Les Hommes de bonne volonté Tu n'imagines pas comme elle était attachante `a considérer quand nous marchions le long d'une rue comme celle-ci, vers ces memes heures. Son air `a l'aise ; son abandon total, sa confiance dans le flot. On en revient toujours `a ces memes images. Dans notre premiere promenade, je t'ai parlé du « bon nageur ». Tu es allé `a la mer ? Non. Tu aurais vu ces enfants qui ont appris `a nager tout petits, et qui ont une façon charmante de se laisser, de longs moments, porter, balancer par l'eau. On dirait qu'ils dorment dessus, un bras replié sous la tete. Je ne lui ai jamais demandé si elle aimait Paris. Elle n'aurait pas compris ma question. Nous étions trop spontanés pour réfléchir `a ça. Mais maintenant je pense `a ma belle petite nageuse, qui me montrait si bien la façon de dormir sur le flot... En somme j'ai été ingrat avec elle. [...] Jallez se juge ingrat parce qu’il croyait avoir oublié son amie d'enfance. « Ma petite Hélene... Ou peut-elle bien etre en ce moment-ci ? » Nos rendez-vous, en général, nous nous les donnions de vive voix, d'une fois sur l'autre. Mais comme il pouvait se produire des empechements, des changements d'heure ou de lieu, nous avions conservé, en le développant, notre systeme de signaux. Il était devenu d'une grande subtilité, et d'une grande souplesse. Nous étions arrivés `a tout exprimer par de petits dessins. Sans user de mots, ni de chiffres. Nos signaux restaient ainsi davantage notre propriété. Ils risquaient moins d'etre effacés ou altérés par une main étrangere. Surtout, personne ne pouvait en soupçonner le sens. Pour les inscrire, nous changions d'endroits. Mais plusieurs endroits nous servaient en meme temps. Deux principaux : l'un plus pres de chez moi, l'autre plus pres de chez elle. Il était convenu que celui de nous deux qui avait `a donner ou `a modifier un rendez-vous, bref `a faire le signal, devait autant que possible aller l'inscrire `a l'endroit le plus rapproché du domicile de l'autre. Par exemple, en sortant de chez moi, je passais devant le premier endroit de signal, qui était `a un moment donné rue de Navarin^3. Si je n'apercevais rien j'allais au rendez-vous. Mais si par extraordinaire je n'y trouvais pas Hélene, apres l'avoir un peu attendue j'allais `a l'autre endroit de signal, celui qui était tout pres de chez elle. — Pourquoi ces complications ? — Mais si. Hélene pouvait avoir eu un empechement `a la derniere minute, n'avoir pas eu le temps de courir jusqu'`a la rue de Navarin. Un rendez-vous manqué, c'est déj`a tres pénible. Mais s'il faut s'en retourner sans explications, sans compter sur un autre rendez-vous, c'est encore bien plus douloureux. Les signaux me donnaient une explication sommaire, et un nouveau rendez-vous. Nous en avions d'autres qui ne répondaient `a aucune utilité, qui ne servaient qu'`a la tendresse. Sept ou huit emplacements convenus, en des lieux de Paris assez distants, ou nous pouvions avoir l'occasion de passer l'un sans l'autre. Comme il s'agissait l`a non d'indications matérielles, mais de sentiments, il n'était pas grave et il pouvait meme etre délicieux que le destinataire ne rencontrât qu'avec un retard de plusieurs jours, ou parfois de deux ou trois semaines, le signal qui lui était fait. Par exemple, un dimanche, j'accompagnais mes parents qui allaient en visite dans la Plaine-Monceau. Je m'arrangeais pour leur faire prendre la rue de Lévis ; ou bien je m'écartais d'eux sous un prétexte. Alors j'apercevais sur un étroit pan de mur, entre une fruiterie et une cordonnerie, quelque chose qui ressemblait vaguement `a un entrelacement de triangles ou de cercles, et qui me disait pour moi tout seul : « Je suis passée ici lundi. Je pensais bien `a toi, et je t'ai envoyé un baiser. » Tu imagines la figure que ce pan de mur de la rue de Lévis, que la rue de Lévis elle-meme prenait pour moi ? — Vous arriviez `a vous dire tant de choses par un petit dessin ? — Mais oui, comme dans les caracteres chinois, ou un tout petit détail ajoute, par accumulation, une idée de plus. Les enfants adorent les subtilités et le mystere. Les difficultés de notre langage symbolique ne nous rebutaient nullement. Et Paris, outre tout ce qu'il était déj`a pour nous, nous devenait encore comme un clavier de communications occultes^5. Tu me diras que de petits amoureux auraient pu faire la meme chose sur l'écorce des arbres d'un chemin de campagne, ou d'une foret. Non. Ce n'aurait pas été la meme chose. Autour de ces amoureux-l`a, il y aurait eu tellement de silence et de solitude... Il faut te représenter la rumeur de Paris déferlant sur nos signaux imperceptibles. Cette multitude, ou nous arrivions `a etre soudain présents l'un `a l'autre. Songe `a la force de « séparation » que déploie une ville pareille. Les Hommes de bonne volonté, III, Les Amours enfantines, chap. XXIII (Flammarion).