La méthode de Sainte-Beuve Je suis arrivé `a un moment, ou, si l'on veut, je me trouve dans telles circonstances ou l'on peut craindre que les choses qu'on désirait le plus dire — ou, `a défaut du moins de celles-l`a, si l'affaiblissement de la sensibilité et la banqueroute du talent ne le permettent plus, celles qui venaient ensuite, qu'on était porté, par comparaison avec ce plus haut et plus secret idéal, `a ne pas estimer beaucoup, mais enfin qu'on n'a lues nulle part, qu'on peut penser qui ne seront pas dites si on ne les dit pas, et qu'on s'aperçoit qui tiennent tout de meme `a une partie meme moins profonde de notre esprit, — on ne puisse plus tout d'un coup les dire. On ne se considere plus que comme le dépositaire, qui peut disparaître d'un moment `a l'autre, de secrets intellectuels, qui disparaîtront avec lui» et on voudrait faire échec `a la force d'inertie de la paresse antérieure, en obéissant `a ce beau commandement du Christ dans saint Jean : « Travaillez pendant que vous avez encore la lumiere. » Il me semble que j'aurais ainsi `a dire sur Sainte-Beuve, et bientôt beaucoup plus `a propos de lui que sur lui-meme, des choses qui ont peut-etre leur importance, qu'en montrant en quoi il a péché, `a mon avis, comme écrivain et comme critique, j'arriverais peut-etre `a dire, sur ce que doit etre la critique et sur ce qu'est l'art, quelques choses auxquelles j'ai souvent pensé. En passant, et `a propos de lui, comme il le fait si souvent, je le prendrais comme occasion de parler de certaines formes de vie... Je pourrais [dire] quelques mots de quelques-uns de ses contemporains sur lesquels j'ai aussi quelque avis. Et puis, apres avoir critiqué les autres et lâchant cette fois Sainte-Beuve tout `a fait, je tâcherais de dire ce qu'aurait été pour moi l'art, si... Cette définition et cet éloge de la méthode de Sainte-Beuve, je les ai demandés `a cet article de M. Paul Bourget, parce que la définition était courte et l'éloge autorisé. Mais j'aurais pu citer vingt autres critiques. Avoir fait l'histoire naturelle des esprits, avoir demandé `a la biographie de l'homme, `a l'histoire de sa famille, `a toutes ses particularités, l'intelligence de ses œuvres et la nature de son génie, c'est l`a ce que tout le monde reconnaît comme son originalité, c'est ce qu'il reconnaissait lui-meme, en quoi il avait d'ailleurs raison. Taine lui-meme, qui revait d'une histoire naturelle des esprits plus systématique et mieux codifiée, et avec qui d'ailleurs Sainte-Beuve n'était pas d'accord sur les questions de race, ne dit pas autre chose dans son éloge de Sainte-Beuve : « La méthode de M. Sainte-Beuve n'est pas moins précieuse que son œuvre. En cela, il a été un inventeur. Il a importé dans l'histoire morale les procédés de l'histoire naturelle. Il a montré... » (page 96), jusqu'`a « des sciences positives ». Seulement, il ajoutait : « Il n'y a qu'`a l'appliquer... » jusqu'`a « ... un monument durable ». Taine disait cela, parce que sa conception intellectualiste de la réalité ne laissait de vérité que dans la science. Comme il avait cependant du gout et admirait diverses manifestations de l'esprit, pour expliquer leur valeur il les considérait comme des auxiliaires de la science (voir Préface de L'Intelligence). Il considérait Sainte-Beuve comme un initiateur, comme remarquable pour son temps, comme ayant presque trouvé sa méthode `a lui, Taine. Or, en art il n'y a pas (au moins dans le sens scientifique) d'initiateur, de précurseur. Tout [est] dans l'individu, chaque individu recommence, pour son compte, la tentative artistique ou littéraire ; et les œuvres de ses prédécesseurs ne constituent pas, comme dans la science, une vérité acquise dont profite celui qui suit. Un écrivain de génie aujourd'hui a tout `a faire. Il n'est pas beaucoup plus avancé qu'Homere. Mais les philosophes qui n'ont pas su trouver ce qu'il y a de réel et d'indépendant de toute science dans l'art, ont [été] obligés de s'imaginer l'art, la critique, etc. comme des sciences ou le prédécesseur est forcément moins avancé que celui qui le suit. Mais, du reste, `a quoi bon nommer tous ceux qui voient l`a l'originalité, l'excellence de la méthode de Sainte-Beuve ? Il n'y a qu'`a lui laisser la parole `a lui-meme : p. 15 (en supprimant les anciens), p. 16, 17. « La littérature, disait Sainte-Beuve, n'est pas pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l'homme et de l'organisation... On ne saurait s'y prendre de trop de façons et par trop de bouts pour connaître un homme, c'est-`a-dire autre chose qu'un pur esprit. Tant qu'on ne s'est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu'on n'y a pas répondu, ne fut-ce que pour soi seul et tout bas, on n'est pas sur de le tenir tout entier, quand meme ces questions sembleraient le plus étrangeres `a la nature de ses écrits : Que pensait-il en religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se comportait-il sur l'article femmes, argent ? Était-il riche, pauvre; quel était son régime, sa maniere de vivre journaliere ? Quel était son vice ou son faible ? Aucune des réponses `a ces questions n'est indifférente pour juger l'auteur d'un livre et le livre lui-meme, si ce livre n'est pas un traité de géométrie pure, si c'est surtout un ouvrage littéraire, c'est-`a-dire ou il entre [de] tout, etc. » Cette méthode qu'il appliqua d'instinct toute sa vie et ou vers la fin il voyait les premiers linéaments d'une sorte de botanique littéraire... L'oeuvre de Sainte-Beuve n'est pas une œuvre profonde. La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon M. Paul Bourget et tant d'autres, le maître inégalable de la critique au XIX^e, cette méthode qui consiste `a ne pas séparer l'homme et l'œuvre, `a considérer qu'il n'est pas indifférent pour juger l'auteur d'un livre, si ce livre n'est pas « un traité de géométrie pure », d'avoir d'abord répondu aux questions qui paraissent le plus étrangeres `a son œuvre (comment se comportait-il...), `a s'entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, `a collationner ses correspondances, `a interroger les nommes qui l'ont connu, en causant avec eux s'ils vivent encore, en lisant ce qu'ils ont pu écrire sur lui s'ils sont morts, cette méthode méconnaît ce qu'une fréquentation un peu profonde avec nous-meme nous apprend : qu'un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-l`a, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-meme, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur. Cette vérité, il nous faut la faire de toutes pieces et... Il est trop facile de croire qu'elle nous arrivera un beau matin dans notre courrier, sous forme d'une lettre inédite qu'un bibliothécaire de nos amis nous communiquera, ou que nous la recueillerons de la bouche de quelqu'un qui a beaucoup [connu] l'auteur. Parlant de la grande admiration qu'inspire `a plusieurs écrivains de la nouvelle génération l'œuvre de Stendhal, Sainte-Beuve dit : « Qu'ils me permettent de le leur dire, pour juger au net de cet esprit assez compliqué, et sans rien exagérer dans aucun sens, j'en reviendrai toujours de préférence, indépendamment de mes propres impressions et souvenirs, `a ce que m'en diront ceux qui l'ont connu en ses bonnes années et `a ses origines, `a ce qu'en dira M. Mérimée, M. Ampere, `a ce que m'en dirait Jacquemont s'il vivait, ceux, en un mot, qui l'ont beaucoup vu et gouté sous sa forme premiere. » Pourquoi cela ? En quoi le fait d'avoir été l'ami de Stendhal permet-il de le mieux juger ? Il est probable, au contraire, que cela generait beaucoup pour cela. Le moi qui produit les œuvres est offusqué pour ces camarades par l'autre, qui peut etre tres inférieur au moi extérieur de beaucoup de gens. Du reste, la meilleure preuve en est que Sainte-Beuve, ayant connu Stendhal, ayant recueilli aupres de « M. Mérimée » et de « M. Ampere » tous les renseignements qu'il pouvait, s'étant muni, en un mot, de tout ce qui permet, selon lui, au critique de juger plus exactement d'un livre, a jugé Stendhal de la façon suivante : « Je viens de relire, ou d'essayer, les romans de Stendhal; ils sont franchement détestables. » Ailleurs il reconnaît que Le Rouge et le Noir « intitulé ainsi on ne sait trop pourquoi et par un embleme qu'il faut deviner, a du moins de l'action. Le premier volume a de l'intéret, malgré la maniere et les invraisemblances. Il y a l`a une idée. Beyle avait pour ce commencement de roman un exemple précis, m'assure-t-on, dans quelqu'un de sa connaissance et, tant qu'il s'y est tenu, il a pu paraître vrai. La prompte introduction de ce jeune homme timide dans ce monde pour lequel il n'a pas été élevé, etc., tout cela es? bien rendu ou, du moins, le serait si l'auteur, etc. Ce ne sont pas des etres vivants, mais des automates ingénieusement construits... Dans les nouvelles qui ont des sujets italiens, il a mieux réussi... La Chartreuse de Parme est, de tous les romans de Beyle, celui qui a donné `a quelques personnes la plus grande idée de son talent dans ce genre. On voit combien je suis loin, `a l'égard de La Chartreuse de Beyle, de partager l'enthousiasme de M. de Balzac. Quand on a lu cela, on revient, tout naturellement, ce me semble, au genre français, etc... On demande une part de raison, etc., telle que l'offrent l'histoire des Fiancés de Manzoni, tout bon roman de Walter Scott ou une adorable et ; vraiment simple nouvelle de Xavier de Maistre; le reste n'est que l'œuvre d'un homme d'esprit... » Et cela finit par ces deux perles : « En critiquant ainsi avec quelque franchise les romans de Beyle, je suis loin de le blâmer de les avoir écrits... Ses romans sont ce qu'ils peuvent, mais ils ne sont pas vulgaires. Ils sont comme sa critique, surtout `a l'usage de ceux qui en font... » Et ces mots par lesquels l'étude finit : « Beyle avait au fond une droiture et une sureté dans les rapports intimes qu'il ne faut jamais oublier de reconnaître quand on lui a dit d'ailleurs ses vérités. » Tout compte fait, ce Beyle, un brave homme. Ce n'était peut-etre pas la peine de rencontrer si souvent `a dîner, `a l'Académie, etc. M. Mérimée, de tant « faire parler M. Ampere », pour arriver `a ce résultat et, quand on a lu cela, on est moins inquiet que Sainte-Beuve en pensant que viendront de nouvelles générations. Barres, avec une heure de lecture et sans « renseignements », en eut fait plus que vous. Je ne dis pas que tout ce qu'il dit de Stendhal soit faux. Mais, quand on se rappelle sur quel ton d'enthousiasme il parle des nouvelles de Mme de Gasparin ou Töpffer, il est bien clair que, si tous les ouvrages du XIX^e siecle avaient brulé sauf les Lundis, et que ce soit dans les Lundis que nous dussions nous faire une idée des rangs des écrivains du XIX^e siecle, Stendhal nous apparaîtrait inférieur [`a] Charles de Bernard, [`a] Vinet, [`a] Mole, [`a] Mme de Verdelin, [`a] Ramond, [`a] Sénac de Meilhan, [`a] Vicq d'Azyr, `a combien d'autres, et assez indistinct, `a vrai dire, entre d'Alton Shée et Jacquemont. Et l`a il n'avait pas pour l'égarer les rancunes qu'il put avoir contre d'autres écrivains. « Un artiste... », a dit Carlyle, et il finit par ne plus voir le monde que « pour l'emploi d'une illusion `a décrire ». En aucun temps, Sainte-Beuve ne semble avoir compris ce qu'il y a de particulier dans l'inspiration et le travail littéraire, et ce qui le différencie entierement des occupations des autres hommes et des autres occupations de l'écrivain. Il ne faisait pas de démarcation entre l'occupation littéraire ou, dans la solitude, faisant taire ces paroles qui sont aux autres autant qu'`a nous, et avec lesquelles, meme seuls, nous jugeons les choses sans etre nous-memes, nous nous remettons face `a face avec nous-memes, nous tâchons d'entendre, et de rendre, le son vrai de notre cœur, — et la conversation ! « Écrire... » Ce n'est que l'apparence menteuse de l'image qui donne ici quelque chose de plus extérieur et de plus vague [au métier], quelque chose de plus approfondi et recueilli `a l'intimité. En réalité, ce qu'on donne au public, c'est ce qu'on a écrit seul, pour soi-meme, c'est bien l'œuvre de soi... Ce qu'on donne `a l'intimité, c'est-`a-dire `a la conversation (si raffinée soit-elle, et la plus raffinée est la pire de toutes, car elle fausse la vie spirituelle en se l'associant : les conversations de Flaubert avec sa niece et l'horloger sont sans danger) et `a ces productions destinées `a l'intimité, c'est-`a-dire rapetissées au gout de quelques personnes et qui ne sont guere que de la conversation écrite, c'est l'œuvre d'un soi bien plus extérieur, non pas du moi profond qu'on ne retrouve qu'en faisant abstraction des autres et du moi qui connaît les autres, le moi qui a attendu pendant qu'on était avec les autres, qu'on sent bien le seul réel, et pour lequel seul les artistes finissent par vivre, comme un dieu qu'ils quittent de moins en moins et `a qui ils ont sacrifié une vie qui ne sert qu'`a l'honorer. Sans doute, `a partir des Lundis, non seulement Sainte-Beuve changera de vie, mais il s'élevera — pas bien haut ! — `a l'idée qu'une vie de travail forcé, comme celle qu'il mene, est au fond plus féconde, nécessaire `a certaines natures volontiers oisives et qui, sans elle, ne donneraient pas leurs richesses. « »[1], dira-t-il en parlant de Favre, de Fauriel, etc., etc. Il dira souvent que la vie de l'homme de lettres est dans son cabinet, malgré l'incroyable protestation qu'il élevera contre ce que Balzac dit dans La Cousine Bette. Mais il continuera `a ne pas comprendre ce monde unique, fermé, sans communication avec le dehors qu'est l'âme du poete. Il croira que les autres peuvent lui donner des conseils, l'exciter, le réprimer : « Pas de Boileau... » Et pour ne pas avoir vu l'abîme qui sépare l'écrivain de l'homme du monde, pour n'avoir pas compris que le moi de l'écrivain ne se montre que dans ses livres, et qu'il ne montre aux hommes du monde (ou meme `a ces hommes du monde que sont dans le monde les autres écrivains, qui ne redeviennent écrivains que seuls) qu'un homme du monde comme eux, il inaugurera cette fameuse méthode qui, selon Taine, Bourget, tant d'autres, est sa gloire, et qui consiste `a interroger avidement, pour comprendre un poete, un écrivain, ceux qui l'ont connu, qui le fréquentaient, qui pourront nous dire comment il se comportait sur l'article femmes, etc., c'est-`a-dire précisément sur tous les points ou le moi véritable du poete n'est pas en jeu. En aucun temps de sa vie Sainte-Beuve ne semble avoir conçu la littérature d'une façon vraiment profonde. Il la met sur le meme plan que la conversation. Cette conception si superficielle, nous le verrons, ne changera pas, mais cet idéal factice fut `a jamais perdu. La nécessité l'obligea de renoncer `a cette vie. Ayant du donner sa démission d'administrateur de la bibliotheque Mazarine, il avait besoin d'un travail qui lui permît, etc., et accepter volontiers les offres de... A partir de ce moment, ce loisir qu'il avait souhaité fut remplacé par un travail acharné. « Des le matin, nous dit un de ses secrétaires, etc. » Sans doute, ce travail le força `a mettre dehors une foule d'idées qui, peut-etre, s'il s'en fut tenu `a la vie paresseuse qu'il prévoyait au début, n'auraient jamais vu le jour. Il semble avoir été frappé du profit que certains esprits peuvent tirer ainsi de la nécessité de produire (Favre, Fauriel, Fontanes). Pendant dix ans, tout ce qu'il eut réservé pour des amis, pour lui-meme, pour une œuvre longuement méditée qu'il n'eut sans doute jamais écrite, dut prendre une forme, sortir sans cesse de lui. Ces réserves ou nous tenons de précieuses pensées, celle-ci autour de laquelle devait se cristalliser un roman, celle-l`a qu'il développerait dans une poésie, telle autre dont il avait, un jour, senti la beauté, se levaient du fond de sa pensée, tandis qu'il lisait le livre dont il devait parler et bravement, pour faire l'offrande plus belle, il sacrifiait son plus cher Isaac, sa supreme Iphigénie. « Je fais fleche de tout bois, disait-il, je tire mes dernieres cartouches. » On peut dire que, dans la fabrication de ces fusées qu'il tira pendant dix ans chaque lundi avec un éclat incomparable, il fit entrer la matiere, désormais perdue, de livres plus durables. Mais il savait bien que tout cela n'était pas perdu et que, puisqu'un peu d'éternel ou tout au moins de durable était entré dans la composition de cet éphémere, cet éphémere-l`a serait ramassé, recueilli, et que les générations continueraient `a en extraire du durable. Et, de fait, cela est devenu ces livres parfois si amusants, parfois meme vraiment agréables, qui font passer des moments de si vrai divertissement que quelques personnes, j'en suis sur, appliqueraient sincerement `a Sainte-Beuve ce qu'il dit d'Horace : « ... » Leur titre de Lundis nous rappelle qu'ils furent pour Sainte-Beuve le travail fiévreux et charmant d'une semaine, le réveil glorieux de cette matinée du lundi. Dans sa petite maison de la rue du Mont-Parnasse, le lundi matin, `a l'heure ou, l'hiver, le jour est encore bleme au-dessus des rideaux fermés, il ouvrait Le Constitutionnel et sentait qu'au meme moment les mots qu'il avait choisis venaient apporter dans bien des chambres de Paris la nouvelle des pensées brillantes qu'il avait trouvées, et exciter chez beaucoup cette admiration qu'éprouve pour soi-meme celui qui a vu naître chez lui une idée meilleure que ce qu'il a jamais lu chez les autres et qui l'a présentée dans toute sa force, avec tous ses détails qu'il n'avait pas lui-meme aperçus d'abord, en pleine lumiere, avec des ombres aussi qu'il a amoureusement caressées. Sans doute n'avait-il pas l'émotion du débutant, qui a depuis longtemps un article dans un journal, qui, ne le voyant jamais quand il ouvre le journal, finit par désespérer qu'il paraisse. Mais un matin, sa mere, en entrant dans sa chambre, a posé pres de lui le journal d'un air plus distrait que de coutume, comme s'il n'y avait rien de curieux `a y lire. Mais néanmoins, elle l'a posé tout pres de lui pour qu'il ne puisse manquer de le lire, s'est vite retirée, et a repoussé vivement la vieille servante qui allait entrer dans la chambre. Et lui, a souri, parce qu'il a compris que sa mere bien-aimée voulait qu'il ne se doutât de rien, qu'il eut toute la surprise de sa joie et qu'il fut seul `a la savourer et ne fut pas irrité par des paroles des autres pendant qu'il lisait, et obligé par fierté de cacher sa joie `a ceux qui auraient indiscretement demandé `a la partager avec lui. Cependant, au-dessus du jour bleme, le ciel est de la couleur de la braise : dans les rues brumeuses, des milliers de journaux, humides encore de la presse et du petit jour mouillé, courant, plus nourrissants et plus savoureux que les brioches chaudes qu'on brisera, autour de la lampe encore allumée, dans le café au lait, vont porter sa pensée mille fois multipliée dans toutes les demeures. Il fait vite acheter d'autres exemplaires du journal, pour bien toucher du doigt le miracle de cette multiplication surprenante, se faire l'âme d'un nouvel acheteur, ouvrir d'un œil non prévenu cet autre exemplaire et y trouver la meme pensée. Et comme le soleil s'étant gonflé, rempli, illuminé, a sauté par le petit élan de sa dilatation au-dessus de l'horizon violacé, il voit, triomphant dans chaque esprit, sa pensée, `a la meme heure, monter comme un soleil et le teindre tout entier de ses couleurs. Sainte-Beuve n'était plus un débutant et n'éprouvait plus de ces joies. Mais cependant, dans le petit jour d'hiver, il voyait, dans son lit `a hautes colonnes, Mme de Boigne ouvrant Le Constitutionnel ; il se disait qu'`a deux heures le Chancelier viendrait la voir et en parlerait avec elle, que peut-etre, ce soir, il allait recevoir un mot de Mme Allart ou de Mme d'Arbouville lui disant ce qu'on en aurait pensé. Et ainsi ses articles lui apparaissaient comme une sorte d'arche dont le commencement était bien dans sa pensée et dans sa prose, mais dont la fin plongeait dans l'esprit et l'admiration de ses lecteurs, ou elle accomplissait sa courbe et recevait ses dernieres couleurs. Il en est d'un article comme de ces phrases que nous lisons en frémissant, dans le journal, au compte rendu de la Chambre : « m. le président du conseil, MINISTRE DE L'INTÉRIEUR ET DES CULTES : " VOUS Verrez... " (Vives protestations `a droite, salve d'applaudissements `a gauche, rumeur prolongée.) » et dans la composition desquelles l'indication qui la précede, et les marques d'émotion qui la suivent, entrent pour une partie aussi intégrante que les mots prononcés. En réalité, `a « vous verrez » la phrase n'est nullement finie, elle commence `a peine, et « vives protestations `a droite, etc. » est sa fin, plus belle que son milieu, digne de son début. Ainsi la beauté journalistique n'est pas tout entiere dans l'article ; détachée des esprits ou elle s'acheve, ce n'est qu'une Vénus brisée. Et comme c'est de la foule (cette foule fut-elle une élite) qu'elle reçoit son expression derniere, cette expression est toujours un peu vulgaire. C'est aux silences de l'approbation imaginée de tel ou tel lecteur que le journaliste pese ses mots et trouve leur équilibre avec sa pensée. Aussi son œuvre, écrite avec l'inconsciente collaboration des autres, est-elle moins personnelle. Comme nous voyons Sainte-Beuve croire que la vie de salon qui lui plaisait, était indispensable `a la littérature, et la projeter `a travers les siecles, ici cour de Louis XIV, l`a cercle choisi du Directoire, de meme... En réalité, ce créateur de toute la semaine [qui] souvent meme ne s'est [pas] reposé le dimanche et reçoit son salaire de gloire le lundi par le plaisir qu'il cause `a de bons juges et les coups qu'il inflige aux méchants, conçoit toute littérature aussi comme des sortes de Lundis que peut-etre on pourra relire, mais qui doivent avoir été écrits `a leur heure, avec souci de l'opinion des bons juges, pour plaire, et sans trop compter sur la postérité. Il voit la littérature sous la catégorie du temps. « Je vous annonce une intéressante saison poétique », écrit-il `a Béranger. [...] Il se demande si on aimera plus tard la littérature et il dit aux Goncourt, `a propos de Madame Gervaisais : « . » La littérature lui paraît une chose d'époque et qui vaut ce que valait le personnage. En somme, il vaut mieux jouer un grand rôle politique et ne pas écrire que d'etre un mécontent politique et écrire un livre de morale..., etc. Aussi n'est-il pas comme Emerson qui disait qu'il fallait atteler son char `a une étoile. Il tâche de l'atteler `a ce qui est le plus contingent, la politique : « Collaborer `a un grand mouvement social m'a paru intéressant », dit-il. Il est revenu vingt fois sur le regret que Chateaubriand, que Lamartine, qu'Hugo aient fait de la politique ; mais en réalité, la politique est plus étrangere `a leurs œuvres qu'`a ses critiques. Pourquoi dit-il pour Lamartine, « le talent est en dehors » ? Pour Chateaubriand : « Ces Mémoires sont peu aimables... Car pour le talent... ». « Je ne pourrais en effet parler d'Hugo. » On y avait pour lui du gout, mais aussi de la considération. « Sachez que si vous tenez `a l'opinion des autres, on tient `a la vôtre », lui écrivait Mme d'Arbouville, et il nous dit qu'elle lui avait donné comme devise : Vouloir plaire et rester libre. En réalité, libre il l'était si peu que, tant que Mme Récamier vécut, il tremblait de dire quelque chose d'hostile sur Chateaubriand. Par exemple, des que Mme Récamier et Chateaubriand furent morts, il se rattrapa ; je ne sais pas si c'est ce qu'il a appelé dans ses « notes et pensées » : « Apres avoir été avocat, j'ai bien envie de devenir juge. » Toujours est-il qu'il détruisit, morceau par morceau, ses opinions précédentes. Ayant eu `a rendre compte des Mémoires d'outre-tombe apres une lecture qui avait eu lieu chez Mme Récamier, arrivé `a l'endroit ou Chateaubriand dit : « », il protestait, trouvait que ce scrupule faisait voir trop de délicatesse : « Non, ce n'est pas chez vous... » Quand, apres la mort de Chateaubriand et de Mme Récamier, il rendit compte des Mémoires d'outre-tombe, arrivé `a ce meme passage, il interrompt de nouveau l'auguste narrateur, mais cette fois, ce n'est plus pour lui dire : « Mais c'est trop naturel. » — « Comment ! lui dit-il... » Meme sur le compte d'un des hommes dont il a dit le plus de bien, avec le plus d'éclat, le plus de gout, le plus de continuité, le chancelier Pasquier, il me semble que s'il n'a pas contredit ses éloges enthousiastes, c'est sans doute que la vieillesse indéfiniment prolongée de Mme de Boigne l'en a empeché. « Mme de Boigne se plaint de ne plus vous voir, lui écrit le Chancelier (comme George Sand lui écrivait : « Alfred de Musset... »). Voulez-vous venir me prendre au Luxembourg ? Nous causerons, etc. » A la mort du Chancelier, Mme de Boigne vit encore. Trois articles sur le Chancelier, assez élogieux pour plaire `a cette amie désolée. Mais `a la mort de [Mme de Boigne] nous lisons dans les Portraits : « Cousin dit... », et il dit au dîner Magny `a Goncourt qui ne peut pas s'empecher de dire : « C'est affreux d'etre pleuré par Sainte-Beuve. » Mais généralement sa susceptibilité, son humeur changeante, son prompt dégout de ce dont il s'était d'abord engoué, faisaient que, du vivant meme des gens, il « se rendait libre ». On n'avait pas besoin d'etre mort, il suffisait d'etre brouillé avec lui et c'est ainsi que nous avons les articles contradictoires sur Hugo, Lamartine, Lamennais, etc. et sur Béranger, dont il dit dans les... Cette « liberté reprise » faisait `a sa « volonté de plaire » le contrepoids qui était indispensable `a la considération. Il faut ajouter qu'en lui il [y] avait, avec une certaine disposition `a s'incliner devant les pouvoirs établis, une certaine disposition `a s'en affranchir, une tendance mondaine et conservatrice, une tendance libérale et libre penseuse. A la premiere, nous devons la place énorme que tous les grands personnages politiques de la monarchie de Juillet tiennent dans son œuvre, ou on ne peut pas faire un pas, dans ces salons ou il assemble les interlocuteurs illustres, pensant que de la discussion jaillira la lumiere, sans rencontrer M. Mole, tous les Noailles possibles, qu'il respecte au point de trouver qu'il serait coupable, apres deux cents ans, de citer entierement, dans un de ses articles, le portrait de Mme de Noailles dans Saint-Simon, et qu'`a côté de cela, et comme en revanche de cela, il tonne contre les candidatures aristocratiques `a l'Académie (pourtant `a propos de l'élection si légitime du duc de Broglie), disant : ces gens-l`a finiront par faire nommer leurs concierges. Vis-`a-vis de l'Académie meme, son attitude est `a la fois d'un ami de M. Mole, qui trouve que la candidature Baudelaire, pourtant son grand ami, serait une plaisanterie, et qui écrit qu'il doit etre déj`a fier d'avoir plu aux académiciens : « Vous avez fait bonne impression, cela n'est-il rien ? », et tantôt d'un ami de Renan, qui trouve que Taine s'est humilié en soumettant ses Essais au jugement d'académiciens qui ne peuvent pas le comprendre, qui tonne contre Mgr Dupanloup qui a empeché Littré d'etre de l'Académie et qui dit `a son secrétaire des le premier jour : « Le jeudi je vais `a l'Académie, mes collegues sont des gens insignifiants. » Il fait des articles de complaisance, il l'a avoué lui-meme, sur l'un ou l'autre, mais refuse, avec violence, de dire du bien de M. Pongerville dont il dit : « Aujourd'hui, il n'entrerait pas. » Il a ce qu'il appelle le sentiment de sa dignité, et le manifeste d'une façon solennelle qui est quelquefois un peu comique. Passe encore que, Stupidement accusé d'avoir touché un pot-de-vin de cent francs, il raconte qu'il écrivit au Journal des Débats une lettre « dont l'accent ne trompe pas, comme seuls peuvent en écrire des honnetes gens ». Passe encore qu'accusé par M. de Pontmartin ou que, se croyant indirectement visé par un discours de M. Villemain, il s'écrie : « ... » Mais il est comique qu'apres avoir averti les Goncourt qu'il dirait du mal de Madame Gervaisais et ayant appris par un tiers qu'ils avaient dit `a la princesse : « Sainte-Beuve va bien... », il entre dans une colere blanche sur ce mot d'éreintement, s'écrie : « Je ne fais pas d'éreintement. » C'est un des Sainte-Beuve, qui répondit au... Ses livres, Chateaubriand et son groupe littéraire plus que tous, ont l'air de salons en enfilade ou l'auteur a invité divers interlocuteurs, qu'on interroge sur les personnes qu'ils ont connues, qui apportent leur témoignage destiné `a en contredire d'autres et, par l`a, `a montrer que dans l'homme qu'on a l'habitude de louer, il y a aussi fort `a dire, ou pour classer par l`a celui qui contredira dans une autre famille d'esprits. Et ce n'est pas entre deux visites, c'est au sein d'un meme visiteur qu'est la contradiction. Sainte-Beuve ne se fait pas faute de rappeler une anecdote, d'aller chercher une lettre, d'appeler en témoignage un homme d'autorité et de sagesse qui se chauffait les pieds avec philosophie, mais qui ne demande pas mieux que d'apporter son petit coup de marteau, pour montrer que celui qui vient de donner un tel avis en avait un tout autre. M. Mole, son chapeau haut de forme `a la main, rappelle que Lamartine, quand il apprit que Royer-Collard se présentait `a l'Académie, lui écrivit spontanément pour lui demander de voter [pour] lui, mais le jour de l'élection venu, vota contre lui, et une autre fois, ayant voté contre Ampere, envoya Mme de Lamartine [le] féliciter chez Mme Récamier. Je me demande par moments si ce qu'il y a encore de mieux dans l'œuvre de Sainte-Beuve, ce ne sont pas ses vers. Tout jeu de l'esprit a cessé. Les choses ne sont plus approchées de biais avec mille adresses et prestiges. Le cercle infernal et magique est rompu. Comme si le mensonge constant de la pensée tenait chez lui `a l'habileté factice de l'expression, en cessant de parler en prose il cesse de mentir. Comme un étudiant, obligé de traduire sa pensée en latin, est obligé de la mettre `a nu, Sainte-Beuve se trouve pour la premiere fois en présence de la réalité et en reçoit un sentiment direct. Il y a plus de sentiment direct dans les Rayons jaunes, dans les Larmes de Racine, dans tous ses vers, que dans toute sa prose. Seulement si le mensonge l'abandonne, tous ses avantages l'abandonnent aussi. Comme un homme habitué `a l'alcool et qu'on met au régime du lait, il perd, avec sa vigueur factice, toute force. « Cet etre, comme il est gauche et laid. » Il n'y a rien de plus touchant que cette pauvreté de moyens chez le grand et prestigieux critique, rompu `a toutes les élégances, les éloquences, les finesses, les farces, les attendrissements, les démarches, les caresses de style. Plus rien. De son immense culture, de ses grands exercices de lettré, il lui reste seulement le rejet de toute enflure, de toute banalité, de toute expression peu contrôlée, et les images sont cherchées et séverement choisies : quelque chose qui rappelle le Studieux et l'exquis des vers d'un André Chénier, d'un Anatole France. Mais tout cela est voulu et pas `a lui. Il cherche `a faire ce qu'il a admiré chez Théocrite, chez Cooper, chez Racine. De lui, de lui inconscient, profond, personnel, il n'y a guere que la gaucherie. Elle revient souvent, comme le naturel. Mais ce peu de chose, ce peu de chose charmant et sincere d'ailleurs qu'est sa poésie, cet effort savant et quelquefois heureux pour exprimer la pureté de l'amour, la tristesse des fins d'apres-midi dans les grandes villes, la magie du souvenir, l'émotion des lectures, la mélancolie des vieillesses incrédules, montre — parce qu'on sent que c'est la seule chose réelle en lui — l'absence de signification de toute une œuvre critique merveilleuse, immense, bouillonnante — puisque toutes ces merveilles se ramenent `a cela. Apparence, les Lundis. Réalité, ce peu de vers. Les vers d'un critique, c'est le poids `a la balance de l'éternité de toute son œuvre. Contre Sainte-Beuve, (Gallimard, 1971, coll. « La Pléiade », pp. 219-232). ------------------------------- [1] Espace blanc qui figure également dans le texte d’origine.