DOCUMENT III.a. La société bloquée (1969) De cette société bloquée, je retiens trois éléments essentiels, au demeurant liés les uns aux autres de la façon la plus étroite : la fragilité de notre économie, le fonctionnement souvent défectueux de ľÉtat, enfin ľarchasme et le conservatisme de nos structures sociales. Notre économie est encore fragile. Une preuve en est que nous ne pouvons accéder au plein emploi sans tomber dans ľinflation. C'est cette tendance ľinflation qui nous menace en permanence ďavoir subir la récession ou la dépendance. Pourquoi cette fragilité ? Avant tout cause de ľinsuffisance de notre industrie. [...] Ďabord, la part de ľindustrie dans notre production est trop réduite ; ensuite alors que les industries du passé sont hypertrophiées, que la rentabilité immédiate des industries de pointe est souvent faible, ľinsuffisance est patente en ce qui concerne ľessentiel, c'est--dire les industries tournées vers le présent. Bien plus, ce retard s'accroît, puisque, depuis plusieurs années, ľindustrie n'est pour rien dans ľaugmentation nette du nombre des emplois. Or la faiblesse de notre base industrielle handicape tout notre développement économique. Sur le plan extérieur, elle est ľorigine de ce que la composition de nos exportations n'est pas celle ďun pays entirement développé. Sur le plan intérieur, elle freine ľindispensable mutation agricole, encourage la prolifération des services, alourdit les charges de la vie collective et en définitive retentit directement sur notre niveau de vie. [...] Tentaculaire et en mme temps inefficace, voil, nous le savons tous, ce qu'est en passe de devenir ľÉtat, et cela en dépit de ľexistence ďun corps de fonctionnaires trs généralement compétents et parfois remarquables. Tentaculaire, car, par ľextension indéfinie de ses responsabilités, il a peu peu mis en tutelle la société française tout entire. Cette évolution ne se serait pas produite si, dans ses profondeurs, notre société ne ľavait réclamée. Or c'est bien ce qui s'est passé. Le renouveau de la France aprs la Libération, s'il a admirablement mobilisé les énergies, a aussi consolidé une vieille tradition colbertiste et jacobine, faisant de ľÉtat une nouvelle providence. Il n'est presque aucune profession, il n'est aucune catégorie sociale qui n'ait, depuis vingt-cinq ans, réclamé ou exigé de lui protection, subvention, détaxation ou réglementation. Mais, si ľÉtat ainsi sollicité a constamment étendu son emprise, son efficacité ne s'est pas accrue de mme, car souvent les modalités de ses interventions ne lui permettent pas ďatteindre ses buts. [...] Nous sommes encore un pays de castes. Des écarts excessifs de revenus, une mobilité sociale insuffisante maintiennent des cloisons anachroniques entre les groupes sociaux. Des préjugés aussi : par exemple, dans une certaine fraction de la population non ouvrire, rencontre des métiers techniques ou manuels. J'ajoute que ce conservatisme des structures sociales entretient ľextrémisme des idéologies. On préfre trop souvent se battre pour des mots, mme s'ils recouvrent des échecs dramatiques, plutôt que des réalités. C'est pourquoi nous ne parvenons pas accomplir des réformes autrement qu'en faisant semblant de faire des révolutions. La société française n'est pas encore parvenue évoluer autrement que par crises majeures. (Applaudissements sur les bancs de la majorité.) Enfin, comme Tocqueville ľa démontré, et ceci reste toujours vrai, il existe un rapport profond entre ľomnipotence de ľÉtat et la faiblesse de la vie collective dans notre pays. Les groupes sociaux et professionnels sont, par rapport ľétranger, peu organisés et insuffisamment représentés. Jacques Chaban-Delmas, 16 septembre 1969. Déclaration du Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, le 16 septembre 1969, devant ľAssemblée nationale réunie en session extraordinaire. S'inspirant des réflexions du sociologue Michel Crozier, et de ses collaborateurs Simon Nora et Jacques Delors, le Premier ministre décrit ta société française comme une société bloquée (par une économie fragile, un État tentaculaire, des structures archaques et conservatrices) qu'il faut réformer.