Chapitre 1 : De la crise ä la Revolution tranquille1 La crise économique qui secoue le monde au tournant des années vingt crée au Québec un climat ďune grande tension idéologique. Le courant ďidées qui traverse la Province depuis le milieu du xixe siěcle confirme, sous des formes multiples, que la race canadienne-francaise puise sa force dans son enracinement ä la terre et son attachement ä l'Église catho-lique. Un nationalisme traditionnel propagé par les membres du clergé et quelques elites locales poursuit la lecon que proposait Maria Chapdelaine : Au pays de Quebec, rien ne doit mourir et rien ne doit changer. Cette ideologie que l'on a coutume d'appeler ideologie de conservation selon l'expres-sion du sociologue Marcel Rioux évacue toute reflexion qui ne prendrait pas l'agriculture pour reměde face ä une société malade ď industrialisation et ď urbanisation. Elle définit le groupe québécois comme porteur d'une culture, c'est-ä-dire comme un groupe qui a une histoire édifiante, qui est devenu minoritaire au xixe siěcle et qui a pour devoir de preserver cet heritage qu'il a regu de ses ancětres et qu'il doit transmettre intact ä ses descendants. Essentiellement cet heritage se compose de la religion catholique, de la langue fran-gaise et d'un nombre indéterminé de traditions et de coutumes. Le temps privilégiá de cette ideologie est le passé...2 Or, le Québec est entré avec la guerre de 1939-1945 dans une seconde phase d'indus-trialisation. Les secteurs propres ä la guerre (aviation, construction návale, production de munitions ...) ont développé la croissance économique. De nombreux metiers trouvent une place dans la grande industrie ou se proletáři sent. Bref, le Canadien francais n'est plus un cultivateur ou un homme de metier indépendant. II devient ouvrier, salarié d'une usine, dependant le plus souvent des Canadiens anglais. Ce sont les villes, principalement Montreal, qui absorbent une bonne partie de la population rurale. Mais, tout en devenant une société industrielle urbanisée, le Québec conserve une culture traditionnelle. Les elites res-tent encore attachées aux valeurs d'une société pré-industrielle et se méfient de tout projet de société qui entrainerait la formation d'un Etat capitaliste. Ľ homme qui incarne les ambigui'tés de cette époque est Maurice Duplessis (surnommé « le chef»), premier ministře du Québec de 1936 ä 1939 et de 1944 ä 1959. Avec son parti, l'Union Nationale, fonde en 1935, il développé děs son accession au pouvoir un programme centre sur les intérěts des regions rurales (etablissement d'un systéme de credit agricole ä taux ďintérét peu élevés, construction de routes en milieu rural, expansion du programme de colonisation c'est-ä-dire ďexploitation de terres vierges). Avec cette politique, Maurice 1. Yannick Gasquy-Resch. 2. Rioux Marcel, « Sur revolution des ideologies au Québec », Revue de I'Institut de Sociologie, Universitě Libre de Bruxelles, n° 7, 1968. 69 DELA CRISE Ä LA REVOLUTION TRANQUILLE Duplessis rejoint les aspirations ďune partie importante du clergé et des elites profession-nelles, principaux représentants de ľ ideologie de conservation. Les diagnostics les plus rigoureux ne contredisent pas ce discours comrae en témoignent les programmes du parti au pouvoir ou les articles des journaux : Par nécessité non moins que par vocation, notre sort se confond avec celui de ľagricul-ture. Faut-il vraiment en faire la preuve ? Qu'on nous enlěve nos champs, nos forěts et nous cessons ďexister. [...] Nous vivons sous la domination économique, financiere capitaliste, machiniste, administrative des peuples anglo-saxons. Allons jusqu'au bout : nous sommes leurs serfs. Les villes leur appartiennent; plusieurs villages de měme. Mors que nous reste-t-il ? La terre. (Victor Barbeau, Le Devoir, 1937). Lors de son deuxiěme mandát, Maurice Duplessis maintient son opposition ä tout contrôle de l'Etat sur ľéconomie et ä toute nationalisation. 11 soutient la petite entreprise privée et encourage les investissements des capitalistes étrangers et notamment des Améri-cains. II mene une politique trěs personnelle qui rend pratiquement impossible toute forme de discussion. En raison de cet autoritarisme, une expression est venue caractériser le climat de ľépoque qu'on a appelée la grande noirceur. La seule veritable opposition est celle du mouvement syndical mais sa portée est réduite par les mesures que prend Maurice Duplessis : mesures legislatives telies la loi du cadenas en 1937 qui interdit la propagation orale ou écrite des idées communistes et les bills 19 et 20 en 1938, ou repressives lors des grands conflits et grěves comme ceux de ľamiante ä Abestos (1949), Louiseville (1952), Murdochville (1957). La passivité domine dans les classes les plus défavorisées ainsi que le constate le Pere Ernest Gagnon : Pensée standardisée. Idées toutes faites. Passivité qui ignore les problěmes, qui n'affronte pas les obstacles, mais les contoume ou les retranche. Étre d'emprunt. Rien n'est á soi, ni ses idées, ni ses decisions, ni sa foi méme... Nous formons d'excellents seconds, ternes et obsé-quieux...3 Cependant, des mouvements de pensée vont traduire les failles de cette ideologie et faire le proces d'une société inadaptée aux grands bouleversements qui la traversent. Le journa-liste André Laurendeau décrit le Québec de ces années comme « le paradis des Trusts, royaume des bas salaires et terre des taudis » (Programme du Bloc populaire, 1944). Quelques voix d'écrivains et de poětes se font entendre pour témoigner de la misěre, du chômage et du climat social engendré par la crise : au milieu des années trente, 30 % des travailleurs québécois sont sans emploi. Le poete monologuiste Jean Narrache se fait le porte-parole des ouvriers montréalais dans ses recueils de poemes Quand j'parľ tout seuľ et J' pari' pourparler. Clement Marchand dénonce dans Les soirs rouges, poěmes écrits dans les années trente mais publiés en 1947, les conditions de vie des « prolétaires » au sein de la cité-usine qu'est la grande ville : 3. Gagnon Ernest, Ľ komme d'ici, Montreal, HMH, 1963. 4. Montreal, Albert Lévesque, 1933. 5. Montreal, Valiquette, 1939. 70 PREMIERE BRECHE: LA RELĚVE Ces horizons barrés ďacier sont les leurs. Et cet amas compact de murs roux, ďest 1'usine Oů chaque jour aux doigts crocheteurs des machines, lis laissent un lambeau palpitant de leur cceur.6 Ce type de témoignage reste rare. La crise est davantage percue par ceux qui contestent le discours raonolithique de ľépoque comme une crise de civilisation que comme une crise économique et sociale. Section 1. PREMIERE BRECHE : LA RELĚVE La Reléve, revue fondée en 1934 par un groupe de jeunes gens élevés chez les Jésuites, inaugure une forme de discours en rupture avec les discours nationalistes traditionnels. De tous les journaux et revues fondés pendant la crise économique, eile est celie qui semble le mieux imprégnée de ľesprit d'unnouveau contrat social. Ses objectifs consistent ä donner la primauté aux valeurs spirituelles et ä la personne humaine, grace ä une foi vécue indivi-duellement. Pour les membres de la revue, la crise est avant tout une crise de civilisation. La dimension économique n'est pas niée mais eile est subordonnée ä sa dimension essentielle qui est la dimension spirituelle. C'est par une renovation de la vie spirituelle que la crise peut se résoudre. Je comprends qu'il est difficile d'imaginer ce que la querelle des universaux apporte á la , solution des problěmes économiques. Mais ce qui est impardonnable, c'est de ne pas voir que le monde crie de misěre justement parce qu'il nie cette primauté du spirituel qu'on s'obstine ä , mettre en contradiction avec les nécessités de la faim, parce que l'organisation politique et économique du monde n'est pas appuyée sur une Philosophie du reel, c'est-ä-dire une Philosophie qui partant du reel terrestre remonte aux Réalités supérieures. Impardonnable de croire encore que la politique suŕfit ä ľhomme et se suffit ä elle-méme. La misěre n'est pas une 4 question de revolution, mais il faudra beaucoup ďamour de Dieu et des hommes ä ceux qui la feront. En definitive, la misěre est une question du spirituel.6 bis Publiée de 1934 ä 1948, La Reléve, devenue La Nouvelle Reléve ä partir de 1941, s'ins-pire du catholicisme francais de la démocratie chrétienne et du personnalisme (Péguy, Mou-nier, Maritain) et ďécrivains catholiques comme Bernanos et Mauriac. Si, en raison de l'origine sociale de ses collaborateurs, la revue n'a pas été directement liée ä Faction immediate et concrete, eile a néanmoins contribué ä développer chez les intellectuels une prise de conscience du malaise de ľépoque. En ce qui concerne ľ art et la littérature, les preferences de la revue sont allées vers ľ art spiritualiste cjui a trouvé sa plus complete expression au Moyen Äge. Un essai de Robert Öiarbonneau, Connaissance du personnage (1944), explique les objectifs du romancier et assigne ä la littérature une fonction métaphysique : « exprimer ľétre », la vérité de ľhomme au-delä de son milieu et de son corps. L'esprit de La Reléve marque le román des années trente et quarante qui ne conteste pas véritablement le monde puisque la vraie vie est 6. « Les prolétaires », Les soirs rouges, Montreal, Stanké, 1986, p. 33. 6 bis. Claude Hurtubise, « La misěre et nous », La Reléve, vol. 2, n° 7, p. 201. 71 DE LA CRISE Ä LA REVOLUTION TRANQUILLE Wlleurs, quelque part trěs haut ou quelque part trěs loin dans le passé. « Qui suis-je ? », telle est la question que ressassent les héros de ces romans qui refusent ä la fois ľ univers bourgeois dont ils sont issus et tout engagement autre que littéraire. Inauguré avec Robert Char-bonneau, (Ilsposséderont la terre7, 1941; Fontile*, 1945), le román psychologique se déve-loppe au cours des années.cinquante avec des textes de Robert Élie (7/ suffit d'unjour9, 1957), André Langevin (Evade de la nuit10; Poussiere sur la ville11) ou encore Eugene Cloutier (Les Témoins12). Le nombre important de romans de cas de conscience et ľaccueil favorable, qu'ils recoivent ä ľépoque, indiquent l'importance pour le lecteur bourgeois de la mise en scene de cette crise des valeurs traditionnelles. Sans renier les valeurs chré-tiennes, la bourgeoisie intellectuelle cherche une solution au conflit ou ä la crise ouverte entre ľidéologie nationaliste traditionnelle et les valeurs de la société industrielle. Elle trou-vera en partie une réponse dans le discours chrétien et humanisté de La Relěve. Ľ esprit de La Relěve se retrouve aussi dans une poésie ä resonance philosophique et métaphysique. Le sentiment d'isolement culturel est vécu par les poětes comme une experience existentielle ďaliénation, de perte d'etre. Ľécriture poétique devient ľenjeu ďune recherche ďabsolu et ďun éclatement libérateur qui conduisent le poete ä fuir le reel. Hector de Saint-Denys Garneau13 (Regards etjeux dans I'espace, 1937), Anne Hébert14 (Les songes en équilibre, 1942), Alain Grandbois15 (Les ties de la nuit, 1944), Rina Lasnier (Images et proses16, 1941), sans constituer une école, forment une generation de poětes qui partagent tous ľexpérience de la solitude, de ľexil intérieur, de ľéchec. Cette experience les conduit ä une parole poétique neuve débarrassée de toute anecdote descriptive. Le dráme personnel de la solitude, du dédoublement, de ľétouffement poussé ä ľ extréme limite conduit chez Saint-Denys Garneau et Anne Hébert ä une poésie du dépouillement, de la rigueur. La parole poétique, libérée de toute en tráve et de ce qui la rattachait au réel, peut s'ouvrir au monde, célébrer « la solitude rompue » (Anne Hébert) ou atteindre les « rivages de ľhomme » (Alain Grandbois). Section 2. 1948 : LEGRAND TOURNANT La guerre de 1939-1945 entraine un net retour au reel. La crise est abordée de facon realisté et inspire des romans de moeurs urbaines. Ce n'est pas que la ville soit absente des romans antérieurs mais, pergue ä travers ľidéologie agriculturiste, eile était ľespace néga-tif par excellence. Lieu du déracinement et de la débauche, eile ne pouvait conduire les héros qu'ä la fuir pour retrouver une vie authentique ä la Campagne. Si Menaud maitre dra-veur11 (1937) de Félix-Antoine Savard et Trenie arpentsl& (1938) de Ringuet marquent la 7. Montreal, Fides, 1970. 8. Montreal, Fides, 1972. 9. (Euvres, Montreal, HMH, 1979. 10. Montreal, Le Cercle du Livre de Fiance. 1951. U. Montreal, Le Cercle du Livre de France, 1953. 12. Montreal, Le Cercle du Livre de France, 1953. 13. Cf. infra, 2" partie, chapitre 3, section 2. 14. Cf. infra, 2C partie, chapitre 3, section 4. 15. Cf infra, 2" partie, chapitre 3, section 3. 16. Poěmes I, Montreal, Fides, 1972. 17. Montreal, Fides, 1973. 18. Montreal, Fides, 1971, preface de Jacques Cotnam. 72 1948 : LE GRAND TOURNANT ^ fin du román du terroir, il faut attendre Au pied de la pente douce19 (1944) de Roger Leme-lin et surtout Boniteur ď occasion de Gabrielle Roy20 en 1945, pour que la ville fasse défi-niti\(ement son entree dans le roman. Cette romanciěre tout en respectant les regies du román realisté, marque une étape capitale dans l'histoire du roman, en révélant pour la premiere fois la situation des Canadiens francais nouvellement arrives ä Montreal. Elle ouvre la voie ä toute une littérature de contestation qui se développera au cours des années soixante, décennie de la Revolution tranquille. Cest en peinture que s'amorce la revolution formelle, entre 1945 et 1960, sous l'influence d'un mouvement ďinspiration surrealisté. Le peintre Alfred Pellan, qui a étudié ä Paris et a fréquenté les surréalistes est ľun des déclencheurs de cette revolution artistique. Une série de manifestes paraissent en 1948 dont celui de Pellan intitule Prisme d'yeux et surtout Refus global qui dénonce la situation d'obscurantisme oü se trouve la societě qué-bécoise. Refus global, signé par les membres du groupe des Automatistes2\ dont le peintre Fernand Leduc et le poete Claude Gauvreau, est rédigé principalement par le peintre Paul-Émile Borduas. II est inspire par le surrealisme22. Sans avoir la rigueur des manifestes de Breton, il reprend quelques themes fondamentaux du mouvement surrealisté qu'il applique ä la situation particuliěre du Québec. II oppose un « refus global » ä toute ideologie qui limite la creation et revendique un « besoin sauvage de liberation ». II fait place ä la dictée de ľinconscient et pourfend tous les discours officiels. II se traduit par le rejet du figuratif et la recherche d'un langage apte ä traduire les désirs profonds de ľ artiste. La revolution picturale qui se développe autour de Borduas se répand dans le domaine littéraire. Cest le moment oú apparaissent des recueils de poesie marqués par ľécriture surrealisté. Děs 1946, la creation ďune maison ďédition, les Cahiers de la file indienne, fon-dée par Gilles Hénault et Eloi de Grandmont, contribue ä faire connaitre des textes ďécri-ture automatique fruits de la collaboration ďécrivains et de peintres : « Le voyage d'Arlequin » d'Éloi de Grandmont (illustrations de Pellan), « Theatre en plein air » de Gilles Hénault (illustrations de Charles Daudelin)23, « Les Sables du réve » de Thérěse Miaud (illustrations do Jean-Faul Moussoau) paraissent en l5Kj. Cest aussi dans la mou-Vänce de Rßfw $M que sie ßituent lee rßuvrec de Claude Gauvreau U Lee Entrails a, 1946), Paul-Marie Lapointe (« Le Vierge incendié25 », 1948), Roland Giguěre (« Trois pas26 ») qui inaugurent « le temps des poetes » selon l'expression du critique Gilles Mar-cotte. Ces auteurs sont ä la recherche d'une nouvelle éeriture qui ne vise plus ä décrire le réel mais ä proposer, dans un langage résolument provocant, la vision d'une autre réalité. Refus global realise pleinement la fusion des arts en integrant, outre la poésie, le theatre et la danse. Dans les années cinquante, le surrealisme continue ä inspirer ces poětes. De Brochuges21 de Claude Gauvreau ä Totems2* de Gilles Hénault en passant par Boreal 19. Montreal, La Presse, 1975. 20. Cf. infra, 2e partie, chapitre 3, section 1. 21. Le qualificatif a été inventé par le critique Tancrěde Marsil Jr. dans un article du Quartier Latin, le 28 février 1947, ren-dant compte d'une exposition collective oú figurait une toile de Borduas intitulée Automatisme. 22. Yannick Gasquy-Resch, La perception francaise des Automatistes québécois et Refus global, Colloque Études québé-coises en Europe, Liege, mai 1993, Etudes canadiennes, 1994. 23. Signauxpour les voyants. Poěmes 1941-1962, L'Hexagone, 1972. 24. (Euvres créatrices completes, Montreal, Parti Pris, 1977. 25. Le réel absolu : poěmes, 1948-1965, L'Hexagone, 1971. 26. Montreal, Erta, 1950 ; L'Age de laparole. Poěmes 1949-1960, Montreal, L'Hexagone, 1965. 27. Montreal, Feu-Antonin, 1957. 28. Montreal, Erta, 1953. 73 DE LA CRISE Ä LA REVOLUTION TRANQUILLE (1957)29 d'Yves Préfontaine, ces textes font entrer la poésie québécoise dans « ľäge de la parole » selon le titre du recueil de Roland Giguěre (1965). Section 3. UN MOUVEMENT DE CONTESTATION DANS LES ANNÉES CINQUANTE : CITE LIBRE Apres Refus global, le mouvement de contestation s'élargit et se prolonge dans les années cinquante, touchant différents milieux et proposant de nouvelles valeurs pour corri-ger ľ etat de la société québécoise dont le retard dans touš les domaines est dénoncé. Pármi les courants de pensée qui traversent les différents groupes ď opposition, la revue Cite Libre marque ľépoque parce qu'elle apparait comme ľun des lieux ď expression privilégiés ďun nouveau liberalisme. Fondée deux années aprěs la disparition de la Nouvelle Relěve, en 1950, par Pierre, Elliott Trudeau et Gérard Pelletier, eile émane, comme la revue precedente, ďune generation marquee par la crise. Cite Libre se veut ouverte ä ľentrée du Québec dans le monde moderne et s'oppose done au gouvernement Duplessis qui incite la société ä se replier sur la conservation de son passé. Pierre Elliott Trudeau dénonce dans La gréve de ľamiante30 (1956) ľ absence ď attention portée aux changements économiques, le retard des Canadiens francais sous-scolarisés, exploités économiquement et déclassés politiquement. Cite Libre ne veut pas renverser ľordre établi et on y retrouve un certain nombre ďéléments communs en tre les intellectuels progressistes et ceux qui défendent ľ ideologie de conservation, en particulier ľattachement ä lajeligion ce qui s'explique par l'origine de ses rédacteurs issus pour la plupart des mouvements d'action catholique. Mais Cite Libre appuie le mouvement syndical dans ses lüttes et defend un liberalisme sur les plans économique et politique avec une correction des exces assurée par un rotě äctif deTÉtat. Tout en admettant le capitalisme comme une etape obligee du développement du Québec, la revue ne propose pas véritable-ment de projet collectif de société. Sa visée humanisté met au premier plan la liberté de ľindividu. Au nom de la liberté individuelle, la revue critique le Duplessisme parce qu'il est fonde sur ľ autori tarisme et le conservatisme. Inspirée par un catholicisme progressiste et notamment par le personnalisme d'Emmanuel Mounier et de la revue Esprit, eile reclame une autonomie de ľindividu face ä son milieu. Elle s'éleve contre ľ emprise intellectuelle et politique du clergé, eile préconise la laícisation de la société civile et demande un acerois-sement du role des laľcs dans l'Église31. Elle adhere avec Pierre Elliott Trudeau ä ľidée fédérale en soutenant que le développement économique et politique du Québec passe par le renforcement de la Federation canadienne. Surtout, eile s'emploie ä revaloriser la democratic politique en soulignant, qu'au Québec, cette derniěre n'est qu'un simulacre. L'immoralisme electoral et civique des Canadiens francais, leur penchant pour I'autorita-risme, les theses anti-démocratiques qu'ils apprennent au college, les structures non-adultes oů ils se débattent ä ľuniversité, le peu de place qu'ils oecupent comme laics dans l'Église québécoise, les cadres sociaux étroits oů ils vivent dans les campagnes, les positions subal- 29. Montreal, Editions Estérel, 1967. 30. Montreal, Jour, 1970. 31. Voir Denis Moniere, « Ľidéologie citélibriste », dans Le Québec en textes, Anthologie 1940-1986, de G. Boismenu, L. Mailhot et J. Rouillard, Montreal, Boréal, 1986, p. 130. 74 UN MOUVEMENT DE CONTESTATION DANS LES ANNÉES CINQUANTE: CITE LIBRE ternes qu'ils occupent dans les structures autoritaires du capitalisme, leur crainte de recourir ä l'État qui pourtant seul pourrait donner ä la collectivité les moyens de sortir de son marasme, le peu de cas qu'ils font (dans ľensemble) des atteintes ä la liberie de parole, de presse et d'association, tout cela constitue la caractéristique d'un peuple qui n'a pas encore appris ä se gouverner lui-méme, d'un peuple oü la démocratie ne peut pas étre prise pour acquise.32 Revue humanisté, Cite Libre réunit des intellectuels québécois opposes au regime de Maurice Duplessis qui joueront dans les décennies suivantes un role de premier plan dans revolution de la société et de la pensée ainsi que dans le domaine politique (P.E. Trudeau sera premier ministře du Canada entre 1968 et 1984). Revue ä dominante philosophico-politique et juridique, Cite Libre n' a pas pénétré dans le champ artistique et littéraire dont revolution s'est poursuivie parallělement. La liberation des formes, entreprise par les Automatistes et revendiquée par les signa-taires du manifeste Refus global, se poursuit ä travers la publication de recueils poétiques surréalistes. Mais ľévénement marquant de la décennie en poesie est, en 1953, la fondation des Editions de l'Hexagone par Gaston Miron et cinq amis ce qui explique la denomination choisie. Cette maison ďédition réunit des poétes qui, sans revolutionner ľécriture poétique, ouvrent la voie ä ce que ľon pourrait appeler « la poésie du pays ». Le ton de la collection est donne dans le premier ouvrage publié en 1953 par Olivier Marchand et Gaston Miron, Deux sangs. Pour les poétes de la generation de l'Hexagone, il s'agit avant tout de dire ľétre déchiré par le contexte socio-politique de ľépoque, de fonder une parole poétique enraci-née dans l'espace national et de placer la question de la langue au coeur de la demarche poétique. La poésie de l'Hexagone réconcilie le «je » avec la collectivité aprés la poésie du vide et de ľ absence, caractéristique des poétes de la generation de La Relěve. Dans le texte suivant, extrait de L'Homme rapaillP3, Miron crie sa lassitude, relangant l'homme québécois au plus profond de sa condition de poete et ďopprimé, rejoignant le point de vue que développera Hubert Aquin dans « La fatigue intellectuelle du Canada francos » : J'écris ces choses avec fatigue, comme celui qui disait « étre las de ce monde ancien ». De ces regions de mon esprit comme du bois qui craque dans le froid. Les regions exsangues. Dans ľincohérence qui me baigne de part en part, avec la confusion de mes vocables les plus familiers, en proie ä la perversion sémantique á ľéchelle de toute une langue. Dans le refou-lement constant dans mon irrationalité dans laquelle ceci me rejette ä tout moment. Dans le malheur commun quand le malheur ne sait pas encore qu'il est malheur. Je ľécris pour memoire. Comme étant transitoire. Je ľécris pour attester que ceci, le non-poěme, a existé et existe encore ; que ceci, le non-poěme, est nié par qui nous savons, par qui I'histoire saura. Pour dire et donner voix au muet. ... L'oeuvre du poéme, dans ce moment de recuperation consciente, est de s'affirmer soli-daire dans ľidentité. L'affirmation de soi, dans la lutte du poéme, est la réponse ä la situation qui dissocie, qui sépare le dehors et le dedans. Le poéme refait I'homme. La poésie de l'Hexagone accorde toute son attention aux mots et fait place ä une enumeration attentive ou émerveillée des elements du reel comme en témoignent les textes de Reginald Boisvert, Fernand Dumont ou en encore Jean-Guy Pilon : 32. P.E. Trudeau, Cite Libre, 22 octobre 1958, p. 18. 33. Montreal, Presses de ľUniversité de Montreal, 1970, p. 128-129. 75 DELA CRISEÄ LA REVOLUTION TRANQUILLE Qui suis-je done pour affronter pareilles étendues, pour comprendre cent mille lacs, soixante-quinze fleuves, dix chaínes de montagnes, trois océans, le póle nord et le soleil qui ne se couche jamais sur mon pays ? Oů planter ma maison dans cette infinitude et ces grands vents ? De quel côté planter le potager ? Comment dire, en dépit des saisons, les mots quotidiens, les mots de la vie: femme, pain, vin ?34 Les poětes de l'Hexagone annoncent le vaste mouvement qui, dans les années soixante, va fonder le territoire, la « terre Québec » (Chamberland) et accorder ä la poésie un langage spécifique qui nourrira les generations suivantes. Ä ce mouvement participe aussi ľessor de ľhistoire et des sciences sociales qui offrent de nouvelles analyses de la société québé-coise. Une generation ďéconomistes, de sociologues, de politologues formés ä la faculté des Sciences sociales de ľ Universitě Laval ä Québec, fondée par le Pere Georges-Henri Lévesque en 1938, produit des textes qui jouent un role de révélateur sur la situation du Québec ďalors comrae les Essais sur le Québec contemporain de Jean-Charles Falardeau35. Au cours de ces décennies, une premiere « revolution tranquille » voit le jour merne si en apparence la société monolithique ä tendance eléricale bride toute forme ďémancipa-tion. La littérature prend peu ä peu conscience de sa spécificité. Détachée des influences francaises, eile est, selon ľexpression du critique Gilles Marcotte, « une littérature qui se fait». Bibliographie selective • Belanger André J., Ruptures et constantes : quatre ideologies du Québec en éclatement : La Relěve, la J.E.C., Cite Libre, Parti Pris, Montreal, HMH, 1977. • Bergeron Gerard, Du duplessisme ä Tru-deau et Bourassa 1956-1971, Montreal, Parti Pris, 1971. • Boismenu Gerard, Le duplessisme, politique économique et rapports de force 1944-1960, Montreal, Presses de ľUniversité de Montreal, 1981. • DuROCHER René, Linteau Paul-André et Robert Jean-Claude, Histoire du Quebec contemporain, Boreal Express, 1986. • Hamelin Jean, Histoire du catholicisme québécois, Montreal, Boreal Express, 1984, 3 vol. • Marcotte Gilles, Une littérature qui sefait, Montreal, HMH, 1962. • Pelletier Gérard, Les années ď impatience 1950-1960, Montreal, Stanké, 1983. • RUMILLY Robert, Maurice Duplessis et son temps (1973), Montreal, Fides, 1978, 2 vol. • Trudeau Pierre-Elliot, Le fédéralisme et la société canadienne-francaise, Montreal, HMH, 1967. 34. Comme eawc retenues ; poemesl954-1963, L'Hexagone, 1968 ; Poémes 1954-1977, Montreal, L'Hexagone, 1985, preface de Robert Chamberland. 35. Québec, Presses de ľUniversité Laval, 1953. 76