Adrienne Mesurat Le roman se situe, au début du siecle, dans une petite ville provinciale, La Tour-l'Éveque. La jeune fille, qui a perdu sa mere, vit d'une existence médiocre et monotone entre une sœur malade (bientôt réfugiée chez des religieuses) et un pere âgé, esclave de ses habitudes. Amoureuse d'un médecin récemment installé pres de l`a, elle s'enferme dans ses chimeres et Prend en haine ce pere qu'elle juge incompréhensif et borné. Un soir, `a demi-inconsciente, elle le pousse violemment dans l'escalier et on le retrouvera mort au bas des marches. Adrienne se mure dans une solitude qui la conduira, au terme du récit, `a la limite de l'égarement, Pour se fuir elle-meme, elle tente une diversion, un court voyage. Sous une pluie désespérante, elle débarque d'abord `a Montfort-l'Amaury puis `a Dreux, ou la voici, désorientée, errante `a travers le labyrinthe de ces rues vides. Adrienne descendit la rue sans rencontrer personne. Parvenue `a la place du Marché, elle s'arreta, saisie `a la vue du changement que l'heure apportait `a cet endroit qui lui avait paru d'abord si morne et si laid. Toutes les baraques des merciers et des marchands de légumes avaient été enlevées ; les voitures étaient parties. La place était vide, couverte de grandes mares dans lesquelles la lune voyageait lentement. Un bâtiment moderne la limitait au nord, puis de petites maisons et des arbres lui faisaient une sorte de ceinture jusqu'`a l'édifice qu'Adrienne avait pris pour une église, `a cause des sculptures dont il était orné, mais qui n'était que le reste d'un ancien hôtel de ville ; il présentait l'aspect d'une tour de donjon coiffée d'une poivriere et, dans le clair de lune, donnait `a cette place un air romantique dont la jeune fille fut frappée. La beauté du lieu la saisit et lui procura un moment de paix pendant lequel elle oublia ses soucis. Une minute, elle se tint immobile pour ne pas rompre du bruit de ses pas le merveilleux silence de la nuit. Et, par un subit retour sur elle-meme, elle se souvint de certaines journées d'enfance. Il y avait des heures ou elle avait été heureuse, mais elle ne s'en était pas rendu compte et il avait fallu qu'elle attendît cet instant de sa vie pour le savoir ; il avait fallu que sa mémoire lui rappelât cent choses oubliées, devant cette tour en ruines que la lune éclairait, des promenades qu'elle avait faites dans les champs, ou des conversations qu'elle avait eues avec des camarades, dans le jardin du cours Sainte-Cécile. Ces souvenirs lui revinrent sans ordre, mais si brusquement qu'elle en éprouva un choc et, ce soir, elle se sentait si faible qu'il suffisait de peu pour l'attendrir. Pourquoi donc ne connaissait-elle plus ce bonheur si largement dispensé `a d'autres ? Et elle eut un douloureux élan vers cette chose qu'elle ne possédait plus et que le souvenir rendait si belle et si désirable. Elle poussa un soupir et fit quelques pas sur le trottoir qui contournait la place. L'horloge de la mairie sonna neuf heures, puis celle de l'église. Des chiens aboyerent au loin. Elle s'arreta et, levant la tete, regarda les étoiles. Il y en avait tant que, meme en choisissant une petite portion du ciel, elle ne parvenait pas `a en dénombrer les astres. Ces myriades de points tremblaient devant ses yeux comme des poignées de minuscules fleurs blanches `a la surface d'une eau toute noire. Elle se rappela une chanson qu'on lui faisait chanter en classe: ... le ciel semé d'étoiles... Il fallait que la voix montât tout d'un coup pour le mot étoiles et ces trois notes, si difficiles `a attraper, si lointaines, exprimaient une sorte de nostalgie si douce qu'en s'en souvenant elle eut le cœur déchiré. Elle porta ses mains `a ses yeux et pleura. Adrienne Mesurat, II, V (Plon)