La Sorellina « Il s'est calmé d'un coup », poursuivit Jacques. « Je crois qu'il a eu peur d'etre entendu. Il a ouvert une porte, et il m'a poussé dans une sorte d'office qui sentait l'orange et l'encaustique. Il avait le rictus d'un homme qui ricane, mais un regard cruel et l'œil congestionné derriere le monocle. Il s'était accoudé `a une planche ou il y avait des verres, un compotier ; je ne sais pas comment il n'a rien fichu par terre. Apres trois ans, j'ai encore son accent, ses mots dans l'oreille. Il s'était mis `a parler, d'une voix sourde : « Tenez. La vérité, la voil`a. Moi aussi, `a votre âge. Un peu plus âgé, peut-etre : `a ma sortie de l'École. Moi aussi, cette vocation de romancier. Moi aussi, cette force qui a besoin d'etre libre pour s'épanouir ! Et moi aussi, j'ai eu cette intuition que je faisais fausse route. Un instant. Et moi aussi, j'ai eu l'idée de demander conseil. Seulement, j'ai cherché un romancier, moi. Devinez qui ? Non, vous ne comprendriez pas, vous ne pouvez plus vous imaginer ce qu'il représentait pour les jeunes en 1880 ! J'ai été chez lui, il m'a laissé parler, il m'observait de ses yeux vifs, en fourrageant dans sa barbe ; toujours pressé, il s'est levé sans attendre la fin. Ah, il n'a pas hésité, lui ! Il m'a dit, de sa voix chuintante, ou les s devenaient des f: N'y a qu'un feul apprentiffage pour nous : le vournalifme ! Oui, il m'a dit ça. J'avais vingt-trois ans. Eh bien, je suis parti comme j'étais venu, Monsieur : comme un imbécile ! j'ai retrouvé mes bouquins, mes maîtres, mes camarades, la concurrence, les revues d'avant-garde, les parlottes, — un bel avenir ! Un bel avenir ! » Pan ! la main de Jalicourt s'abat sur mon épaule. Je verrai toujours cet œil, cet œil de cyclope qui flambait derriere son carreau. Il s'était redressé de toute sa taille, et il me postillonnait dans la figure : « Qu'est-ce que vous voulez de moi, Monsieur ? Un conseil ? Prenez garde, le voil`a ! Lâchez les livres, suivez votre instinct ! Apprenez quelque chose, Monsieur : si vous avez une bribe de génie, vous ne pourrez jamais croître que du dedans, sous la poussée de vos propres forces !... Peut-etre, pour vous, est-il encore temps ? Faites vite ! Allez vivre ! N'importe comment, n'importe ou ! Vous avez vingt ans, des yeux, des jambes ? Écoutez Jalicourt. Entrez dans un journal, courez apres les faits divers. Vous m'entendez ? Je ne suis pas fou. Les faits divers ! Le plongeon dans la fosse commune ! Rien d'autre ne vous décrassera. Démenez-vous du matin au soir, ne manquez pas un accident, pas un suicide, pas un proces, pas un drame mondain !... Ouvrez les yeux, regardez tout ce qu'une civilisation charrie derriere elle, le bon, le mauvais, l'insoupçonné, l'in-inventable. Et peut-etre qu'apres ça vous pourrez vous permettre de dire quelque chose sur les hommes, sur la société, — sur vous ! » « Mon vieux, je ne le regardais plus, je le buvais, j'étais totalement électrisé. Mais tout est retombé d'un coup. Sans un mot, il a ouvert la porte, et il m'a presque chassé, devant lui, `a travers le vestibule, jusque sur le palier. Je ne me suis jamais expliqué ça. S'était-il repris ?... Regrettait-il cette flambée ?... A-t-il eu peur que je raconte ?... Je vois encore trembler sa longue mâchoire. Il bredouillait, en étouffant sa voix : « Allez... allez... allez !... Retournez `a vos bibliotheques, Monsieur ! » « La porte a claqué. Je m'en foutais. J'ai dégringolé les quatre étages, j'ai gagné la rue, je galopais dans la nuit comme un poulain qu'on vient de mettre au pré ! » Les Thibaut – La Sorellina, Gallimard, 1928.