Jean ECHENOZ - Le Méridien de Greenwich i. Le tableau représente un homme et une femme, sur fond de paysage chaotique. Ľhomme porte des habits bleu marine et des bottes en caoutchouc vert. La femme est vétue d'une robe blanche, un peu inattendue dans cet environnement préhistorique. On imagine sans peine en regardant cette femme qu'un fil doré pourrait ceindre sa taille, et des oiseaux, voire des fleurs, voletant autour d'elle intemporellement, eile pourrait prendre l'allure d'une allégorie ďon ne sait quoi. C'était aux antipodes, au debut de ľhiver. Ľhomme et la femme avancaient sur l'arete d'un terrain pentu, essaimé de cailloux ovales, mats et légers comme de la pierre ponce, qui glissaient sous leurs pieds et dévalaient de part et d'autre de la créte, s'attirant par incitation mutuelle et formant un long ruissellement de claquements bousculés, comme un r interminablement roulé. Autour de ces deux personnages, le paysage était morcelé, labouré, comme mache par un hachoir ; eux-mémes se prénommaient Byron et Rachel. Que l'on entreprenne la description de cette image, initialement fixe, que l'on se risque ä en exposer ou supposer les details, la sonorité et la vitesse de ces details, leur odeur eventuelle, leur goůt, leur consistance et autres attributs, tout cela éveille un soupcon. Que l'on puisse s'attacher ainsi ä ce tableau laisse planer un doute sur sa realite méme en tant que tableau. II peut n'étre qu'une métaphore, mais aussi l'objet d'une histoire quelconque, le centre, le support ou le pretexte, peut-étre, d'un récit. Byron et Rachel marchěrent plus d'une heure, traversant quatre kilometres de terrain accidenté, puis ils arrivěrent sur le rebord d'une falaise qui dominait la mer. Ils longěrent un moment le gouffre avant de trouver un chemin qui accédait en contrebas. Le chemin était fait de debris d'escaliers, de poutrelles, de rampes rouillées, de cordes pourrissantes, de planches et peut-étre d'autres choses encore. Le contrebas était de pierre et d'eau. Ils regarděrent un moment vers l'horizon vide. Byron s'assit par terre, Rachel plongea le bout d'un pied dans l'eau. — Cest froid, dit-elle. Cest ici ? — Je suppose. — Vous trouvez que ca ressemble ä ce qu'a décrit Arbogast ? — Tous ces endroits se ressemblent, dit Byron, et toutes les descriptions aussi. — Quand méme, dit Rachel. — Ca n'existe pas, les récifs roses, c'est un menteur. Et puis on a le temps. — Quand méme, répéta-t-elle, un récif rose. Elle insistait. — Ce n'est pas l'endroit, Byron, il faut remonter la côte vers le nord. — Je reconnais, dit Byron, ce n'est pas l'endroit. Allons-y. Tout le temps qu'ils avaient, ils se ľappropriérent. Ils s'attarderent sur une petite plage de sable gris de la taille d'un grand lit en demi-cercle, dont la base, tracée par la limite de la mer et constamment modifiée par le mouvement des eaux s'écrasant, s'affaissant, s'entrechoquant ou avortant sur eile, semblait toujours sur le point d'etre annexée par les vagues qui couvraient et dénudaient obstinément cette frange de sable noyé, au statut incertain, semblable ä une sorte de no man's land, de zone frontaliěre que ľocéan aurait disputée ä la terre, et qui laissaient aprěs chacun de leurs assauts, comme pour marquer le territoire en signe de défi, ou comme on abandonne des armes brisées sur un champ de bataille, la trace de leur passage sous forme de trainees ďécume mousseuse et volatile, semblables ä des dentelles déchirées. Un román, peut-étre, plutôt qu'un récit. Ils laissěrent leurs vétements sur les rochers et se glissěrent entre le sable et l'eau comme entre des draps propres et froids, immergés jusqu'aux épaules. Les vagues les plus fortes s'abattaient sur leurs visages, masses de sel liquide qui s'engouffraient dans leurs oreilles et leurs narines, décapant leurs gorges, brůlant leurs yeux. Ils s'étreignaient sur cette couche de poudre détrempée, dont les grains calcaires ou siliceux s'imprimaient un instant sur leur peau durcie avant qu'une vague suivante vint les éparpiller, comme si cet environnement binaire, aqueux et rocheux, se souciait de recouvrer ses constituants pour lui seul et en toute circonstance, fůt-elle amoureuse. Longtemps ils restěrent ainsi, obéissant au jeu irrégulier des lames qui commandaient leurs corps, en décrétaient les positions. Les yeux fermés, soudés ľun ä ľautre, ils flottaient dans un puits ďabstraction, espace immortel sans pesanteur ni temps au sein duquel pouvaient se croiser en se frôlant des angelots et des poissons, par exemple. Ľun ä ľautre ils se consacrérent, jusqu'ä ce qu'ils eussent un peu mal ; puis ils se reposérent, jusqu'ä ce qu'ils eussent un peu froid. Ils étaient étendus sur le dos, côte ä côte. Ils s'étaient dégagés de l'eau qui leur arrivait ä mi-corps, comme s'ils avaient repoussé les draps. Les cheveux de Rachel couvraient le visage de Byron. Ils se. levérent et entrérent dans la mer, nageant de front vers le large, vers sa borne horizontale. Comme ils se retrouvaient loin de la plage, presque en pleine mer, ils tentěrent de s'accoupler encore au-dessus d'un abime liquide ; ils n'y parvinrent 1 pas. lis revinrent s'étendre au milieu des rochers, dans une alveole de sable sec. Ensuite ils étaient repartis, suivant la côte vers le nord. lis étaient remontés sur la falaise. En marchant, Rachel apercut sur sa droite, vers ľintérieur des terres, une stele haute et maigre de béton gris, érigée au milieu d'une horde de buissons barbares dont les larges feuilles vernies s'étendaient mollement tout autour ďelle. Le mégalithe semblait ancien ; ses flancs étaient erodes, sa base rongée par les mousses qui formaient autour d'elle une gangue épaisse de feutre vert et brun. — C'est le méridien de Greenwich, dit Byron ä voix basse, comme ä la vue d'un indésirable. Ne faites pas attention ä lui. — Qu'est-ce que c'est ? — Un point de la ligne du changement de date, souffla-t-il encore comme si la stele était pourvue d'oreilles, la ligne qui sépare une journée de la journée suivante. Certe ile est trěs petite, plutôt isolée, et on ne ľa découverte que trěs tard, alors que le parcours du méridien était déjä fixé. II n'y avait personne ici ä certe époque, c'est normal, c'est inhabitable. On n'a pas dů juger utile de modifier ce parcours pour si peu. Ils s'étaient arrétés. Rachel ne disait rien, les yeux fixes sur la borne absurde. — C'est un méridien tordu, poursuivait Byron, tordu et nageur. II se faufile dans ľeau d'un póle ä ľautre, sans passer sur aucune autre terre. Je suppose que ce serait compliqué de vivre dans un pays oú la veille et le lendemain seraient distants de quelques centimetres, on risquerait de se perdre ä la fois dans ľespace et dans le calendrier, ce serait intenable. II n'y a qu'ici que le méridien passe au sec, et on a marqué son passage avec ca. On aurait pu aussi construire un mur, pour diviser l'ile en deux dates. — Allons-y, dit Rachel. — Mais c'est peut-étre dangereux, protesta vaguement Byron. — Venez. Elle courait déjä, il la suivit. Comme ils s'étaient un peu reposes en marchant, ils s'allongerent sur ce nouveau lit de feuilles vermes, au pied du seuil éphéméride, et foulěrent enlaces entre hier et demain, et jouirent d'un indatable aujourd'hui. Enfin ils arrivěrent au lieu indiqué par Arbogast. II ressemblait en effet ä beaucoup d'autres points du pourtour de l'ile, dans sa partie occidentée du moins, mais s'adornait d'un chapelet de récifs ä fleur d'eau, comme des ailerons de squales, dont le plus saillant et le plus éloigné, envahi par une sorte de moisissure efflorescente d'un rose orange, semblait faire office de fanal. Certe fois-ci, ils attendirent au bord de la falaise. Et puis le bateau arriva. C'était un grand voilier aux flancs hérissés de canons, comme on peut en voir aujourd'hui enfermés dans des bouteilles ou sur les tableaux de Joseph Vernet. II approchait lentement de la côte, cap sur le récif rose. — Ca ne passe pas inapercu, observa Rachel. — Justement, dit Byron, je suppose que c'est délibéré. On n'aura jamais ľidée de vous y chercher. Gutman peut faire fouiller les bateaux de péche, surveiller tous les embarquements et méme les routes maritimes, mais jamais personne ne touchera ä ca, précisément parce que ca crěve les yeux. C'est un vieux tour qui a fait ses preuves. Depuis le pont du navire, quelqu'un leur fit des signes ; Byron agita le bras. II n'y eut pas plus ďéchange qu'il n'est possible entre une silhouette et une autre silhouette. Sur le bateau, on s'affairait ä mettre une barque ä la mer, avec ä son bord quatre autres silhouettes qui se mirent ä ramer vers la falaise, vers eux. Le long moment qu'ils s'embrasserent, Byron eut le temps de penser qu'ils allaient cesser de s'embrasser, qu'ils descendraient ensuite la falaise par un chemin plus facile que le premier, et la barque arriverait. Ils s'embrasseraient encore, et Rachel embarquerait au milieu des silhouettes qui seraient entre-temps devenues des visages, des corps, et des habits sur ces corps, tous precis, concrets, différents les uns des autres, et qui se remettraient ä ramer dans ľautre sens en faisant bien jouer leurs muscles. Byron regarderait un moment la barque s'éloigner, et il commencerait ä gravir la falaise en se retournant de temps en temps. Rachel aussi se retournerait, tant que leurs yeux seraient encore distincts les uns aux autres. Puis, lorsqu'ils auraient tous deux rallié le camp des silhouettes mutuelles, Byron cesserait de se tourner. II parcourrait ä nouveau quatre mille metres de désert lacéré et il rentrerait au palais. Ainsi tout se passa, ä ceci pres qu'il se tourna encore, une derniěre fois, parvenu au sommet de la falaise, et il considéra la mer. Le navire s'y balancait mollement, dans une sorte de flottaison distraite, inattentive, comme indifferente. II était trěs grand. Byron compta ses mats, trois, puis ses voiles. Alors, en lieu et place de tout cela, défilěrent ä vive allure les chiffres six, cinq, quatre, trois, deux, un et zero en épais caractěres, grosses figures noires et floues sur un fond grisätre infesté de poussiěres fugitives, ä quoi succéda tout aussi vite une estampille illisible et inversée, également noire sur fond gris ; puis, abruptement, ľespace ne rut plus qu'un grand rectangle blanc trěs lumineux, nettement découpé sur fond noir. Ce fond s'éclairant, le rectangle pálit, dévoilant le mur grěge qui lui tenait lieu de support. Point de roman, done ; un film c'était. La bobine tournait follement sur son axe, ľamorce de la pellicule fouettant l'air. Georges Haas arréta l'appareil, retira la bobine et fit courir un instant son pouce et son index sur les arétes du ruban cellulosique. Puis il le renferma dans un étui de carton brun qu'il rangea parmi d'autres au plus profond d'un meuble de bois rouge, haut et massif, hérissé d'une multitude de tiroirs de toutes tailles, et fabriqué au dix-septiěme siěcle par un Anglais. 2 2. Le bureau de Georges Haas se trouvait au deuxiěme étage d'un immeuble du boulevard Haussmann. La piece avait les dimensions d'un gymnase, la table de travail celieš d'un biliard. Les murs étaient percés sur leurs longueurs par deux sortes ďouvertures. Du côté du boulevard s'alignaient des fenétres étroites équipées de rideaux sombres et de doubles vitrages. Sur le mur adverse, de grandes baies recouvertes de stores aux longues lames flexibles, paralleles et orientables, donnaient sur un vaste jardin ordonné comme un pare, dans les allées duquel on Voyait s'égailler de joyeux jardiniers en tabliers de toile bleue et chapeaux de paille jaune, qui couraient pármi les massifs en brandissant de petits arrosoirs. De ľintérieur de la piece, selon qu'on regardät vers le jardin ou vers le boulevard, le temps qu'il faisait dehors ne semblait pas tout ä fait le méme. La grande table était presque désertique ; les quelques objets qui la peuplaient s'en trouvaient transformés en autant d'oasis de cristal, de cuir ou de carton. Georges Haas tira son fauteuil vers la table et pressa un bouton parant une oasis ďébonite en forme de conque, et percée ďune foule de trous pour permettre ä sa voix de passer au travers. II déposa dans la conque une sorte de phrase ďallure monosyllabique et se renfonca dans son fauteuil. En attendant que fleurisse le monosyllabe, il jeta un regard circulaire sur l'espace quadrangulaire, tant bien que mal. II y avait quelques tableaux sur les murs, dont un grand Monory tout bleu representant un couloir de ľhôtel de la Gare d'Orsay, et un monochrome d'Yves Klein également tout bleu, mais d'un ton different. II y avait aussi une lithographie d'Odilon Redon dédiée ä Edgar Poe et intitulée L 'ceil, comme un ballon bizarre, se dirige vers ľinfini. La chose figurait un aerostat, un énorme globe oculaire en guise de ballon, et, suspendu ä celui-ci, tenait lieu de nacelle un plateau ou reposait sur sa base une téte coupée. L'appareil monstrueux flottait entre deux airs, au-dessus d'un vague paysage marin, avec au premier plan un vegetal mal défini, évoquant un gros iris ou un petit agave. Au-dessous de la lithographie, monté sur tige, stationnait un moulage de terre cuite en provenance de Smyrně, présentant l'aspect suppose du cyclope Polyphěme, au front orné d'un oeil proéminent. Cependant, s'il avait respecté la vision proverbialement monoculaire des cyclopes, l'auteur de l'ouvrage n'avait pas cru bon pour autant ďéliminer la trace des deux autres yeux. A leur place, deux paupiěres closes, vaguement creuses, semblaient gésir sur ce visage et couvrir deux béances, laissant supposer que Polyphěme avait subi peut-étre une enucleation double, avant que ne lui poussät l'oeil frontal. Haas se demanda pour quelle autre raison le sculpteur avait pu conserver ces traces d'yeux ; peut-étre pour d'obscurs motifs mythologiques ; ou bien quelque répuk wion ä substituer ä ces organes deux étendues d'argile bien fisses, s'étirant des oreilles ä ľaréte du nez — comme s'il était moins risque d'aj outer au visage un attribut, plutôt qu'en retrancher un autre. Mais, děs lors, Poly-phěme n'avait plus rien d'effrayant ; il semblait afŕublé d'un postiche. II n'est pas facile de produire un monštre, pensa Haas. Le Smyrniote anonyme avait échoué par exces de discretion, en se bornant ä coller un oeil en plus sur de l'humain, comme Odilon Redon, encore lui, dans son cyclope exposé au musée d'Otterlo, avait échoué en réduisant la téte entiěre de Polyphěme ä un oeil unique, ä ľexclusion de tout autre organe, un gros oeil occupant une énorme orbite cränienne, et, de surcroit, bleu ; autre exces. — La conque produisit un bref bourdon, signe que le monosyllabe avait germé. Haas leva les yeux vers la porte du bureau, que Pradon, de ľextérieur, poussa. Haas avait autour de cinquante ans, Pradon autour de trente. L'homme qui entra avec Pradon était d'un age equidistant. Maigre et vetu de couleurs mal assorties, il portait des lunettes aux verres extrémement épais formant loupes, qu'il orienta vers Haas pendant que Pradon le guidait vers un fauteuil. — J'ai hésité, Rüssel, dit Haas. — lis hésitent tous, dit Rüssel en s'asseyant. Et au fond e'est bien normal. — Je n'étais pas sůr que vous puissiez convenir. Méme aujourd'hui, je ne sais pas. — Cest votre droit, reconnut Rüssel, mais je vous donnerai des garanties. De quoi s'agit-il ? Haas eut un petit mouvement de la main vers son secretaire. — Une disparition, récita Pradon. Un chercheur des laboratoires a disparu avec un document que monsieur Haas désire récupérer. II semble que la Alle de monsieur Haas soit également partie avec lui. Monsieur Haas desire également la récupérer, bien que les deux problěmes soient évidemment distincts. — Vous voyez l'esprit general de la chose, supposa Haas. — A merveille, dit Rüssel, e'est un schéma trěs classique. Continuons. — Un instant, fit Haas. — Avant de poursuivre, commenta Pradon, monsieur Haas souhaiterait avoir un apercu de vos travaux. — Cest bien naturel, dit Rüssel en tirant de sa poche un petit objet plat qu'il tendit devant lui. Mon curriculum vitae. Pradon défit l'emballage de cellophane d'ou il extirpa une petite bobine de film, du méme type que la precedente. II je dirigea vers le cyclope et dut faire jouer quelque ressort dissimulé derriěre la nuque antique, car la téte s'ouvrit en deux, pivotant sur d'invisibles charniěres et découvrant un petit appareil de projection logé ä ľemplacement suppose du cerveau de Polyphěme. Pradon disposa l'amorce du film dans les rouages de l'appareil, qu'il déclencha 3 aprěs avoir tiré les rideaux et actionné les stores, dont les lames se ferměrent comme des murs de paupiěres paralleles. L'oeil frontal scintillait, projetant dans la piece un faisceau conique, comme un entonnoir lumineux matérialisant les poussiěres flottantes, invisibles ordinairement. Au méme instant, issu ďenceintes encastrées dans les cloisons, se fit entendre un son, ou plutôt les prémices, le support ou le rail d'un son ä venir, perceptible en soi mais ďune tonalité vide et neutře, légěrement chuintante, comme un frottement feutré ponctué de craquements parasites. Lorsque la musique s'engouffra sur le rail, Haas et Pradon se tourněrent vers le mur oppose au cyclope. Rüssel ne bougea pas, le regard toujours posé devant lui, vers le bureau, figé dans son fauteuil derriěre ses verres enormes comme un insecte en sommeil, ou en alerte. La musique était binaire, schématique et amplifiée ; dans ses interstices se logeaient des tintements de verres et des bribes de conversations floues. L'image eile aussi était floue on y distinguait des couleurs vives ; Pradon fit le point. Une femme se dévétait sur la scěne étroite d'une, boite de nuit. On apercevait en coulisse un homme plus ägé qu'elle qui la regardait, ramassant et pliant l'une aprěs ľautre les étoffes projetées vers lui en ordre décroissant. A l'issue du processus, la jeune femme agita rythmiquement quelques minutes tout ce qui restait d'elle, puis s'en rut. Le rideau se ferma, étouffant des applaudissements étiques. — Bonsoir, Carla, dit ľhomme. — Bonsoir, Abel, dit la femme. De certe facon, on connaissait leurs noms. II s'approcha d'elle et lui tendit le petit paquet de vétements superposes avec soin. — Personne ne pense jamais au type qui les ramasse, s'attendrit-il. — Tant qu'il y a quelqu'un pour les ramasser, soupira Carla, c'est que tout n'est pas perdu. Un spectateur s'était risque hors de son pare. II fixait Carla d'un regard de convulsionnaire en serrant sous son bras un sac en matiěre plastique jaune. Abel dut le pousser pour qu'il s'en aille ; il sortit ä reculons. — C'est tous les soirs pareil, dit Abel en revenant vers eile, il faut se battre. — J'attends quelqu'un ce soir, dit Čaria, un Américain. Tu le laisseras passer. Abel acquiesca. II la regardait. Elle défaisait le lacet rouge qu'elle portait au cou, seule parure qu'elle conservät sur scene au terme de son déshabillage ; aussi nue que possible eile était maintenant. L'exercice de la gérance de cet établissement avait lentement construit, au fil des années, une sorte de muraille entre Abel et la nudité, un éeran impermeable, quoique assez transparent, qui le prévenait contre tout frémissement. II circulait, ordinairement impassible, pármi les corps découverts et fardés, indifferent comme un scalpel bondissant de foie en foie. Néanmoins, il la regardait. — Attention, sourit-elle, tu vas devoir te battre avec toi-méme. II passa d'un pied sur ľautre, déglutit, et une bete géne lui fit chaud au visage. Caria sourit encore et monta vers les loges. Abel tourna un moment dans la coulisse, les traits préoccupés, puis il dériva vers le bar comme sous l'effet d'un tropisme. Dans la loge régnait un grand désordre. Caria était assise devant un grand miroir rond bordé d'ampoules nues, grillées pour la plupart, et se démaquillait avant de se remaquiller. Lorsqu'on frappa, eile se leva vivement et courut ouvrir, brutalement freinée dans son élan děs qu'elle eut ouvert la porte. Machinalement, eile croisa ses bras sur sa poitrine. — Excusez-moi, dit-elle, j'attendais quelqu'un d'autre. — Je passe pour les aveugles, dit Rüssel. — II avait troqué ses verres épais contre des verres opaques. II portait une canne ä la main gauche, et dans la droite une petite boite en fer avec une poignée, une fente sur le dessus et une etiquette collée sur le devant. — Bien sůr, un instant, fit Caria en décroisant ses bras. Elle retourna vers le miroir, ouvrit son sac et revint avec des pieces qu'elle fit glisser dans la fente ménagée ä cet effet. — A votre bon coeur, dit Rüssel en pressant la poignée de son tronc portatif Cela fit trěs peu de bruit, mais il y eut subitement un petit trou sous le sein gauche de Caria, au niveau de l'organe susnommé. Elle eut un sursaut, puis, le regard plein d'étonnement, eile se laissa glisser sur le sol de la loge recouvert de grandes dalles de linoleum imitation marbre rose, oú ses cheveux défaits forměrent autour d'elle en se posant un petit tapis circulaire et blond. Rüssel dégagea le bout de sa chaussure coincée sous lé corps, souffla sur le tronc factice d'oú s'échappait une volute, puis se dirigea vers le fond de la loge, semblant dans ce mouvement se rapprocher des spectateurs, jusqu'ä tendre une main vers eux dans le geste qu'il fit pour arréter la camera dissimulée dans la penderie. II y eut un dernier gros plan sur son visage, un peu de travers — puis le noir. — Ingénieux, dit Georges Haas. Poursuivons. Jean Echenoz, Le Meridiem de Greenwich, Paris, Minuit, 1979, pp. 7-20. 4