L'idÉal et la chimere du roman pur

   

   André GIDE, Journal des Faux-Monnayeurs.

   

   Gide, dans Les Faux-Monnayeurs comme dans le Journal des Faux-Monnayeurs, lançait l'idée d'un
   roman pur dans le temps meme ou la querelle de la poésie pure donnait lieu `a des débats
   passionnés (cf. l'abbé Bremond, La Poésie pure). La notion de roman pur prenait sa portée sur
   le fond de confusion d'un genre fourre-tout. Le texte d'André Gide est sur un point tres
   explicite : l'idéal du roman pur est celui d'Edouard, le romancier fictif des Faux-Monnayeurs.
   Gide tient `a garder ses distances vis-`a-vis de cette théorie qu'il prete `a Edouard, mais
   qui suscite ses propres réticences.

   

   Purger le roman de tous les éléments qui n'appartiennent pas spécifiquement au roman. On
   n'obtient rien de bon par le mélange. J'ai toujours eu horreur de ce que l'on a appelé >> la
   synthese des arts <<, qui devait, suivant Wagner, se réaliser sur le théâtre. Et cela m'a donné
   l'horreur du théâtre --- et de Wagner. (C'était l'époque ou, derriere un tableau de Munkaczy, on
   jouait une symphonie en récitant des vers ; l'époque ou, au Théâtre des Arts, on projetait des
   parfums dans la salle pendant la représentation du Cantique des Cantiques). Le seul théâtre
   que je puisse supporter est un théâtre qui se donne simplement pour ce qu'il est, et ne
   prétende etre que du théâtre.

   La tragédie et la comédie, au XVII^e siecle, sont parvenues `a une grande pureté (la pureté,
   en art comme partout, c'est cela qui importe)  --- et du

   reste, `a peu pres tous les genres, grands ou petits, fables, caracteres, maximes, sermons,
   mémoires, lettres. La poésie lyrique, purement lyrique --- et le roman point ? (Non ; ne
   grossissez pas `a l'exces La Princesse de Cleves ; c'est surtout une merveille de tact et de
   gout...).

   Et ce pur roman, nul ne l'a non plus donné plus tard ; non, pas meme l'admirable Stendhal,
   qui, de tous les romanciers, est peut-etre celui qui en approche le plus. Mais n'est-il pas
   remarquable que Balzac, s'il est peut-etre le plus grand de nos romanciers, est surement celui
   qui mela au roman et y annexa, et y amalgama, le plus d'éléments hétérogenes, et proprement
   inassimilables par le roman ; de sorte que la masse d'un de ses livres reste `a la fois une
   des choses les plus puissantes, mais bien aussi les plus troubles, les plus imparfaites et
   chargées de scories, de toute notre littérature. Il est `a remarquer que les Anglais, dont le
   drame n'a jamais su parfaitement se purifier (au sens ou s'est purifiée la tragédie de
   Racine), sont parvenus d'emblée `a une beaucoup plus grande pureté dans le roman de De Foë,
   Fielding, et meme de Richardson.

   Je crois qu'il faut mettre tout cela dans la bouche d'Édouard --- ce qui me permettrait
   d'ajouter que je ne lui accorde pas tous ces points, si judicieuses que soient ses remarques ;
   mais que je doute pour ma part qu'il se puisse imaginer plus pur roman que, par exemple, La
   Double Méprise de Mérimée. Mais, pour exciter Edouard `a produire ce pur roman qu'il revait,
   la conviction qu'on n'en avait point produit encore de semblable, lui était nécessaire.

   Au surplus, ce pur roman, il ne parviendra jamais `a l'écrire.

   

                                 Journal des Faux-Monnayeurs, Gallimard, 49^e édition, pp. 62-65.