Les Gorges froides A la poste d'hier tu télégraphieras que nous sommes bien morts avec les hirondelles. Facteur triste facteur un cercueil sous ton bras va-t-en porter ma lettre aux fleurs `a tire d'elle. La boussole est en os mon cœur tu t'y fieras quelque tibia marque le pôle et les marelles pour amputés ont un sinistre aspect d'opéras. Que pour mon épitaphe un dieu taille ses greles ! C'est ce soir que je meurs ma chere Tombe-Issoire. Ton regard le plus beau ne fut qu'un accessoire de la machinerie étrange du bonjour Adieu ! je vous aimai sans scrupule et sans ruse, ma Folie-Méricourt ma silencieuse intruse. Boussole `a fleche torse annonce le retour. C'est les bottes de sept lieues cette phrase : « Je me vois », 1926 (Gallimard). Les profondeurs de la nuit Un jour d'octobre, comme le ciel verdissait, les monts dressés sur l'horizon virent le léopard, dédaigneux pour une fois des antilopes, des mustangs et des belles, hautaines et rapides girafes, ramper jusqu'`a un buisson d'épines. Toute la nuit et tout le jour suivant il se roula en rugissant. Au lever de la lune il s'était completement écorché et sa peau, intacte, gisait `a terre. Le léopard n'avait pas cessé de grandir durant ce temps. Au lever de la lune il atteignait le sommet des arbres les plus élevés, `a minuit il décrochait de son ombre les étoiles. Ce fut un extraordinaire spectacle que la marche du léopard écorché sur la campagne dont les ténebres s'épaississaient de son ombre gigantesque. Il traînait sa peau telle que les Empereurs romains n'en porterent jamais de plus belle, eux ni le légionnaire choisi parmi les plus beaux et qu'ils aimaient. Processions d'enseignes et de licteurs, processions de lucioles, ascensions miraculeuses ! rien n'égala jamais en surprise la marche du fauve sanglant sur le corps duquel les veines saillaient en bleu. Quand il atteignit la maison de Louise Lame la porte s'ouvrit d'elle-meme et, avant de crever, il n'eut que la force de déposer sur le perron, aux pieds de la fatale et adorable fille, le supreme hommage de sa fourrure [...] Du haut d'un immeuble, Bébé Cadum magnifiquement éclairé, annonce des temps nouveaux. Un homme guette `a sa fenetre. Il attend. Qu'attend-il ? Une sonnerie éveille un couloir. Une porte cochere se ferme. Une auto passe. Bébé Cadum magnifiquement éclairé reste seul, témoin attentif des événements dont la rue, espérons-le, sera le théâtre. La Liberté ou l'Amour, 1927 (Kra, éditeur). Demain Agé de cent mille ans, j'aurais encor la force De t'attendre, ô demain pressenti par l'espoir. Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses, Peut gémir : Le matin est neuf, neuf est le soir. Mais depuis trop de mois nous vivons `a la veille, Nous veillons, nous gardons la lumiere et le feu, Nous parlons `a voix basse et nous tendons l'oreille A maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu. Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore De la splendeur du jour et de tous ses présents. Si nous ne dormons pas c'est pour guetter l'aurore Qui prouvera qu'enfin nous vivons au présent. État de veille, 1943 (Gallimard). Histoire d´un chameau Le chameau qui n'a plus de dents, Ce soir, n'est pas content. Il est allé chez le dentiste, Un homme noir et triste, Et le dentiste lui a dit Que ses soins n'étaient pas pour lui. Tas de salauds, qu'il dit le chameau, Vous etes venus parmi mes sables Avec des airs peu aimables, Des airs de désert, bien sur, Aussi surs que les pommes sures. Vous m'avez mis une selle, Vous m'avez chevauché surmontés d'une ombrelle, Et va te faire foutre, Si j'ai mal aux dents... Mais puisque tu n'as plus de dents! Précisément, j'ai mal aux dents de n'en plus avoir. Alors tu désires un râtelier? Je voudrais bien voir un chamau porter râtelier! Un râtelier manger au râtelier! Le chameau qui n'a plus de dents, On l'abandonne dans le désert. Alors il pisse lentement dans le sable qui se creuse en entonnoir Tandis que la caravane s'éloigne, a travers les dunes creusées en entonnoirs, A travers les dunes, Elles-memes creusées en entonnoirs. État de veille, 1943 (Gallimard). COUPLETS DE LA RUE SAINT-MARTIN Je n'aime plus la rue Saint-Martin Depuis qu'André Platard l'a quittée. Je n'aime plus la rue Saint-Martin, Je n'aime rien, pas meme le vin. Je n'aime plus la rue Saint-Martin Depuis qu'André Platard l'a quittée. C'est mon ami, c'est mon copain. Nous partagions la chambre et le pain, Je n'aime plus la rue Saint-Martin. C´est mon ami, c'est mon copain. Il a disparu un matin, Ils l'ont emmené, on ne sait plus rien. On ne l´a plus revu dans la rue Saint-Martin. Pas la peine d'implorer les saints, Saints Merri, Jacques, Gervais et Martin, Pas meme Valérien qui se cache sur la colline. Le temps passe, on ne sait rien. André Platard a quitté la rue Saint-Martin. État de veille, 1943 (Gallimard). Demain Agé de cent mille ans, j'aurais encor la force De t'attendre, ô demain pressenti par l'espoir. Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses, Peut gémir : Le matin est neuf, neuf est le soir. Mais depuis trop de mois nous vivons `a la veille, Nous veillons, nous gardons la lumiere et le feu, Nous parlons `a voix basse et nous tendons l'oreille A maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu. Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore De la splendeur du jour et de tous ses présents. Si nous ne dormons pas c'est pour guetter l'aurore Qui prouvera qu'enfin nous vivons au présent. État de veille, 1943 (Gallimard).