Extrait du Monde Diplomatique, mai 2003 Une presse en crise Par Adrien Gonthier La Belgique a beau etre un petit pays, sa presse quotidienne est loin d’etre homogene, comme l’illustre le traitement que les journaux flamands et francophones réservent au Vlaams Blok. « Au sud du pays, ils se contentent de relater les événements liés `a l’extreme droite, explique M. Marc Lits, directeur de l’Observatoire du récit médiatique de l’université catholique de Louvain (UCL). Le cordon sanitaire qui lui est imposé au niveau politique est respecté dans les médias. » En Flandre, « les médias respectent le principe du cordon sanitaire politique - sans omettre de s’interroger sur sa pertinence... -, mais les représentants du Vlaams Blok sont de plus en plus souvent invités `a s’exprimer, au fur et `a mesure des succes électoraux du parti », ajoute Mme Els De Bens, professeur de journalisme `a l’université de Gand (RUG). Dernier exemple en date : l’attitude de la télévision publique flamande (VRT) (2). A la suite d’un scandale financier au sein de la ville d’Anvers, elle a invité le chef de file du « Blok », M. Filip Dewinter, `a son émission-phare du dimanche matin. Les autres partis ont refusé de participer au débat. Deux « sages » entouraient le représentant du parti d’extreme droite, afin de « contrebalancer son opinion ». Pour le chef du département de l’information de la chaîne, qui s’éleve contre l’idée d’un « cordon sanitaire » médiatique, les représentants du parti d’extreme droite « sont des invités comme des autres », et il était naturel de convier un représentant du « Blok » pour aborder le sujet du jour (3)... L’hebdomadaire flamand Knack a meme consacré sa « une », le 2 avril, `a un Dewinter souriant... Nulle trace d’une telle approche au sud de la frontiere linguistique ou, il est vrai, l’extreme droite ne recueille que peu de suffrages. Cette différence de traitement accordée `a la mouvance d’extreme droite renvoie - au-del`a des aspects politiques et culturels - `a des conceptions médiatiques radicalement différentes, elles-memes induites par des évolutions historiques différentes. A l’évidence, il faut éviter d’étudier la presse quotidienne belge comme un objet unique, meme si ses deux marchés se caractérisent par une taille réduite et par une forte concentration. Au risque de céder `a la caricature, disons que la presse nationale n’existe plus et qu’aucun titre ne peut se prévaloir désormais d’un lectorat significatif dans l’autre communauté. En outre, la presse flamande offre souvent un contenu plus impertinent, moins consensuel et plus investigateur que sa consœur francophone (4). En étudiant les racines historiques de la presse belge, on constate déj`a des différences. « Les quotidiens francophones sont nés plus tôt [au début du XIXe siecle], dans la phase artisanale de la presse, ce qui a favorisé une prolifération des titres, précise M. José-Manuel Nobre-Correia, professeur de journalisme `a l’Université libre de Bruxelles (ULB). Cela n’a pas été le cas en Flandre, ou les journaux ont vu le jour pendant la phase d’industrialisation de la presse. Leur lancement est lié `a l’éveil du mouvement national flamand, et nécessitait des investissements plus importants, ce qui supposait une gestion de l’entreprise différente. » Des facteurs culturels ont aussi joué : le sous-régionalisme wallon a surement favorisé la création de quotidiens. Ainsi, fin 2002, la partie francophone du pays comptait (en incluant Grenz Echo, le seul journal germanophone belge, détenu `a 50 % par le groupe Rossel) une quinzaine de journaux édités par quatre groupes sur un marché de 4 millions d’habitants - en Flandre, une dizaine de quotidiens sont édités par quatre groupes sur un marché de 6 millions d’habitants. L’érosion du « Soir » Cette évolution historique décalée se reflete encore `a ce jour dans la structure d’actionnariat des groupes de presse. En Belgique francophone, les actionnaires familiaux sont encore tres présents (5). Seuls Editeco (l’éditeur du journal économique et financier L’Echo) et l’éditeur régional Mediabel (Vers l’avenir) sont contrôlés par des capitaux industriels et/ou financiers en Flandre. En revanche, les tours de table ont été organisés selon des principes capitalistes des les années 1970, notamment avec la prise de contrôle du groupe De Standaard (désormais rebaptisé VUM), en faillite, par les sociétés de l’homme d’affaires flamand André Leysen (6). Le groupe régional et familial flamand Concentra est, lui, coté en Bourse depuis quelques années, une perspective `a laquelle s’est également préparé le Persgroep, l’empire de la famille de Christian Van Thillo. L’organisation de ce dernier groupe est fondée sur les synergies de couts poussées `a l’extreme, la convergence des contenus `a travers différents supports et un marketing agressif et permanent. Outre les journaux Het Laaste Nieuws, De Nieuwe Gazet et De Morgen, le Persgroep contrôle 50 % de la chaîne de télévision flamande privée VTM, sans oublier une série de magazines et meme la moitié du capital... d’un parc d’attractions. Du côté francophone, ces démarches n’ont pas été poussées aussi loin, du moins pas avec la meme intensité. « Actuellement, les groupes de presse restent majoritairement familiaux. Avec ce que cela signifie : une sous-capitalisation qui interdit souvent des investissements lourds et une gestion ou les criteres de compétence ne sont pas prioritaires », note M. Nobre-Correia (7). En dépit de ces différences, la presse francophone et la presse flamande présentent malgré tout quelques similitudes. Parmi celles-ci, la dépolitisation. Sous l’effet des mouvements de concentration des dernieres décennies, la presse belge s’est largement dépolitisée. A l’heure actuelle, aucun groupe de presse n’appartient plus `a des organisations syndicales ou `a des partis politiques (mais l’organisation patronale flamande VEV contrôle néanmoins pres de la moitié du capital du journal économique flamand De Financieel-Economische Tijd), une évolution qui s’explique sans aucun doute aussi par un contexte plus général de perte de valeurs et de modifications de styles de vie (8). La reprise du journal progressiste De Morgen par l’éditeur libéral De Persgroep illustre bien cette atténuation progressive des frontieres idéologiques. Une tendance `a la dépolitisation que l’on retrouve également dans la disparition, au printemps 2001, du quotidien Le Matin, né de la fusion de plusieurs titres francophones de gauche : il n’y a plus désormais le moindre titre progressiste dans une Wallonie pourtant encore dominée par le Parti socialiste (PS)... Certains chercheurs estiment néanmoins que cette dépolitisation n’est qu’un leurre. « On évoque la fin des idéologies pour expliquer le phénomene de dépolitisation, mais en réalité c’est une idéologie dominante - économique, mais aussi politique - qui s’est imposée. Les médias belges sont sous la coupe d’une élite, d’une classe dominante, dont on peut dessiner les contours, les acteurs, les réseaux », avance ainsi M. Geoffrey Geuens, chercheur en Information et communication `a l’université de Liege (ULG (9). Et le professeur De Bens de se demander dans quelle mesure les journalistes peuvent désormais élargir leur fonction de « chien de garde » du domaine politique au domaine financier et économique (10)... Malgré des efforts de renouvellement de leur « produit » (changements de format et/ou de maquette, suppléments, etc.), les éditeurs belges sont confrontés - tout comme leurs collegues français et étrangers - au déclin de la diffusion payante de leurs journaux. Fin 2002, celle-ci était tombée sous le seuil de 1,5 million d’exemplaires, soit pres de 100 000 de moins que dix ans auparavant. En cause : l’érosion d’environ 15 % de la diffusion payante des journaux francophones, les quotidiens flamands résistant globalement mieux. Ce déclin est non seulement lié `a des facteurs structurels - dont la désaffection du lectorat et les investissements des éditeurs dans leurs imprimeries, plutôt que dans la qualité de leurs rédactions -, mais également conjoncturels, tels que la faillite de la compagnie aérienne belge Sabena. En Belgique francophone, l’érosion du principal titre (Le Soir, édité par Rossel) témoigne bien du malaise général. En cinq ans, la diffusion payante du journal bruxellois a plongé de plus de 25 % ! Sud Presse, le pôle régional de Rossel, suit cette courbe descendante et se prépare meme `a une nouvelle restructuration. Piste déj`a évoquée (et jamais totalement exclue), une fusion de Sud Presse avec le groupe régional wallon Vers L’Avenir/Mediabel présenterait des complémentarités géographiques évidentes, mais elle se traduirait par une dangereuse situation de monopole de la nouvelle entité dans la région wallonne. Subissant de front le repli des ventes et la chute des investissements publicitaires, la presse quotidienne belge traverse une passe critique, au point de voir certaines de ses composantes disparaître. Nombre de journaux n’ont, en réalité, pas réussi `a se moderniser suffisamment et ne répondent plus aux besoins de leurs lecteurs - notamment `a ceux des nombreux immigrés et autres expatriés qui se sont établis en Belgique, vu le rôle du pays au sein de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique. Comment sortir de ce cercle vicieux ? A défaut de solution miracle, plusieurs éléments pourraient contribuer `a améliorer sa situation : des investissements supplémentaires dans les rédactions - afin d’en accroître la qualité et d’offrir davantage de plus-value par rapport aux médias de masse -, et une analyse plus poussée du lectorat et de ses attentes 1) http://www.flsh.unilim.fr/rech erche... (2) Son conseil d’administration compte deux administrateurs (sur un total de douze) choisis par le groupe parlementaire du Vlaams Blok au Parlement régional flamand. Ce n’est pas le cas du côté francophone. (3) « Le Blok, invité "naturel" de la VRT », La Libre Belgique, 17 mars 2003. (4) De chaque côté de la frontiere linguistique, quatre éditeurs dominent, de maniere oligarchique, leur marché : VUM, Persgroep, Concentra et Uitgeversbedrijf Tijd au nord du pays. Rossel, IPM, Vers l’avenir/Mediabel et Editeco en Belgique francophone. (5) La famille Hurbain détient 60 % de Rossel (éditeur, notamment, du Soir) et la Socpresse (groupe Hersant) 40 %. Le groupe IPM, éditeur de La Libre Belgique et de La Derniere Heure/Les Sports, est completement contrôlé par la famille Le Hodey. (6) VUM est le seul groupe `a avoir franchi la frontiere linguistique, en prenant une participation de contrôle dans le groupe régional wallon Mediabel/Vers l’avenir. Rossel vient, pour sa part, de monter `a 49 % dans le journal gratuit Métro, qui paraît aussi bien en flamand qu’en français. Els De Bens, De Pers in België, Lannoo, Bruxelles, 2002. (7) « L’aveuglement »,Trends Tendances, Bruxelles, 13 septembre 2001. (8) Lire aussi Serge Govaert, « Les "piliers" de la Belgique vacillent », Le Monde diplomatique, mars 2001. A ce propos, signalons la disparition progressive, `a la « une » du quotidien catholique flamand De Standaard, du sigle AVV-VVK (Alles voor Vlaanderen/Vlaanderen voor Kristus - Tout pour la Flandre/La Flandre pour le Christ)... (9) Lire `a ce propos son ouvrage L’information sous contrôle. Médias et pouvoir économique en Belgique, Editions Labor, Bruxelles, 2002. (10) Els De Bens, op. cit.