Ou va l'Europe ? L'idée de culture, d'intelligence, d'oeuvres magistrales est pour nous dans une relation tres ancienne, — tellement ancienne que nous remontons rarement jusqu'`a elle, — avec l'idée d'Europe. Les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poetes du premier ordre, des constructeurs, et meme des savants. Mais aucune partie du monde n'a possédé cette singuliere propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant. Tout est venu `a l'Europe et tout en est venu. Ou presque tout. Or, l'heure actuelle comporte cette question capitale : l'Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ? L'Europe deviendra-t-elle ce qu'elle est en réalité, c'est-`a-dire : un petit cap du continent asiatique ? Ou bien l'Europe restera-t-elle ce qu'elle paraît, c'est-`a-dire : la partie précieuse de l'univers terrestre, la perle de la sphere, le cerveau d'un vaste corps ? Qu'on me permette, pour faire saisir toute la rigueur de cette alternative, de développer ici une sorte de théoreme fondamental. Considérez un planisphere. Sur ce planisphere, l'ensemble des terres habitables. Cet ensemble se divise en régions, et dans chacune de ces régions, une certaine densité de peuple, une certaine qualité des hommes. A chacune de ces régions correspond aussi une richesse naturelle, — un sol plus ou moins fécond, un sous-sol plus ou moins précieux, un territoire plus ou moins irrigué, plus ou moins facile `a équiper pour les transports, etc. Toutes ces caractéristiques permettent de classer `a toute époque les régions dont nous parlons, de telle sorte qu'`a toute époque, l'état de la terre vivante peut etre défini par un systeme d'inégalités entre les régions habitées de sa surface. A chaque instant, l'histoire de l'instant suivant dépend de cette inégalité donnée. Examinons maintenant non pas cette classification théorique, mais la classification qui existait hier encore dans la réalité. Nous apercevons un fait bien remarquable et qui nous est extremement familier : La petite région européenne figure en tete de la classification, depuis des siecles. Malgré sa faible étendue, — et quoique la richesse du sol n'y soit pas extraordinaire, — elle domine le tableau. Par quel miracle ? — Certainement, le miracle doit résider dans la qualité de sa population. Cette qualité doit compenser le nombre moindre des hommes, le nombre moindre des milles carrés, le nombre moindre des tonnes de minerai, qui sont assignés `a l'Europe. Mettez dans l'un des plateaux d'une balance l'empire des Indes ; dans l'autre le Royaume-Uni. Regardez : le plateau chargé du poids le plus petit penche ! Voil`a une rupture d'équilibre bien extraordinaire. Mais ses conséquences sont plus extraordinaires encore : elles vont nous faire prévoir un changement progressif en sens inverse. Nous avons suggéré tout `a l'heure que la qualité de l'homme devait etre le déterminant de la précellence de l'Europe. Je ne puis analyser en détail cette qualité ; mais je trouve par un examen sommaire que l'avidité active, la curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange de l'imagination et de la rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné... sont les caracteres plus spécifiquement agissants de la Psyché européenne. C'est l'Europe qui a préparé son propre abaissement en communiquant ses moyens de puissance `a des pays plus vastes et plus peuplés qui n'avaient pas su les découvrir seuls : « Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses ! » Variété. La Crise de l'Esprit, II (Gallimard, 1924).