8^e séance (vendredi 14 mars 2006) : Le postmoderne IV : la non fin de la modernité Le postmoderne et la fin de la modernité et du modernisme L'opinion générale qui s'est propagée au cours des années 1970 et au début des années 1980 consistait `a donner au postmoderne la valeur iconoclaste, contestatrice et moqueuse de tout ce qui pouvait etre l'image du moderne. Mais rien n'est plus trompeur que d'envisager le postmoderne sous ce prisme. Il est vrai que le postmodernisme premier, celui des années 1960, de meme que le postmodernisme architectural semblent travailler essentiellement `a la dénonciation et au gommage des oeuvres et des projets conçus et réalisés tout au long du siecle par ceux que l'on qualifia de modernistes. Il est non moins vrai que Gianni Vattimo parle meme de La Fin de la modernité, de la sortie du moderne pour ainsi dire. Or cette sortie ne procede pas `a un >> dépassement <<, ce qui releverait du typiquement moderne, mais `a un >> surmontement << heideggérien. Partant de la critique nietzschéenne du moderne comme dissolution de la vérité[1] et comme dissolution de l'idée du fondement, Vattimo aboutit avec Nietzsche `a la conclusion qu'une fois disparue la conviction que la pensée devrait se fonder, la sortie de la modernité[2] ne peut plus se concevoir sous le signe du >> dépassement << critique, dont l'image éloquente semble animer la modernité aussi bien que le modernisme. L'époque ou l'etre pensait son existence par le biais de la notion du nouveau se traduisant sur le plan politique par une volonté de puissance est révolue. Le dépassement et l'innovation s'étant avérés impossibles, Nietzsche recourt au mythe de l'éternel retour du meme. Dans son essai, Gianni Vattimo reprend l'idée de Heidegger de >> Verwindung << (surmontement), qui a une connotation plus modeste qu'un >> Überwindung << (dépassement) ou un >> Aufhebung << (la releve). Ce >> surmontement <<, qui n'est plus un dépassement de la métaphysique, tel qu'il se laisse présager dans la >> philosophie du matin << de Nietzsche, aide Vattimo `a définir le postmoderne philosophique non plus comme une continuation de cette >> maladie << de la modernité, mais comme une relation d'>> outrepassement << contenant en soi-meme la valeur de l'acceptation et de l'approfondissement. (Sachant que l'allemand >> Verwindung << associe au sens de >> se remettre << la connotation de distorsion se traduisant comme une >> altération déviante <<).[3] Vattimo caractérise le postmoderne au moyen de trois éléments essentiels : jouissance, contamination et >> Ge-Stell <<. En faisant revivre, en remémorant les formes spirituelles du passé, ce qui s'entend en un sens esthétique comme une >> jouissance <<, la pensée postmoderne ne prétend pas `a les restituer, ni meme `a préparer une autre chose par leur intermédiaire, mais `a s'en émanciper. La pensée postmoderne est également une pensée >> contaminée << dans la mesure ou elle se tourne non seulement vers ces formes du passé et leurs messages, mais aussi vers le savoir contemporain : depuis la science actuelle, `a travers la technique et les arts, jusqu'au >> savoir << qui se propage dans les mass media. En ceci, Vattimo suit le fil de l'herméneutique de Gadamer : >> Il s'agit non plus pour la pensée de viser un au-del`a de la métaphysique, mais d'en remonter le cours, constitué de messages de la Überlieferung `a seule fin de reconstruire de façon toujours renouvelée la continuité de l'expérience individuelle et collective. <<[4] La détermination conférée `a l'homme par la métaphysique se perd avec la philosophie nietzschéenne de la disparition du fondement. Ainsi, selon Vattimo, nous entrons, en tant qu'etres, dans un monde >> oscillant << d'une réalité >> allégée <<. Car elle fait une distinction moins nette entre le vrai et la fiction, entre ce qui releve de l'information et ce qui n'est qu'une image. Autrement dit : nous entrons (sommes déj`a entrés pour une bonne part) dans un monde d'une médiatisation totale ou les notions métaphysiques d'objet et de sujet, de réalité, de vérité et du fondement ont perdu leur poids. En ce sens, il ne faut pas comprendre le postmoderne comme une rupture avec la modernité ni comme sa fin, mais comme un changement de l'attitude vis-`a-vis d'elle, comme sa reprise. En interprétant l'avant-garde italienne par excellence, le futurisme, Vattimo examine les possibilités d'acces au modernisme sans tomber dans le piege de voir en lui essentiellement sa face novatrice : vu que les avant-gardes ont melé les codes et langages, de meme qu'elles se sont ouvertes `a d'autres cultures, qu'elles développaient diverses perspectives, sans pour autant leur imposer l'idéal de l'unité et de réconciliation, elles ont d'une certaine façon pressenti l'avenement du postmoderne. Celui-ci les absorbe tout en évitant de les regarder du point de vue moderniste : le postmoderne n'est pas la fin du moderne, mais >> sa réception <<.[5] Sur ce point, les réflexions de Vattimo de meme que celles de Welsch se fondent sur la conviction de Lyotard qui envisage le postmoderne comme une continuation des avant-gardes de ce siecle. Se plaçant dans le contexte de la théorie de l'information et la recherche dans le domaine du langage ou ce sera aux penseurs de révéler l'opacité du langage et de critiquer la conception plate d'information - celle qui alloue au langage le rôle d'>> instrument de communication << -, l'idée de postmoderne renoue avec >> toutes les recherches des avant-gardes scientifiques, littéraires, artistiques [qui], depuis un siecle, vont dans cette direction, `a découvrir l'incommensurabilité des régimes de phrases entre eux. <<[6] Ainsi, le postmoderne s'accorde avec les exigences et les projets de la modernité scientifique et du modernisme artistique du XX^e siecle ; il s'en démarque en ce qu'il n'a plus besoin de se réclamer du >> moderne <<, puisque celui-ci a lieu dans le postmoderne.[7] Il serait alors l'accomplissement de l'exigence de la pluralité qui l'oppose en meme temps `a la modernité au sens des >> Temps modernes <<. Etant donné son projet d'unité et universalité, cette modernité a été abandonnée au profit d'une postmodernité dont la préoccupation principale consiste `a découvrir l'hétérogénéité et `a déceler la structure d'une pluralité radicale, telle que l'entend Wolfgang Welsch. Cette interprétation de la relation entre le moderne et le postmoderne semble aux antipodes de l'interprétation qui considere le projet moderne comme inachevé, voire inachevable. Tandis que Welsch, traduisant Lyotard et Vattimo, voit dans le postmoderne l'accomplissement du message moderne et moderniste, le point de vue d'Antoine Compagnon mais aussi d'Alexis Nouss sur la problématique ouverte et prospectée par Lyotard envisage le postmoderne non seulement en termes de crise, c'est-`a-dire comme l'une des dépressions qui accompagnent la modernité et le modernisme au cours de la seconde moitié du XX^e siecle, mais également comme l'étape ou leurs projets s'averent complexes, voire contradictoires au point d'etre promus au rang de l'inachevable. En tant que symptôme socioculturel se définissant comme une sorte mise en examen plutôt qu'une mise en cause des valeurs et projets de la modernité, le phénomene postmoderne ne veut pas se débarrasser du moderne. Son rôle n'est pas de rompre avec le moderne ni de le rejeter. Prenant conscience du fait que le projet moderne ne sera jamais achevé, le postmoderne incarne >> le dénouement de l'épopée moderne <<[8] et propose seulement une maniere différente de penser les relations qui ont déterminé la modernité (l'un et le pluriel, l'universel et l'hétérogene) et le modernisme (la tradition et l'innovation, l'imitation et l'originalité) : en effet, de telles distinctions ne représentent plus l'intéret principal. La perspective suscitée est originellement celle de Jürgen Habermas qui était le premier `a parler ouvertement de la modernité comme projet inachevé.[9] Critiquant la position >> néo-conservatrice << de la philosophie française - et celle de Lyotard en premier lieu - qui adopte >> en fin de compte `a l'égard des conquetes de la modernité, l'attitude la plus positive <<[10], Habermas demande d'échapper au faux dépassement de la culture : >> A mon sens, au lieu de renoncer `a la modernité et `a son projet, nous devrions tirer des leçons des égarements qui ont marqué ce projet et des erreurs commises par d'abusifs programmes de dépassement. Peut-etre est-il possible [...] de suggérer `a tous le moins un moyen d'échapper aux apories de la modernité culturelle. <<[11] Les >> néo-conservateurs << et les >> néo-modernes <<[12] L'idée générale que les projets moderne et moderniste ont été abandonnés est inscrite au compte du postmoderne. Telle est la vision commune du monde des trois dernieres décennies du XX^e siecle. Or, au début des années 1980, la question des raisons de cet abandon s'est posée. Surgissent alors deux points de vue dont les détenteurs personnifient deux positions symétriquement inversées. En effet, ce qui oppose Lyotard `a Habermas est le statut de la crise du projet moderne : si le premier avance que ce projet a été détruit tout au long du XX^e siecle, l'autre défend qu'il n'en est rien, puisque ce projet a été détourné de son but véritable au cours de sa réalisation. Les oppositions se sont aiguisées au point d'exclure toute possibilité de rechercher des points communs aux deux conceptions. Ainsi se placent d'un côté de la barricade postmoderne ceux pour qui la modernité et le modernisme agonisent, s'ils ne sont pas en train de mourir, en raison de leurs propres actions suicidaires, et de l'autre côté ceux qui ne voient dans cette situation qu'une mésinterprétation du message des Lumieres (de l'Aufklärung de Hegel, si l'on veut) et qui demandent une réactivation des traditions modernes et modernistes. Aux revendications de l'Ecole de Francfort qui continue `a souligner l'importance de la vision hégélienne de l'accord des trois éléments socioculturels (savoir - éthique - art) formant l'unité de la société moderne, et qui a été détournée de son but, Lyotard répond en leur reprochant le peu de bien-fondé de meme que l'absence de moyens pour satisfaire les revendications. Comme nous l'avons vu chez Adorno, Bell et Lipovetsky, l'art était le premier `a se séparer et `a montrer sa face antagoniste et critique vis-`a-vis de la triade. Pourtant, Jürgen Habermas avec ses proches comme par exemple Albrecht Wellmer exige, selon Lyotard, que les arts avec l'expérience procurée par eux jet[tent] un pont au-dessus de l'abîme qui sépare le discours de la connaissance et celui de la politique, et de frayer ainsi un passage `a une unité de l'expérience. [Car] si la modernité a échoué, c'est en laissant la totalité de la vie se briser en spécificités indépendantes abandonnées `a la compétence étroite des experts, cependant que l'individu concret vit le `sens désublimé' et la `forme déstructurée' non pas comme une libération, mais sur le mode de cet immense ennui que Baudelaire écrivait il y a plus d'un siecle.[13] Tant que la culture morcelée qui s'est éloignée de la vie ne subira pas un changement touchant le statut de l'expérience esthétique dans le sens du rapprochement des problemes de l'existence, d'exploration des conditions historiques de la vie, ce sentiment de scission au coeur de la société, dans lequel baigne notre postmodernité depuis longtemps, se creusera. Mais Lyotard réplique en se demandant `a quel type de remede unifiant songent les habermasiens : soit `a l'unité socioculturelle `a la Hegel qui, cependant, ne garantit pas l'éviction d'une >> expérience dialectiquement totalisante <<, en d'autres termes - proprement lyotardiens - l'exclusion de la répétition de l'oubli tel qu'il s'est manifesté en pleine apparence dans les guerres totalitaires du XX^e siecle. Soit ils considerent qu'il faut rétablir l'unité au sein des jeux de langage aussi hétérogenes que sont la connaissance, l'éthique et la politique. Dans ce cas-l`a, >> un sévere réexamen << s'impose avec la postmodernité `a la pensée des Lumieres, `a l'idée d'une fin unitaire de l'histoire.[14] En effet, avertissant de l'irrationalité des theses des partisans du concept de postmoderne, les néo-modernes invitent `a abandonner ces positions de renoncement et `a mettre en oeuvre une réforme du projet moderne, en évitant les égarements dans lesquels ce dernier est tombé. Cette réforme consiste en une réconciliation de la société contemporaine par l'intermédiaire d'un développement dynamique dans le domaine social et politique >> sous l'égide d'une raison revue et corrigée <<,[15] tant attaquée de la part des postmodernes. Lyotard voit en elle le point sur lequel ces derniers se méprennent gravement, la raison résidant dans ce qui est mis en cause dans la modernité : non pas les Lumieres, mais l'insinuation du vouloir dans la raison.[16] La philosophie des défenseurs du moderne qui reprend sans réserves les themes de l'émancipation est censée oublier l'essentiel : l'échec de ce programme. Il s'avere effectivement impossible, toujours selon Lyotard, de faire >> comme si le programme moderne d'une certaine Aufklärung - celle qui n'est pas kantienne - devait se perpétuer sans plus de réflexion. <<[17] Les blessures dont l'idéal moderne s'était couvert sont tellement profondes qu'il est hors de question de les cicatriser totalement. D'ailleurs, Albrecht Wellmer lui-meme change le ton de ses propos dans le sens ou il admet qu'il faudra compter de plus en plus avec une transformation du projet moderne. S'apercevant de l'ambivalence des tendances postmodernes pratiquement dans tous les domaines : de la dynamique sociale, scientifique `a travers la théorie du savoir, l'architecture jusqu'`a la philosophie et les arts, il tend `a souscrire `a la théorie lyotardienne avec laquelle il paraissait initialement rompre. C'est-`a-dire qu'il commence, `a partir de sa dialectique de la modernité et postmodernité[18], `a admettre que ce qui est en question dans la problématique du postmoderne ne doit pas forcément représenter une rupture claire et nette avec la modernité, mais qu'il pourrait s'agir d'une critique immanente de cette derniere, d'une >> correction `a l'intérieur de la tradition moderne <<[19]. Dans cet ouvrage, Wellmer souligne celles des tendances postmodernes qu'il serait possible d'entendre de cette maniere et dont on pourrait se servir pour trouver des sorties des impasses du moderne. Ce point de vue culmine en constatant que le phénomene postmoderne contient de tels potentiels dont le projet moderne a besoin dans la direction d'une revitalisation et d'un développement nouveau. L'abandon de l'hypothese Habermas concernant le consensus est ici évident. Non seulement Wellmer accepte comme sienne la théorie de Lyotard sur la pluralité irréductible des jeux du langage, mais il conteste toute possibilité du consensus tel qu'il se manifeste dans le discours néo-moderne de Habermas. Ce dernier répond de son côté par >> une critique de cette critique << qu'il désigne comme postmoderne et qui comprend les auteurs acharnés `a >> liquid[er] la raison << : Nietzsche, Bataille, Heidegger, Adorno, Derrida, Foucault.[20] Habermas a, pour ainsi dire, délimité les camps : d'un côté les critiques de la raison, de l'autre ses défenseurs, ou bien : d'un côté les postmodernes, de l'autre les modernes. Or ce qui frappe dans cette classification est le fait que malgré les références aux philosophes évoqués, auxquels il attribue le label de postmodernes alors qu'eux-memes n'auraient pas eu l'idée de définir leur pensée comme telle,[21] il n'invoque guere l'auteur le plus compétent pour ce qui est de la question postmoderne, `a savoir Jean-François Lyotard qui est `a l'origine du discours postmoderne européen en philosophie. Certaines des confusions qui l'accompagnent prennent leurs racines en cet endroit, car, semble-t-il, les éléments qui fondent la caractéristique générale du postmoderne sont loin d'etre compatibles avec le postmoderne lyotardien qui, seul, se donne pour tel. Le postmoderne, tel qu'il se conçoit dans les écrits de Lyotard, n'apparaît ni comme irrationnel, ni comme anti-rationaliste ou encore moins comme néo-conservateur.[22] Il est tout de meme certain que meme si les deux représentants de la polémique moderne/postmoderne défendent chacun le pôle opposé, leurs réflexions se recoupent en ce qui concerne le probleme des aspects pathologiques de la modernité et du modernisme qu'il s'agit de résoudre. Quoi qu'il en soit, cette polémique dont les deux côtés opposés n'emploient selon toute apparence pas toujours les memes moyens de combat débouche sur une confusion encore plus déstabilisante de la notion de postmoderne ainsi que celle de la modernité. C'est dans cette perspective qu'Henri Meschonnic conclut ses réflexions sur la question postmoderne : selon lui, le brouillage tient lieu de définition meme : >> Quelle que soit sa visée, favorable ou hostile, il [le postmoderne] est le brouillage de la modernité. <<[23] Si le consensus obtenu par la discussion amene `a sauvegarder le projet moderne, il altere en meme temps l'hétérogénéité des différents discours `a laquelle renvoie la théorie des jeux du langage. C'est-`a-dire que l'idée de l'unité et du consensus une fois dissoute par ces derniers, c'est maintenant le tour du dispersé, de >> l'incommensurable <<[24] des régimes langagiers. Cependant, vu les mouvements dans les rapports sociaux, politiques et culturels survenus pendant notamment les deux dernieres décennies du XX^e siecle, envisageables comme les conséquences d'un certain nombre de crises, il est désormais peu justifiable de considérer le phénomene postmoderne comme une chimere. L'opinion selon laquelle le postmoderne n'est que pure invention d'un certain nombre d'intellectuels qui ont perdu le sens de l'innovation se révele désormais assez fragile. Meme malgré de nombreux points qui restent non résolus, le postmoderne se présente comme un phénomene social global qu'il n'est plus possible de laisser sombrer dans l'indifférence. De meme, étant donné les questions restées sans réponse dans cet antagonisme entre les critiques et défenseurs du projet moderne, entre les postmodernes et les néo-modernes, nous n'avons qu'`a >> nous contenter de travailler `a l'appréciation de l'une ou de l'autre des positions, tant qu'elles restent figées. <<[25] Autant vaut pour la matiere littéraire : meme si la question postmoderne reste toujours ouverte, elle se pose comme révélatrice - force nous est de dire d'autant plus révélatrice - de certains changements dans la conception de l'écriture. Elle contribue `a éclaircir les mouvements qui ont eu lieu dans la littérature vers la fin des années 1970 et tout au long des années 1980. C'est dans cette optique qu'elle est envisagée dans la présente étude qui se propose d'appliquer le phénomene `a l'oeuvre romanesque de l'auteur qui semble attester, `a sa façon, ces changements survenus juste pendant une premiere phase de l'évolution de son oeuvre. La question postmoderne contribuera également `a penser certains aspects de la littérature de cette fin du XX^e siecle, ne serait-ce qu'en raison de l'envergure du débat qu'elle a engendré. La modernité est sa fin ; la notion de >> relecture << Nous pouvons nous demander ce qu'il en est donc de la modernité et du modernisme dans cette présumée fin multiple qui est aussi la leur. A vrai dire, plus on parle de la fin, moins il est clair de quelle fin on parle. Et plus il est évident que la fin n'aura pas lieu : >> Car la modernité n'est pas finie. <<[26] Le postmoderne refuse manifestement de se mettre dans le rôle du fossoyeur de la modernité et du modernisme, tel l'anti-modernisme, dans lequel ses adversaires voudraient le voir : la question postmoderne n'agit pas dans le sens d'une négation critique du moderne, mais elle essaie de mettre en place un autre regroupement dans un paradigme nouveau. Ce faisant, elle ne rejette pas les idées et valeurs modernes, elle les soumet `a une relecture critique afin de pouvoir leur assigner une place plus appropriée. En premier lieu s'offre la notion d'innovation qui paraît symboliser toute emphase du moderne. Dans la mesure ou celui-ci a creusé une sorte d'abîme entre les cultures traditionnelle et moderne - cet abîme se reflétant en particulier dans un certain malaise communicationnel avec les autres cultures, notamment celles qui different considérablement de la culture occidentale -, le postmoderne ressent une nécessité de franchir cet abîme. C'est-`a-dire d'atténuer ou meme de dissoudre l'impératif du nouveau qui a d'une certaine maniere interdit de regarder en arriere, qui a rejeté les possibilités de création pré-modernes. Ce qui ne veut cependant pas dire que le postmoderne signifie le retour au pré-moderne. Cette ouverture permettrait tout simplement, si nous voulions nous déplacer dans le domaine de la littérature, de >> raconter <<. Autrement dit cela offrirait de nouveau la possibilité de concevoir le récit dont le but principal est de communiquer une histoire sans se soucier de savoir si une telle attitude releve ou pas du dépassé, périmé ou arriéré. Or il est évident que cette démarche ne peut plus etre envisagée de façon >> innocente << (c'est toujours Robbe-Grillet qui transparaît derriere la réflexion). Il y aura toujours un >> au-del`a << : le fait de raconter `a la maniere >> traditionnelle << - ce qui recoupe en quelque sorte le fait de recourir `a certains modes et stratégies narratives dénoncés communément par les néo-romanciers[27] - ne pourra pas, dans ces circonstances, s'expliquer par un simple retour `a l'attitude pré-moderniste, car l'expérience de la littérature moderniste est toujours l`a, elle est constamment présente dans le récit, elle n'a été ni rejetée ni refoulée, comme pourraient le prétendre certaines interprétations du postmodernisme. D'autre part, tant que le postmoderne est compris comme une critique de certains aspects de la modernité et du modernisme, il faudrait le voir également comme exégete du rationalisme qui est l'un des mécanismes fondamentaux de la constitution et du développement du concept moderne. L'une des conséquences de ce procédé de rationalisation est la propension moderne `a l'universalisation du réel et de la pensée dans le sens de l'unification. Ici, le postmoderne dans sa dimension critique se présente comme une mise en question du processus de rationalisation et d'universalisation tant dans le domaine politique que dans celui de la culture. Le postmoderne comme modernité relue Dans l'un des derniers textes portant sur la question postmoderne, Jean-François Lyotard esquisse une double attitude du postmoderne vis-`a-vis du moderne : un double code de lecture ou, plutôt, de relecture.[28] En optant pour le terme de >> ré-écriture <<, l'auteur parvient `a souligner l'inutilité de toute tentative de penser la modernité et la postmodernité au moyen des reperes temporels qui les situeraient sur l'axe antérieur - postérieur. Aussi, comme il a été dit plusieurs fois, le postmoderne semble déj`a constituer un élément inhérent du moderne, du fait que >> la modernité, la temporalité moderne, comporte en soi une impulsion `a s'excéder en un état autre qu'elle-meme. <<[29] Car tant que l'on a besoin de la vraie opposition du moderne, il faudrait la chercher dans le classique. Celui-l`a contient le traditionnel auquel la pensée moderne de meme que moderniste s'attaquent au moment de leur naissance. Le sens du préfixe >> re- << est multiple, mais deux de ses significations vont retenir notre attention. Etymologiquement parlant, la premiere acception du préfixe invoque le fait de ramener en arriere ou de retourner `a un état antérieur, mais elle peut aussi tout simplement servir `a intensifier[30]. Ce sens implique donc un recommencement. Considérant la notion de >> ré-écriture de la modernité <<, son sens pourrait s'apparenter au fait de repartir `a zéro. Ainsi, tout ce qui précede - c'est-`a-dire toute la modernité - est `a rejeter, mieux : `a oublier, car ce qui arrive maintenant s'établit comme un âge nouveau, débarrassé de tout préjugé qu'incarne la tradition. Le second sens du préfixe recoupe essentiellement le sens d'un travail de reconsidération, redécouverte de ce qui est resté caché. Dans le contexte du postmoderne tel qu'il se tisse au travers de la philosophie lyotardienne, c'est la seconde acception qui nous intéresse. Et nous aurons recours, en la développant avec Lyotard, aux outils que Sigmund Freud a procurés `a la psychanalyse. Ainsi, l'attitude envers le passé peut etre double et peut se classer en fonction de l'attention portée `a l'oubli contenu en elle. La réécriture du moderne est le plus souvent comprise comme une remémoration. C'est-`a-dire comme une recherche des causes du trouble dont on souffre, tel OEdipe cherchant ce qui lui est resté caché de son passé, et qu'il sent etre la cause de sa souffrance. Réécrire la modernité et le modernisme signifie alors >> repérer et identifier les crimes, les péchés, les calamités engendrés par les dispositif moderne, - et finalement [...] révéler le destin qu'un oracle, au début de la modernité, aurait préparé et accompli dans notre histoire. <<[31] Or comme l'histoire de Sophocle nous l'enseigne, l'écueil de cette approche consiste en ce que la quete de l'origine du destin fait elle-meme partie de ce destin recherché. En d'autres termes, l'identification et l'accusation des faits qui paraissent etre `a l'origine de la souffrance participent `a cette souffrance, voire elles ne font que l'aggraver. Ne pouvant pas réécrire par cette remémoration pénible le moderne de fond en comble, nous sommes condamnés en quelque sorte `a le répéter, `a le réaliser `a notre insu. Le verbe >> réécrire << devrait alors s'écrire avec plus de pertinence >> ré-écrire <<, le préfixe détaché par trait d'union s'interprétant en termes de répétition, de perpétuation du meme : >> La modernité s'écrit, s'inscrit sur elle-meme, en une perpétuelle ré-écriture. << [32] C'est que l'idée d'une remémoration du moderne présuppose que l'identification des exces et impasses modernes suffit `a s'en débarrasser, alors qu'elle n'est qu'une continuation de la logique moderne du dépassement. D'un autre côté, n'étant pas guidée par un but, la perlaboration[33] se distingue de la remémoration. Bien qu'elle ne manque pas de finalité, elle est un travail sans fin et donc sans volonté. La conception la plus pertinente de la réécriture, selon Lyotard, se fonde sur un double geste : vers l'avant et vers l'apres. L'élément `a venir y est toujours présent, ce qui sépare la perlaboration de la remémoration. La notion d'>> attention également flottante << constitue l'élément primordial pour cette pratique de réécriture. Le fait d'accorder la meme attention `a tout ce que dit le patient, aussi minime et sans intéret que cela puisse paraître, implique que la réécriture s'apparente `a un enregistrement des fragments de phrases, des bribes d'information, des mots qui s'unissent sans médiation, sans explication ou raisonnement et par lesquels il nous est permis d'approcher une scene. Celle-ci correspond `a un passé dont les éléments ne composeront jamais un tableau. Il s'agit uniquement de les ramasser (enregistrer) sans prétendre `a les doter d'un sens ou d'une valeur. Ainsi, c'est le passé qui joue et qui donne `a l'esprit les éléments au moyen desquels la scene pourra etre établie. Désignée par Freud lui-meme comme un art[34], la technique psychanalytique de perlaboration s'inscrit comme >> un élément constitutif dans un processus d'émancipation << du destin, dans la mesure ou l'essentiel de cette technique repose sur la déconstruction des ensembles signifiants de l'inconscient dont le dispositif névrotique est composé. En ceci, elle s'apparente au travail de l'imagination, avec lequel elle semble preter une meme importance `a la liberté selon laquelle les éléments fournis par la sensibilité se voient traités.[35] ------------------------------- [1] On songe évidemment au 125^e aphorisme du Gai savoir ou le Dieu meurt, assommé par la religiosité et la volonté de vérité cultivée depuis toujours par ses fideles. [2] Modernité en tant que processus d'Aufklärung hégélien, c'est-`a-dire l'illumination progressive de la conscience et d'absolutisation de l'esprit. Cf. Gianni Vattimo, La Fin de la modernité, op. cit., p. 171. [3] Gianni Vattimo, La Fin de la modernité, op. cit., pp. 176-178. [4] Gianni Vattimo, La Fin de la modernité, op. cit., p. 183. [5] Wolfgang Welsch, Unsere postmoderne Moderne, op. cit., p. 58. [6] Jean-François Lyotard, Tombeau de l'intellectuel et autres papiers, Paris, Galilée, 1984, p. 84. [7] Wolfgang Welsch, Unsere postmoderne Moderne, op. cit., p. 43. [8] Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 175. [9] Jürgen Habermas, >> La Modernité : un projet inachevé <<, Critique No. 413, 1981, pp. 950-967. [10] Jürgen Habermas, >> La Modernité : un projet inachevé <<, art. cit., p. 966. Cette positivité de leur position reposant sur ce qu'>> ils se félicitent du développement de la science moderne, pour autant que celle-ci ne sorte de son domaine que pour faire avancer le progres technique, la croissance capitaliste et une administration rationalisée. Pour le reste, ils préconisent une politique désamorçant les forces explosives de la modernité culturelle. << Ibid. [11] Jürgen Habermas, >> La Modernité : un projet inachevé <<, art. cit., p. 963. [12] Distinction faite par Richard Rorty qui reprend la caractéristique habermasienne du >> néo-conservatisme << français : >> Ils [Lyotard, Deleuze, Foucault, etc.] ne présentent aucune raison `théorique' d'aller dans une direction sociale plutôt que dans une autre, et [...] ils abandonnent la dynamique sur laquelle s'est fondée la pensée sociale libérale (comme celle que représentent Rawls en Amérique et Habermas lui-meme en Allemagne), `a savoir la nécessité d'etre en contact avec une réalité obscurcie par l' `idéologie' et révélée par la `théorie' <<. >> Habermas, Lyotard et la postmodernité <<, Critique, No. 442, avril 1984, p. 192. [13] Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986. Nous référons `a la 2^e édition de 1988, pp. 15-16. [14] Ibid. [15] Christian Ruby, Le Champ de bataille. Post-moderne/néo-moderne, Paris, L'Harmattan, 1990, p. 13. [16] Cf. Jean-François Lyotard, Tombeau de l'intellectuel et autres papiers, Paris, Galilée, 1984, p. 81. [17] Jean-François Lyotard, >> Du bon usage du postmoderne <<, Magazine littéraire, N^o 239-240, mars 1987, p. 97. [18] Zur Dialektik von Moderne und Postmoderne. Vernunftkritik nach Adorno, Frankfurt am Main, 1985. [19] Albrecht Wellmer, >> Dialectique de la modernité et de la postmodernité <<, art. cit., p. 127. C'est l'auteur qui souligne. [20] Cf. Jürgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernité. Douze conférences, Paris, Gallimard, 1988. [21] Cf. Wolfgang Welsch, Unsere postmoderne Moderne, op. cit., p. 79. [22] Ibid. [23] Henri Meschonnic, Modernité, Modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 223. [24] Jean-François Lyotard, Tombeau de l'intellectuel et autres papiers, Paris, Galilée, 1984, p. 81. [25] Christian Ruby, Le Champ de bataille. Post-moderne/néo-moderne, op. cit., p 15. [26] Jean-François Lyotard, Tombeau de l'intellectuel et autres papiers, Paris, Galilée, 1984, p. 81. [27] Nous songeons notamment `a la catégorie du personnage, histoire et encore plus celle du narrateur intradiégétique `a focalisation zéro. [28] Jean-François Lyotard, >> Réécrire la modernité <<, Cahiers de philosophie, No. 5, 1988. [29] Jean-François Lyotard, >> Réécrire la modernité <<, art. cit., p. 194. [30] Cf. les verbes >> rechercher, représenter <<. [31] Jean-François Lyotard, >> Réécrire la modernité <<, art. cit., p. 196. [32] Jean-François Lyotard, >> Réécrire la modernité <<, art. cit., p. 197. [33] >> Processus par lequel l'analyse integre une interprétation et surmonte les résistances qu'elle suscite. Il s'agirait l`a d'une sorte de travail psychique qui permet au sujet d'accepter certains éléments refoulés ou de se dégager de l'emprise des mécanismes répétitifs. << Jean Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967. [34] Au sens du grec >> tekhne << - art, métier. [35] Jean-François Lyotard, >> Réécrire la modernité <<, art. cit., p. 200.