. 14. Elle était assise dans la salle de bar, un drap de bain sur les épaules. Andjelko s'était dirigé vers le hamac sans la saluer et s'était allongé. Et si on est Alfonsina Ocampo, bien sur, on pense que c'est un peu fort de café. Meme si on ne s'attendait pas `a le voir revenir avec des brassées de roses. Toujours un peu la meme chose. L'atavisme des mâles. Vocation de maris trompés. Incapables de rien comprendre. Appellent ça l'amour parce qu'ils n'ont aucune idée de ce qu'est l'amour, en ont vaguement entendu parler, alors chacun en veut sa petite part privative. Pourtant bien sur, pas mal, cet Andjelko. Et meme tres bien, comparé `a ce benet de Carlos. Incapable, meme le temps du sexe, de transcender leur relation. Impression d'etre une princesse qui s'envoie son page, avec Carlos. Alors une fois c'est drôle mais apres des semaines de mer. Oui, elle avait eu envie de cet Andjelko et aurait pu lui céder des le premier soir. Elle aurait bouleversé la vie de ce pauvre benet qui l'aurait implorée `a genoux. Elle connaît l'histoire : c'est celle d'une dizaine de tangos, et c'est aussi l'histoire de sa vie. Toujours leurs grands airs `a vous culpabiliser, quand vous ne faites que refuser un bonbon `a un diabétique. Pas de sa faute `a elle si elle provoque la passion plutôt que l'amourette. L`a encore les clichés. Pensent tous qu'une grande brune aux cheveux lisses, les yeux noirs, alors forcément grande infante de Castille. Poncifs de la chanson populaire. Ah, les chansons d'amour, l'amour toujours, comme si elle allait y croire, elle qui passait sa vie `a les écrire et `a les chanter. Comme si elle allait tomber dans le panneau, elle qui était du côté des artistes, et de la vaste conspiration des artistes qui ont inventé de toutes pieces ce mythe de l'amour. Qui bien sur n'a jamais existé ailleurs qu|e dans les livres et dans les chansons. Mais ces imbéciles prennent ça au pied de la lettre, se disent mais alors oui, ça existe, le grand amour, alors il m'en faut un moi aussi, vite. Et croient vivre leur grand amour quand ils ne font jamais que reproduire les situations des chansons entendues `a la radio. Pauvres benets. Attendrissants, en fait. Et peut-etre finalement l'inviter sous sa moustiquaire, cet Andjelko. Tant pis pour lui. Qu'est-ce qu'elle y pouvait, elle, si elle déclenchait ainsi les passions ? Chacun sa croix. D'autres femmes jamais prises au sérieux. Mais avec elle, meme les camionneurs et les marlous perdaient leurs moyens, se voyaient devenir `a leur corps défendant des troubadours de l'amour courtois, s'empressaient de dissimuler leurs grands posters de femme `a poil accrochée dans les cabines de leurs monstrueux engins. Oui, elle avait essayé ça, elle aussi, les parkings des stations-service au bord des autoroutes. Mais on voulait toujours en faire une madone. Lui dresser l'autel de l'amour et allumer les bâtonnets d'encens. Et meme ce Guzman par exemple, elle y avait pensé, bien sur, le genre meme de grands costauds qui d'un coup dans ses bras devenaient chique molle, petits gamins ivres d'amour et alors le sexe bonjour. Parce qu'enfin la chanteuse d'amour c'était elle. Pas vraiment besoin de chantres de l'amour platonique sans talent le soir dans son lit, encore mieux l'apres-midi, d'ailleurs. Oui, peut-etre finalement appeler cet Andjelko. Parfois le désespoir leur fait du bien, les revigore. Parce que tout ça, quand meme une question de biologie pure et simple, pas mettre ça dans un tango, bien sur, surtout pas dans un boléro. L`a c'était l'âme qu'ils voulaient tous entendre, porque te fuiste et ainsi de suite ad libitum. Mais enfin la réalité c'était quand meme le grain de la peau. La seule qui ne soit pas menteuse, la peau, on a plaisir `a la toucher ou pas. Patrick Deville, Ces deux-l`a, Paris, Minuit, 2000, pp. 91-95.