Les Caves du Vatican L'ACTE GRATUIT A-t-il bientôt fini de jouer avec la lumiere ? pensait Lafcadio impatienté. Que fait-il `a présent ? (Non ! je ne leverai pas les paupieres.) Il est debout... Serait-il attiré par ma valise ? Bravo ! Il constate qu'elle est ouverte. Pour en perdre la clef aussitôt, c'était bien adroit d'y avoir fait mettre, `a Milan, une serrure compliquée qu'on a du crocheter `a Bologne ! Un cadenas du moins se remplace... Dieu me damne : il enleve sa veste ? Ah ! tout de meme regardons. Sans attention pour la valise de Lafcadio, Fleurissoire, occupé `a son nouveau faux col, avait mis bas sa veste pour pouvoir le boutonner plus aisément ; mais le madapolam empesé, dur comme du carton, résistait `a tous ses efforts. — Il n'a pas l'air heureux, reprenait `a part soi Lafcadio. Il doit souffrir d'une fistule, ou de quelque affection- cachée. L'aiderai-je ! Il n'y parviendra pas tout seul... Si pourtant ! le col enfin admit le bouton. Fleurissoire reprit alors, sur le coussin ou il l'avait posée pres de son chapeau, de sa veste et de ses manchettes, sa cravate et, s'approchant de la portiere, chercha comme Narcisse sur l'onde, sur la vitre, `a distinguer du paysage son reflet. — Il n'y voit pas assez. Lafcadio redonna de la lumiere. Le train longeait alors un talus, qu'on voyait `a travers la vitre, éclairé par cette lumiere de chaque compartiment projetée ; cela formait une suite de carrés clairs qui dansaient le long de la voie et se déformaient tour `a tour selon chaque accident du terrain. On apercevait, au milieu de l'un d'eux, danser l'ombre falote de Fleurissoire ; les autres carrés étaient vides. — Qui le verrait ? pensait Lafcadio. L`a, tout pres de ma main, sous ma main, cette double fermeture, que je peux faire jouer aisément ; cette porte qui, cédant tout `a coup, le laisserait crouler en avant ; une petite poussée suffirait ; il tomberait dans la nuit comme une masse ; meme on n'entendrait pas un cri... Et demain, en route pour les îles !... Qui le saurait ? La cravate était mise, un petit nœud marin tout fait ; `a présent Fleurissoire avait repris une manchette et l'assujettissait au poignet droit ; et, ce faisant, il examinait, au-dessus de la place qu'il occupait tout `a l'heure, la photographie (une des quatre qui décoraient le compartiment) de quelque palais pres de la mer. — Un crime immotivé, continuait Lafcadio : quel embarras pour la police ! Au demeurant, sur ce sacré talus, n'importe qui peut, d'un compartiment voisin, remarquer qu'une portiere s'ouvre, et voir l'ombre du Chinois cabrioler. Du moins les rideaux du couloir sont tirés... Ce n'est pas tant des événements que j'ai curiosité, que de moi-meme. Tel se croit capable de tout, qui, devant que d'agir, recule... Qu'il y a loin, entre l'imagination et le fait !... Et pas plus le droit de reprendre son coup qu'aux échecs. Bah ! qui prévoirait tous les risques, le jeu perdrait tout intéret !... Entre l'imagination d'un fait et... Tiens ! le talus cesse. Nous sommes sur un pont, je crois ; une riviere... Sur le fond de la vitre, `a présent noire, les reflets apparaissaient plus clairement. Fleurissoire se pencha pour rectifier la position de sa cravate. — L`a, sous ma main, cette double fermeture — tandis qu'il est distrait et regarde au loin devant lui — joue, ma foi ! plus aisément encore qu'on eut cru. Si je puis compter jusqu'`a douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. Je commence : Une ; deux ; trois ; quatre ; (lentement ! lentement !) cinq ; six ; sept ; huit ; neuf... Dix, un feu !... Fleurissoire ne poussa pas un cri. Les Caves du Vatican, livre V, chap. 1 (Gallimard). […] — Voyez-vous, Lafcadio, dans le milieu ou je vis `a Paris, parmi tous ceux que je fréquente: gens du monde, gens d'Église, gens de lettres, académiciens, je ne trouve `a vrai dire personne `a qui parler; je veux dire : `a qui confier les nouvelles préoccupations qui m'agitent. Car je dois vous avouer que depuis notre premiere rencontre, mon point de vue a completement changé. — Allons, tant mieux! dit impertinemment Lafcadio. — Vous ne sauriez croire, vous qui n'etes pas du métier, combien une éthique erronée empeche le libre développement de la faculté créatrice. Aussi rien n'est plus éloigné de mes anciens romans que celui que je projette aujourd'hui. La logique, la conséquence, que j'exigeais de mes personnages, pour la mieux assurer je l'exigeais d'abord de moi-meme; et cela n'était pas naturel. Nous vivons contrefaits, plutôt que de ne pas ressembler au portrait que nous avons tracé de nous d'abord : c'est absurde; ce faisant, nous risquons de fausser le meilleur. Lafcadio souriait toujours, attendant venir et s'amusant `a reconnaître l'effet lointain de ses premiers propos. — Que vous dirais-je, Lafcadio? Pour la premiere fois je vois devant moi le champ libre... comprenez-vous ce que veulent dire ces mots : le champ libre?... Je me dis qu'il l'était déj`a; je me répete qu'il l'est toujours, et que seules jusqu'`a présent, m'obligeaient d'impures considérations de carriere, de public, et de juges ingrats dont le poete espere en vain récompense. Désormais je n'attends plus rien que de moi. Désormais j'attends tout de moi; j'attends tout de l'homme sincere; et j'exige n'importe quoi; puisque aussi bien je pressens `a présent les plus étranges possibilités en moi-meme. Puisque ce n'est que sur le papier, j'ose leur donner cours. Nous verrons bien! Il respirait profondément, rejetait l'épaule en arriere, soulevait l'omoplate `a la maniere presque d'une aile déj`a, comme si l'étouffaient `a demi de nouvelles perplexités. Il poursuivait confusément, `a voix plus basse: — Et puisqu'ils ne veulent pas de moi, ces Messieurs de l'Académie, je m'apprete `a leur fournir de bonnes raisons de ne pas m'admettre; car ils n'en avaient pas. Ils n'en avaient pas. Sa voix devenait brusquement presque aiguë, scandant ces derniers mots; il s'arretait, puis reprenait, plus calme : — Donc, voici ce que j'imagine... Vous m'écoutez? — Jusque dans l'âme, dit en riant toujours Lafcadio. — Et me suivez? — Jusqu'en enfer. . Julius humecta de nouveau son mouchoir, s'assit dans un fauteuil; en face de lui, Lafcadio se mit `a fourchon sur une chaise : — Il s'agit d'un jeune homme, dont je veux faire un criminel. — Je n'y vois pas difficulté. — Eh! eh! fit Julius, qui prétendait `a la difficulté. — Mais, romancier, qui vous empeche? et du moment qu'on imagine, d'imaginer tout `a souhait? — Plus ce que j'imagine est étrange, plus j'y dois apporter de motif et d'explication. — Il n'est pas malaisé de trouver des motifs de crime. — Sans doute... mais précisément, je n'en veux point. Je ne veux pas de motif au crime; il me suffit de motiver le criminel. Oui; je prétends l'amener `a commettre gratuitement le crime ; `a désirer commettre un crime parfaitement immotivé. Lafcadio commençait `a preter une oreille plus attentive. — Prenons-le tout adolescent : je veux qu'`a ceci se reconnaisse l'élégance de sa nature, qu'il agisse surtout par jeu, et qu'`a son intéret il préfere couramment son plaisir. — Ceci n'est pas commun peut-etre... hasarda Lafcadio. — N'est-ce pas! dit Julius tout ravi. Ajoutons-y qu'il prend plaisir `a se contraindre... — Jusqu'`a la dissimulation. — Inculquons-lui l'amour du risque. — Bravo! fit Lafcadio toujours plus amusé : S'il sait preter l'oreille au démon de la curiosité, je crois que votre éleve est `a point. Ainsi tour `a tour bondissant et dépassant, puis dépassé, on eut dit que l'un jouait `a saute-mouton avec l'autre : JULIUS. — Je le vois d'abord qui s'exerce; il excelle aux menus larcins. Lafcadio. — Je me suis maintes fois demandé comment il ne s'en commettait pas davantage. Il est vrai que les occasions ne s'offrent d'ordinaire qu'`a ceux-l`a seuls, `a l'abri du besoin, qui ne se laissent pas solliciter. Julius. — A l'abri du besoin; il est de ceux-l`a, je l'ai dit. Mais ces seules occasions le tentent qui exigent de lui quelque habileté, de la ruse... Lafcadio. — Et sans doute l'exposent un peu. Julius. — Je disais qu'il se plait au risque. Au demeurant il répugne `a l'escroquerie; il ne cherche point `a s'approprier, mais s'amuse `a déplacer subrepticement les objets. Il y apporte un vrai talent d'escamoteur. Lafcadio. — Puis l'impunité l'encourage... Julius. — Mais elle le dépite `a la fois. S'il n'est pas pris, c'est qu'il se proposait jeu trop facile. Lafcadio. — II se provoque au plus risqué. Julius. — Je le fais raisonner ainsi... Lafcadio. — Etes-vous bien sur qu'il raisonne? Julius, poursuivant. — C'est par le besoin qu'il avait de le commettre que se livre l'auteur du crime. Lafcadio. — Nous avons dit qu'il était tres adroit. Julius. — Oui; d'autant plus adroit qu'il agira la tete froide. Songez donc: un crime que ni la passion, ni le besoin ne motive. Sa raison de commettre le crime, c'est précisément de le commettre sans raison. Lafcadio. — C'est vous qui raisonnez son crime; lui, simplement, le commet. Julius. — Aucune raison pour supposer criminel celui qui a commis le crime sans raison. Lafcadio. — Vous etes trop subtil. Au point ou vous l'avez porté, il est ce qu'on appelle : un homme libre. Julius. — A la merci de la premiere occasion. Lafcadio. — II me tarde de le voir `a l'œuvre. Qu'allez-vous bien lui proposer? Julius. — Eh bien, j'hésitais encore. Oui; jusqu'`a ce soir, j'hésitais... Et tout `a coup, ce soir, le journal, aux dernieres nouvelles, m'apporte tout précisément l'exemple souhaité. Une aventure providentielle! C'est affreux : figurez-vous qu'on vient d'assassiner mon beau-frere ! Lafcadio. — Quoi! le petit vieux du wagon, c'est... Julius. — C'était Amédée Fleurissoire, `a qui j'avais preté mon billet, que je venais de mettre dans le train. Une heure auparavant il avait pris six mille francs `a ma banque, et, comme il les portait sur lui, il ne me quittait pas sans craintes; il nourrissait des idées grises, des idées noires, que sais-je? Les Caves du Vatican, livre V, chap. III (Gallimard).