La Chatte Un soir de juillet qu'elles attendaient toutes deux le retour d'Alain, Camille et la chatte se reposerent au meme parapet, la chatte couchée sur ses coudes, Camille appuyée sur ses bras croisés. Camille n'aimait pas ce balcon-terrasse réservé `a la chatte, limité par deux cloisons de maçonnerie, qui le gardaient du vent et de toute communication avec la terrasse de proue. Elles échangerent un coup d'œil de pure investigation et Camille n'adressa pas la parole `a Saha. Accoudée, elle se pencha comme pour compter les étages de stores orange largués du haut en bas de la vertigineuse façade, et frôla la chatte qui se leva pour lui faire place, s'étira et se recoucha un peu plus loin. Des que Camille était seule, elle ressemblait beaucoup `a la petite fille qui ne voulait pas dire bonjour, et son visage retournait `a l'enfance par l'expression de naiveté inhumaine, d'angélique dureté qui ennoblit les visages enfantins. Elle promenait sur Paris, sur le ciel d'ou, chaque jour, la lumiere se retirait plus tôt, un regard impartialement sévere, qui peut-etre ne blâmait rien. Elle bâilla nerveusement, se redressa et fit quelques pas distraits, se pencha de nouveau, en obligeant la chatte `a sauter `a terre. Saha s'éloigna avec dignité et préféra rentrer dans la chambre. Mais la porte de l'hypoténuse avait été refermée et Saha s'assit patiemment. Un instant apres, elle devait céder le passage `a Camille qui se mit en marche d'une cloison `a l'autre, `a pas brusques et longs, et la chatte sauta sur le parapet. Comme par jeu, Camille la délogea en s'accoudant et Saha de nouveau se gara contre la porte fermée. L'œil au loin, immobile, Camille lui tournait le dos. Pourtant la chatte regardait le dos de Camille et son souffle s'accélérait. Elle se leva, tourna deux ou trois fois sur elle-meme, interrogea la porte close. Camille n'avait pas bougé. Saha gonfla ses narines, montra une angoisse qui ressemblait `a la nausée ; un miaulement long, désolé, réponse misérable `a un dessein imminent et muet, lui échappa et Camille fit volte-face. Elle était un peu pâle, c'est-`a-dire que son fard évident dessinait sur ses joues deux lunes ovales. Elle affectait l'air distrait, comme elle l'eut fait sous un regard humain. Meme elle commença un chantonnement `a bouche fermée et reprit sa promenade de l'une `a l'autre cloison, sur le rythme de son chant, mais la voix lui manqua. Elle contraignit la chatte, que son pied allait meurtrir, `a regagner d'un saut son étroit observatoire puis `a se coller contre la porte. Saha s'était reprise et fut morte plutôt que de jeter un second cri. Traquant la chatte sans paraître la voir, Camille alla, vint, dans un complet silence. Saha ne sautait sur le parapet que lorsque les pieds de Camille arrivaient sur elle et elle ne retrouvait le sol du balcon que pour éviter le bras tendu qui l'eut précipitée du haut des neuf étages. Elle fuyait avec méthode, bondissait soigneusement, tenait ses yeux fixés sur l'adversaire, et ne condescendait ni `a la fureur, ni `a la supplication. L'émotion extreme, la crainte de mourir mouillerent de sueur la sensible plante de ses pattes qui marquerent des empreintes de fleurs sur le balcon stucqué. Camille sembla faiblir la premiere, et disperser sa force criminelle. Elle commit la faute de remarquer que le soleil s'éteignait, donna un coup d'œil `a son bracelet-montre, preta l'oreille `a un tintement de cristaux dans l'appartement. Quelques instants encore et sa résolution, en l'abandonnant comme le sommeil quitte le somnambule, la laisserait innocente et épuisée... Saha sentit chanceler la fermeté de son ennemie, hésita sur le parapet et Camille, tendant les deux bras, la poussa dans le vide. La Chatte (Grasset).