La fete étrange C'étaient des costumes de jeunes gens d'il y a longtemps, des redingotes `a hauts cols de velours, de fins gilets tres ouverts, d'interminables cravates blanches et des souliers vernis du début de ce siecle. Il n'osait rien toucher du bout du doigt, mais apres s'etre nettoyé en frissonnant, il endossa sur sa blouse d'écolier un des grands manteaux dont il releva le collet plissé, remplaça ses souliers ferrés par de fins escarpins vernis et se prépara `a descendre nu-tete. Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d'un escalier de bois, dans un recoin de cour obscur. L'haleine glacée de la nuit vint lui souffler au visage et soulever un pan de son manteau. Il fit quelques pas et, grâce `a la vague clarté du ciel, il put se rendre compte aussitôt de la configuration des lieux. Il était dans une petite cour formée par des bâtiments des dépendances. Tout y paraissait vieux et ruiné. Les ouvertures au bas des escaliers étaient béantes car les portes depuis longtemps avaient été enlevées ; on n'avait pas non plus remplacé les carreaux des fenetres qui faisaient des trous noirs dans les murs. Et pourtant toutes ces bâtisses avaient un mystérieux air de fete. Une sorte de reflet coloré flottait dans les chambres basses ou l'on avait du allumer aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La terre était balayée ; on avait arraché l'herbe envahissante. Enfin, en pretant l'oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme des voix d'enfants et de jeunes filles, l`a-bas, vers les bâtiments confus ou le vent secouait des branches devant les ouvertures roses, vertes et bleues des fenetres. Il était l`a, dans son grand manteau, comme un chasseur, `a demi penché, pretant l'oreille, lorsqu'un extraordinaire petit jeune homme sortit du bâtiment voisin, qu'on aurait cru désert. Il avait un chapeau haut de forme tres cintré qui brillait dans la nuit comme s'il eut été d'argent ; un habit dont le col lui montait dans les cheveux, un gilet tres ouvert, un pantalon `a sous-pieds... Cet élégant, qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme s'il eut été soulevé par les élastiques de son pantalon, mais avec une rapidité extraordinaire. Il salua Meaulnes au passage sans s'arreter, profondément, automatiquement, et disparut dans l'obscurité, vers le bâtiment central, ferme, château ou abbaye, dont la tourelle avait guidé l'écolier au début de l'apres-midi. Apres un instant d'hésitation, notre héros emboîta le pas au curieux petit personnage. Ils traverserent une sorte de grande cour-jardin, passerent entre des massifs, contournerent un vivier enclos de palissades, un puits, et se trouverent enfin au seuil de la demeure centrale. Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutée comme une porte de presbytere, était `a demi ouverte. L'élégant s'y engouffra. Meaulnes le suivit, et, des ses premiers pas dans le corridor, il se trouva, sans voir personne, entouré de rires, de chants, d'appels et de poursuites. Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. Meaulnes hésitait s'il allait pousser jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes derrieres lesquelles il entendait un bruit de voix, lorsqu'il vit passer dans le fond deux fillettes qui se poursuivaient. Il courut pour les voir et les rattraper, `a pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit de portes qui s'ouvrent, deux visages de quinze ans que la fraîcheur du soir et 50 la poursuite ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets `a brides, et tout va disparaître dans un brusque éclat de lumiere. Une seconde, elles tournent sur elles-memes, par jeu ; leurs amples jupes légeres se soulevent et se gonflent ; on aperçoit la dentelle de leurs longs, amusants pantalons ; puis, ensemble, apres cette pirouette, elles bondissent dans la piece et referment la porte. Meaulnes reste un moment ébloui et titubant dans ce corridor noir. Le Grand Meaulnes, I, XIII, La Fete étrange (Ed. Émile-Paul Freres).