1 7e séance (vendredi 07 mars 2006) : Le postmoderne III : symptôme de crise(s) LE POSTMODERNE: Ayant tenté de dresser une image de la modernité, et en particulier la dimension artistique qu'incarne la notion de modernisme, nous allons porter notre attention la question du postmoderne qui revt plusieurs apparences. Il s'agira donc ďen regarder de plus prs les orientations principales. Se posera alors la question de savoir laquelle ďentre ces orientations saisit de manire adéquate les mouvements dans le contexte français, notamment le contexte de la littérature narrative de la seconde moitié du XXe sicle. Il va sans dire que la question postmoderne touche presque tous les domaines ďactivité humaine. Ayant surgi ďabord dans celui de ľart - la littérature américaine et ľarchitecture en furent les premires terres ďaccueil -, le concept a gagné le domaine de la sociologie et celui de ľhistoire : nous songeons notamment la société post-industrielle de Bell et la présumée fin de ľhistoire de Francis Fukuyama. Avec les travaux de François Lyotard, la notion arrive en Europe, de prime abord assez réticente vis--vis de ce terme qu'elle trouve contradictoire.1 Pourtant, de nombreux intellectuels ne peuvent pas résister la tentation de se prononcer sur son compte et de le critiquer. Or la notion existe et se voit réemployée avec une fréquence croissante, mme en dépit ďun certain brouillage. Dans la conclusion de son essai sur le postmoderne, Wolfgang Welsch2 avance que le terme de postmoderne n'a ďautre sens que celui ďune indication : comme une sorte de point ďavertissement qui, néanmoins, du point de vue sémantique, s'éloigne de la problématique mme, notamment par son préfixe. Il suggre que la modernité est déj morte et dépassée, et que nous entrons dans une nouvelle re, celle qui succde la modernité. Ďautres y ajoutent encore la valeur de négation qui implique une sorte ďantimodernité. Or il n'y a rien de plus trompeur que ďenvisager la problématique postmoderne sous cet angle, car le postmoderne ne signifie pas la fin du moderne. Il n'est pas question ďune scission nette ďavec la modernité ou le modernisme, mais ďun regard en arrire3 , ďune relecture transformationnelle du moderne : La postmodernité n'est pas un âge nouveau, c'est la réécriture de quelques traits revendiqués par la modernité, [...]. Mais cette réécriture est, je ľai dit, ľoeuvre depuis longtemps déj, dans la modernité elle-mme. 4 Le postmoderne ne se pose pas comme un retour une pensée pré-moderne. Le concept ainsi que son nom ont subi un cheminement relativement court (une trentaine ďannées), mais ďautant plus mouvementé. Le débat se poursuit autour de la problématique. La discussion ne peut plus se réduire une simple dénonciation de la notion comme maladroite. Il est vrai qu'au départ, c'est--dire au moment o elle symbolisait la scission des auteurs américains avec le modernisme, sa forme sémantique se justifiait davantage et que de nos jours, le concept pourrait trouver une dénomination plus adéquate. Or si nous voulons la comprendre en tant que résultat ďun mouvement de la société occidentale, il faut renoncer cette recherche ďune signification rigoureuse du terme, dépourvue de toutes ses connotations contradictoires, car cette tâche relve de ľimpossible, étant donné que la notion ne fait sens que si elle est considérée comme un symptôme .5 Elle est significative en ce qu'elle incarne la représentation ďune certaine crise du moderne qui a du mal s'identifier, c'est--dire qui ne se sent plus en accord avec les stratégies qui le définissaient, mais qui est en mme temps conscient qu'il n'y a pas de prise de position nouvelle. Ľopinion selon laquelle il faut ne parler que de la modernité, abandonnant la notion de 1 Mais malgré ou, plutôt, justement en raison de ses contradictions, il est nécessaire ďéviter ďassimiler la notion la chose mme : on ne peut pas considérer la problématique comme résolue ayant renoncé la question du changement paradigmatique qu'a subi la société occidentale au cours de la seconde moitié du XXe sicle. Bien que le terme soit douteux et fasse ľobjet de nombreuses réflexions ironiques, la chose qu'il désigne a du poids et, vu ľenvergure qu'elle enferme, elle doit tre reflétée dans les différents domaines qu'elle couvre. 2 Wolfgang Welsch, Unsere postmoderne Moderne, Weinheim, VCH Acta Humaniora, 1988. Nous renvoyons ľédition tchque : Naše postmoderní moderna, Praha, Zvon, České katolické nakladatelství, 1994, pp. 161sq. 3 Qui, cependant, n'est nullement un pas en arrire. 4 Jean-François Lyotard, Réécrire la modernité , Cahiers de philosophie, 5, 1988, p. 202. 5 Wolfgang Welsch, op. cit., p. 161. 2 postmoderne, surtout si celui-ci fait partie de la modernité, ne se justifie que dans la mesure o ľon oublie que penser la modernité en termes critiques, ainsi que cela se fait de nos jours, ne serait pas possible sans le discours mi-provocateur, mi-critico-analytique du postmoderne. Sans lui, nous nous référerions toujours la modernité pour nous y identifier.6 Or de nombreuses questions s'imposent, en particulier celle, artificielle, qui préoccupe les historiens de la littérature : décider de ce qui relve du modernisme et de ce qui permet de parler ďune oeuvre comme moderne, et en fonction de quoi se légitime le terme de postmodernisme et quels en seraient les critres discriminatoires. Suivant cette volonté/nécessité moderne de classer, de s'orienter dans le champ de plus en plus vaste qu'est la littérature, les historiens de la littérature demandent de chercher des balises, de souligner des points de repre possibles permettant une orientation dans la matire littéraire et ďapprocher ce vaste champ. Nous pouvons donc nous poser la question suivante : Le postmodernisme saurait-il se définir autrement que par un renoncement aux logiques modernistes, par une autre attitude vis--vis du passé ? Cette volonté ne relverait-elle pas également de ľimpératif de changer, ďinnover, ďtre différent par rapport au moderne ? La réponse est plutôt négative, du moins dans la mesure o la caractéristique du modernisme en ce qui concerne le besoin ďinnovation et de changement peut, en fin de compte, devenir la caractéristique de toute oeuvre ďart. Ľimitation peut tre vue comme un moyen ďinnovation puisqu'elle apporte un changement soit au niveau de la forme retravaillée par la réécriture, soit au niveau de ľoeuvre imitée, transposée dans un contexte littéraire et social différents. A la manire de la tradition moderniste relevée par Octavio Paz et o toute volonté moderniste ďinnover, ďtre absolument moderne finit par se constituer en tradition, laquelle s'opposent les modernistes en premier lieu, nous pouvons également avancer que toute volonté de renoncer cette logique peut tre considérée comme nouvelle. Le renoncement la rupture peut faire figure ďune rupture avec la rupture et ne peut donc pas avoir une définition précise - elle réclame ľeffacement des repres 7 . Il est donc possible ďenvisager toutes ces logiques inscrites sur le compte du modernisme comme ce point générales qu'il est pratiquement impossible de leur échapper. Toute volonté de changer pourrait tre considérée, au bout ďun certain temps, comme une volonté de rentrer dans cette définition, y compris ľattitude postmoderniste qui se distingue par le renoncement de telles logiques. Dans la réflexion de tel ou tel autre théoricien, presque toute oeuvre peut finalement tre considérée comme moderne ou postmoderne.8 Or ceci n'est pas plausible dans la mesure o il faut envisager toute oeuvre dans son contexte historique. Quoiqu'il soit possible de constater dans une oeuvre une présence élémentaire relevant du concept, Homre ni Rabelais ne peuvent tre regardés comme postmodernes pour la simple raison qu' leur époque la notion de moderne telle que nous la comprenons aujourďhui était encore inconnue. La seule possibilité consiste relever des tendances présentes dans leurs oeuvres qui correspondent ou semblent correspondre aux tendances du postmoderne, et les considérer comme de virtuels postmodernistes. Ďautre part, il faut souligner que nous ne nous proposons pas de faire le point sur une poétique ou esthétique postmoderniste, clairement établie en tant que telle. A notre avis, une telle démarche n'est pas envisageable. Du moins pas sous ľapparence qu'elle revt dans les théories américaines ďIhab Hassan,9 de Linda Hutcheon10 , ou canadiennes de Janet M. Paterson,11 pour ne citer que les plus importants. Les raisons en sont les suivantes : le postmodernisme n'est pas un nouveau courant, un nouveau mouvement artistique qui rompe de manire claire avec le modernisme. Il n'est qu'un point de vue sur le modernisme et sur la modernité. Tout élément relevant ďune poétique jugée postmoderne peut trouver finalement des critiques pour qui il ne serait que le comble du modernisme. Pourtant, notre avis, une certaine manire de traiter ces éléments modernistes fait que le postmodernisme peut se concevoir comme une phase spécifique du modernisme.12 6 Wolfgang Welsch, op. cit., p. 162. 7 Henri Meschonnic, Modernité, Modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 220. 8 Cf. Umberto Eco selon qui déj la personnalité ďHomre incarnait un auteur postmoderne. ĽApostille au Nom de la rose, Paris, Grasset, 1985. 9 Ihab Hassan, Le démembrement ďOrphée : Vers une littérature post-moderne, Paris, Laffont, 1985 ; The Postmodern Turn. Essays in Postmodern Theory and Culture, Columbus, Ohio State University Press, 1987. 10 Linda Hutcheon, A Poetics of Potmodernism : History, Theory, Fiction, Routledge, New York / London, 1988. 11 Janet M. Paterson, Moments postmodernes dans le roman québécois, Presses de ľUniversité ďOttawa, 1993. 12 Il est vrai que dans ce cas le recours une dénomination plus pertinente, comme celle du modernisme tardif , serait plus 3 En ce sens, envisager le modernisme et le postmodernisme, la modernité et la postmodernité comme des entités historiques clairement délimitées ne représente pas, dans notre conception, des opposition distinctes, puisque le postmoderne fait partie du moderne, que le postmoderne est déj impliqué dans le moderne du fait que la modernité, la temporalité moderne, comporte en soi une impulsion s'excéder en un état autre qu'elle-mme. 13 Faisant partie du moderne, le postmoderne incarne cette faculté principale qui fait que le moderne tourne son regard critique sur soi-mme ; le postmoderne représenterait donc ce repli critique de la modernité sur ses propres principes de fonctionnement. Le postmoderne paraît savoir apporter également une réponse la question de la périodisation. Celle-ci est ľune des caractéristiques de la modernité qui tient placer les événements dans une diachronie commandée par le principe de révolutions /ruptures/ - par la nécessité de mettre ľhorloge la nouvelle heure .14 Tant que la fin du moderne n'a pas eu lieu, nous n'avons qu' localiser, ľintérieur de ce moderne - de la modernité pour le domaine social et du modernisme pour le domaine des arts -, des tendances qui témoignent des transformations et changements de structure. Le postmoderne naît comme un indice de transition de ľétat qui est communément admis, vécu et souscrit comme notre modernité . En ďautres termes, ce sont ces tendances qui ont amené Jean-François Lyotard et bien ďautres théoriciens parler du postmoderne. Certains événements historiques ont été repérés également qui témoignent de ces transformations et changements sociaux et qui peuvent servir de balises. Ils sont considérés comme des signes annonciateurs de ce qui se résume par le terme de crise de la modernité . Les raisons de parler ďune crise sont multiples. Or ľune ďelles, qui revient plusieurs reprises, est celle de Michel Maffesoli : ce que ľon appelle `la crise' n'est peut-tre autre chose que la fin des grandes structurations économiques, politiques ou idéologiques 15 . Cette crise, selon la conception ďAlain Touraine, prend figure de la disjonction des stratégies économiques et de la construction ďun type de société, de culture et de personnalité. C'est cette dissociation qui nomme et définit ľidée de la post-modernité. Si la modernité associa progrs et culture, opposant cultures ou sociétés traditionnelles et cultures ou sociétés modernes, expliquant tout fait social ou culturel par sa place sur ľaxe tradition modernité, la post-modernité dissocie ce qui avait été associé. 16 Et, pour revenir aux événements historiques, quel événement pourrait tre plus significatif ďune crise sociale et politique que ľeffondrement du bloc communiste avec la chute du mur de Berlin, ou encore la mise en question de la sécurité mondiale avec les attentats du 11 septembre ? Ces événements se démarquent parmi ceux qui ont plongé le monde occidental dans une re de turbulences et qui ont incité Alain Minc traiter notre époque en termes de Nouveau Moyen Age en effet : ľabsence de systmes organisés, la disparition de tout centre, ľapparition de solidarités fluides et évanescentes, ľindétermination, ľaléa, le flou, [...] le développement des `zones grises' qui se multiplient hors de toute autorité, du désordre russe au grignotage des sociétés riches par les mafias et la corruption, [...] le retour des crises, des secousses et des spasmes, comme décor de notre quotidien. 17 Issu du domaine des arts (celui de la littérature et de ľarchitecture en premier lieu) et ayant marqué pour une grande part les sciences, notamment les sciences sociales, le concept de postmoderne est revenu dans son milieu ďorigine, celui des arts, o il s'applique ďune manire plutôt grossire 18 . Or la manire de la distinction entre la modernité et le modernisme o le second est une dimension culturelle de la premire et o tous les deux développent la logique moderne dans des domaines respectifs, il paraît juste, mais que faire alors de la notion qui nous préoccupe dans le présent travail ? 13 Jean-François Lyotard, op. cit., p. 194. 14 Jean-François Lyotard, op. cit., p. 195. 15 Michel Maffesoli, Le Temps des Tribus, Paris, Méridien-Klincksieck, 1988, p. 67. 16 Alain Touraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992, pp. 239-240. C'est ľauteur qui souligne. 17 Alain Minc, Le Nouveau Moyen Age, Paris, Gallimard, 1988, 2e édition de 1993, p. 11. 18 Ashton Dore, Malaise fin de sicle et postmodernisme, Caen, D. A. et ľEchoppe, 1990, p. 30. 4 nécessaire de faire également une distinction basée sur le par rapport quoi entre la postmodernité et le postmodernisme, c'est--dire entre les deux faces du postmoderne. Si la modernité s'identifie ľâge historique dont la figure principale serait le message des Lumires avec la rationalité, ľuniversalisme et la recherche de ľunité que ľon dénomme habituellement comme les Temps modernes, le modernisme incarne une radicalisation de la logique moderne dans le champ artistique, due la scission entre ľart, le politicosocial et le techno-scientifique. Si le postmodernisme américain se définissait par rapport au modernisme littéraire, ce qui est ďailleurs aussi le cas du postmodernisme architectural, malgré les dénonciations de cette attitude par Charles Jencks lui-mme, et si ľidée mme a été éventuellement reprise par ďautres domaines de ľactivité humaine, il s'avre peu probable qu'elle soit retransmise au domaine de ľart, cette fois européen, travers sa théorisation dans ďautres domaines, sans avoir subi des changements de fond. Ľexplication de cette hypothse repose sur une logique propre aux arts : ds que la critique, dans une volonté de devenir une science, recherche des lois communes et les explicite, ľart s'engage dans une recherche des exceptions. Si la postmodernité européenne a été théorisée partir de la modernité, tout en absorbant, il est vrai, quelques éléments du postmodernisme anglo-saxon, la définition du postmodernisme européen ne peut plus recourir aux mmes arguments que ce dernier en matire du refus du modernisme. Ceci est ďautant plus valable que le modernisme anglo-saxon est loin de manifester les mmes démarches que le modernisme européen (français en particulier). Cette définition peut néanmoins recouper certains des points de vue généraux propres au postmodernisme anglo-saxon. Le postmodernisme européen doit tre défini en premier lieu par rapport au modernisme européen. Et c'est sous cet angle que le postmodernisme apparaît aux yeux de certains comme aboutissement du modernisme en ce qu'il revt une apparence du radicalement moderne tout en abandonnant certains de ses aspects.19 Le postmoderne et le postmoderne Il s'avre effectivement impossible ďopter pour une seule interprétation. Le postmodernisme se révle comme un mélange ďarguments justifiant tel ou tel point de vue. Reste que ľexistence de la notion et le débat autour ďelle suggrent qu'il y a un mouvement dans les esprits et qu'il faut lui donner un nom. Mais une autre question, plus grave, qui concerne ľenvergure de ce mouvement, se pose. S'agit-il ďune simple péripétie dans ľhistoire de ľart ou a-t-on affaire ici une vague générale ľéchelle du tout social ? 20 Le débat a été mené sur plusieurs fronts. Il reste savoir quel point ce débat entrait dans la profondeur du problme. La distinction que Wolfgang Welsch propose ďétablir entre un postmoderne de libre volonté et un postmoderne au sens strict du terme 21 semble apporter un éclaircissement. Le premier postmoderne est un discours qui manque de rigueur dans la mesure o il s'engage dans des voies qui semblent ne poser aucun obstacle manifeste. C'est le anything goes du discours scientifique aux scénarios ďune vogue culturelle élégante.22 Ce qui caractérise ce postmoderne apostat est son alliance étonnante avec sa critique qui ľa conduit au pouvoir et ľa affermi de cette manire. Se contentant de vieilles assurances et de formules la mode, elle s'apparente lui dans sa rhétorique. Trs souvent privée de notions, elle substitue ľargumentation une simple aversion et association. Cette critique devient elle-mme un agent de libre volonté. C'est en ce moment que viennent les clichés du mythe antimoderne, le nouvel hédonisme ou encore la confusion des valeurs lorsqu'une paire de bottes vaut Shakespeare 23 . Certes, cet anti-moderne ne peut se percevoir que comme un effet de mode la manire de la devise de Félix Guattari : Pas de vagues ! Juste des vogues, modulées sur les marchés de ľart et de ľopinion, par le biais des campagnes publicitaires et des sondages. 24 Or cet anti-moderne ou, si ľon veut, ce nihilisme culturel, dénoncé aussi par Lyotard, semblent constituer pour de nombreux critiques la seule interprétation du postmoderne. Le nihilisme des postmodernes représente, selon eux, la seule chance de sortir de la modernité avec laquelle il faut rompre, puisqu'elle ne rend plus compte de notre présent. Le nihilisme se montre radical au moment o il conteste la 19 Wolfgang Welsch, op. cit., pp. 14 et 15. 20 Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 114. 21 Wolfgang Welsch, op. cit., p. 10 et 11. 22 Ibid. 23 Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée, 1987, p. 136 et 141. 24 Félix Guattari, ĽImpasse postmoderne , La Quinzaine littéraire, No 456, du 1er au 15 février 1986, p. 21. 5 valeur du nouveau en congédiant en mme temps les avant-gardes censées tre porteuses du projet moderne. Ľunique solution qui se dessine, aprs cette rupture avec le moderne, serait une orientation définitive vers la seule mobilité incontrôlée ďune déréalisation de toutes choses , une méfiance vis--vis de la croyance en une structure stable de ľtre. 25 Ainsi, ľhomme postmoderne se pose comme un tre flottant, désorienté, faiblissant, irrémédiablement distrait et périssant, pour qui, de surcroît, ľimpératif de vérité a compltement perdu le sens. Les valeurs suprmes se montrent superflues, toute visée de plénitude fait défaut, ľtre se réduit, selon cette critique du postmoderne, un événement . Dans ces circonstances postmodernes , c'est ľart qui vient prendre place de ľexpérience, c'est ľart qui nous dévoile un mode ďtre de la vérité toujours repoussée . Ľesthétique postmoderne est une esthétique fondamentalement basée sur la culture de masse et des médias, au point qu'elle y reconnaît ľinstauration et ľintensification ďune recherche authentiquement post-moderne. 26 Répétant jusqu' une saturation totale des images qui se ressemblent, cette culture dissout tout fondement et toute origine. Ainsi, la position ďHenri Meschonnic critiquant le relativisme culturel qui ne fait pas la distinction entre ľenqute pour la connaissance, le respect, la sympathie et le jugement moral, explique ľexaspération de la critique provoquée par la crise générale qui accompagne le débat du postmoderne : Le relativisme culturel détruit la fois ľidentité du sujet et le bien en général. 27 Comme de nombreuses citations peuvent en témoigner, le thme du postmoderne se prte merveilleusement la btise . Ce premier postmoderne de la libre volonté peut se résumer par le renoncement au programme de la modernité, puisque celle-ci est arrivée, grâce sa logique, au bout de ses forces, o tout a été expérimenté et prospecté. Le seul chemin qui se dessine aux yeux de ces postmodernistes éclectiques 28 est celui qui mne travers la citation et le patchwork. Une sorte de défense et illustration du kitsch, ľentrée dans la ronde insignifiante des signes : tout s'abolit dans ľabsence de doute ďApocalypse now .29 Une autre citation revient fréquemment qui témoigne de la nécessité de distinguer entre un postmoderne de la libre volonté et un postmoderne rigoureux : Ľéclectisme est le degré zéro de la culture générale contemporaine. [...] Il est facile de trouver un public pour les oeuvres éclectiques. En se faisant kitsch, ľart flatte le désordre qui rgne dans le got de ľamateur. Ľartiste, le galeriste, le critique et le public se complaisent dans n'importe quoi et ľheure est au relâchement .30 Ce postmoderne cynique, nihiliste, naf ou encore subtil n'est pas sérieux. Se prtant facilement la critique non moins sérieuse , il voile le vrai postmoderne qui, seul, semble tre le porteur du sens. Le second est un véritable postmoderne au sens strict du terme, pour employer les mots de Wolfgang Welsch. Il implique une distinction précise entre le bon, le douteux et le mauvais. Optant pour une confrontation réelle et renonçant une culture consommatrice, ce postmoderne ne se laisse pas soumettre au pot pourri bruyant. Il est bien sensible au spécifique en aiguisant la pluralité qui est loin de s'apparenter pour lui au chaos. De plus, parlant de ce postmoderne rigoureux, il n'est pas question ďirrationalité, car ce postmoderne supporterait également la caractéristique ď hyperrationnel 31 , dans la mesure o il favorise une confrontation réelle en évinçant la culture consommatrice, voire hyperconsommatrice .32 Enfin, ce postmoderne ne représente pas une posture antimoderniste, mais se révle un moderne encore plus moderne 33 tant qu'il n'abandonne pas le moderne ; il essaie seulement de s'affranchir de ses impuretés 34 force de se nommer postmoderne et non plus moderne. Car il ne peut pas oublier le moderne, ne serait-ce que pour la raison que ľoubli mnerait la répétition des mmes 25 Christian Ruby, Le Champ de bataille. Post-moderne/néo-moderne, Paris, ĽHarmattan, 1990, p. 119. 26 Ibid., p. 120. 27 Henri Meschonnic, Modernité, Modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 241. 28 Jean-François Lyotard, Réponse la question : qu'est-ce que le postmoderne ? , Critique, 419, avril 1982, p. 362. 29 Jean-François Lyotard, Du bon usage du postmoderne , Magazine littéraire, No 239-240, mars 1987, p. 97. 30 Jean-François Lyotard, Réponse la question : qu'est-ce que le postmoderne ? , Critique, 419, avril 1982, p. 361-362. 31 Wolfgang Welsch, op. cit., p. 11. 32 Cf. Gilles Lipovetsky, La société ďhyperconsommation , Le Débat, 124, mars-avril 2003, pp. 74-98. 33 Jean-François Lyotard, Du bon usage du postmoderne , Magazine littéraire, No 239-240, mars 1987, p. 97. 34 Terme qu'emploie Lyotard en cette occurrence ne doit pas tre confondu avec la notion de ľ esthétique de ľimpureté de Guy Scarpetta. Cette dernire consiste en une façon de traiter la double impasse, dans lesquelles s'est retrouvé ľart contemporain, par le travail de détournement, surcodage, corruption, dé-naturalisation , bref le travail au second degré . Guy Scarpetta, ĽImpureté, Paris, Bernard Grasset, 1985, p. 9. 6 erreurs. Car lorsqu'on oublie le moderne on oublie la fois `ľoubli' qui peut le caractériser, celui du crime ou de la guerre, et le travail de ľanamnse qui a pu tre entamé en son sein. 35 Le postmoderne comme symptôme de crise Le terme de postmoderne (postmodernité, postmodernisme) a fait beaucoup de bruit. On peut mme dire que si le moderne et surtout son côté moderniste reste difficile contourner, le postmoderne est doublement obscur, dans la mesure o il assimile ľobscurité du moderne la sienne. La seule certitude que nous avons avec cette notion est ľexistence du mot. Ses limites, sa forme et mme son existence sont constamment sujettes caution. Tel est, ďailleurs, le destin de toute notion qui prétend s'installer en tant que terme caractérisant une époque. Le débat reste ouvert, malgré les résistances et tentatives de s'affranchir du terme comme dénué du fondement. Or si le terme mme est loin ďtre clair, il est néanmoins certain qu'il compromet un certain mouvement de la pensée. A ľorigine de ce mouvement se place une crise. Le postmoderne s'annonce donc comme un symptôme de crise : ce serait plutôt le signe qu'une époque des mouvements et manifestes est close. 36 Au niveau de la société postmoderne, la crise revt donc ľapparence ďune fatigue et ďun désenchantement du nouveau. De mme, les idéologies semblent ne plus tre en mesure ďenflammer les foules. Non seulement le terme implique une fin des mouvements et des manifestes, mais le postmoderne semble tre aussi ľexpression de ľétat o la crise s'est généralisée : de la légitimité des savoirs jusqu' la déstabilisation des grands déterminismes. Le postmoderne se prend pour tâche, selon les termes de JeanFrançois Lyotard, de réexaminer la pensée des Lumires sans accepter ľidée ďune fin de ľhistoire. Ľidée principale réside dans une sorte de déclin dans la confiance que les Occidentaux des deux derniers sicles plaçaient dans le principe du progrs général de ľhumanité .37 En ďautres termes, la conviction que les trois composantes de la société moderne, censées évoluer vers un tout organique - ľordre techno-scientificoéconomique, ľordre politico-juridique et les arts - se développent afin de se rendre profitables ľhumanité dans le but de ľémanciper, se désagrge. La crise de la modernité décrite par Lyotard met en question la légitimité ďune telle conviction, dans la mesure o celle-ci a été rendue suspecte, pour ne pas dire trahie, par les excs de la modernité. A la suite de Theodor Adorno, Lyotard emploie ľexemple de la tragédie ďAuschwitz pour démontrer quel point le projet moderne , caractérisant ľhistoire occidentale depuis deux sicles, était inconsistant .38 Une autre inconsistance du projet moderne, prenant figure ďun autre récit de légitimation , cette fois marxiste sur ľémancipation de la classe ouvrire, resurgit ouvertement au moment de la décomposition du camp socialiste avec la chute du mur Berlin qui n'est, ďailleurs, qu'une manifestation finale et aprs coup de ľimplosion du systme communiste. Le postmoderne se définissant ainsi comme le rejet des grands récits de légitimation représente en effet un autre méta-récit, si nous nous identifions Henri Meschonnic.39 Le cercle vicieux postmoderne s'est renfermé, car si Lyotard définit le postmoderne comme rejet, et non pas comme une tendance, nous sommes toujours dans le moderne. Mais tant que le postmoderne se pose comme le résultat de certaines propensions qui régissent les sociétés occidentales, parmi lesquelles ľabandon des discours philosophico-économiques qui orientent le sens de ľévolution de ľhumanité, le postmoderne représente alors la volonté de faire subir un sévre réexamen ľidée ďune fin unitaire de ľhistoire et celle ďun sujet. Ce réexamen de la pensée des Lumires rationaliste et libertaire et de la fin postulée par le projet moderne hégélien de ľunité socioculturelle o chaque élément de la vie quotidienne se placerait comme dans un corps organique a été suggéré déj par Adorno et Wittgenstein, bien que la question elle-mme n'ait été lancée ouvertement que par Lyotard. Cette crise explicitement annoncée par Lyotard fut précipitée par le développement des technosciences qui paraissent augmenter le malaise, ce Qui dit de manire instable ľinstabilité 40 qu'est la 35 Jean-François Lyotard, Du bon usage du postmoderne , Magazine littéraire, No 239-240, mars 1987, p. 97. 36 Guy Scarpetta, ĽImpureté, Paris, Bernard Grasset, 1985, p. 18. 37 Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986. Nous référons la 2e édition de 1988. p. 115-116. 38 Ibid. 39 Henri Meschonnic, Modernité, Modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 255. 40 Henri Meschonnic, op. cit., p. 258. 7 postmodernité, au lieu de le modérer. La crise apparaît ainsi comme le synonyme du processus de complexification. Ľinformatisation omniprésente ne fait qu'éloigner la réalité de ľhomme. Celui-ci cesse de la comprendre. Pire encore, ľhomme cesse de s'intéresser la comprendre. Son besoin de sécurité, ďidentité et de bonheur découlant de sa condition ďtre social semble tre épuisé, écrasé sous le poids de la contrainte de complexifier, numériser et médiatiser. Dans de telles circonstances, la demande de simplifier ne peut pas tre envisagée, puisqu'elle apparaît comme une sorte de barbarie ou néo-conservatisme .41 La question du retour un stade ďévolution ď avant la modernité n'a jamais été conçue, la différence de ce que prétendent les critiques traitant le postmoderne ď anti-modernisme . Ľéchec du projet moderne peut se formuler également comme ce clivage entre ceux qui bravent la complexité en la rendant encore plus complexe et ceux qui affrontent le terrible défi de survie.42 La postmodernité et la fin de ľhistoire ; la post-historicité 43 La crise détermine la phase de la modernité pour laquelle le nom de postmodernité a été admis. Elle a un synonyme : le vide qu'elle instaure dans les certitudes. 44 Se traduisant comme une crise de la rationalité - refus de la raison des Lumires -, la postmodernité a revtu le sens de la fin de ľhistoire au point qu'elle s'est vue octroyer un deuxime nom, celui de post-histoire . Dans la mesure o le rejet des grands récits de légitimation s'interprte en termes de négation de ľidéologie du progrs, du dépassement, mais aussi de ľinnovation et ainsi de suite, la postmodernité est regardée comme une post-historicité , c'est--dire comme la fin de ľidée ďhistoricité de ľexistence humaine. Il faut ľentendre en ce sens, comme une remise en cause du savoir des Lumires, sur lequel s'est bâtie la société occidentale moderne. La posthistoire est une crise fondamentale de la conscience de ľhistoire que ressent la société contemporaine. Dans la terminologie lyotardienne elle se traduit comme une crise de la légitimité des idéaux modernes. Cette présumée absence ďune philosophie de ľhistoire a pour conséquence la dissolution pure et simple de ľhistoire dans une pratique de la contemporanéité. Aussi, nous ne vivons pas une seule histoire aujourďhui, mais une multitude ďhistoires : politique, événementielle, économique, culturelle. De plus, le savoir historique devenu un discours de ľhistoire s'approche, dans la philosophie de Foucault, du discours littéraire. Il n'est qu'un genre de la littérature narrative, puisque, afin de relier les faits et événements historiques dans un récit de ľhistoire, les historiens ont renfermé les abîmes , effacé les incohérences et enrobé leur travail dans un langage ďobjectivité. Ce faisant, ils n'ont fait que souligner leur part dans ľaffaire. Désormais, ľhistoire ne peut plus se poser comme une recherche objective de la connaissance du passé, car cette conviction relve, selon Foucault, du mythe occidental qu'il s'agit ďabandonner. Par conséquent, ľhistoire ne peut plus prétendre tre objective en raison de sa subjectivité fondamentale. Avec chaque récit une nouvelle interprétation, un nouveau sens s'impose.45 De cette manire, ľhistoire dans la phase postmoderne de la modernité se dissémine en histoires . ĽHistoire dans sa conception moderne, hégelienne, c'est--dire unie, centrale et universelle s'établissant comme processus 41 Dénomination qu'utilise Jürgen Habermas quand il parle de ľidée du postmoderne qu'il envisage comme projet inachevé de la modernité : [...] un courant affectif qui s'est insinué dans tous les domaines de la vie intellectuelle et a marqué ľentrée en lice des théories de ľaprs-Aufklärung, de la post-modernité, de la post-histoire, etc., c'est--dire en un mot ďun nouveau conservatisme. Jürgen Habermas, La Modernité : un projet inachevé , Critique 413, 1981, p. 950. Cf. aussi sur le thme du débat Lyotard - Habermas : Richard Rorty, Habermas, Lyotard et la postmodernité , Critique, 442, avril 1984, pp. 181- 197. 42 Jean-François Lyotard, op. cit., p. 118. 43 Terme employé par Gianni Vattimo. Il précise que le postmoderne en tant que dissolution de la catégorie du nouveau animant ľhistoire - succession des stades plus progressifs - sort de cette logique et met, par conséquent, une fin métaphorique ľhistoire entendue comme le sens de ľexistence humaine dont le concept de progrs représente ľélément capital. En ce sens la notion ďhistoricité que les postmodernes ( commencer par Nietzsche, Heidegger et continuant par Gadamer) dissolvent se prte mieux que le terme de ľhistoire, puisqu'elle ne connote plus une catastrophe de ľhumanité. Cf. La Fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987, pp. 10-13. 44 Christian Ozuch, Ľattrait pour le ténu , Cahiers de philosophie 6, 1988, p. 13. 45 [...] si bien qu'une découverte, la mise au point ďune méthode, ľoeuvre ďun savant, ses échecs aussi, n'ont pas la mme incidence, et ne peuvent tre décrits de la mme façon ľun et ľautre niveau ; ce n'est pas la mme histoire qui, ici et l, se trouvera racontée. Michel Foucault, ĽArchéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 11. 8 ďillumination progressive de la conscience, est mise en cause par des histoires apparemment échappant toute idée de hiérarchie.46 En ce lieu, il importe de distinguer clairement cette conception de la postmodernité comme fin de ľhistoricité du théorme de ľ aprs-histoire . Formulée déj dans les années 1950 par Arnold Gehlen, ľidée de la post-histoire prévoit ľépoque venue aprs ľâge historique : celle o ľon ne peut plus s'attendre des innovations, des transformations de fond qui pourraient marquer notre existence. Selon la théorie de Gehlen, toutes les possibilités historiques ont été épuisées. Il n'est pas nécessaire ďaller trop loin pour trouver un exemple éloquent : ľindustrie qui s'apparente de plus en plus une forme de reproduction qui n'a plus besoin ďinnovation, qui n'a plus besoin de nouveaux concepts, impulsions, valeurs, ne peut pas en tenir compte au cas o ceux-ci apparaissent.47 Or il n'est pas possible de confondre la postmodernité avec cette post-histoire historique, laquelle font allusion certains de ses critiques quand ils parlent de la premire phase de sa conceptualisation. Certes, le postmoderne s'impose a priori comme symptôme de crise ; il était, notamment dans sa phase postmoderniste américaine des années 1960 - 1970, le synonyme de ľépuisement. Il est néanmoins tout aussi vrai que le postmoderne, par son travail de remémoration et perlaboration , trouve des voies nouvelles de cheminement et il n'est plus concevable de ľenvisager en termes de cynisme et nihilisme. Il n'est plus possible de le penser comme une disparition de la croyance en de nouvelles possibilités. 46 Cf. Michel Foucault, op. cit., p. 10 : Derrire ľhistoire bousculée des gouvernements, des guerres et des famines, se dessinent des histoires, presque immobiles sous le regard, - des histoires pente faible : histoire des voies maritimes, histoire du blé ou des mines ďor, histoire de la sécheresse et de ľirrigation [...]. Les vieilles questions de ľanalyse traditionnelle (quel lien établir entre des événements disparates ? Comment établir entre eux une suite nécessaire ? Quelle est la continuité qui les traverse ou la signification de ľensemble qu'ils finissent par former ? Peut-on définir une totalité, ou faut-il se borner reconstituer des enchaînements ?) sont remplacées désormais par des interrogations ďun autre type : quelles strates faut-il isoler les unes des autres ? Quels types de séries instaurer ? Quels critres de périodisation adopter pour chacune ďelles ? Quel systme de relations (hiérarchie, dominance, étagement, détermination univoque, causalité circulaire) peut-on décrire de ľune ľautre ? [...]. 47 Wolfgang Welsch, op. cit., p. 27.