Capitale de la Douleur (1926) Giorgio de Chirico UN mur dénonce un autre mur Et l'ombre me défend de mon ombre peureuse. O tour de mon amour autour de mon amour, Tous les murs filaient blanc autour de mon silence. Toi, que défendais-tu? Ciel insensible et pur Tremblant tu m'abritais. La lumiere en relief Sur le ciel qui n'est plus le miroir du soleil, 10 Les étoiles de jour parmi les feuilles vertes, Le souvenir de ceux qui parlaient sans savoir, Maîtres de ma faiblesse et je suis `a leur place Avec des yeux d'amour et des mains trop fideles Pour dépeupler un monde dont je suis absent. Baigneuse du clair au sombre L'APRES-MIDI du meme jour. Légere, tu bouges et, légers, le sable et la mer bougent. Nous admirons l'ordre des choses, l'ordre des pierres, l'ordre des clartés, l'ordre des heures. Mais cette ombre qui disparaît et cet élément douloureux, qui disparaît. Le soir, la noblesse est partie de ce ciel. Ici, tout se blottit dans un feu qui s'éteint. Le soir. La mer n'a plus de lumiere et, comme aux temps anciens, tu pourrais dormir dans la mer. Le miroir d’un moment Il dissipe le jour, Il montre aux hommes les images déliées de l'apparence, Il enleve aux hommes la possibilité de se distraire. Il est dur comme la pierre, La pierre informe, La pierre du mouvement et de la vue, Et son éclat est tel que toutes les armures, tous les masques en sont faussés. Ce que la main a pris dédaigne meme de prendre la forme de la main, Ce qui a été compris n'existe plus, 10 L'oiseau s'est confondu avec le vent, Le ciel avec sa vérité, L'homme avec sa réalité. Leurs yeux toujours purs Jours de lenteur, jours de pluie, Jours de miroirs brisés et d'aiguilles perdues, Jours de paupieres closes `a l'horizon des mers, D'heures toutes semblables, jours de captivité, Mon esprit qui brillait encore sur les feuilles Et les fleurs, mon esprit est nu comme l'amour, L'aurore qu'il oublie lui fait baisser la tete Et contempler son corps obéissant et vain. Pourtant, j'ai vu les plus beaux yeux du monde, 10 Dieux d'argent qui tenaient des saphirs dans leurs mains, De véritables dieux, des oiseaux dans la terre Et dans l'eau, je les ai vus. Leurs ailes sont les miennes, rien n'existe Que leur vol qui secoue ma misere, Leur vol d'étoile et de lumiere Leur vol de terre, leur vol de pierre Sur les flots de leurs ailes^6, Ma pensée soutenue par la vie et la mort. Max Ernst Dévoré par les plumes et soumis `a la mer, Il a laissé passer son ombre dans le vol Des oiseaux de la liberté. Il a laissé La rampe `a ceux qui tombent sous la pluie, Il a laissé leur toit `a tous ceux qui se vérifient. Son corps était en ordre, Le corps des autres est venu disperser Cette ordonnance qu'il tenait 10 De la premiere empreinte de son sang sur terre. Ses yeux sont dans un mur Et son visage est leur lourde parure. Un mensonge de plus du jour, Une nuit de plus, il n'y a plus d'aveugles. « La courbe de tes yeux… » La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur, Un rond de danse et de douceur, Auréole du temps, berceau nocturne et sur, Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu. Feuilles de jour et mousse de rosée, Roseaux du vent, sourires parfumés, Ailes couvrant le monde de lumiere, Bateaux chargés du ciel et de la mer, 10 Chasseurs des bruits et sources des couleurs, Parfums éclos d'une couvée d'aurores Qui gît toujours sur la paille des astres, Comme le jour dépend de l'innocence Le monde entier dépend de tes yeux purs Et tout mon sang coule dans leurs regards. Celle de toujours, toute Si je vous dis : « j'ai tout abandonné » C'est qu'elle n'est pas celle de mon corps, Je ne m'en suis jamais vanté, Ce n'est pas vrai Et la brume de fond ou je me meus Ne sait jamais si j'ai passé. L'éventail de sa bouche, le reflet de ses yeux, Je suis le seul `a en parler, Je suis le seul qui soit cerné 10 Par ce miroir si nul ou l'air circule `a travers moi Et l'air a un visage, un visage aimé, Un visage aimant, ton visage, A toi qui n'as pas de nom et que les autres ignorent, La mer te dit : sur moi, le ciel te dit : sur moi, Les autres te devinent, les nuages t'imaginent Et le sang répandu aux meilleurs moments, Le sang de la générosité Te porte avec délices. Je chante la grande joie de te chanter, 20 La grande joie de t'avoir ou de ne pas t'avoir, La candeur de t'attendre, l'innocence de te connaître, O toi qui supprimes l'oubli, l'espoir et l'ignorance, Qui supprimes l'absence et qui me mets au monde, Je chante pour chanter, je t'aime pour chanter Le mystere ou l'amour me crée et se délivre. Tu es pure, tu es encore plus pure que moi-meme. La terre est bleue comme une orange Jamais une erreur les mots ne mentent pas Ils ne vous donnent plus `a chanter Au tour des baisers de s'entendre Les fous et les amours Elle sa bouche d'alliance Tous les secrets tous les sourires Et quels vetements d'indulgence A la croire toute nue. Les guepes fleurissent vert 10 L'aube se passe autour du cou Un collier de fenetres Des ailes couvrent les feuilles Tu as toutes les joies solaires Tout le soleil sur la terre Sur les chemins de ta beauté. L'Amour la Poésie, Gallimard, 1929. Liberté Sur mes cahiers d'écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable sur la neige J’écris ton nom Sur toutes les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J'écris ton nom Sur les images dorées 10 Sur les armes des guerriers Sur la couronne des rois J'écris ton nom Sur la jungle et le désert Sur les nids sur les genets Sur l'écho de mon enfance J'écris ton nom Sur les merveilles des nuits Sur le pain blanc des journées Sur les saisons fiancées 20 J'écris ton nom Sur tous mes chiffons d'azur Sur l'étang soleil moisi Sur le lac lune vivante J'écris ton nom Sur les champs sur l'horizon Sur les ailes des oiseaux Et sur le moulin des ombres J'écris ton nom Sur chaque bouffée d'aurore 30 Sur la mer sur les bateaux Sur la montagne démente J'écris ton nom Sur la mousse des nuages Sur les sueurs de l'orage Sur la pluie épaisse et fade J'écris ton nom 40 Sur les formes scintillantes Sur les cloches des couleurs Sur la vérité physique J'écris ton nom Sur les sentiers éveillés Sur les routes déployées Sur les places qui débordent J'écris ton nom Sur la lampe qui s'allume Sur la lampe qui s'éteint Sur mes maisons réunies J'écris ton nom Sur le fruit coupé en deux 50 Du miroir et de ma chambre Sur mon lit coquille vide J'écris ton nom Sur mon chien gourmand et tendre Sur ses oreilles dressées Sur sa patte maladroite J'écris ton nom Sur le tremplin de ma porte Sur les objets familiers Sur le flot du feu béni 60 J'écris ton nom Sur toute chair accordée Sur le front de mes amis Sur chaque main qui se tend J'écris ton nom Sur la vitre des surprises Sur les levres attentives Bien au-dessus du silence J'écris ton nom Sur mes refuges détruits 70 Sur mes phares écroulés Sur les murs de mon ennui J'écris ton nom Sur l'absence sans désir Sur la solitude nue Sur les marches de la mort J'écris ton nom Sur la santé revenue Sur le risque disparu Sur l'espoir sans souvenir 80 J'écris ton nom Et par le pouvoir d'un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté. Extrait d’Au rendez-vous allemand, Minuit, 1944.