LA JEUNE PARQUE A André Gide. Depuis bien des années j'avais laissé l'art des vers ; essayant de m'y astreindre encore, j'ai fait cet exercice que je te dédie. 1917 Ciel a-t-il formé cet amas de merveilles Pour la demeure d'un serpent? P. Corneille. Qui pleure l`a, sinon le vent simple, `a cette heure Seule avec diamants extremes?... Mais qui pleure, Si proche de moi-meme au moment de pleurer ? Cette main, sur mes traits qu'elle reve effleurer, Distraitement docile `a quelque fin profonde, Attend de ma faiblesse une larme qui fonde, Et que de mes destins lentement divisé, Le plus pur en silence éclaire un cœur brisé. La houle me murmure une ombre de reproche, 10 Ou retire ici-bas, dans ses gorges de roche, Comme chose déçue et bue amerement, Une rumeur de plainte et de resserrement.... Que fais-tu, hérissée, et cette main glacée, Et quel frémissement d'une feuille effacée Persiste parmi vous, îles de mon sein nu?... Je scintille, liée `a ce ciel inconnu.... L'immense grappe brille `a ma soif de désastres. Tout-puissants étrangers, inévitables astres Qui daignez faire luire au lointain temporel 20 Je ne sais quoi de pur et de surnaturel; Vous qui dans les mortels plongez jusques aux larmes Ces souverains éclats, ces invincibles armes, Et les élancements de votre éternité, Je suis seule avec vous, tremblante, ayant quitté Ma couche; et sur l'écueil mordu par la merveille, J'interroge mon cœur quelle douleur l'éveille, Quel crime par moi-meme ou sur moi consommé?... ...Ou si le mal me suit d'un songe refermé, Quand (au velours du souffle envolé l'or des lampes) 30 J'ai de mes bras épais environné mes tempes, Et longtemps de mon âme attendu les éclairs? Toute? Mais toute `a moi, maîtresse de mes chairs, Durcissant d'un frisson leur étrange étendue, Et dans mes doux liens, `a mon sang suspendue, Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais De regards en regards, mes profondes forets. J'y suivais un serpent qui venait de me mordre. La conscience s'est donc éveillée sous la morsure de la sensualité. Cette épreuve salutaire a enrichi la connaissance de soi, grâce aux révélations de la psychanalyse. Mais elle fait, par contracte, regretter l'innocence de l'âme ancienne. Harmonieuse MOI, différente d'un songe, Femme flexible et ferme aux silences suivis 40 D'actes purs!... Front limpide, et par ondes ravis, Si loin que le vent vague et velu les acheve, Longs brins légers qu'au large un vol mele et souleve, Dites!... J'étais l'égale et l'épouse du jour, Seul support souriant que je formais d'amour A la toute-puissante altitude adorée.... Quel éclat sur mes cils aveuglément dorés, O paupieres qu'opprime une nuit de trésor, Je priais `a tâtons dans vos ténebres d'or! Poreuse `a l'éternel qui me semblait m'enclore, 50 Je m'offrais dans mon fruit de velours qu'il dévore; Rien ne me murmurait qu'un désir de mourir Dans cette blonde pulpe au soleil put murir : Mon amere saveur ne m'était point venue. Je ne sacrifiais que mon épaule nue A la lumiere; et sur cette gorge de miel, Dont la tendre naissance accomplissait le ciel, Se venait assoupir la figure du monde. Puis dans le dieu brillant, captive vagabonde, Je m'ébranlais brulante et foulais le sol plein, 60 Liant et déliant mes ombres sous le lin. Heureuse! A la hauteur de tant de gerbes belles, Qui laissais `a ma robe obéir les ombelles, Dans les abaissements de leur frele fierté Et si, contre le fil de cette liberté, Si la robe s'arrache `a la rebelle ronce, L'arc de mon brusque corps s'accuse et me prononce, Nu sous le voile enflé de vivantes couleurs Que dispute ma race aux longs liens de fleurs! Je regrette `a demi cette vaine puissance.... 70 Une avec le désir, je fus l'obéissance Imminente, attachée `a ces genoux polis; De mouvements si prompts mes vœux étaient remplis Que je sentais ma cause `a peine plus agile! Vers mes sens lumineux nageait ma blonde argile, Et dans l'ardente paix des songes naturels, Tous ces pas infinis me semblaient éternels. Si ce n'est, ô Splendeur, qu'`a mes pieds l'Ennemie, Mon ombre! la mobile et la souple momie, De mon absence peinte effleurait sans effort 80 La terre ou je fuyais cette légere mort. Entre la rose et moi, je la vois qui s'abrite; Sur la poudre qui danse, elle glisse et n'irrite Nul feuillage, mais passe, et se brise partout.... Glisse! Barque funebre.... Et moi vive, debout, Dure, et de mon néant secretement armée, Mais, comme par l'amour une joue enflammée, Et la narine jointe au vent de l'oranger, Je ne rends plus au jour qu'un regard étranger.... 90 Oh! combien peut grandir dans ma nuit curieuse De mon cœur séparé la part mystérieuse, Et de sombres essais s'approfondir mon art!... Loin des purs environs, je suis captive, et par L'évanouissement d'arômes abattus, Je sens sous les rayons, frissonner ma statue, Des caprices de l'or, son marbre parcouru. Mais je sais ce que voit mon regard disparu; Mon œil noir est le seuil d'infernales demeures! Je pense, abandonnant `a la brise des heures 100 Et l'âme sans retour des arbustes amers, Je pense, sur le bord doré de l'univers, A ce gout de périr qui prend la Pythonisse En qui mugit l'espoir que le monde finisse. Je renouvelle en moi mes énigmes, mes dieux, Mes pas interrompus de paroles aux cieux, Mes pauses, sur le pied portant la reverie, Qui suit au miroir d'aile un oiseau qui varie, Cent fois sur le soleil joue avec le néant, Et brule, au sombre but de mon marbre béant. 110 O dangereusement de son regard la proie! Car l'œil spirituel sur ses plages de soie Avait déj`a vu luire et pâlir trop de jours Dont je m'étais prédit les couleurs et le cours. L'ennui, le clair ennui de mirer leur nuance, Me donnait sur ma vie une funeste avance : L'aube me dévoilait tout le jour ennemi. J'étais `a demi morte, et peut-etre, `a demi Immortelle, revant que le futur lui-meme Ne fut qu'un diamant fermant le diademe 120 Ou s'échange le froid des malheurs qui naîtront Parmi tant d'autres feux absolus de mon front. Osera-t-il, le Temps, de mes diverses tombes, Ressusciter un soir favori des colombes, Un soir qui traîne au fil d'un lambeau voyageur De ma docile enfance un reflet de rougeur, Et trempe `a l'émeraude un long rose de honte? Souvenir, ô bucher, dont le vent d'or m'affronte. Souffle au masque la pourpre imprégnant le refus D'etre moi-meme en flamme une autre que je fus.... 130 Viens, mon sang, viens rougir la pâle circonstance Qu'ennoblissait l'azur de la sainte distance, Et l'insensible iris du temps que j'adorai! Viens consumer sur moi ce don décoloré; Viens! que je reconnaisse et que je les haisse, Cette ombrageuse enfant, ce silence complice, Ce trouble transparent qui baigne dans les bois ... Et de mon sein glacé rejaillisse la voix Que j'ignorais si rauque et d'amour si voilée.... Le col charmant cherchant la chasseresse ailée. 140 Mon cœur fut-il si pres d'un cœur qui va faiblir? Fut-ce bien moi, grands cils, qui crus m'ensevelir Dans l'arriere douceur riant `a vos menaces... O pampres! sur ma joue errant en fils tenaces, Ou toi... de cils tissue et de fluides futs, Tendre lueur d'un soir brisé de bras confus? La jeune Parque a pris conscience de sa vie mortelle. Déj`a elle aperçoit son tombeau.... « Que dans le ciel placés, mes yeux tracent mon temple! Et que sur moi repose un autel sans exemple! » Criaient de tout mon corps la pierre et la pâleur... La terre ne m'est plus qu'un bandeau de couleur 150 Qui coule et se refuse au front blanc de vertige.... Tout l'univers chancelle et tremble sur ma tige, La pensive couronne échappe `a mes esprits, La mort veut respirer cette rose sans prix Dont la douceur importe `a sa fin ténébreuse! Que si ma tendre odeur grise ta tete creuse, O mort, respire enfin cette esclave de roi : Appelle-moi, délie!... Et désespere-moi, De moi-meme si lasse, image condamnée! Écoute.... N'attends plus.... La renaissante année 160 A tout mon sang prédit de secrets mouvements : Le gel cede `a regret ses derniers diamants.... Demain, sur un soupir des Bontés constellées, Le printemps vient briser les fontaines scellées : L'étonnant printemps rit, viole.... On ne sait d'ou Venu? Mais la candeur ruisselle `a mots si doux Qu'une tendresse prend la terre `a ses entrailles.... Les arbres regonflés et recouverts d'écailles Chargés de tant de bras et de trop d'horizons, Meuvent sur le soleil leurs tonnantes toisons, 170 Montent dans l'air amer avec toutes leurs ailes De feuilles par milliers qu'ils se sentent nouvelles.... N'entends-tu pas frémir ces noms aériens, O Sourde!... Et dans l'espace accablé de liens, Vibrant de bois vivace infléchi par la cime, Pour et contre les dieux ramer l'arbre unanime, La flottante foret de qui les rudes troncs Portent pieusement `a leurs fantasques fronts, Aux déchirants départs des archipels superbes, Un fleuve tendre, ô mort, et caché sous les herbes? La peur des maternités futures l'empeche toutefois de céder `a la tentation Elle pleure, songe au suicide. Puis, réconciliée provisoirement avec l'existence elle retrouve dans le sommeil un peu de repos. 180 Mystérieuse Moi, pourtant, tu vis encore! Tu vas te reconnaître au lever de l'aurore Amerement la meme.... Un miroir de la mer Se leve.... Et sur la levre, un sourire d'hier Qu'annonce avec ennui l'effacement des signes, Glace dans l'orient déj`a les pâles lignes De lumiere et de pierre, et la pleine prison Ou flottera l'anneau de l'unique horizon.... Regarde : un bras tres pur est vu, qui se dénude. 190 Je te revois, mon bras.... Tu portes l'aube.... O rude Réveil d'une victime inachevée... et seuil Si doux... si clair, que flatte, affleurement d'écueil, L'onde basse, et que lave une houle amortie!... L'ombre qui m'abandonne, impérissable hostie, Me découvre vermeille `a de nouveaux désirs, Sur le terrible autel de tous mes souvenirs. L`a, l'écume s'efforce `a se faire visible; Et l`a, titubera sur la barque sensible 200 A chaque épaule d'onde, un pecheur éternel. Tout va donc accomplir son acte solennel De toujours reparaître incomparable et chaste. Et de restituer la tombe enthousiaste Au gracieux état du rire universel. Salut! Divinités par la rose et le sel, Et les premiers jouets de la jeune lumiere. Iles!... Ruches bientôt, quand la flamme premiere Fera que votre roche, île que je prédis, Ressente en rougissant de puissants paradis; 210 Cimes qu'un feu féconde `a peine intimidées, Bois qui bourdonnerez de betes et d'idées, , D'hymnes d'hommes comblés des dons du juste éther, Iles! dans la rumeur des ceintures de mer, Meres vierges toujours, meme portant ces marques, Vous m'etes `a genoux de merveilleuses Parques : Rien n'égale dans l'air les fleurs que vous placez, Mais dans la profondeur, que vos pieds sont glacés! Maintenant la jeune Parque analyse la crise récente qui lui fît souhaiter la mort. Elle était vraiment sincere, quand elle attendait l'évanouissement de son âme et la derniere pulsation de son cœur affaibli. Mais elle reconnaît aussi qu'il y eut quelque coquetterie dans ces apprets de suicide, ou elle-meme se donnait le spectacle du désespoir. O n'aurait-il fallu, folle, que j'accomplisse Ma merveilleuse fin de choisir pour supplice 220 Ce lucide dédain des nuances du sort? Trouveras-tu jamais plus transparente mort Ni de pente plus pure ou je rampe `a ma perte Que sur ce long regard de victime entrouverte, Pâle, qui se résigne et saigne sans regret? Que lui fait tout le sang qui n'est plus son secret? Dans quelle blanche paix cette pourpre la laisse, A l'extreme de l'etre, et belle de faiblesse! Elle calme le temps qui la vient abolir, Le moment souverain ne la peut plus pâlir, 230 Tant la chair vide baise une sombre fontaine!... Elle se fait toujours plus seule et plus lointaine... Et moi, d'un tel destin, le cœur toujours plus pres, Mon cortege, en esprit, se berçait de cypres.... Vers un aromatique avenir de fumée, Je me sentais conduite, offerte et consumée, Toute, toute promise aux nuages heureux! Meme, je m'apparus cet arbre vaporeux, De qui la majesté légerement perdue S'abandonne `a l'amour de toute l'étendue. 240 L'etre immense me gagne, et de mon cœur divin L'encens qui brule expire une forme sans fin.... Tous les corps radieux tremblent dans mon essence!... S'efforçant de comprendre pourquoi elle a repoussé la mort, la jeune Parque constate que le sommeil, s'emparant par surprise de son corps fatigué, lui fit oublier son projet primitif. Comme cette trahison ne fut point dépourvue de charme, elle décide de s'endormir de nouveau, pour retrouver ses reves de naguere. Délicieux linceuls, mon désordre tiede, Couche ou je me répands, m'interroge et me cede, Ou j'allai de mon cœur noyer les battements, Presque tombeau vivant dans mes appartements, Qui respire, et sur qui l'éternité s'écoute, Place pleine de moi qui m'avez prise toute, O forme de ma forme et la creuse chaleur 250 Que mes retours sur moi reconnaissaient la leur, Voici que tant d'orgueil qui dans vos plis se plonge A la fin se mélange aux bassesses du songe! Dans vos nappes, ou lisse elle imitait sa mort L'idole malgré soi se dispose et s'endort, Lasse femme absolue, et les yeux dans ses larmes, Quand, de ses secrets nus les autres et les charmes, Et ce reste d'amour que se gardait le corps Corrompirent sa perte et ses mortels accords. Arche toute secrete, et pourtant si prochaine, 260 Mes transports, cette nuit, pensaient briser ta chaîne; Je n'ai fait que bercer de lamentations Tes flancs chargés de jour et de créations! Quoi! mes yeux froidement que tant d'azur égare Regardent l`a périr l'étoile fine et rare, Et ce jeune soleil de mes étonnements Me paraît d'une aieule éclairer les tourments, Tant sa flamme aux remords ravit leur existence, Et compose d'aurore une chere substance Qui se formait déj`a substance d'un tombeau!... 270 O, sur toute la mer, sur mes pieds, qu'il est beau! Tu viens!... Je suis toujours celle que tu respires, Mon voile évaporé me fuit vers tes empires.... ... Alors, n'ai-je formé, vains adieux si je vis, Que songes?... Si je viens, en vetements ravis, Sur ce bord, sans horreur, humer la haute écume, Boire des yeux l'immense et riante amertume, L'etre contre le vent, dans le plus vif de l'air, Recevant au visage un appel de la mer; Si l'âme intense souffle, et renfle furibonde 280 L'onde abrupte sur l'onde abattue, et si l'onde Au cap tonne, immolant un monstre de candeur, Et vient des hautes mers vomir la profondeur Sur ce roc, d'ou jaillit jusque vers mes pensées Un éblouissement d'étincelles glacées, Et sur toute ma peau que morde l'âpre éveil, Alors, malgré moi-meme, il le faut, ô Soleil, Que j'adore mon cœur ou tu te viens connaître, Doux et puissant retour du délice de naître, Feu vers qui se souleve une vierge de sang 290 Sous les especes d'or d'un sein reconnaissant! La Jeune Parque, Gallimard, 1917