Document : « Un sésame tout autour de la Terre» (Didier Decoin in Géo aout 1990) Au-del`a du constat du « parler français », la francophonie est aussi le choix du « penser français ». La langue française n'est pas seulement un outil linguistique unique par les possibilités qu'elle offre de préciser et de nuancer tout discours (ce qui justifie qu'elle ait été durablement employée comme langue la mieux adaptée aux dialogues diplomatiques et juridiques) elle est une langue-empreinte. Une langue qui a marqué des temps et des civilisations. Le français ne se contente pas de véhiculer des énoncés, mais des univers, des principes, des forces, des merveilles et des hommes – de l'Histoire en somme. Notre-Dame de Paris se dévoile en filigrane derriere le seul mot de cathédrale, Liberté a pour étymologie vraie le mot révolution, et nul ne dira jamais France sans sous-entendre droits de I’Homme. Plus quotidien : il y a des aigreurs d'automne, des fumées de villages blottis, des femmes courbées, du pain et du réconfort, du moyen âge, des jacqueries[1], un appel `a la justice et `a la solidarité dans un mot aussi banal que soupe. Meme si des États ont adopté le français comme langue officielle `a titre utilitaire, pour mieux desservir leurs expressions administratives ou d'enseignement, ils ont aussi voulu, au-del`a meme de cet utilitaire, intégrer ce que le Sénégalais Léopold Sédar Senghor définit comme « un mode de pensée et d'action : une certaine maniere de poser le probleme et d'en chercher les solutions [...] grâce `a une langue qui contient toute la richesse des siecles ». Ce qui ne signifie pas que nous autres, en francophonie, nous pensons mieux que d'autres. Mais nous pensons dans une langue qui, pour etre commune, n'est pas univoque. Avant meme le XVIIe siecle, date `a laquelle des familles françaises vont s'installer au Canada, aux Antilles, en Louisiane et au Sénégal, et donc « frotter » leur langage `a d'autres manieres de dire, d'autres expressions, d'autres accents. Une langue qui a si fort « un gout étrange venu d'ailleurs » qu'elle fut longtemps trop déchaînée, trop chahuteuse, trop vivante pour se préoccuper de fixer son orthographe – une fixation qui ne cesse d'ailleurs d'etre remise en question. Avant d'etre le français de francophonie, le français de France n’était déj`a pas une langue solennelle et figée : il a toujours été une langue-hôte, coin de l'âtre ou vaste prairie, au choix, ou il fait bon pour tout le monde venir pendre sa crémaillere ou étaler sa nappe dessus les pâquerettes. Si le Français est un individu cartésien[2] (ce dont je n'ai d'ailleurs toujours pas acquis l'intime conviction), son français, lui, est d'abord convivial : il le partage aussi volontiers que son pain. Nous sommes, prétendent les autres, une langue difficile. Mais des regles devenues rigoureuses `a force d'etre fantaisistes, ça ne donne pas pour autant une langue rigide. Et c'est si vrai qu'en francophonie, personne ne parle vraiment le meme français, et qu'il n'y a rien de plus réjouissant, de plus formidablement joyeux, qu'une assemblée de francophones venus de tous les petits carrés composant le vaste patchwork bleu. C'est aussi irrésistible qu'un jour de marché en Guadeloupe ou une partie de canoë sur les lacs canadiens au retour des beaux jours. On s’éclabousse mutuellement de mots en couleur, on mord dans des expressions incroyablement fruitées. Il ne s'agit plus alors de savoir qui détient le juste terme. Non, de parler en francophonie, c'est comme en amour : on réussit `a etre deux tout en restant soi. Questions 1. Etes-vous d’accord avec ce que l’auteur dit dans les deux premiers paragraphes du texte ? 2. Dans votre pratique du français, comment considérez-vous cette langue ? ------------------------------- [1] Révolte paysanne [2] Cartésien : rigoureux, méthodique (dérivé du nom du philosophe Descartes)