Texte extrait de J. L. Servan-Schreiber, Le pouvoir d’informer, 1972. Alors que pendant des siecles, l’homme informé a fait figure de privilégié, l’information n’est plus, pour le citoyen des pays développés, qu’un produit de consommation qu’il n’hésite pas `a gaspiller. S’il lui paraît encore un peu genant de jeter de la nourriture ou de ne pas ouvrir un livre apres l’avoir acheté, il ne sourcille meme pas quand le poissonnier enroule ses harengs dans un journal dont personne n’a lu plus de deux colonnes. Les revues s’empilent sur les tables des abonnés qui n’ont pas le loisir de les parcourir. Les radios et les télévisions demeurent fermées, la plupart du temps, pendant que le torrent de nouvelles qu’elles débitent n’est capté que par des minorités successives d’auditeurs. Plus qu’un produit, l’information est aujourd’hui considérée, au meme titre que l’eau et l’électricité, comme une ressource en permanence disponible et `a laquelle on n’a pas acces qu’en fonction des besoins du moment ou de ses habitudes. Le prix de l’information est, en meme temps, devenu dérisoire. Pour la valeur d’une semaine de viande, on reçoit chaque jour, pendant un an, des dizaines de grandes pages bourrées d’articles. Quant aux nouvelles diffusées par la radio et la télévision, elles sont gratuites, une fois que l’on a acheté et payé la redevance d’un appareil conçu avant tout comme un instrument de loisir. Devenue financierement un sous-produit de la publicité, l’information, ainsi `a la portée de presque toutes les bourses, est la denrée moderne la plus démocratique. Puisque c’est la meme que s’offre un ministre ou un employé de banque. Ce qui differe entre eux, c’est que l’employé dispose, s’il le veut, de plus de temps que le ministre pour l’absorber et y réfléchir, mais que celui-ci est généralement mieux préparé pour en tirer des conclusions et s’en servir (c’est du moins ce que croit encore l’employé). Mais de tous les progres, le plus essentiel et le plus inachevé réside dans la qualité. L’habitude d’écrire et d’enregistrer, la recherche du fait, sa description, sa vérification, la naissance de véritables métiers de l’information ont accru en meme temps sa fiabilité et les exigences du public. Il suffit néanmoins de preter attention aux nouvelles captées en une seule journée pour mesurer la portée limitée de ces efforts. Exagérations, généralisations, simplifications excessives, omissions, mauvaises interprétations, sans insister sur une foule d’erreurs de fait, continuent `a déformer les messages diffusés `a profusion. Ces inexactitudes et ces contre-vérités sont d’autant plus dangereuses que l’intimidante stature des médias laissent les consommateurs supposer que le contenu est `a la hauteur du contenant. Ainsi les erreurs font-elles facilement leur chemin dans des esprits qui n’ont pas, comme ceux de leurs grands-parents, été formés `a mettre en doute ce qu’on leur disait. Certes, la grande majorité des informations est exacte dans l’ensemble, alors qu’un siecle auparavant, la grande majorité était `a l’inverse erronée. Mais cela ne rend que plus dangereuse la minorité de nouvelles qui demeure fausse et que les lecteurs meme rompus `a ce métier n’ont pas les moyens de discriminer des autres…