Naissance de la Raison Si de longues stations, des reveries plus longues, et surtout la langueur et la plénitude voluptueuse du beau corps étendu de la derniere Parque ne m'ont pas fait perdre l'esprit^1, on voit que les Athéniens du IV^e siecle d'avant notre ere avaient peut-etre dédié `a la déesse poliade une maniere de Noël rationaliste et paien. Fille de la plus haute puissance élémentaire, Pallas d'Athenes se fait homme toutes les fois que l'homme fait usage de la raison. Sans se piquer d'allégorie, Athenes avait un sens trop délicat pour se méprendre sur un épisode central de sa religion politique. Elle se reconnaissait dans cette déesse et patronne, image vive de ses forces élevées `a leur type héroique et abstrait. Je ne sais si les hommes d'aujourd'hui saisiraient cette opération tres fine de l'esprit religieux. Ce n'était pas un simple culte rendu par la ville d'Athenes au moi athénien. L'adoration un peu brutale des Romains pour la déesse Rome eut peut-etre ce caractere d'égoisme : hommes d'État par-dessus tout, ils mettaient sur l'autel leur œuvre envisagée comme volonté créatrice et comme objet créé. Athenes ne s'adorait point sans la mâle pudeur et l'humilité que prescrit une intelligence profonde. La piété d'Athenes apportait le tempérament naturel `a cet orgueil humain, qui est la derniere folie. Morale, religion ou politique, ce qui ne fonde que sur la volonté des mortels n'est guere plus certain que ce que l'on construit sur leurs bons sentiments. La piété des Attiques a été plus parfaite, parce qu'elle repose sur un fondement moins fragile : elle prend conscience des auxiliaires secrets qui, en nombre infini, fertilisent notre labeur ; elle conçoit que la part de notre mérite, dans nos victoires les plus belles, est presque nulle, que tout, en derniere analyse, dépend d'une faveur anonyme des circonstances, et, si l'on aime mieux, d'une grâce mystérieuse. Ainsi les Athéniens, quand ils priaient Pallas, invoquaient le meilleur d'eux-memes et en meme temps ils invoquaient autre chose qu'eux. La déesse `a laquelle ils faisaient abandon, honneur et hommage d'Athenes, était bien leur propre sagesse, mais fécondée et couronnée des approbations du destin. Qu'un tel peuple, le plus sensible, le plus léger, le plus inquiet, le plus vivant, le plus misérable de tous, ait été justement celui qui vit naître Pallas et opéra l'antique découverte de la Raison, cela est naturel, mais n'en est pas moins admirable. On comprend comme, `a force d'éprouver toute vie et toute passion, les Athéniens ont du en chercher la mesure autre part que dans la vie et dans la passion. Le sentiment agitait toute leur conduite, et c'est la Raison qu'ils mirent sur leur autel. L'événement est le plus grand de l'histoire du monde. [...] L'influence de la raison athénienne créa et peut sans doute recréer l'ordre de la civilisation véritable partout ou l'on voudra comprendre que la 40 quantité des choses produites et la force des activités productrices s'accroîtraient jusqu'`a l'infini sans rien nous procurer qui fut vraiment nouveau pour nous. [...] — « Jusques `a quand serons-nous dupes du nombre et de ce qu'il a de plus vil ? Reverrons-nous la grâce et les mesures demi-divines de la -Raison ? » Je me le demandais comme je quittais `a grands pas le rude bâtiment du musée britannique ou la force barbare mene des triomphes si vains. Anthinéa, Livre I, chap. 3 (Flammarion).