6^e séance (vendredi 31 mars 2006) : Le postmoderne II : L'acception du terme en Amérique et en France LE POSTMODERNE: une notion internationale L'acception du terme en Amérique et en France La notion apparaît et devient caractéristique d'une époque ou d'un type d'art premierement aux Etats-Unis, notamment `a partir des années 1960. En France, au contraire, elle surgit une vingtaine d'années plus tard, au début des années 1980. Cette apparition est en large partie, voire entierement, déclenchée par la publication du >> rapport sur le savoir des sociétés les plus développées << - La Condition postmoderne de Jean-François Lyotard en 1979, commandé par le Conseil des Universités de Québec. Mais pour accueillant que soit le milieu américain envers cette appellation relativement nouvelle, ou elle acquiert de nouvelles significations du fait qu'elle est employée pour désigner des réalités nouvelles, le milieu français, de son côté, se montre assez circonspect, jusqu'au moment ou il reconnaît, dans la deuxieme moitié des années quatre-vingts, l'éventuelle utilité de la notion. Le décalage dans l'usage de la notion entre les deux milieux culturels est, certes, conditionné par les différences de situation historique. Les raisons de ce décalage reposent, selon Antoine Compagnon, sur le retard que prend la société française, ou européenne occidentale, par rapport `a l'Amérique ou le terme apparaît tout d'abord au sens péjoratif du kitsch pour etre ensuite remplacé par celui, déj`a positif, de >> la célébration de la contre-culture et de l'expulsion de la mauvaise modernité <<.[1] Cette fois-ci le terme s'associe `a un autre phénomene social, `a savoir l'apparition de la société de consommation. Logiquement, cette derniere s'annonce en France, et en Europe occidentale en général, plus tard qu'en Amérique. La généalogie du terme se montre donc double. L'une place son origine outre-atlantique et selon les uns se base sur un phénomene d'ordre culturel ayant ses racines dans l'évolution de la société américaine apres la seconde guerre mondiale[2] ; selon les autres, le terme ne s'ancre vraiment que dans les années 1960 et représente un phénomene d'ordre esthétique,[3] spécifiquement américain. D'ou aussi sa forme de >> postmodernisme << qui se distingue de la >> postmodernité <<, notion répandue en Europe et renvoyant plutôt `a une période plus ou moins définie.[4] Quoique née de réflexions américaines, la seconde discussion du postmoderne paraît représenter une question plutôt européenne qui se développe avant tout dans les années 1980. Or il y a une vraie différence entre les deux acceptions respectives du terme. Tandis que l'Amérique fonde la notion sur une vraie réaction contre le modernisme, l'Europe occidentale, donc aussi la France, y voit une évolution logique de la modernité qui n'advient qu'apres la crise du pétrole dans la premiere moitié des années 1970, et la postmodernité ne se théorise pour elle qu'apres la parution de l'ouvrage de Jean-François Lyotard. Des lors la question postmoderne s'étend non seulement au plan artistique et littéraire, mais également `a celui de la philosophie, de la sociologie et d'autres disciplines. Ceci implique que l'époque des Trente glorieuses avec la vogue des sciences humaines, représentées en particulier par le structuralisme français en plein essor, de meme que le Nouveau Roman, releve encore des Temps modernes, ce qui n'est pas le cas pour les théoriciens du >> postmodernisme << américains qui considerent les géants du structuralisme français (Michel Foucault, Jacques Derrida, Julia Kristeva, etc.) ainsi que les néo-romanciers comme déj`a postmodernes. En France en revanche, un représentant on ne peut plus significatif du Nouveau Roman, tel un Alain Robbe-Grillet, ne manifeste des traits postmodernes qu'`a partir des années 1980, en devenant une sorte d'autobiographe.[5] D'ailleurs, cette réticence envers la notion de postmoderne dans le milieu français[6] aide `a distinguer les deux phénomenes (américain et européen). La vieille Europe, héritiere de la pensée des Lumieres, a toujours manifesté une grande circonspection pour tout ce qui provenait du nouveau monde. D'autant plus s'il s'agissait d'une idée qui mettait en cause la modernité avec toutes les découvertes d'ordre démocratique et humaniste. Tout aussi paradoxal doit paraître le fait que cette idée a été théorisée au sein meme de la philosophie française, et notamment les travaux de Lyotard. Or un autre point de vue, provenant d'outre-atlantique cette fois, sur les positions françaises dans cette question se montre intéressant : >> Cette présumée rupture [entre le milieu culturel et intellectuel américain et français] fait sans doute l'affaire des philosophes, en particulier ceux de l'Ecole française, qui en sont encore `a se battre pour avoir leur place au soleil apres l'éblouissante vivacité du siecle des Lumieres. [...] Enfin les textes auxquels nous sommes constamment amenés `a nous référer ces temps-ci - les textes de référence du postmodernisme sont presque tous écrits par des Français - s'averent souvent de grandes dissertations sur de petites affaires. Ils se vautrent dans l'hyperbole. <<[7] La question du postmoderne semble etre étroitement liée avec la problématique des avant-gardes dont il sera question plus tard. Notons seulement que le >> postmodernisme << américain se distingue également du postmoderne européen par son caractere de réaction contre le modernisme qui est une partie intégrante de la modernité, caractérisée de plus en plus par les termes de libéralisme démocratique et économique. Selon Matei Calinescu, ce >> postmodernisme << représente un outil de propagande anticommuniste dans la guerre froide et il est synonyme du désir d'unir l'art et la vie, de valoriser l'art populaire, la culture de masse.[8] Sous une telle égide programmatoire, le >> postmodernisme << américain se montre plus comme une continuation, si ce n'est pas l'achevement, du mouvement des avant-gardes européennes. Ce constat l'oppose en effet `a la >> postmodernité << européenne dont l'une des caractéristiques capitales repose sur la disparition de l'effet avant-gardiste.[9] Cet attribut se reflete pour la premiere fois dans le mouvement trans-avant-gardiste né en Italie dans les années 1970. Théorisé par Achille Bonito Oliva,[10] ce mouvement est apparenté `a la toute premiere postmodernité. Henri Meschonnic parle dans ce contexte du >> post(trans)-avant-gardisme <<[11] qui, selon ses mots, mélange toutes les avant-gardes pour les anéantir enfin. Le trans-avant-gardisme italien, devenu vite international, prend pour le point de départ la rupture avec la tradition avant-gardiste qui avait fondé le modernisme européen[12] signalant des traits d'épuisement. Ce mouvement artistique, selon les formules d'Oliva, vise `a profiter d'une faiblesse et d'un épuisement dans l'incessant renouveau des avant-gardes américaines afin d'imposer `a nouveau la scene artistique européenne. Ainsi, le >> postmodernisme << européen - il ne s'agit pas encore de la >> postmodernité <<, telle quelle sera formulée par les années quatre-vingt - se montre déj`a comme une théorie de l'épuisement des avant-gardes et, par conséquent, aussi du modernisme. Annonçant la fin de l'obligation d'innover sans fin, de la fidélité `a toute idéologie quelle qu'elle soit, le trans-avant-gardisme postule deux valeurs de la création artistique : d'un côté la parodie et la citation en tant que produits issus du choix aléatoire effectué au cours des trajectoires spatiales (tous les territoires) et temporelles (passé, futur), dépourvus de toute finalité critique et marqués par un certain culte de l'inauthentique venu remplacer celui de l'originalité. De l'autre les dérives en direction d'un seul but : le plaisir mental et physique. Un certain nombre des positions prises par cet >> ultime modernisme << ou >> premier postmodernisme << n'est sans influence sur la >> postmodernité << européenne développée `a partir des années quatre-vingts. Ces positions ont été analysées et théorisées notamment par Lyotard, Habermas, Baudrillard, Lipovetsky, Meschonnic, Vattimo, Scarpetta, Torres, etc., pour ne mentionner que les plus souvent cités dans le milieu français. La constitution de la notion connaît donc grosso modo trois phases. La premiere, qui pourrait etre désignée comme initiale, qui est presque exclusivement américaine et qui s'étend depuis la fin des années cinquante jusqu'aux années soixante-dix, est marquée par une volonté de rupture d'avec le modernisme et par l'élaboration de nouvelles pistes de création artistique. Cette approche ne contredit pas la logique des avant-gardes. La seconde phase `a laquelle correspond le mieux le qualificatif de transitoire couvre le passage de l'impulsion américaine au travers du trans-avant-gardisme italien, devenu ultérieurement international. Les revendications américaines premieres ont été déplacées vers un au-del`a de la logique des avant-gardes de sorte qu'elles semblent désuetes et inopérantes. Ce n'est que lors de la troisieme phase de sa constitution que la notion se voit procurer un fondement théorique, et en particulier philosophique, qui cherche les motifs et les sources de tels changements dans le domaine de l'art, mais surtout les origines des mutations qui avaient lieu dans les sociétés occidentales dans le dernier tiers du XX^e siecle et qui en constituent une cause. Il faut tenir compte tout de meme de la réticence et des raisons possibles de cette réticence de l'intellectualisme français vis-`a-vis de la notion. Cette réticence n'est-elle pas en soi intéressante et révélatrice ? Ne révele-t-elle pas, `a force de se répéter sans cesse, certaines >> impasses <<[13] du paysage culturel français ? La France est considérée comme le berceau de la modernité. C'est depuis la modernité de Baudelaire que l'on tend `a regarder tout art contemporain, en d'autres termes le nouvel art, comme moderne. Cet art est censé etre le moteur de l'évolution artistique, du >> progres << en art. D'ou son sérieux ultime. Opérant une sorte d'>> auto-recyclage <<, elle est réflexive et autoréférentielle. Ce repli sur soi inspire une ironie qui enleve du sérieux de la modernité. La difficulté d'accepter le postmoderne paraît donc comme une difficulté d'admettre le refus du sérieux et de >> pratiquer une mise `a plat ironique repoussant par avance toute totalisation, tout nouveau programme de vérité énoncé comme tel. <<[14] Questions d'ordre lexical Vu les différents textes portant sur la problématique du postmoderne, que ce soit dans le domaine de l'art, de la pensée, de la société ou de la science, il ne paraît plus possible d'envisager la quete terminologique comme la recherche d'un nom pour une époque postérieure `a une autre - moderne. Ceci malgré la présence du préfixe et en dépit du fait qu'elle se définit souvent par rapport `a cette derniere. Les théoriciens du postmoderne sont allés si loin qu'il n'est plus possible de penser ce phénomene en termes d'époque. La terminologie est alors obligée de résoudre un probleme au moins double : premierement ce que signifie cette >> postériorité << par rapport `a la modernité ou, plutôt, au modernisme, contenue dans le préfixe >> post << ; et, en second lieu, ce par rapport `a quoi le nouveau se définit. Désigner le/la >> post-moderne/modernisme/modernité << comme une époque, un mouvement, une esthétique, une pensée, etc. qui vient apres le/la moderne/modernisme/modernité nous semble juste dans la premiere phase de la constitution de la notion. Celle-ci est réservée exclusivement, `a quelques exceptions pres, au domaine culturel américain. Elle est entierement vouée `a la recherche du nouveau par rapport au modernisme. Et meme, les auteurs postmodernes qui relevent de ce >> postmodernisme américain premier << s'appliquent `a se délivrer des contraintes de l'écriture inventées et surtout cultivées par le modernisme. Leurs objections portent notamment sur la question de la réception qui est, selon eux, peu intelligible, sans différencier le type de lecteur, en raison des procédés et techniques littéraires devenues une somme de regles qu'il faut observer. Ce sont elles qui forcent l'auteur `a pousser encore plus loin l'inventivité scripturale sans tenir compte des obstacles qu'une telle démarche peut représenter pour le lecteur. De meme, la question de l'élitisme moderniste semble contrecarrer la conception de l'art >> antiélitiste, antiautoritaire, commun, facultatif, gratuit ou anarchique <<.[15] En ceci la premiere phase rejoint le mouvement des avant-gardes qui consiste en une rupture, une innovation. Ce modernisme, recherché par les premiers partisans du postmoderne, parmi lesquels notamment John Barth, est représenté par les auteurs de la fin du XIX^e et du début du XX^e siecle. Ceux qui subvertissent l'écriture héritée de Balzac, Flaubert ou Zola (Proust, Joyce, Woolf... ; en poésie les successeurs de Baudelaire), qui poussent plus loin la destruction des genres littéraires, des regles de l'harmonie en musique, les lois de la perspective et de la figuration en peinture, etc. Dans cette optique, la notion écrite avec un trait d'union reflete le caractere de rupture et de succession de la relation entre le moderne et le postmoderne. Employée avant tout par les théoriciens américains[16] et par les adversaires de l'idée du postmoderne,[17] elle semble symptomatique d'une >> relation passionnelle ou ambivalente <<[18] et représente en quelque sorte l'opposé de l'autre façon de l'écrire. Postmoderne écrit sans trait d'union paraît impliquer alors de maniere symbolique une nouvelle prise de position par rapport `a la modernité et/ou au modernisme. Cette autre écriture de la notion réfléchit un autre aspect de ces derniers. Ainsi, sous cette seconde forme, la notion serait considérée comme un outil pour penser la nouvelle réalité émergeant en Europe `a la fin des années 1970 et dans les années 1980 et dont le point culminant serait la chute du mur de Berlin. Cette deuxieme acception de la notion n'est donc plus en relation conflictuelle avec le moderne, elle ne représente pas, ou ne veut pas représenter, une rupture avec la modernité ni avec le modernisme. A la maniere du trait d'union, le préfixe >> post- << prete `a une certaine confusion qui caractérise les attitudes envers la notion. Les différentes positions semblent se radicaliser notamment depuis le célebre débat entre Lyotard et Habermas. Si les uns prétendent que le préfixe implique un moment postérieur au moderne (que ce soit le modernisme ou la modernité) dans le sens du dépassement, les autres ne tardent pas `a mettre en évidence le caractere contradictoire de cette combinaison lexicale : supposé que >> moderne << signifie présent (l'étymologie latine se basant sur >> modo << - >> récemment << est plus qu'éloquente), comment imaginer le moment qui vient apres ?[19] Et si le >> post- << veut dire un >> apres <<, c'est-`a-dire une continuité et rupture en meme temps, pourquoi un nouveau terme ? En gardant l'idée de la continuité d'un côté, mais en déclinant la volonté de rompre avec le moderne de l'autre, le postmoderne se révele comme contradictoire et inutile,[20] puisqu'il reprend le geste moderne par excellence. Cependant, il y en a aussi d'autres qui ne voient plus dans ce préfixe l'idée de postériorité, mais une >> prise de distance et de discontinuité << vis-`a-vis du passé, voire une >> prise de congé << par rapport au moderne,[21] symbolisé par sa recherche incessante du développement par le biais du dépassement,[22] mais aussi une réapparition des >> themes de recours `a << - qui seraient plutôt des >> themes de retour <<, tels que les mythes et les archétypes.[23] Le point autour duquel gravitent les diverses exégeses du terme est donc toujours le meme : quels criteres adopter, quels aspects du moderne prendre en considération - ceux de la modernité ou ceux du modernisme -, bref, par rapport `a quoi définir le postmoderne ? En plus, meme cette nécessité de se définir par rapport `a une époque, un mouvement, une façon de penser, fut-ce le modernisme ou la modernité ou aucun d'entre eux, semble rejetée par les postmodernes eux-memes, dans la mesure ou chacun possede son propre point de vue. Cependant, pour ne pas se perdre dans un espace incertain et sans cesse brouillé par de nouvelles conceptions du postmoderne, il faudra donc trouver des criteres les plus généraux possibles. Si chacun des théoriciens reflete dans sa conception du postmoderne un aspect différent de la modernité ou du modernisme, une multitude de divergences et de différends surgit. Et ce sont ces divergences qui inspirent aux adversaires du postmoderne la conclusion qu'il s'agit d'un simple >> jeu de langage `a lui seul. Un mot mis sur le vide pour le combler, pour l'annuler. <<[24] D'ailleurs, Jean-François Lyotard avoue avoir trouvé commode de se servir du terme de >> postmoderne << et l'avoir repris par >> provocation <<. Toutefois, tout en avouant le côté ludique de son choix, il refuse l'interprétation du terme comme jeu gratuit, ne serait-ce qu'en fait de la clarté de son projet : >> en le [le terme] détournant de son usage pour revenir dans ce jeu de cette équivoque, sur l'analyse d'une certaine modernité, en ayant comme objectif d'en accuser les impasses ou les impossibilités. <<[25] Ainsi, le préfixe >> post- << ne désigne pas le simple aspect de postériorité qui ferait apparaître le postmoderne (la postmodernité ou le postmodernisme) comme une époque qui succede `a la modernité apres l'avoir dépassée, ni meme comme un mouvement qui serait venu répéter ou >> recycler << le modernisme, mais comme un retour sur la modernité - c'est-`a-dire aussi le modernisme comme une branche de cette derniere - afin de l'analyser, de faire son >> anamnese <<, >> analogie << et >> anamorphose <<.[26] De surcroît, le caractere contradictoire de la notion (alliance du postérieur et du récent) lui paraît etre une clé herméneutique : se basant sur une logique aporétique, l'arrivée de l'oeuvre postmoderne est trop tardive pour son auteur, ou bien, ce qui revient au meme, sa mise en oeuvre commence toujours trop tôt,[27] c'est-`a-dire qu'elle n'est qu'un nouveau point de vue, une nouvelle dimension de l'oeuvre moderne, devenue ainsi postmoderne. D'ou la nécessité de ne pas penser l'oeuvre postmoderne comme celle qui vient apres l'oeuvre moderne, une oeuvre qui soit délimitable chronologiquement, mais comme sa dimension spirituelle ou, >> mieux, un Kunstwollen, une façon d'opérer. <<[28] En ce sens, le préfixe >> post- << ne fait qu'indiquer que la position postmoderne fait partie du moderne, `a ceci pres qu'elle met en évidence certains aspects non plus pour les critiquer ou pour les réfuter - ceci ne serait qu'une phase transitoire dans le passage au postmoderne -, mais pour les dissimuler ou, plus précisément, pour les éviter Le postmoderne, la postmodernité et le postmodernisme. Le caractere confus de la notion, du `a une combinaison malheureuse du préfixe >> post << et, comme nous allons le voir, de suffixes divers, fait que sa signification n'implique pas directement ce que l'on pourrait attendre d'elle `a premiere vue. La confusion qui en découle est pourtant un fait qui la rapproche de cette époque ou la notion est née. Elle semble >> condenser l'actuelle confusion. <<[29] Elle est le symptôme d'une époque qui se rend compte de l'impossibilité de se penser de la meme maniere que précédemment, mais dont les points de repere sont toujours `a rechercher et qui est, pour l'instant, `a l'état de naissance. D'ou également un troisieme aspect de la notion, toujours d'ordre lexical, `a savoir ses possibilités suffixales. Celles-ci refletent, encore de maniere symptomatique, les différents aspects du moderne auxquels ils ont recours. Comme dans les cas évoqués précédemment, l'aspect géographique se fait remarquer dans la problématique. Le postmodernisme paraît etre admis comme un mouvement culturel, une nouvelle esthétique, répandue avant tout aux Etats-Unis, tandis que la postmodernité émerge comme nouvelle phase de la modernité dont le trait principal serait une autre maniere de se penser elle-meme, et qui se dessine en Europe `a partir de la fin des années 1970 et au début des années 1980. Cette nouvelle phase dite postmoderne se distingue par >> un type de société problématique en voie de mutation <<.[30] Quant au >> postmoderne <<, dont se sert Jean-François Lyotard,[31] il apparaît que cette notion a un sens plus large par rapport `a la postmodernité et au postmoderne dans la mesure ou le postmoderne est défini de maniere plus générale et enferme les traits et les aspects des deux autres termes. Ce troisieme terme ne se place donc pas sur le terrain d'une esthétique ou des concepts philosophiques concrets, mais dans le domaine des réflexions philosophiques, esthétiques, historiques et sociologiques générales. Par le >> postmoderne << n'est plus décrite une esthétique, une époque ou une société concrete - par exemple celle des Etats-Unis des années 1970 -, mais on parle par son biais des tendances ou des manifestations éventuelles. D'ou aussi le conditionnel des prédicats dans la caractéristique du postmoderne de Jean-François Lyotard : [L]e postmoderne serait ce qui dans le moderne allegue l'imprésentable dans la présentation elle-meme, ce qui se refuse `a la consolation des bonnes formes, au consensus d'un gout qui permettrait d'éprouver en commun la nostalgie de l'impossible, ce qui s'enquiert de présentations nouvelles, non pas pour en jouir, mais pour mieux faire sentir qu'il y a de l'imprésentable. [32] Il est donc possible de distinguer, dans la question du postmoderne, plusieurs parametres qui s'entrecroisent : d'un côté la problématique de la périodisation (nouvelle ere), de l'autre la question sociale (nouvelle société) ; de nouvelles tendances de la pensée (une autre philosophie) d'un côté, de l'autre la problématique esthétique (une autre écriture, peinture, musique, architecture...). Il est vrai que ces aspects sont étroitement liés, mais il s'avere utile pour notre travail de les distinguer. Si le terme de postmodernisme est souvent employé en rapport avec une nouvelle écriture américaine, qui est une continuation de la lignée moderniste vu sa façon de se définir par rapport au modernisme, la question de la postmodernité affecte tout autant le domaine social et philosophique. La problématique de la périodisation reste un probleme commun aux deux côtés de la question. Toujours est-il que le probleme des dérivés adjectivaux demeure. Car s'il s'agit d'une nouvelle attitude architecturale réagissant contre le projet fonctionnaliste et contre tout ce qui est lié `a l'architecture moderne, les théoriciens ne se servent que de l'adjectif >> postmoderne <<, alors qu'il s'agit ici d'une question d'ordre esthétique et qu'il conviendrait donc mieux d'employer l'adjectif dérivé du terme postmodernisme : postmoderniste. Il en va de meme quant `a l'esthétique littéraire. Lorsqu'ils parlent de la nouvelle écriture, Ihab Hassan, Linda Hutcheon, Harry Blake ou Janet M. Paterson utilisent l'adjectif >> postmodern <<.[33] Seul John Barth semble etre sensible aux diverses connotations des suffixes adjectivaux.[34] Il serait donc logique de garder les termes pour désigner la problématique dans les domaines respectifs, tels qu'ils se présentent dans les propos des spécialistes. Autrement dit, nommer postmodernisme (y compris l'adjectif qui se présenterait sous forme de >> postmoderniste <<, non pas de postmoderne) les nouvelles tendances dans le domaine de l'esthétique, appeler postmodernité (avec l'adjectif postmoderne) l'aspect social de la nouvelle période. La `a l'état de naissance postmodernité serait donc marquée par une nouvelle société qui pense d'une autre maniere et dont la vie revet de nouvelles apparences grâce aux inventions technologiques, aux nouvelles possibilités permises par les nouveau parametres de la diffusion d'informations. Finalement, il serait pertinent de désigner par l'adjectif postmoderne le caractere de l'attitude d'une oeuvre qui peut, mais ne doit pas, appartenir `a une esthétique, poétique dans le cas de la littérature, postmoderniste et le caractere de l'approche de son auteur face au contexte littéraire. Or des le moment ou ce >> mode d'emploi << des notions est appliqué au domaine littéraire ou au domaine de l'art en général, de nouvelles difficultés apparaissent. A savoir le probleme qui touche deux côté distincts de l'oeuvre littéraire, mais qui n'existent qu'ensemble. Le premier représente la pratique textuelle ou, dit de façon simplifiée, la >> forme << de l'oeuvre et le second la matiere textualisée, en d'autres termes le >> contenu << de l'oeuvre. Au moment ou cette distinction se voit appliquée au texte narratif[35], un obstacle au moins double se fait jour. Il s'agit, en premier lieu, de la mise en relation des modes de textualisation avec la textualisation de la réalité postmoderne meme. Question qui se pose des que le texte littéraire ne s'inscrit pas dans des pratiques qui seront appelées provisoirement poétique postmoderniste, qui néanmoins reflete certains aspects de la postmodernité, c'est-`a-dire les fonctionnement sociaux et culturels classés parmi les postmodernes. En second lieu apparaît l'écueil qui touche la vie d'une oeuvre littéraire elle-meme : la façon dont elle se présente en tant qu'oeuvre littéraire. C'est-`a-dire si elle fait partie d'un projet littéraire dont les objectifs ont été énoncés sous forme d'un manifeste, d'une préface, etc., ou, tout simplement, d'un commentaire fait par l'auteur pour expliquer ses intentions. Du coup, il faudra de nouveau recourir aux définitions, car quels criteres adopter pour décider finalement qu'un tel texte (métatexte) incarne ce projet. C'est-`a-dire définir quel type de texte rend compte de la volonté de définir la démarche littéraire d'un écrivain et qui la définit. ------------------------------- [1] Antoine Compagnon, Cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 160. [2] Antoine Compagnon, op. cit. [3] Marc Gontard, >> Postmodernisme et littérature <<, OEuvres et critiques, xxiii, 1, 1998, p. 29. [4] Sur ce sujet cf. le numéro 1 des Etudes littéraires, vol. 27, été 1994, Université Laval, Québec, intitulé Postmodernismes : Poiesis des Amériques, ethos des Europes. [5] Antoine Compagnon, op. cit. [6] Cf. Antoine Compagnon, op. cit., p. 146. [7] Ashton Dore, Malaise fin de siecle et postmodernisme, Caen, D. A. et l'Echoppe, 1990, p. 13. [8] Matei Calinescu, Five Faces of Modernity: Modernism, Avant-garde, Decadence, Kitsch, Postmodernism, Durham, Duke University Press, 1987. [9] Cf. notamment l'essai de Guy Scarpetta, L'Impureté, Paris, Grasset, 1985, pour qui cette >> impureté << de l'art contemporain, son éclectisme privé de toute obligation d'innover est en quelque sorte synonyme de la mort des avant-gardes. [10] L'Ideologia del traditore, Milano, Feltrinelli, 1987. [11] Cf. Henri Meschonnic, Modernité, Modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 224. [12] Sur le rapport entre l'avant-garde et le modernisme, de meme que sur la distinction modernité - modernisme, cf. ci-dessous, chap. II.b. [13] Félix Torres, >> POST-MODERNE <<, >> Dictionnaire d'une époque. Entrées et clés <<, Le Débat, No. 50, mi-aout 1988, p. 214. [14] Ibid. [15] Note postmoderniste en réaction `a la notion de >> déshumanisation << caractérisant le modernisme : >> Anti-elitism, Anti-authoritarianism. Diffusion of the ego. Participation. Art becomes communal, optional, gratuitous, or anarchic. << Ihab Hassan, >> POSTmodernISM <<, New Literary History, Volume 3, No. 1, automne 1971, p. 25. >> Speculating further, we may say that the Authority of Modernism - artistic, cultural, personal - rests on intense, elitist, self-generated orders in times of crisis, of which the Hemingway Code is perhaps the starkest exemplar, and Eliot's Tradition or Yeats' Mythology is a more devious kind. Such elitist orders, perhaps the last of the world's Eleusinean mysteries, may no longer have a place amongst us, threatened as we are, at the same instant, by extermination and totalitarism. << Ibid., p. 29. [16] Cf. Harry Blake, >> Le postmodernisme américain <<, Tel Quel, N^o 71, 1977. jkjok [17] Cf. Henri Meschonnic, Modernité, Modernité, Paris, Gallimard, 1988 ; Jürgen Habermas, >> Modernité, projet inachevé <<, Critique, N^o 314, 1981 ; Guy Scarpetta, L'Impureté, Paris, Grasset, 1985. [18] Marc Gontard, >> Postmodernisme et littérature <<, OEuvres et critiques, XXIII, 1, 1998, p. 36. [19] Cf. Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 144. [20] Henri Meschonnic, Modernité, Modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 220. [21] Qui s'apparente dans ce cas `a ce que nous appellerons `a l'instar de Gilles Lipovetsky le >> modernisme <<. [22] Gianni Vattimo, La Fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987. [23] Guy Scarpetta, L'Impureté, Paris, Grasset, 1985, p. 16. [24] Henri Meschonnic, Modernité, Modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 262. Du reste, meme John Barth, l'un de ceux qui ont commencé `a l'employer dans le domaine de la littérature, se montre plus tard sceptique `a son usage : >> Terme maladroit, évoquant l'activité d'un groupe d'épigones tardifs : moins une nouvelle direction vigoureuse, ou meme intéressante, dans le vieil art du récit, que la chute décevante d'une piece apres son grand acte. << John Barth, >> La littérature du renouvellement. La fiction postmoderniste. <<, Poétique, 48, 1981, p. 397. [25] Jean-François Lyotard, >> Du bon usage du postmoderne <<, Magazine littéraire, N^o 239-240, mars 1987. [26] Jean-François Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986, p. 119. [27] Ibid., p. 31. [28] Eco, Umberto, L'Apostille au Nom de la rose, Paris, Grasset, 1985, p. 76. [29] Cf. Christian Ozuch qui parle du terme de >> post-modernité << de Guy Scarpetta : >> L'attrait pour le ténu <<, Cahiers de philosophie, No. 6, 1988. [30] Marc Gontard, >> Postmodernisme et littérature <<, OEuvres et critiques, XXIII, No. 1, 1998, p. 28. [31] Cf. Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986. [32] Le postmoderne expliqué aux enfants, op. cit., p. 31. [33] Cf. Ihab Hassan, The Dismemberment of Orpheus: Toward a Postmodern Literature, Madison, University of Wisconsin Press, 1982 (2^e édition), Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism : History, Theory, Fiction, Routledge, New York / London, 1988, Harry Blake, >> Le Post-modernisme américain <<, Tel Quel, N^o 71, 1977, pp. 171-182, Janet M. Paterson, Moments postmodernes dans le roman québécois, Ottawa, Presses Universitaires d'Ottawa, 1990, (2^e édition augmentée 1993). [34] Cf. Barth John, >> La littérature du renouvellement. La fiction postmoderniste. <<, Poétique 48, 1981, pp. 395-405. Nous soulignons. [35] Vu que le corpus que nous allons étudier est constitué uniquement de textes narratifs - romans et récits de Jean Echenoz -, l'étude de cette problématique se limitera donc uniquement `a ce type de texte littéraire et ne s'intéressera point aux genres.