LA NAISSANCE DU ROMAN MODERNE Milan Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, pp. 13-18, coll. « Folio ». 1. En 1935, trois ans avant sa mort, Edmund Husserl tint, `a Vienne et `a Prague, de célebres conférences sur la crise de l'humanité européenne. L'adjectif « européen » désignait pour lui l'identité spirituelle qui s'étend au-del`a de l'Europe géographique (en Amérique, par exemple) et qui est née avec l'ancienne philosophie grecque. Celle-ci, selon lui, pour la premiere fois dans l'Histoire, saisit le monde (le monde dans son ensemble) comme une question `a résoudre. Elle l'interrogeait non pas pour satisfaire tel ou tel besoin pratique mais parce que la « passion de connaître s'est emparée de l'homme ». La crise dont Husserl parlait lui paraissait si profonde qu'il se demandait si l'Europe était encore `a meme de lui survivre. Les racines de la crise, il croyait les voir au début des Temps modernes, chez Galilée et chez Descartes, dans le caractere unilatéral des sciences européennes qui avaient réduit le monde `a un simple objet d'exploration technique et mathématique, et avaient exclu de leur horizon le monde concret de la vie, die Lebenswelt, comme il disait. L'essor des sciences propulsa l'homme dans les tunnels des disciplines spécialisées. Plus il avançait dans son savoir, plus il perdait des yeux et l'ensemble du monde et soi-meme, sombrant ainsi dans ce que Heidegger, disciple de Husserl, appelait, d'une formule belle et presque magique, « l'oubli de l'etre ». Élevé jadis par Descartes en « maître et possesseur de la nature », l'homme devient une simple chose pour les forces (celles de la technique, de la politique, de l'Histoire) qui le dépassent, le surpassent, le possedent. Pour ces forces-l`a, son etre concret, son « monde de la vie » (die Lebenswelt) n'a plus aucun prix ni aucun intéret : il est éclipsé, oublié d'avance. 2. Je crois pourtant qu'il serait naif de considérer la sévérité de ce regard posé sur les Temps modernes comme une simple condamnation. Je dirais plutôt que les deux grands philosophes ont dévoilé l'ambiguité de cette époque qui est dégradation et progres `a la fois et, comme tout ce qui est humain, contient le germe de sa fin dans sa naissance. Cette ambiguité n'abaisse pas, `a mes yeux, les quatre derniers siecles européens auxquels je me sens d'autant plus attaché que je suis non pas philosophe mais romancier. En effet, pour moi, le fondateur des Temps modernes n'est pas seulement Descartes mais aussi Cervantes. Peut-etre est-ce lui que les deux phénoménologues ont négligé de prendre en considération dans leur jugement des Temps modernes. Je veux dire par l`a : S'il est vrai que la philosophie et les sciences ont oublié l'etre de l'homme, il apparaît d'autant plus nettement qu'avec Cervantes un grand art européen s'est formé qui n'est rien d'autre que l'exploration de cet etre oublié. En effet, tous les grands themes existentiels que Heidegger analyse dans Etre et Temps, les jugeant délaissés par toute la philosophie européenne antérieure, ont été dévoilés, montrés, éclairés par quatre siecles de roman européen. Un par un, le roman a découvert, `a sa propre façon, par sa propre logique, les différents aspects de l'existence : avec les contemporains de Cervantes, il se demande ce qu'est l'aventure ; avec Samuel Richardson, il commence `a examiner « ce qui se passe `a l'intérieur », `a dévoiler la vie secrete des sentiments; avec Balzac, il découvre l'enracinement de l'homme dans l'Histoire ; avec Flaubert, il explore la terra jusqu'alors incognito du quotidien ; avec Tolstoi, il se penche sur l'intervention de l'irrationnel dans les décisions et le comportement humains. Il sonde le temps : l'insaisissable moment passé avec Marcel Proust ; l'insaisissable moment présent avec James Joyce. Il interroge, avec Thomas Mann, le rôle des mythes qui, venus du fond des temps, téléguident nos pas, Et caetera, et caetera. Le roman accompagne l'homme constamment et fidelement des le début des Temps modernes. La « passion de connaître » (celle que Husserl considere comme l'essence de la spiritualité européenne) s'est alors emparée de lui pour qu'il scrute la vie concrete de l'homme et la protege contre « l'oubli de l'etre » ; pour qu'il tienne « le monde de la vie » sous un éclairage perpétuel. C'est en ce sens-l`a que je comprends et partage l'obstination avec laquelle Hermann Broch répétait : Découvrir ce que seul un roman peut découvrir, c'est la seule raison d'etre d'un roman. Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral. La connaissance est la seule morale du roman. J'y ajoute encore ceci : le roman est l'œuvre de l'Europe ; ses découvertes, quoique effectuées dans des langues différentes, appartiennent `a l'Europe tout entiere. La succession des découvertes (et non pas l'addition de ce qui a été écrit) fait l'histoire du roman européen. Ce n'est que dans ce contexte supranational que la valeur d'une œuvre (c'est-`a-dire la portée de sa découverte) peut etre pleinement vue et comprise. 3. Quand Dieu quittait lentement la place d'ou il avait dirigé l'univers et son ordre de valeurs, séparé le bien du mal et donné un sens `a chaque chose, don Quichotte sortit de sa maison et il ne fut plus en mesure de reconnaître le monde. Celui-ci, en l'absence du Juge supreme, apparut subitement dans une redoutable ambiguité ; l'unique Vérité divine se décomposa en centaines de vérités relatives que les hommes se partagerent. Ainsi, le monde des Temps modernes naquit et le roman, son image et modele, avec lui. Comprendre avec Descartes l'ego pensant comme le fondement de tout, etre ainsi seul en face de l'univers, c'est une attitude que Hegel, `a juste titre, jugea héroique. Comprendre avec Cervantes le monde comme ambiguité, avoir `a affronter, au lieu d'une seule vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent (vérités incorporées dans des ego imaginaires appelés personnages), posséder donc comme seule certitude la sagesse de l'incertitude, cela exige une force non moins grande. Que veut dire le grand roman de Cervantes ? Il existe une littérature abondante `a ce sujet. Il en est qui prétendent voir dans ce roman la critique rationaliste de l'idéalisme fumeux de don Quichotte. Il en est d'autres qui y voient l'exaltation du meme idéalisme. Ces interprétations sont toutes deux erronées parce qu'elles veulent trouver `a la base du roman non pas une interrogation mais un parti pris moral. L'homme souhaite un monde ou le bien et le mal soient nettement discernables car est en lui le désir, inné et indomptable, de juger avant de comprendre. Sur ce désir sont fondées les religions et les idéologies. Elles ne peuvent se concilier avec le roman que si elles traduisent son langage de relativité et d'ambiguité dans leur discours apodictique et dogmatique. Elles exigent que quelqu'un ait raison ; ou Anna Karénine est victime d'un despote borné, ou Karénine est victime d'une femme immorale ; ou bien K., innocent, est écrasé par le tribunal injuste, ou bien derriere le tribunal se cache la justice divine et K. est coupable. Dans ce « ou bien-ou bien » est contenue l'incapacité de supporter la relativité essentielle des choses humaines, l'incapacité de regarder en face l'absence du Juge supreme. A cause de cette incapacité, la sagesse du roman (la sagesse de l'incertitude) est difficile `a accepter et `a comprendre. Don Quichotte partit pour un monde qui s'ouvrait largement devant lui. Il pouvait y entrer librement et revenir `a la maison quand il le voulait. Les premiers romans européens sont des voyages `a travers le monde, qui paraît illimité. Le début de Jacques le Fataliste surprend les deux héros au milieu du chemin ; on ne sait ni d'ou ils viennent ni ou ils vont. Ils se trouvent dans un temps qui n'a ni commencement ni fin, dans un espace qui ne connaît pas de frontieres, au milieu de l'Europe pour laquelle l'avenir ne peut jamais finir. Un demi-siecle apres Diderot, chez Balzac, l'horizon lointain a disparu tel un paysage derriere les bâtiments modernes que sont les institutions sociales : la police, la justice, le monde des finances et du crime, l'armée, l'État. Le temps de Balzac ne connaît plus l'oisiveté heureuse de Cervantes ou de Diderot. Il est embarqué dans le train qu'on appelle l'Histoire. Il est facile d'y monter, difficile d'en descendre. Mais pourtant, ce train n'a encore rien d'effrayant, il a meme du charme ; `a tous ses passagers il promet des aventures, et avec elles le bâton de maréchal. Encore plus tard, pour Emma Bovary, l'horizon se rétrécit `a tel point qu'il ressemble `a une clôture. Les aventures se trouvent de l'autre côté et la nostalgie est insupportable. Dans l'ennui de la quotidienneté, les reves et reveries gagnent de l'importance. L'infini perdu du monde extérieur est remplacé par l'infini de l'âme. La grande illusion de l'unicité irremplaçable de l'individu, une des plus belles illusions européennes, s'épanouit. Mais le reve sur l'infini de l'âme perd sa magie au moment ou l'Histoire ou ce qui en est resté, force supra-humaine d'une société omnipuissante, s'empare de l'homme. Elle ne lui promet plus le bâton de maréchal, elle lui promet `a peine un poste d'arpenteur. K. face au tribunal, K. face au château, que peut-il faire ? Pas grand-chose. Peut-il au moins rever comme jadis Emma Bovary ? Non, le piege de la situation est trop terrible et absorbe comme un aspirateur toutes ses pensées et tous ses sentiments : il ne peut penser qu'`a son proces, qu'`a son poste d'arpenteur. L'infini de l'âme, s'il y en a un, est devenu un appendice quasi inutile de l'homme. Milan Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, pp. 13-18, coll. « Folio ».