Le Disciple Le travail par lequel une émotion s'élabore en nous et finit par se résoudre dans une idée reste si obscur que cette idée est parfois précisément le contraire de ce que le raisonnement simple aurait prévu. N'eut-il pas été naturel, par exemple, que l'antipathie admirative soulevée en moi par la rencontre du comte André aboutît soit `a une répulsion déclarée, soit `a une admiration définitive ? Dans le premier cas, j'eusse du me rejeter davantage vers la Science, et, dans l'autre, souhaiter une moralité plus active, une virilité plus pratique dans mes actes ? Oui, j'eusse du. Mais le naturel de chacun, c'est sa nature. La mienne voulait que, par une métamorphose dont je vous ai marqué de mon mieux les degrés, l'antipathie admirative pour le comte devînt chez moi un principe de critique `a mon propre égard, que cette critique enfantât une théorie un peu nouvelle de la vie, que cette théorie réveillât ma disposition native aux curiosités passionnelles, que le tout se fondît en une nostalgie des expériences sentimentales et que, juste `a ce moment, une jeune fille se rencontrât dans mon intimité, dont la seule présence aurait suffi pour provoquer le désir de lui plaire chez tout jeune homme de mon âge. Mais j'étais trop intellectuel pour que ce désir naquît dans mon cœur sans avoir traversé ma tete. Du moins, si j'ai subi le charme de grâce et de délicatesse qui émanait de cette enfant de vingt ans, je l'ai subi en croyant que je raisonnais. Il y a des heures ou je me demande s'il en a été ainsi, ou toute mon histoire m'apparaît comme plus simple, ou je me dis : « J'ai tout bonnement été amoureux de Charlotte, parce qu'elle était jolie, fine, tendre, et que j'étais jeune ; puis je me suis donné des prétextes de cerveau parce que j'étais un orgueilleux d'idées qui ne voulait pas avoir aimé comme un autre. » Quel soulagement quand je parviens `a me parler de la sorte ! Je peux me plaindre moi-meme, au lieu de me faire horreur, comme cela m'arrive lorsque je me rappelle ce que j'ai pensé alors, cette froide résolution caressée dans mon esprit, consignée dans mes cahiers, vérifiée, hélas ! dans les événements, la résolution de séduire cette enfant sans l'aimer, par pure curiosité de psychologue, pour le plaisir d'agir, de manier une âme vivante, moi aussi, d'y contempler `a meme et directement ce mécanisme des passions jusque-l`a étudié dans les livres, pour la vanité d'enrichir mon intelligence d'une expérience nouvelle. Mais oui, c'est bien ce que j'ai voulu, et je ne pouvais pas ne pas le vouloir, dressé comme j'étais par ces hérédités, par cette éducation que je vous ai dites, transplanté dans le milieu nouveau ou me jetait le hasard, et mordu, comme je le fus, par ce féroce esprit de rivalité envers cet insolent jeune homme, mon contraire. Et pourtant, qu'elle était digne de rencontrer un autre que moi, qu'une froide et meurtriere machine `a calcul mental, cette fille si pure et si vraie ! Rien que d'y songer me fend soudain le cœur et me déchire, moi qui me voudrais sec et précis comme un diagnostic de médecin [...]. Je ne me lassais pas, des ce début de notre connaissance, de constater le contraste entre l'animal de combat qu'était le comte et cette créature de grâce et de douceur qui descendait les escaliers de pierre du château d'un pas si léger, posé `a peine, et dont le sourire était si accueillant `a la fois et si timide ! J'oserai tout dire, puisque encore une fois je n'écris pas ceci pour me peindre en beau, mais pour me montrer. Je n'affirmerais pas que le désir de me faire aimer par cette adorable enfant, dans l'atmosphere de laquelle je commençais de tant me plaire, n'ait pas eu aussi pour cause ce contraste entre elle et son frere. Peut-etre l'âme de cette jeune fille, que je voyais toute pleine de ce frere si différent, devint-elle comme un champ de bataille pour la secrete, pour l'obscure antipathie que deux semaines de séjour commun transformerent aussitôt en haine. Oui, peut-etre se cachait-il, dans mon désir de séduction, la cruelle volupté d'humilier ce soldat, ce gentilhomme, ce croyant, en l'outrageant dans ce qu'il avait au monde de plus précieux. Je sais que c'est horrible, mon cher maître, ce que je dis l`a, mais je ne serais pas digne d'etre votre éleve, si je ne vous donnais ce document aussi sur l'arriere-fond de mon cœur. Et, apres tout, ce ne serait, cette nuance odieuse de sensations, qu'un phénomene nécessaire, comme les autres, comme la grâce romanesque de Charlotte, comme l'énergie simple de son frere et comme mes complications `a moi, Si Obscures `a moi-meme ! Le Disciple, IV, 3 (Ed. Fayard). Entre deux tentations Je ne me rappelle pas une réflexion, pas une combinaison. Je me rappelle des sensations tourbillonnantes, quelque chose de brulant, de frénétique, d'intolérable, une terrassante névralgie de tout mon etre intime, une lancination continue, et, — grandissant, grandissant toujours, le reve d'en finir, un projet de suicide... Commencé ou, quand, `a propos de quelle souffrance particuliere ? Je ne peux pas le dire... Vous le voyez bien, que j'ai aimé vraiment, dans ces instants-l`a, puisque toutes mes subtilités s'étaient fondues `a la flamme de cette passion, comme du plomb dans un brasier ; puisque je ne trouve pas matiere `a une analyse dans ce qui fut une réelle aliénation, une abdication de tout mon Moi ancien dans le martyre. Cette idée de la mort sortie des profondeurs intimes de ma personne, cet obscur appétit du tombeau dont je me sentis possédé comme d'une soif et d'une faim physiques, vous y reconnaîtriez, mon cher maître, une conséquence nécessaire de cette maladie de l'Amour, si admirablement étudiée par vous. Ce fut, retourné contre moi-meme, cet instinct de destruction dont vous signalez le mystérieux éveil dans l'homme en meme temps que l'instinct du sexe. Cela s'annonça d'abord par une lassitude infinie, lassitude de tant sentir sans rien exprimer jamais. Car, je vous le répete, l'angoisse des yeux de Charlotte, quand ces yeux rencontraient les miens, la défendait plus que n'auraient fait toutes les paroles. D'ailleurs, nous n'étions jamais seuls, sinon parfois quelques minutes au salon, par hasard, et ces quelques minutes se passaient dans un de ces silences imbrisables qui vous prennent `a la gorge comme avec une main. Parler alors est aussi impossible que pour un paralytique de remuer ses pieds. Un effort surhumain n'y suffirait pas. On éprouve combien l'émotion, `a un certain degré d'intensité, devient incommunicable. On se sent emprisonné, muré dans son Moi, et l'on voudrait s'en aller de ce Moi malheureux, se plonger, se rouler, s'abîmer dans la fraîcheur de la mort ou tout s'abolit. Cela continua par une délirante envie de marquer sur le cœur de Charlotte une empreinte qui ne put s'effacer, par un désir insensé de lui donner une preuve d'amour contre laquelle ne pussent jamais prévaloir ni la tendresse de son futur mari, ni l'opulence du décor social ou elle allait vivre. « Si je meurs du désespoir d'etre séparé d'elle pour toujours, il faudra bien qu'elle se souvienne longtemps, longtemps, du simple précepteur, du petit provincial capable de cette énergie dans ses sentiments !... » Il me semble que je me suis formulé ces réflexions-l`a. Vous voyez, je dis : « Il me semble. » Car, en vérité, je ne me suis pas compris durant toute cette période. Je ne me suis pas reconnu dans cette fievre de violence et de tragédie dont je fus consumé. A peine si je démele sous ce va-et-vient effréné de mes pensées une autosuggestion, comme vous dites. Je me suis hypnotisé moi-meme, et c'est comme un somnambule que j'ai arreté de me tuer `a tel jour, `a telle heure, que je suis allé chez le pharmacien me procurer la fatale bouteille de noix vomique. Au cours de ces préparatifs et sous l'influence de cette résolution, je n'espérais rien, je ne calculais rien. Une force vraiment étrangere `a ma propre conscience agissait en moi. Non. A aucun moment je n'ai été, comme `a celui-l`a, le spectateur, j'allais dire désintéressé, de mes gestes, de mes pensées et de mes actions, avec une extériorité presque absolue de la personne agissante par rapport `a la personne pensante. — Mais j'ai rédigé une note sur ce point, vous la trouverez sur la feuille de garde, dans mon exemplaire du livre de Brierre de Boismont consacré au suicide. — J'éprouvais `a ces préparatifs une sensation indéfinissable de reve éveillé, d'automatisme lucide. J'attribue ces phénomenes étranges `a un désordre nerveux voisin de la folie et causé par les ravages de l'idée fixe. Ce fut seulement le matin du jour choisi pour exécuter mon projet que je pensai `a une derniere tentative aupres de Charlotte. Je m'étais mis `a ma table pour lui écrire une lettre d'adieu. Je la vis lisant cette lettre et cette question se posa soudain `a moi : « Que fera-t-elle ? » Était-il possible qu'elle ne fut pas remuée par cette annonce de mon suicide possible? N'allait-elle pas se précipiter pour l'empecher ? Oui, elle courrait `a ma chambre. Elle me trouverait mort... A moins que je n'attendisse, pour me tuer, l'effet de cette derniere épreuve ?... — L`a, je suis bien sur d'y voir clair en moi. Je sais que cette espérance naquit exactement ainsi et précisément `a ce point de mon projet. « Hé bien ! me dis-je, essayons. » J'arretai que si, `a minuit, elle n'était pas venue chez moi, je boirais le poison. J'en avais étudié les effets. Je le savais quasi foudroyant, et j'espérais souffrir tres peu de temps. Il est étrange que toute cette journée se soit passée pour moi dans une sérénité singuliere. Je dois noter cela encore. J'étais comme allégé d'un poids, comme réellement détaché de moi-meme, et mon anxiété ne commença que vers dix heures, quand, m'étant retiré le premier, j'eus placé la lettre sur la table dans la chambre de la jeune fille. A dix heures et demie, j'entendis par ma porte entr'ouverte le marquis, la marquise et elle qui montaient. Ils s'arreterent pour causer une derniere minute dans les couloirs, puis ce furent les bonsoirs habituels et l'entrée de chacun dans sa chambre... Onze heures. Onze heures un quart. Rien encore. Je regardais ma montre posée devant moi, aupres de trois lettres préparées, pour M. de Jussat, pour ma mere et pour vous, mon cher maître. Mon cœur battait `a me rompre la poitrine, mais la volonté était ferme et froide. J'avais annoncé `a Mlle de Jussat qu'elle ne me reverrait pas le lendemain. J'étais sur de ne pas manquer `a ma parole si... Je n'osais creuser ce que ce si enveloppait d'espérance. Je regardais marcher l'aiguille des secondes et je faisais un calcul machinal, une multiplication exacte : « A soixante secondes par minute, je dois voir l'aiguille tourner encore tant de fois, car `a minuit je me tuerai... ». Un bruit de pas dans l'escalier, et que je perçus tout furtif, tout léger, avec une émotion supreme, me fit interrompre mon calcul. Ces pas s'approchaient. Ils s'arreterent devant ma porte. Brusquement cette porte s'ouvrit. Charlotte était devant moi.