8e séance (vendredi 14 mars 2006) : Le postmoderne IV : la non fin de la modernité Le POSTMODERNE et la fin de la modernité et du modernisme Ľopinion générale qui s'est propagée au cours des années 1970 et au début des années 1980 consistait donner au postmoderne la valeur iconoclaste, contestatrice et moqueuse de tout ce qui pouvait tre ľimage du moderne. Mais rien n'est plus trompeur que ďenvisager le postmoderne sous ce prisme. Il est vrai que le postmodernisme premier, celui des années 1960, de mme que le postmodernisme architectural semblent travailler essentiellement la dénonciation et au gommage des oeuvres et des projets conçus et réalisés tout au long du sicle par ceux que ľon qualifia de modernistes. Il est non moins vrai que Gianni Vattimo parle mme de La Fin de la modernité, de la sortie du moderne pour ainsi dire. Or cette sortie ne procde pas un dépassement , ce qui relverait du typiquement moderne, mais un surmontement heideggérien. Partant de la critique nietzschéenne du moderne comme dissolution de la vérité1 et comme dissolution de ľidée du fondement, Vattimo aboutit avec Nietzsche la conclusion qu'une fois disparue la conviction que la pensée devrait se fonder, la sortie de la modernité2 ne peut plus se concevoir sous le signe du dépassement critique, dont ľimage éloquente semble animer la modernité aussi bien que le modernisme. Ľépoque o ľtre pensait son existence par le biais de la notion du nouveau se traduisant sur le plan politique par une volonté de puissance est révolue. Le dépassement et ľinnovation s'étant avérés impossibles, Nietzsche recourt au mythe de ľéternel retour du mme. Dans son essai, Gianni Vattimo reprend ľidée de Heidegger de Verwindung (surmontement), qui a une connotation plus modeste qu'un Überwindung (dépassement) ou un Aufhebung (la relve). Ce surmontement , qui n'est plus un dépassement de la métaphysique, tel qu'il se laisse présager dans la philosophie du matin de Nietzsche, aide Vattimo définir le postmoderne philosophique non plus comme une continuation de cette maladie de la modernité, mais comme une relation ď outrepassement contenant en soi-mme la valeur de ľacceptation et de ľapprofondissement. (Sachant que ľallemand Verwindung associe au sens de se remettre la connotation de distorsion se traduisant comme une altération déviante ).3 Vattimo caractérise le postmoderne au moyen de trois éléments essentiels : jouissance, contamination et Ge-Stell . En faisant revivre, en remémorant les formes spirituelles du passé, ce qui s'entend en un sens esthétique comme une jouissance , la pensée postmoderne ne prétend pas les restituer, ni mme préparer une autre chose par leur intermédiaire, mais s'en émanciper. La pensée postmoderne est également une pensée contaminée dans la mesure o elle se tourne non seulement vers ces formes du passé et leurs messages, mais aussi vers le savoir contemporain : depuis la science actuelle, travers la technique et les arts, jusqu'au savoir qui se propage dans les mass media. En ceci, Vattimo suit le fil de ľherméneutique de Gadamer : Il s'agit non plus pour la pensée de viser un au-del de la métaphysique, mais ďen remonter le cours, constitué de messages de la Überlieferung seule fin de reconstruire de façon toujours renouvelée la continuité de ľexpérience individuelle et collective. 4 La détermination conférée ľhomme par la métaphysique se perd avec la philosophie nietzschéenne de la disparition du fondement. Ainsi, selon Vattimo, nous entrons, en tant qu'tres, dans un monde oscillant ďune réalité allégée . Car elle fait une distinction moins nette entre le vrai et la fiction, entre ce qui relve de ľinformation et ce qui n'est qu'une image. Autrement dit : nous entrons (sommes déj entrés pour une 1 On songe évidemment au 125e aphorisme du Gai savoir o le Dieu meurt, assommé par la religiosité et la volonté de vérité cultivée depuis toujours par ses fidles. 2 Modernité en tant que processus ďAufklärung hégélien, c'est--dire ľillumination progressive de la conscience et ďabsolutisation de ľesprit. Cf. Gianni Vattimo, La Fin de la modernité, op. cit., p. 171. 3 Gianni Vattimo, La Fin de la modernité, op. cit., pp. 176-178. 4 Gianni Vattimo, La Fin de la modernité, op. cit., p. 183. bonne part) dans un monde ďune médiatisation totale o les notions métaphysiques ďobjet et de sujet, de réalité, de vérité et du fondement ont perdu leur poids. En ce sens, il ne faut pas comprendre le postmoderne comme une rupture avec la modernité ni comme sa fin, mais comme un changement de ľattitude vis--vis ďelle, comme sa reprise. En interprétant ľavantgarde italienne par excellence, le futurisme, Vattimo examine les possibilités ďaccs au modernisme sans tomber dans le pige de voir en lui essentiellement sa face novatrice : vu que les avant-gardes ont mlé les codes et langages, de mme qu'elles se sont ouvertes ďautres cultures, qu'elles développaient diverses perspectives, sans pour autant leur imposer ľidéal de ľunité et de réconciliation, elles ont ďune certaine façon pressenti ľavnement du postmoderne. Celui-ci les absorbe tout en évitant de les regarder du point de vue moderniste : le postmoderne n'est pas la fin du moderne, mais sa réception .5 Sur ce point, les réflexions de Vattimo de mme que celles de Welsch se fondent sur la conviction de Lyotard qui envisage le postmoderne comme une continuation des avant-gardes de ce sicle. Se plaçant dans le contexte de la théorie de ľinformation et la recherche dans le domaine du langage o ce sera aux penseurs de révéler ľopacité du langage et de critiquer la conception plate ďinformation - celle qui alloue au langage le rôle ď instrument de communication -, ľidée de postmoderne renoue avec toutes les recherches des avant-gardes scientifiques, littéraires, artistiques [qui], depuis un sicle, vont dans cette direction, découvrir ľincommensurabilité des régimes de phrases entre eux. 6 Ainsi, le postmoderne s'accorde avec les exigences et les projets de la modernité scientifique et du modernisme artistique du XXe sicle ; il s'en démarque en ce qu'il n'a plus besoin de se réclamer du moderne , puisque celui-ci a lieu dans le postmoderne.7 Il serait alors ľaccomplissement de ľexigence de la pluralité qui ľoppose en mme temps la modernité au sens des Temps modernes . Etant donné son projet ďunité et universalité, cette modernité a été abandonnée au profit ďune postmodernité dont la préoccupation principale consiste découvrir ľhétérogénéité et déceler la structure ďune pluralité radicale, telle que ľentend Wolfgang Welsch. Cette interprétation de la relation entre le moderne et le postmoderne semble aux antipodes de ľinterprétation qui considre le projet moderne comme inachevé, voire inachevable. Tandis que Welsch, traduisant Lyotard et Vattimo, voit dans le postmoderne ľaccomplissement du message moderne et moderniste, le point de vue ďAntoine Compagnon mais aussi ďAlexis Nouss sur la problématique ouverte et prospectée par Lyotard envisage le postmoderne non seulement en termes de crise, c'est--dire comme ľune des dépressions qui accompagnent la modernité et le modernisme au cours de la seconde moitié du XXe sicle, mais également comme ľétape o leurs projets s'avrent complexes, voire contradictoires au point ďtre promus au rang de ľinachevable. En tant que symptôme socioculturel se définissant comme une sorte mise en examen plutôt qu'une mise en cause des valeurs et projets de la modernité, le phénomne postmoderne ne veut pas se débarrasser du moderne. Son rôle n'est pas de rompre avec le moderne ni de le rejeter. Prenant conscience du fait que le projet moderne ne sera jamais achevé, le postmoderne incarne le dénouement de ľépopée moderne 8 et propose seulement une manire différente de penser les relations qui ont déterminé la modernité (ľun et le pluriel, ľuniversel et ľhétérogne) et le modernisme (la tradition et ľinnovation, ľimitation et ľoriginalité) : en effet, de telles distinctions ne représentent plus ľintért principal. La perspective suscitée est originellement celle de Jürgen Habermas qui était le premier parler ouvertement de la modernité comme projet inachevé.9 Critiquant la position néo-conservatrice de la philosophie française - et celle de Lyotard en premier lieu - qui adopte en fin de compte ľégard des conqutes de la modernité, ľattitude la plus positive 10 , Habermas demande ďéchapper au faux dépassement 5 Wolfgang Welsch, Unsere postmoderne Moderne, op. cit., p. 58. 6 Jean-François Lyotard, Tombeau de ľintellectuel et autres papiers, Paris, Galilée, 1984, p. 84. 7 Wolfgang Welsch, Unsere postmoderne Moderne, op. cit., p. 43. 8 Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 175. 9 Jürgen Habermas, La Modernité : un projet inachevé , Critique 413, 1981, pp. 950-967. 10 Jürgen Habermas, La Modernité : un projet inachevé , art. cit., p. 966. Cette positivité de leur position reposant sur ce qu' ils se félicitent du développement de la science moderne, pour autant que celle-ci ne sorte de son domaine que pour faire avancer le progrs technique, la croissance capitaliste et une administration rationalisée. Pour le reste, ils préconisent une politique de la culture : A mon sens, au lieu de renoncer la modernité et son projet, nous devrions tirer des leçons des égarements qui ont marqué ce projet et des erreurs commises par ďabusifs programmes de dépassement. Peut-tre est-il possible [...] de suggérer tous le moins un moyen ďéchapper aux apories de la modernité culturelle. 11 Les néo-conservateurs et les néo-modernes 12 Ľidée générale que les projets moderne et moderniste ont été abandonnés est inscrite au compte du postmoderne. Telle est la vision commune du monde des trois dernires décennies du XXe sicle. Or, au début des années 1980, la question des raisons de cet abandon s'est posée. Surgissent alors deux points de vue dont les détenteurs personnifient deux positions symétriquement inversées. En effet, ce qui oppose Lyotard Habermas est le statut de la crise du projet moderne : si le premier avance que ce projet a été détruit tout au long du XXe sicle, ľautre défend qu'il n'en est rien, puisque ce projet a été détourné de son but véritable au cours de sa réalisation. Les oppositions se sont aiguisées au point ďexclure toute possibilité de rechercher des points communs aux deux conceptions. Ainsi se placent ďun côté de la barricade postmoderne ceux pour qui la modernité et le modernisme agonisent, s'ils ne sont pas en train de mourir, en raison de leurs propres actions suicidaires, et de ľautre côté ceux qui ne voient dans cette situation qu'une mésinterprétation du message des Lumires (de ľAufklärung de Hegel, si ľon veut) et qui demandent une réactivation des traditions modernes et modernistes. Aux revendications de ľEcole de Francfort qui continue souligner ľimportance de la vision hégélienne de ľaccord des trois éléments socioculturels (savoir - éthique - art) formant ľunité de la société moderne, et qui a été détournée de son but, Lyotard répond en leur reprochant le peu de bien-fondé de mme que ľabsence de moyens pour satisfaire les revendications. Comme nous ľavons vu chez Adorno, Bell et Lipovetsky, ľart était le premier se séparer et montrer sa face antagoniste et critique vis--vis de la triade. Pourtant, Jürgen Habermas avec ses proches comme par exemple Albrecht Wellmer exige, selon Lyotard, que les arts avec ľexpérience procurée par eux jet[tent] un pont au-dessus de ľabîme qui sépare le discours de la connaissance et celui de la politique, et de frayer ainsi un passage une unité de ľexpérience. [Car] si la modernité a échoué, c'est en laissant la totalité de la vie se briser en spécificités indépendantes abandonnées la compétence étroite des experts, cependant que ľindividu concret vit le `sens désublimé' et la `forme déstructurée' non pas comme une libération, mais sur le mode de cet immense ennui que Baudelaire écrivait il y a plus ďun sicle.13 Tant que la culture morcelée qui s'est éloignée de la vie ne subira pas un changement touchant le statut de ľexpérience esthétique dans le sens du rapprochement des problmes de ľexistence, ďexploration des désamorçant les forces explosives de la modernité culturelle. Ibid. 11 Jürgen Habermas, La Modernité : un projet inachevé , art. cit., p. 963. 12 Distinction faite par Richard Rorty qui reprend la caractéristique habermasienne du néo-conservatisme français : Ils [Lyotard, Deleuze, Foucault, etc.] ne présentent aucune raison `théorique' ďaller dans une direction sociale plutôt que dans une autre, et [...] ils abandonnent la dynamique sur laquelle s'est fondée la pensée sociale libérale (comme celle que représentent Rawls en Amérique et Habermas lui-mme en Allemagne), savoir la nécessité ďtre en contact avec une réalité obscurcie par ľ `idéologie' et révélée par la `théorie' . Habermas, Lyotard et la postmodernité , Critique, 442, avril 1984, p. 192. 13 Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986. Nous référons la 2e édition de 1988, pp. 15- 16. conditions historiques de la vie, ce sentiment de scission au coeur de la société, dans lequel baigne notre postmodernité depuis longtemps, se creusera. Mais Lyotard réplique en se demandant quel type de remde unifiant songent les habermasiens : soit ľunité socioculturelle la Hegel qui, cependant, ne garantit pas ľéviction ďune expérience dialectiquement totalisante , en ďautres termes - proprement lyotardiens ľexclusion de la répétition de ľoubli tel qu'il s'est manifesté en pleine apparence dans les guerres totalitaires du XXe sicle. Soit ils considrent qu'il faut rétablir ľunité au sein des jeux de langage aussi hétérognes que sont la connaissance, ľéthique et la politique. Dans ce cas-l, un sévre réexamen s'impose avec la postmodernité la pensée des Lumires, ľidée ďune fin unitaire de ľhistoire.14 En effet, avertissant de ľirrationalité des thses des partisans du concept de postmoderne, les néomodernes invitent abandonner ces positions de renoncement et mettre en oeuvre une réforme du projet moderne, en évitant les égarements dans lesquels ce dernier est tombé. Cette réforme consiste en une réconciliation de la société contemporaine par ľintermédiaire ďun développement dynamique dans le domaine social et politique sous ľégide ďune raison revue et corrigée ,15 tant attaquée de la part des postmodernes. Lyotard voit en elle le point sur lequel ces derniers se méprennent gravement, la raison résidant dans ce qui est mis en cause dans la modernité : non pas les Lumires, mais ľinsinuation du vouloir dans la raison.16 La philosophie des défenseurs du moderne qui reprend sans réserves les thmes de ľémancipation est censée oublier ľessentiel : ľéchec de ce programme. Il s'avre effectivement impossible, toujours selon Lyotard, de faire comme si le programme moderne ďune certaine Aufklärung - celle qui n'est pas kantienne - devait se perpétuer sans plus de réflexion. 17 Les blessures dont ľidéal moderne s'était couvert sont tellement profondes qu'il est hors de question de les cicatriser totalement. Ďailleurs, Albrecht Wellmer luimme change le ton de ses propos dans le sens o il admet qu'il faudra compter de plus en plus avec une transformation du projet moderne. S'apercevant de ľambivalence des tendances postmodernes pratiquement dans tous les domaines : de la dynamique sociale, scientifique travers la théorie du savoir, ľarchitecture jusqu' la philosophie et les arts, il tend souscrire la théorie lyotardienne avec laquelle il paraissait initialement rompre. C'est--dire qu'il commence, partir de sa dialectique de la modernité et postmodernité18 , admettre que ce qui est en question dans la problématique du postmoderne ne doit pas forcément représenter une rupture claire et nette avec la modernité, mais qu'il pourrait s'agir ďune critique immanente de cette dernire, ďune correction ľintérieur de la tradition moderne 19 . Dans cet ouvrage, Wellmer souligne celles des tendances postmodernes qu'il serait possible ďentendre de cette manire et dont on pourrait se servir pour trouver des sorties des impasses du moderne. Ce point de vue culmine en constatant que le phénomne postmoderne contient de tels potentiels dont le projet moderne a besoin dans la direction ďune revitalisation et ďun développement nouveau. Ľabandon de ľhypothse Habermas concernant le consensus est ici évident. Non seulement Wellmer accepte comme sienne la théorie de Lyotard sur la pluralité irréductible des jeux du langage, mais il conteste toute possibilité du consensus tel qu'il se manifeste dans le discours néo-moderne de Habermas. Ce dernier répond de son côté par une critique de cette critique qu'il désigne comme postmoderne et qui comprend les auteurs acharnés liquid[er] la raison : Nietzsche, Bataille, Heidegger, Adorno, Derrida, Foucault.20 Habermas a, pour ainsi dire, délimité les camps : ďun côté les critiques de la raison, de ľautre ses défenseurs, ou bien : ďun côté les postmodernes, de ľautre les modernes. Or ce qui frappe dans cette classification est le fait que malgré les références aux philosophes évoqués, auxquels il attribue le label de postmodernes alors qu'eux-mmes n'auraient pas eu ľidée de définir leur pensée comme telle,21 il n'invoque gure ľauteur le plus compétent pour ce qui est de la question postmoderne, savoir Jean-François Lyotard qui est ľorigine du discours postmoderne européen en 14 Ibid. 15 Christian Ruby, Le Champ de bataille. Post-moderne/néo-moderne, Paris, ĽHarmattan, 1990, p. 13. 16 Cf. Jean-François Lyotard, Tombeau de ľintellectuel et autres papiers, Paris, Galilée, 1984, p. 81. 17 Jean-François Lyotard, Du bon usage du postmoderne , Magazine littéraire, No 239-240, mars 1987, p. 97. 18 Zur Dialektik von Moderne und Postmoderne. Vernunftkritik nach Adorno, Frankfurt am Main, 1985. 19 Albrecht Wellmer, Dialectique de la modernité et de la postmodernité , art. cit., p. 127. C'est ľauteur qui souligne. 20 Cf. Jürgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernité. Douze conférences, Paris, Gallimard, 1988. 21 Cf. Wolfgang Welsch, Unsere postmoderne Moderne, op. cit., p. 79. philosophie. Certaines des confusions qui ľaccompagnent prennent leurs racines en cet endroit, car, semble-til, les éléments qui fondent la caractéristique générale du postmoderne sont loin ďtre compatibles avec le postmoderne lyotardien qui, seul, se donne pour tel. Le postmoderne, tel qu'il se conçoit dans les écrits de Lyotard, n'apparaît ni comme irrationnel, ni comme anti-rationaliste ou encore moins comme néo- conservateur.22 Il est tout de mme certain que mme si les deux représentants de la polémique moderne/postmoderne défendent chacun le pôle opposé, leurs réflexions se recoupent en ce qui concerne le problme des aspects pathologiques de la modernité et du modernisme qu'il s'agit de résoudre. Quoi qu'il en soit, cette polémique dont les deux côtés opposés n'emploient selon toute apparence pas toujours les mmes moyens de combat débouche sur une confusion encore plus déstabilisante de la notion de postmoderne ainsi que celle de la modernité. C'est dans cette perspective qu'Henri Meschonnic conclut ses réflexions sur la question postmoderne : selon lui, le brouillage tient lieu de définition mme : Quelle que soit sa visée, favorable ou hostile, il [le postmoderne] est le brouillage de la modernité. 23 Si le consensus obtenu par la discussion amne sauvegarder le projet moderne, il altre en mme temps ľhétérogénéité des différents discours laquelle renvoie la théorie des jeux du langage. C'est--dire que ľidée de ľunité et du consensus une fois dissoute par ces derniers, c'est maintenant le tour du dispersé, de ľincommensurable 24 des régimes langagiers. Cependant, vu les mouvements dans les rapports sociaux, politiques et culturels survenus pendant notamment les deux dernires décennies du XXe sicle, envisageables comme les conséquences ďun certain nombre de crises, il est désormais peu justifiable de considérer le phénomne postmoderne comme une chimre. Ľopinion selon laquelle le postmoderne n'est que pure invention ďun certain nombre ďintellectuels qui ont perdu le sens de ľinnovation se révle désormais assez fragile. Mme malgré de nombreux points qui restent non résolus, le postmoderne se présente comme un phénomne social global qu'il n'est plus possible de laisser sombrer dans ľindifférence. De mme, étant donné les questions restées sans réponse dans cet antagonisme entre les critiques et défenseurs du projet moderne, entre les postmodernes et les néo-modernes, nous n'avons qu' nous contenter de travailler ľappréciation de ľune ou de ľautre des positions, tant qu'elles restent figées. 25 Autant vaut pour la matire littéraire : mme si la question postmoderne reste toujours ouverte, elle se pose comme révélatrice - force nous est de dire ďautant plus révélatrice - de certains changements dans la conception de ľécriture. Elle contribue éclaircir les mouvements qui ont eu lieu dans la littérature vers la fin des années 1970 et tout au long des années 1980. C'est dans cette optique qu'elle est envisagée dans la présente étude qui se propose ďappliquer le phénomne ľoeuvre romanesque de ľauteur qui semble attester, sa façon, ces changements survenus juste pendant une premire phase de ľévolution de son oeuvre. La question postmoderne contribuera également penser certains aspects de la littérature de cette fin du XXe sicle, ne serait-ce qu'en raison de ľenvergure du débat qu'elle a engendré. La modernité est sa fin ; la notion de relecture Nous pouvons nous demander ce qu'il en est donc de la modernité et du modernisme dans cette présumée fin multiple qui est aussi la leur. vrai dire, plus on parle de la fin, moins il est clair de quelle fin on parle. Et plus il est évident que la fin n'aura pas lieu : Car la modernité n'est pas finie. 26 Le postmoderne refuse manifestement de se mettre dans le rôle du fossoyeur de la modernité et du modernisme, tel ľanti-modernisme, dans lequel ses adversaires voudraient le voir : la question postmoderne n'agit pas dans le sens ďune négation critique du moderne, mais elle essaie de mettre en place un autre regroupement dans un 22 Ibid. 23 Henri Meschonnic, Modernité, Modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 223. 24 Jean-François Lyotard, Tombeau de ľintellectuel et autres papiers, Paris, Galilée, 1984, p. 81. 25 Christian Ruby, Le Champ de bataille. Post-moderne/néo-moderne, op. cit., p 15. 26 Jean-François Lyotard, Tombeau de ľintellectuel et autres papiers, Paris, Galilée, 1984, p. 81. paradigme nouveau. Ce faisant, elle ne rejette pas les idées et valeurs modernes, elle les soumet une relecture critique afin de pouvoir leur assigner une place plus appropriée. En premier lieu s'offre la notion ďinnovation qui paraît symboliser toute emphase du moderne. Dans la mesure o celui-ci a creusé une sorte ďabîme entre les cultures traditionnelle et moderne - cet abîme se reflétant en particulier dans un certain malaise communicationnel avec les autres cultures, notamment celles qui diffrent considérablement de la culture occidentale -, le postmoderne ressent une nécessité de franchir cet abîme. C'est--dire ďatténuer ou mme de dissoudre ľimpératif du nouveau qui a ďune certaine manire interdit de regarder en arrire, qui a rejeté les possibilités de création pré-modernes. Ce qui ne veut cependant pas dire que le postmoderne signifie le retour au pré-moderne. Cette ouverture permettrait tout simplement, si nous voulions nous déplacer dans le domaine de la littérature, de raconter . Autrement dit cela offrirait de nouveau la possibilité de concevoir le récit dont le but principal est de communiquer une histoire sans se soucier de savoir si une telle attitude relve ou pas du dépassé, périmé ou arriéré. Or il est évident que cette démarche ne peut plus tre envisagée de façon innocente (c'est toujours Robbe-Grillet qui transparaît derrire la réflexion). Il y aura toujours un au-del : le fait de raconter la manire traditionnelle - ce qui recoupe en quelque sorte le fait de recourir certains modes et stratégies narratives dénoncés communément par les néo-romanciers27 - ne pourra pas, dans ces circonstances, s'expliquer par un simple retour ľattitude pré-moderniste, car ľexpérience de la littérature moderniste est toujours l, elle est constamment présente dans le récit, elle n'a été ni rejetée ni refoulée, comme pourraient le prétendre certaines interprétations du postmodernisme. Ďautre part, tant que le postmoderne est compris comme une critique de certains aspects de la modernité et du modernisme, il faudrait le voir également comme exégte du rationalisme qui est ľun des mécanismes fondamentaux de la constitution et du développement du concept moderne. Ľune des conséquences de ce procédé de rationalisation est la propension moderne ľuniversalisation du réel et de la pensée dans le sens de ľunification. Ici, le postmoderne dans sa dimension critique se présente comme une mise en question du processus de rationalisation et ďuniversalisation tant dans le domaine politique que dans celui de la culture. Le postmoderne comme modernité relue Dans ľun des derniers textes portant sur la question postmoderne, Jean-François Lyotard esquisse une double attitude du postmoderne vis--vis du moderne : un double code de lecture ou, plutôt, de relecture.28 En optant pour le terme de ré-écriture , ľauteur parvient souligner ľinutilité de toute tentative de penser la modernité et la postmodernité au moyen des repres temporels qui les situeraient sur ľaxe antérieur postérieur. Aussi, comme il a été dit plusieurs fois, le postmoderne semble déj constituer un élément inhérent du moderne, du fait que la modernité, la temporalité moderne, comporte en soi une impulsion s'excéder en un état autre qu'elle-mme. 29 Car tant que ľon a besoin de la vraie opposition du moderne, il faudrait la chercher dans le classique. Celui-l contient le traditionnel auquel la pensée moderne de mme que moderniste s'attaquent au moment de leur naissance. Le sens du préfixe re- est multiple, mais deux de ses significations vont retenir notre attention. Etymologiquement parlant, la premire acception du préfixe invoque le fait de ramener en arrire ou de retourner un état antérieur, mais elle peut aussi tout simplement servir intensifier30 . Ce sens implique donc un recommencement. Considérant la notion de ré-écriture de la modernité , son sens pourrait s'apparenter au fait de repartir zéro. Ainsi, tout ce qui précde - c'est--dire toute la modernité - est rejeter, mieux : oublier, car ce qui arrive maintenant s'établit comme un âge nouveau, débarrassé de tout préjugé qu'incarne la 27 Nous songeons notamment la catégorie du personnage, histoire et encore plus celle du narrateur intradiégétique focalisation zéro. 28 Jean-François Lyotard, Réécrire la modernité , Cahiers de philosophie, 5, 1988. 29 Jean-François Lyotard, Réécrire la modernité , art. cit., p. 194. 30 Cf. les verbes rechercher, représenter . tradition. Le second sens du préfixe recoupe essentiellement le sens ďun travail de reconsidération, redécouverte de ce qui est resté caché. Dans le contexte du postmoderne tel qu'il se tisse au travers de la philosophie lyotardienne, c'est la seconde acception qui nous intéresse. Et nous aurons recours, en la développant avec Lyotard, aux outils que Sigmund Freud a procurés la psychanalyse. Ainsi, ľattitude envers le passé peut tre double et peut se classer en fonction de ľattention portée ľoubli contenu en elle. La réécriture du moderne est le plus souvent comprise comme une remémoration. C'est--dire comme une recherche des causes du trouble dont on souffre, tel OEdipe cherchant ce qui lui est resté caché de son passé, et qu'il sent tre la cause de sa souffrance. Réécrire la modernité et le modernisme signifie alors repérer et identifier les crimes, les péchés, les calamités engendrés par les dispositif moderne, et finalement [...] révéler le destin qu'un oracle, au début de la modernité, aurait préparé et accompli dans notre histoire. 31 Or comme ľhistoire de Sophocle nous ľenseigne, ľécueil de cette approche consiste en ce que la qute de ľorigine du destin fait elle-mme partie de ce destin recherché. En ďautres termes, ľidentification et ľaccusation des faits qui paraissent tre ľorigine de la souffrance participent cette souffrance, voire elles ne font que ľaggraver. Ne pouvant pas réécrire par cette remémoration pénible le moderne de fond en comble, nous sommes condamnés en quelque sorte le répéter, le réaliser notre insu. Le verbe réécrire devrait alors s'écrire avec plus de pertinence ré-écrire , le préfixe détaché par trait ďunion s'interprétant en termes de répétition, de perpétuation du mme : La modernité s'écrit, s'inscrit sur elle-mme, en une perpétuelle ré-écriture. 32 C'est que ľidée ďune remémoration du moderne présuppose que ľidentification des excs et impasses modernes suffit s'en débarrasser, alors qu'elle n'est qu'une continuation de la logique moderne du dépassement. Ďun autre côté, n'étant pas guidée par un but, la perlaboration33 se distingue de la remémoration. Bien qu'elle ne manque pas de finalité, elle est un travail sans fin et donc sans volonté. La conception la plus pertinente de la réécriture, selon Lyotard, se fonde sur un double geste : vers ľavant et vers ľaprs. Ľélément venir y est toujours présent, ce qui sépare la perlaboration de la remémoration. La notion ď attention également flottante constitue ľélément primordial pour cette pratique de réécriture. Le fait ďaccorder la mme attention tout ce que dit le patient, aussi minime et sans intért que cela puisse paraître, implique que la réécriture s'apparente un enregistrement des fragments de phrases, des bribes ďinformation, des mots qui s'unissent sans médiation, sans explication ou raisonnement et par lesquels il nous est permis ďapprocher une scne. Celle-ci correspond un passé dont les éléments ne composeront jamais un tableau. Il s'agit uniquement de les ramasser (enregistrer) sans prétendre les doter ďun sens ou ďune valeur. Ainsi, c'est le passé qui joue et qui donne ľesprit les éléments au moyen desquels la scne pourra tre établie. Désignée par Freud lui-mme comme un art34 , la technique psychanalytique de perlaboration s'inscrit comme un élément constitutif dans un processus ďémancipation du destin, dans la mesure o ľessentiel de cette technique repose sur la déconstruction des ensembles signifiants de ľinconscient dont le dispositif névrotique est composé. En ceci, elle s'apparente au travail de ľimagination, avec lequel elle semble prter une mme importance la liberté selon laquelle les éléments fournis par la sensibilité se voient traités.35 31 Jean-François Lyotard, Réécrire la modernité , art. cit., p. 196. 32 Jean-François Lyotard, Réécrire la modernité , art. cit., p. 197. 33 Processus par lequel ľanalyse intgre une interprétation et surmonte les résistances qu'elle suscite. Il s'agirait l ďune sorte de travail psychique qui permet au sujet ďaccepter certains éléments refoulés ou de se dégager de ľemprise des mécanismes répétitifs. Jean Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967. 34 Au sens du grec tekhn - art, métier. 35 Jean-François Lyotard, Réécrire la modernité , art. cit., p. 200.