V. Le symbolisme 5.1. Le symbolisme belge A. Symbolisme français Le symbolisme français en tant que mouvement peut etre circonscrit `a une dizaine d’années. Il émerge dans les années 1875-1885. Le mouvement est partagé entre deux esthétiques distinctes[1] qui ont chacune leur chef de file : Verlaine (décadentisme) et Mallarmé (symbolisme stricto sensu). Les symbolistes vont provoquer une rupture par rapport aux codes en place au niveau de la poésie. Ainsi Verlaine va révolutionner la métrique[2]. Mallarmé, lui, va développer une mystique de la poésie et de l’écriture, un projet utopique selon lequel une œuvre littéraire peut devenir par son écriture un modele complet du monde réel. En 1886, le mouvement symboliste publie son manifeste[3] dans le Figaro : Jean Moréas en est le rédacteur, René Ghil, Stuart Merrill, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, les principaux signataires. Des 1895, le mouvement entrera en crise en raison des divergences des trajectoires individuelles de chaque artiste. Le foisonnement des idées et des tentatives auxquelles le symbolisme a donné lieu permet difficilement de dégager un systeme clair et cohérent. Cependant, il existe un certain nombre de constantes : ¨ on veut rompre avec le positivisme scientiste et matérialiste (et le naturalisme qui en découle au niveau littéraire) ; ¨ on réhabilite une approche sensible de la réalité permettant de retrouver ce qu’il y a en elle d’ineffable et secrete harmonie ; ¨ `a la description, on préfere l’allusion et la suggestion qui préservent le mystere ; ¨ on ne peut atteindre le mystere des choses qu’en explorant les réseaux de symboles qui existent, d’ou un grand intéret pour les mythologies ¨ on retrouve une philosophie pessimiste de l’existence ¨ il y a une volonté de créer un langage totalement différent de la prose et ce, dans le but de mieux rendre la réalité secrete dissimulée derriere les apparences ¨ les symbolistes utilisent les symboles mais ceux-ci sont ambigus et mystérieux et ouvrent les portes `a de multiples interprétations. B. Le symbolisme belge[4] Le succes du symbolisme belge tient `a la capacité qu’ont eue ses représentants de parvenir dans un meme temps `a l’affirmation d’une identité littéraire belge et `a une reconnaissance parisienne et européenne sans précédent. Le symbolisme belge est le fait d’écrivains nés entre 1855 et 1862. Ils livreront leurs premieres œuvres significatives dans les années 1888-1898. Il y a donc un léger retard de la Belgique par rapport `a la France mais ce retard permet aux symbolistes belges d’émerger au moment ou les querelles esthétiques des années 1875-1885 ont pris fin et ont tourné `a l’avantage du symbolisme au sens strict. Les raisons du succes des symbolistes sont multiples. Tout d’abord, on peut épingler le fait qu’ils sont majoritairement rentiers[5] : ce statut les libere du souci de l’argent et leur permet de prendre des risques (car aucune obligation de succes ne pese sur les écrivains). Cela donne également du temps pour écrire : sur le modele de Lemonnier, ces écrivains ont fait de l’écriture leur profession (souvent apres un breve passage au barreau). Cependant, s’ils viennent de la bourgeoisie, ils sont son tous sensibles aux luttes sociales de leur époque, dans la lignée du POB (Parti Ouvrier Belge, parti créé en 1885 par les délégués des groupements ouvriers belges) et aux revendications populaires de 1886. Ils sont tous animés par l’idéal socialiste : preuve en est la création d’une section d’art `a la Maison du Peuple `a laquelle participe Verhaeren et Eekhoud. Deuxiemement, les symbolistes belges sont tournés vers les symbolistes français : ils organisent des conférences rémunérées en Belgique, les pages de La Wallonie[6] fondée en 1886 par Albert Mockel accueillent Verlaine, Mallarmé, Moréas. Ce réseau de relations permettra aux auteurs belges de s’insérer dans les milieux parisiens. Nous pouvons donc encore une fois observer le rôle décisif des revues… Troisiemement, les symbolistes vont pratiquer des genres que leurs homologues français avaient négligé, tels que le théâtre pour Maeterlinck, la poésie sociale pour Verhaeren, le roman pour Rodenbach. Par ailleurs, ils ont du symbolisme une conception plus accomplie et rigoureuse. Quatriemement, leur écriture est empreinte de nordicité mais « désincarnée » (on n’y retrouve pas de traits descriptifs ou réalistes qui feraient basculer les textes dans le régionalisme ou le réalisme). Il faut se rappeler que la plupart des symbolistes belges sont flamands (meme s’ils écrivent en français). Enfin, en raison de sa capacité au renouvellement interne, le mouvement du symbolisme belge continuera jusqu’`a la Premiere Guerre Mondiale et, dans certains cas, meme au-del`a ; bref, il connaîtra une longévité inconnue de la France 5.2. Émile Verhaeren (1855-1916) A. Biographie[7] La jeunesse Verhaeren naît en 1855 `a Saint-Amand, ville située pres d’Anvers et traversée par l’Escaut. La poésie et la vie du poete sont intimement liées `a ce fleuve. Il fait ses études au College Sainte-Barbe `a Gand ou il a comme condisciple Georges Rodenbach[8] et entame ensuite le droit `a l’Université de Louvain ou il collabore `a La semaine des étudiants. Apres avoir achevé ses études, il fait son stage d’avocat chez Edmond Picard qui favorise ses premieres rencontres avec le monde artistique : les peintres Théo Van Rysselberghe et James Ensor, Camille Lemonnier. Grâce `a Picard, il découvre également les idées socialistes. Il commence `a collaborer `a deux revues : La Jeune Belgique (« L’art pour l’art ») et `a L’Art moderne dirigée par Picard (« L’art social »). Il publie ses deux premiers recueils : Les Flamandes (1883) et Les Moines (1886), tous deux dédiés `a la Flandre. Le premier est une évocation de la Flandre vigoureuse et sensuelle telle qu’elle est célébrée par ses grands peintres. Le deuxieme exalte l’autre nuance de « l’âme belge » : le mysticisme. On y retrouve des caractéristiques déj`a bien affirmées : gout prononcé pour la peinture, emploi d’images colorées, sensualité… La crise (1886-1890) « Ainsi le noir s’est fait dans mon cœur.» Des 1886, Verhaeren va traverser une période de crise profonde : il se détache de la foi catholique, il souffre de troubles nerveux. La mort commence `a le hanter. C’est `a cette époque qu’il compose sa « trilogie noire » (Les Soirs, Les Débâcles, Les Flambeaux noirs) qui traduit sa détresse et ses angoisses. Cependant cette souffrance, Verhaeren l’assume, la revendique, et la critique de l’époque voit parfaitement le caractere conscient de cette complaisance `a décrire ses états dépressifs[9]. Le poete retrouve son équilibre grâce `a la rencontre de l’aquarelliste Marthe Massin qui deviendra sa femme. Touché par la problématique sociale qui secoue la Belgique, Verhaeren va composer des poemes qui attestent sa foi dans l’action sociale, sa confiance dans la pensée scientifique et le machinisme. Ses recueils Les Campagnes hallucinées, Les Villages illusoires, Les Villes Tentaculaires évoquent non seulement les drames de la misere citadine ou paysanne, la mort d’un ordre rural ancien et la naissance de la ville industrielle mais aussi le devenir de l’homme et de ses valeurs (courage, travail, solidarité) : l’humanité fait son apparition dans l’œuvre. « Verhaeren est désormais heureux, donc amarré au monde »[10]. Rappelons qu’`a cette époque, il rencontre Émile Vandervelde, le leader socialiste, et qu’en 1892, il crée la section d’art de la Maison du Peuple avec Georges Eekhoud, convaincu que la culture doit aller vers la masse et tenter de l’élever. La maturité (1904-1911) Revenu `a un calme intérieur, le poete consacre un recueil `a la Flandre de sa jeunesse : Toute la Flandre. L’œuvre de Verhaeren se fait intimiste dans les recueils Les Heures claires, les Heures d’apres-midi, Les Heures du Soir. Cette trilogie peut etre qualifiée de trilogie du bonheur tant les images qui le traversent sont emplies de tranquillité et de détails sur les lieux et les moments heureux de sa vie. Il n’élude pas pour autant les obsessions du temps et de la mort mais il les considere avec détachement. La fin de sa vie L’auteur est désormais un auteur désormais reconnu : sa renommée s’étend jusqu’`a Moscou et au Japon. Il est traduit par l’écrivain autrichien Stefan Zweig, qui écrit sa biographie en 1910. En 1914, éclate la Premiere Guerre mondiale. Lié `a la famille royale, il va visiter le front avec le roi Albert II et est marqué par ce qu’il voit. Chacune de ses valeurs sera remise en cause par ce conflit sanglant. En 1916, Verhaeren périt dans un accident, écrasé par un train. Il est enterré au bord de l’Escaut ainsi que l’avait prédit son œuvre : « Escaut, Sauvage et bel Escaut (…) Le jour que m’abattra le sort C’est dans ton sol, c’est sur tes bords, Qu’on cachera mon corps Pour te sentir, meme `a travers la mort, encore[11] ! » B. Quelques extraits Extrait de La Libre Revue, du 16 au 29 février 1884, p. 233-234. Les Vingtistes ? Une réunion de vingt jeunes et audacieux jeunes peintres belges, aux avant-postes de l’armée artistique de leur pays, bataillant `a larges coups de brosse pour les innovations modernes en peinture, `a crânes coups de ciseaux pour la sculpture, et mettant dans l’organisation de leur exposition actuelle un entrain et un enthousiasme de vaillants et de convaincus. (…) Au total, l’exposition des Vingtistes est tres visitée. On lui bat des mains dans la presse et le public[12]. Extrait de Quelques notes sur l’œuvre de Fernand Khnopff, brochure[13] de 23 pages, paru en 1887 chez Madame Veuve Monnom[14]. Fernand Khnopff ? Un enteté, un artiste. Oui, plus encore qu’un artiste – et Dieu sait combien il l’est – un enteté. Ce n’est un défaut que pour les imbéciles. Aussi fais-je l’éloge de Fernand Khnopff en le qualifiant tel, lui, le serré, le froid, le fermé, le britannique, qui réfléchit plus qu’il ne parle, qui observe plus qu’il n’explique. (…) En écoutant Schumann exposé au Cercle en 1883. Cette toile est significative. Le sujet ? Oh ! Combien il est aisé de tomber dans le genre, dans le motif bourgeois, dans le quelconque familier et gentil. Les peintres qui ont traité l’inévitable romance sur l’inévitable piano dans l’inévitable salon, sont cohue. Ils se chiffrent ? dites un nombre. Le présent tableau s’impose et par sa sévérité et par sa haute distinction. La dame qui écoute et qui fait l’œuvre, qui la releve et la hausse jusqu’`a une étude d’âme, témoigne d’une puissance rare. C’est l’attention concentrée, l’impression matérialisée, la souffrance esthétique traduite. On sent `a travers elle la passion et la vie musicale passer – et la pose toute de recueillement réalise je ne sais quoi d’austere et de douloureux. Avec quel scrupule elle écoute, et comme le milieu : cet appartement tranquille, quotidien, sans luxe tape-`a-l’oeil[15], et comme ce tapis épais et discret, et comme ce jour d’apres-midi grisâtre et légerement méditatif, augmentent l’impression. Était-il nécessaire de montrer dans ce coin de piano et cette main de pianiste `a gauche ? N’aurait-on compris sans cela ? (…) En tout cas, l’atmosphere était assez musicale pour se passer de ce détail et le laisser deviner. La simplicité et l’unité y eussent gagné. En écoutant Schumann est la seule œuvre de la modernité extérieure[16], signée Fernand Khnopff, qui nous plaise. Pourquoi ? Parce qu’elle porte au-del`a du décor et qu’elle réfléchit une flamme de l’âme d’aujourd’hui. Ce n’est que depuis peu d’années que la musique s’écoute ainsi – non pas avec plaisir : avec méditation[17]. (…) [NB : James Ensor va émettre de vives protestations par rapport `a ce tableau : en effet il voyait, dans En écoutant Schumann (1883), un plagiat de sa propre toile La Musique russe (1881). ------------------------------- [1] Contrairement au naturalisme, il n’y a pas un seul chef de file. [2] Ensemble des regles de versification [3] Exposé théorique qui inaugure un mouvement littéraire. [4] Cfr Denis-Klinkenberg, p. 131 sq ; Pâque, Symbolisme ; Gorceix, Symbolisme [5] Personne qui possede des revenus réguliers tirés d’un capital. [6] Cfr supra, p. 47. [7] Cfr Joiret, Anthologie, p.44 ; Michel, Verhaeren, p.5-9. [8] Ce college fut une « pépiniere » d’auteurs : il accueillera également Maurice Maeterlinck. [9] Cfr Otten, Édition, p. 21. [10] M. Quaghebeur cité par Michel dans Verhaeren, p.7. [11] Cfr Toute la Flandre, « L’Escaut » [12] Cfr P. Aron, Écrits sur l’art. Volume 1 (Archives du Futur), Bruxelles, 1997, p.130. [13] Brochure : ouvrage imprimé et sommairement assemblé, dont le nombre de pages est trop réduit pour constituer un livre. [14] Cfr Id., p. 253 et 260-261 [15] Tape-`a-l’œil : (adj. invariable) qui attire l'attention par des couleurs voyantes, un luxe tapageur, exagéré. [16] C'est-`a-dire « la modernité pure ». [17] Pensée profonde, attentive, portant sur un sujet particulier.