LE ROMAN DU TERROIR Section 6. LE ROMAN DU TERROIR91 Dans 1'histoire littéraire du Québec, le román du terroir, aussi appelé román régionaliste ou román de moeurs paysannes, décrit, comme le román rustique en France, la réalité cam-pagnarde ou rurale. Le cadre géographique oü il se déroule est la Campagne, percue comme un lieu privilégié, idealise, rédempteur, qui assure bonheur et prosperite ä celui qui accepte ď y vivre. Cet espace fermé est presque toujours oppose, dans ce genre de román, ä un autre espace, ouvert celui-lä, la ville, associée ä un lieu de perdition, ä un antre du vice et de la depravation qui conduit ä ľéchec celui qui se réfugie dans ce veritable enfer. Font partie du roman du terroir trois categories de romans. Le roman de colonisation raconte ľétablissement de nouveaux colons dans les regions neuves et inexplorées, récem-ment ouvertes au défrichement et ä ľ agriculture. Le roman de la terre paternelle, dit aussi de lafidélité, pose ouvertement le probléme de la succession sur la terre ancestrale. Quant au roman agriculturiste, il est essentiellement une ceuvre de propagande car il defend une these : le salut économique et social de la race canadienne-francaise par ľagriculture. « Emparons-nous du sol et restons chez nous ! », telle pourrait étre sa devise. Essayons d'y voir plus clair en nous attardant ä quelques représentants de l'un et ľ autre de ces genres et en dégageant pour chacun les principales caractéristiques. 1. Le roman de colonisation Le roman de colonisation a pour objet la conquéte des vastes espaces du territoire cana-dien-francais. Les premiers habitants se sont établis le long des deux rives du Saint-Laurent. En pratiquant la méthode du morcellement des terres, ils ont pu établir un ä un leurs nombreux descendants. Une telle politique a cependant vite atteint ses limites. Incapables de prospérer sur des terres devenues trop petites, des groupes de colons sont contraints ďémigrer ä ľintérieur des terres et de conquérir de nouveaux espaces oü ils pourront établir sans aucune difficulté leurs enfants et, surtout, les garder au pays au lieu ď aller grossir la main-ď oeuvre ä ľ étranger, aux Etats-Unis en particulier. Charles Guérin92 (1853) de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau et, surtout, Jean Rivard, le défricheitr93 (1862) et Jean Rivard, économiste94 (1864) d'Antoine Gérin-Lajoie sont les premieres ceuvres ä vanter les mérites de la colonisation sur des terres neuves afin de per-pétuer la race canadienne-francaise, ď assurer son avenir. Les héros, Charles Guérin et Jean Rivard, qui donnent leur titre respectif aux romans, sont tous deux confrontés, pendant ou au terme de leurs études, ä ľencombrement des professions liberales et ä la politique du morcellement des terres ancestrales. Ils voient ľavenir de la jeunesse de leur pays dans ľétablissement sur des terres inexplorées, dans des cantons éloignés, en dehors des sei-gneuries, qui ont retardé, selon certains commentateurs et historiens, le peuplement de la colonie et le développement de ľagriculture. 91. Aurélien Boi vin. 92. Charles Guérin. Roman de mceurs canadiennes, Montreal, G. H. Cherrier, des Presses ä vapeur de John Lovell, 1853 ; edition présentée et annotée par Maurice Lemke, Montreal, Fides, 1978, (Collection du Nenuphar). C'est toujours ľédition la plus récente que nous citons. 93. Jean Rivard, le défricheur. Récitde la vie reelle, dans les Soirees canadiennes, vol. II (1862), p. 65-319. Postface de René Dionne, Montreal, Hurtubise HMH, 1977. 94. Jean Rivard, économiste, dans le Foyer canadien, vol. II (1864), p. 15-371. Postface de René Dionne, op. cit., 49 SURVIVANCE ET RESISTANCE Conscient que plusieurs jeunes de son entourage sont « sur le point ďémigrer ä ľétran-ger » (p. 349), de s'exiler aux États-Unis ou de s'enrôler pour les compagnies pelletieres dans les pays ďen haut, le héros de Chauveau, investi ďune mission, convoque ä la sortie de la messe dominicale « les futurs déserteurs » et il leur fait un magnifique sermon en trois points sur la lácheté qu'il y avait ďabandonner son pays, sur les dangers que ľon courait de perdre sa foi et ses moeurs á ľétranger, sur ľavantage et le patriotisme de fonder de nouveaux établissements sur les terres fertiles de notre propre pays (p. 349). H préche ďexemple et se transforme en veritable chef: il renonce ä ses études de droit, forme avec quelques actionnaires, dont son ami Jacques Lebrun, « une petite société pour ľétablissement [sur] des terres incultes de la seigneurie et du township voisin » (p. 350). II devient bientôt l'une des personnes les plus respectées et les plus en vue d'une paroisse flo-rissante dont le pasteur n'est nul autre que son frěre Pierre. Sa reputation d'homme de bon conseil s'est répandue au loin dans les autres paroisses, et ľon parle fortement de lui déférer la deputation au prochain parlement (p. 357). Jean Rivard, lui, accédera ä ľ Assemblée legislative, car il a bien mérité de son pays, de sa region et de touš les siens. Chevalier sans peur et sans reproche, le héros de Gérin-Lajoie, ä la mort de son pere, renonce ä ses études au Séminaire de Nicolet et, au Heu de prendre la relěve sur la terre ancestrale, morcelée, il decide d'aller s'établir dans le canton de Bristol qu'il défriche au prix d'intenses labeurs et de nombreux sacrifices. II y amene bientôt Louise Routier, son épouse, dans un foyer confortable, relié en un temps record ä la civilisation par une route carrossable que le gouvernement a accepté de construire pour encou-rager la colonisation (exaltée dans la deuxiěme partie, Jean Rivard, économisté). Grace ä cet important moyen de communication, les colons affluent dans le canton ou ils assistent d'abord ä ľérection d'une paroisse, Rivardville, qui deviendra rapidement prospěre et, sous l'impulsion du maire, le héros, l'un des plus riches villages du Québec. Une telle réussite pousse ses concitoyens ä le choisir comme leur representant ä l'Assemblée legislative, poste qu'il abandonne aprěs un premier mandát pour se consacrer ä la culture de sa terre et ä ľenseignement des nouvelles techniques pour rentabiliser au maximum ľ exploitation agricole. Histoire simple et vraie d'un jeune homme sans fortune, né dans une condition modeste, qui sut s'élever par son mérite, ä ľindépendance de fortune et aux premiers honneurs de son pays (p. 1), ľaventure de Jean Rivard se veut, dans l'esprit de son auteur, un témoignage, une preuve que I'agriculture est ä la base de toute société et est ľindustrie la plus productive et la plus rentable pour le genre humain. Gérin-Lajoie en est convaincu, qui incite la jeunesse ins-truite ä s'établir sur une terre, « le moyen le plus súr ďaccroítre la prosperite generale, tout en assumant le bien-étre des individus » (p. 11). Pour survivre, selon le cure, qui est son porte-parole, les Canadiens francais doivent prendre possession de leur propre pays et en cultiver la terre, avant que ďautres, des étrangers, s'en emparent: Devons-nous attendre que les habitants d'un autre hemisphere viennent, sous nos yeux, s'emparer de nos foréts, qu'ils viennent choisir, parmi les immenses étendues de terre qui res- 50 1 iďémigrer äľétran-mpagnies pelletiěres convoque ä la sortie ndonner son pays, r, sur ľavantage et es de notre propre i ses études de droit, e petite société pour i voisin » (p. 350). II e d'une paroisse flo- 3 autres paroisses, p. 357). érité de son pays, de ros de Gérin-Lajoie, au lieu de prendre la le canton de Bristol II y aměne bientôt ps record ä la civili-nstruire pour encou-conomiste). Grace ä nton ou ils assistent ent prospěre et, sous c. Une telle réussite semblée legislative, culture de sa terre et imum ľ exploitation condition modeste, s honneurs de son oignage, une preuve jroductive et la plus cite la jeunesse ins-périté generale, tout le cure, qui est son ar propre pays et en LE ROMAN DU TERROIR i tent encore ä défricher, les regions les plus fertiles, les plus riches, puis nous contenter ensuite de leurs rebuts (p. 17). Comme son héros Jean Rivard, Gérin-Lajoie, fiděle en cela ä ľidéologie de la classe dominante, croit que la colonisation est essentielle ä la survie de la race canadienne-francaise. Sans eile, les jeunes continueront ä prendre le chemin de ľ exil, vers les États-Unis surtout, appauvrissant ainsi la race en la privant de leurs bras vigoureux. Quelle perte importante pour le pays qui ne peut plus compter sur une relěve süffisante ! Une seule solution : ä l'exil aux Etats-Unis ou ä la ville, Gérin-Lajoie oppose l'exil ä ľintérieur des terres, sur de vastes espaces qui ont échappé ä la speculation des grands propriétaires terriens. Cest, écrit René Dionne, la seule facon qui s'offre ä Jean Rivard de « pallier ľencombrement des professions [liberales] et [de] contribuer ä la prosperite du pays en méme temps qu'au bien-étre du peuple » (post face ä Jean Rivard, p. 386). Car « ľ agriculture [...] est la source la plus sure et la plus féconde de la richesse nationale ; en plus de garantir une base économique solide ä la nation en fournissant le pain quotidien de la famille agricole, eile crée des emplois en faisant surgir et prospérer les autres industries »{ibid. p. 386). Cela, le héros de Gérin-Lajoie ľa bien compris, qui triomphe des pires difficultés car Jean Rivard, c'est le roman de la réussite sociale. Les jeunes gens n'ont qu'ä imiter ce jeune homme determine que ľ elite ne manque pas de proposer comme modele, děs la parution de ľceuvre. La meilleure réussite de cette catégorie de romans toutefois est, sans contredit, Maria Chapdelaine95 de Louis Hémon, ďabord publié en feuilleton dans le quotidien parisien Le Temps, en 1914, puis en volume ä Montreal, en 1916, illustre de fusains du peintre québé-cois Suzor-Côté, et ä Paris, en 1921, inaugurant la collection « les Cahiers verts », chez Grasset. Le roman a connu, par la suite, une fortune considerable, inégalée, puisqu'il fut réédité ä plusieurs reprises et a été traduit dans plus de vingt langues. Ä la difference des autres représentants du roman de colonisation, Louis Hémon pose le probléme d'une tout autre facon. II ne s'agit pas pour lui de dénoncer le manque de places dans les vieilles paroisses, ni ľimpossibilité pour les pěres de famille ďétablir leurs nom-breux enfants sur des terres environnantes. Le romancier brestois, qui en était ä son premier contact avec le continent nord-américain, est certes fascine par les vastes espaces du « pays de Québec » et par ce qu'il appelle ľéternel malentendu entre deux races: les pionniers et les sédentaires, les paysans venus de France qui avaient continue sur le sol nouveau leur ideal d'ordre et de paix immobile, et ces autres paysans, en qui le vaste pays sauvage avait reveille un atavisme lointain de vagabondage et d'aventure (p. 51). Francois Paradis est un aventurier, un coureur de bois, qui a tôt fait, ä la mort de son pere, de se départir de la terre ancestrale ä Mistassini car il n'a pas Jes qualités requises pour la faire fructifier, ainsi qu'il ľavoue ä la mere Chapdelaine, en presence de Maria : Oui. J'ai tout vendu. Je n'ai jamais été bon de la terre, vous savez. Travailler dans les chancers, faire la chasse, gagner un peu ďargent de temps en temps ä servir de guide ou ä commercer avec les sauvages, ca, c'est mon plaisir, mais gratter toujours le méme morceau de terre, ďannée en année, et rester lä, je n'aurais jamais pu faire ga tout mon rěgne, il m'aurait semblé ětre attache comme un animal ä un pieu (p. 50). 95. Maria Chapdelaine. Récitdu Canada francais, Montreal, J.-A. Lefebvre, éditeur, 1916, Presentation d'Áurélien Boivin, Montreal, Biblioťhéque Québécoise, 1990. 51 SURVIVANCE ET RESISTANCE Le pere Chapdelaine a lui aussi une passion pour l'aventure. Comme Francois Paradis, il est incapable de se fixer ä demeure sur un lopin de terre, car il est « fait pour le défriche-ment plutôt que pour la culture » : Cinq fois déjä depuis sa jeunesse il avait pris une concession, báti une maison, une étable et une grange, taille en plein bois un bien prospěre ; et cinq fois il avait vendu ce bien pour s'en aller recommencer plus loin vers le nord, découragé tout ä coup, perdant tout intérět et toute ardeur une fois le premier labeur rude fini, děs que les voisins arrivaient nombreux et que le pays commengait ä se peupler et ä s'ouvrir. Quelques hommes le comprenaient; les autres le trouvaient courageux, mais peu sage, et répétaient que s'il avait su se fixer quelque part, lui et les siens seraient maintenant ä leur aise (p. 44). D'ailleurs, la premiere ä lui faire des reproches, c'est Laura, sa femme, qui réve d'une « belle terre planche, dans une vieille paroisse, du terrain sans une souche ni un creux, [d'june bonne maison chaude toute tapissée en dedans, des animaux gras dans le clos ou ä ľétable », car, selon eile, qui ne comprend pas que la magie des bois puisse exercer autant d'attrait sur des hommes, il n'y a « rien de plus plaisant et de plus aimable » que « des gens bien gréés d'instruments et qui ont la santé » (p. 50-51) pour cultiver la terre. Elle defend son choix avec conviction, en presence de Lorenzo Surprenant, qu'elle n'est pas loin de considérer comme un traítre, parce qu'il a déserté la terre paternelle pour s'établir aux Etats-Unis, et en presence de trois emigrants francais qu'elle encourage ä persévérer, malgré les difficultés rencontrées sur la terre de Surprenant qu'ils ont acquise dans ľespoir ďy trou-ver reměde ä leur penible existence ä la ville. Quant ä Eutrope Gagnon, le troisiěme pré-tendant au coeur de Maria, il représente le colon sédentaire, celui pour lequel la měře Chapdelaine a tant ďestime et ďadmiration. II incarne la permanence. Le román de Hémon a suscité de nombreuses prises de position et a donné lieu ä des interpretations souvent divergentes, pour ne pas dire contradictoires. Si d'aucuns ont repro-ché ä I'auteur ď avoir réduit les Canadiens francais ä un peuple de défricheurs, au debut du siěcle, ď autres ont vanté ses qualités exceptionnelles ďobservateur et son grand souci de realisme. La decision de Maria, ľ heroine, de rester au pays, ä la suite de la mort de sa mere, et de se promettre ä Eutrope, au lieu de suivre Lorenzo Surprenant aux Etats-Unis, est per-gue par certains spécialistes comme un « suicide moral »96 et un refus du modernisme. Pour ď autres, le choix de la jeune fille est mürement réfléchi: eile a compris son role et sa decision n'est pas étrangére ä sa preoccupation ď assurer la survie de sa f ami lie et de preserver l'avenir de la race. Elle doit poursuivre sur la terre du « pays du Québec » la mission des ancétres. Les voix, qu'elle entend ä la fin du roman et que des critiques ont percues ä tort comme I'expression d'un deus ex machina, lui dictent sa conduite. Mais elles ont aussi, par ľ interpretation qu'on en a faite, réduit considérablement la portée de ľceuvre de Hémon et ont contribué ä alimenter ce qui est devenu, au cours des ans, le mythe de Maria Chapdelaine. Pensons, par exemple, ä Menaud, maitre-draveur91 de Félix-Antoine Savard, qui ne retient du roman de Hémon que la troisiěme voix, celie du « pays du Québec », qui alimente le nationalisms du vieux maitre-draveur et qui lui dicte sa conduite : incapable de gagner ä sa cause les paysans de son village, il se réfugie dans la montagne, symbole de tout le pays qu'il entend défendre contre les envahisseurs anglophones que la voix, omniprésente dans 96. Nicole Deschamps, Raymonde Héroux et Normand Villeneuve, U Mythe de Maria Chapdelaine, Montreal, Presses de ľUniversité de Montreal, 1980. [ p. 61]. 97. Menaud, maitre-draveur, Quebec, Librairie Garneau, 1937 ; Presentation d'André Gaulin, Montreal, Bibliothěque Qué-bécoise, 1990. 52 SURVIVANCE ET RESISTANCE homme est abandonné au charnier, symbole de l'ultime degradation. Survient finalement le fils cadet, aprěs une longue absence de quinze ans dans les pays ď en haut, qui rachěte la terre paternelle, tombée entre les mains ďun anglophone. II y vivra heureux avec sa jeune épouse et ses vieux parents, dont il prendra désormais soin. Au retour du fils prodigue correspond la fin des malheurs de la famille. Ľordre perturbé du monde est děs lors rétabli. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Si l'intrigue se termine d'une facon heureuse, c'est que, precise l'auteur, nous écrivons dans un pays oü les moeurs en general sont pures et simples et que ľesquisse que nous avons essayé de faire, eüt été invraisemblable et méme souverainement ridicule, si eile se füt terminée par des meurtres, des emprisonnements et des suicides (p. 94). II condamne méme les romans noirs qui connaissaient tant de succěs, ä ľépoque, non seulement au Québec mais aussi en France et en Angleterre : Laissons aux vieux pays, que la civilisation a gätés, leurs romans ensanglantés, peignons l'enfant du sol tel qu'il est, religieux, honnéte, paisible de mceurs et de caractěre, jouissant de l'aisance et de la fortune sans orgueil et sans ostentation, supportant avec resignation et patience les grandes adversités [...] (p. 94). Ä l'imaginaire il préfěre le realisme qu'il ne manque pas ďidéaliser, aiguillant, écrit Maurice Lemire, « le roman sur la voie de ľidéalisme la plus étrange » qui « ne reflěte en rien la realite sociale et historique » (p. 8-9) du Québec. Le probléme qui se posait en effet au pere, c'était ľétablissement de ses enfants sur des terres qui ne supportaient plus le mor-cellement. Ici, comme dans les romans agriculturistes, ceux de Damase Potvin en particu-lier, le probléme surgit děs que le fils cadet decide de quitter ľ univers non problématique, pour utiliser ľexpression de Lukacs, reprise par Goldmann. De tels departs auraient du, dans la realite, laisser quelque répit au pere et donner ä ďautres membres de la famille la chance de s'établir sur la terre paternelle. Car la famille, dans la realite, comptait plusieurs membres et le probléme n'était pas d'assurer la succession sur la terre mais bien d'y établir tout le monde. De plus, dans la Terre paternelle perce déjä le mythe de la ville corruptrice, aliénante, refuge des déshérités, lieu de toutes les misěres et de touš les malheurs, aussi dénoncée par le cure dans Jean Rivard, le défricheur. Quel contraste avec la richesse de la Campagne oú le Canadien francais est promis ä un briliant avenir ! Au succěs assure sur la terre paternelle, le romancier oppose ľéchec retentissant de quiconque se réfugie ä la ville. Le pere Chauvin a connu de grandes joies sur sa terre. Ses malheurs commencent le jour oů il la quitte pour se réfugier d'abord au village comme rentier. lis se poursuivent quand il s'éta-blit dans un autre village pour y exploiter un commerce pour lequel il n'est aucunement prepare. Sa ruine le conduit ä la ville, dans un minable quartier, oü il exerce le metier de por-teur d'eau : c'est la déchéance. II aurait pu y mourir, avec sa femme, ce qui aurait été l'ultime degradation. Survient le fils cadet, les poches remplies ď argent, tel un vrai cher-cheur ď or, qui peut racheter la terre et contribuer, selon le schéma de Claude Bremond, ä ľ amelioration de toute la famille aprěs une série de déboires, qui correspondent ä autant de processus de degradation. Seul le fils aíné, en veritable sacrifié, aura ä souffrir des malheurs estompés des Chauvin. Avec la Terre paternelle, Patrice Lacombe est le premier ä concevoir la terre comme un espace romanesque parfait, non problématique, qui assure bonheur et richesse ä ceux qui 54 LE ROMAN DU TERROIR vient finalement le íaut, qui rachěte la ireux avec sa jeune x fils prodigue cor-ist děs lors rétabli. ľhabitent. II est également le premier ä poser clairement le probléme de la succession sur la terre paternelle que ľaíné, ä qui le pere s'est « donne », a rapidement dilapidée. En réin-tégrant ľespace originel, ľ univers non problématique, ä la suite de sa longue incartade dans les pays ď en haut, Charles, le fils cadet, empéche la famille, cellule essentielle de la société traditionnelle, de s'effriter, de sombrer dans la déchéance totale, de connaítre la honte et le déshonneur. teur, t simples et que s souverainement s suicides (p. 94). is, ä ľépoque, non jlantés, peignons těre, jouissant de ec resignation et er, aiguillant, écrit qui « ne reflěte en li se posait en effet rtaientpluslemor-Potvin en particu-lon problématique, sparts auraient du, res de la famille la comptait plusieurs aisbienďy établir ruptrice, aliénante, aussi dénoncée par de la Campagne oü sur la terre pater-ä la ville. Le pere ent le jour oü il la rent quand il s'éta-st aucunement pré-e le metier de por-, ce qui aurait été it, tel un vrai cher-ľlaude Bremond, ä »ondent ä autant de uffrir des malheurs la terre comme un ichesse ä ceux qui 3. Le roman agriculturiste Le roman agriculturiste nait seulement au debut du xxe siěcle avec ľécrivain sague-néen" Damase Potvin qui fixe le canevas qu'imiteront par la suite une bonne vingtaine de romanciers. Dans le roman agriculturiste se pose le probléme de la succession sur la terre paternelle : un pere ägé veut léguer sa terre ä son fils ainé mais ce dernier est attiré par le mirage de la ville. Incapable de résister ä ľappel de ľinconnu, sourd aux mises en garde du cure de son village et aux pleurs de sa fiancee, il abandonne ses vieux parents éplorés, obliges souvent de vendre la terre au plus offrant, fut-il un Anglais, pour aller s'installer au village, car le fils cadet est trop jeune pour prendre la reléve ou meurt dans un accident quel-conque. Si le fils ingrat, que le romancier admoneste de belle facon en intervenant dans la trame narrative, persiste dans sa decision de rester ä la ville, il paie de sa vie sa sortie du monde originel aprés avoir connu les pires malheurs et la déchéance complete. C'est, on l'aura reconnu, le canevas de la parabole de ľ enfant prodigue : un pere avait deux fils en qui il a mis touš ses espoirs. L'un est bon, il n'a pas d'histoire ; l'autre, son double, est mauvais. Ce dernier exige, un jour, sa part ďhéritage et quitte le foyer. On connait la suite. S'il n'était pas revenu, il serait mort dans la depravation. Telle est, en substance, ľ intrigue des romans de Potvin, des oeuvres ä these qui poursui-vent une visée éminemment politique et idéologique : le salut économique et social des Canadiens francais par ľ agriculture. But didactique aussi, car le romancier entend montrer ä la jeunesse du pays les dangers qui la guettent si eile quitte la terre paternelle pour satis-faire ses chiměres. Ainsi nous apparait Restons chez nous !m, le premier roman de ľécrivain saguenéen. lacques Pelletier, cultivateur ä l'aise et comblé, n'a qu'un fils pour assurer la reléve. Mais ce fils, Paul, est attiré par la ville. Jeanne Thérien - quel nom predestine -, sa fiancee en merne temps que son adjuvant, ne parvient pas ä le détourner de son projet. II quitte done la ferme pour s'établir d'abord ä Montreal puis ä New York oü, apres avoir connu le doomage et étre devenu bouvier sur un paquebot, il meurt, privé des secours de la religion catholique et de la presence des siens. Le pere est alors force de vendre sa terre, ä un étran-ger, un Anglais de surcroit, alors que la fiancee entre au couvent. Voilä le danger qui guette la nation canadienne-francaise si eile ne parvient pas ä garder au pays les jeunes, sa reléve. Car sa mission, nous dit Potvin, n'est-elle pas de cultiver la terre et de conserver intactes et la langue et la religion des ancétres que les déserteurs perdent ä la ville ? Dans L'Appel de la terrem, Potvin introduit une variante. Le pere, Jacques Duval, a deux fils : l'un, André, est bon ; il a toutes les qualités du brave agriculteur: travailleur, hon- 99. Originaire de la region du Saguenay, riviere qui prend sa source dans le lac Saint-Jean dans les Laurentides et se jette dans le Saint-Laurent ä la hauteur de Tadoussac. 100. Restons chez nous !, Québec, J.-Alfred Guay, 1908. 101. L'Appel de la terre. Roman de mceurs saguenayennes, preface de Leon Lonaiu, Quebec, ĽÉvénement, 1919. , ..- 55 SURVIVANCE ET RESISTANCE néte, sobre, consciencieux, respectueux de l'environnement. Lautre, Paul, le mauvais, mal-gré la presence d'un adjuvant, la fille du cultivateur voisin, également nommée Jeanne Thérien, emigre d'abord des Grandes-Bergeronnes ä Tadoussac, puis ä Montreal, děs qu'il s'amourache de Blanche Davis, une jolie et elegante Anglaise. Trompé parce que la jeune fille est promise ä un garcon de sa race, il connait la misěre ä la ville et sombre dans l'alcoo-lisme. II se relěve toutefois ä temps et revient ä la maison paternelle, le soir de Noel, sur une terre qui reclame de plus en plus de bras pour procurer aisance et bonheur ä ceux qui y tra-vaillent. Blanche Davis est ici, la tentatrice, veritable diablesse, qui a bien failli causer la perte du jeune instituteur Paul Duval. Heureusement que Jeanne Thérien, qui joue le role d'une alliée tout au long du roman, parvient, par ses priěres et son exemple, ä ramener son fiance ä de meilleurs sentiments et envers eile et envers la terre, cette terre fréquemment associée, dans les romans de ce genre, ä une compagne, ä une amante, ä une épouse. Parfois, et c'est le cas dans la Riviěre-á-Marsi02, l'un des fils meurt; ici, le cadet, le bon, est empörte dans les tourbillons de la riviere traitresse. Cette noyade confirme que le bon n'a pas ďhistoire. L'autre fils, ľaíné, emigre ä la ville ou il connait le malheur. Quant au pere, il doit se résigner ä vendre sa terre et ä s'installer au village, ä ľ ombre du clocher paroissial, avec ses souvenirs, tout comme ľavait fait avant lui le pere Pelletier, dans Res-tons chez nous ! Parfois, enfin, autre variante, c'est la fille qui est appelée ä prendre la relěve pour assurer la succession sur la terre paternelle. Dans le Frangaism, Marguerite Morel refuse la main de son prétendant, Jacques Duval, qui veut émigrer ä la ville - il le lui a avoué - pour épouser un Francais que son vieux pere a mis du temps ä accepter. Ľ heroine a compris que, si les fils du pays désertent, il faut les remplacer par d'autres, des étrangers, pourvu qu'ils parlent la méme langue et pratiquent la méme religion. C'est done la paix dans ľäme que le vieux Jean-Baptiste Morel montre ä sa descendance, deux enfants qu'il guide par la main dans un champ de blé, la richesse de la terre de Ville-Marie, au Témiscamingue. Comme Maria Chapdelaine, qui accepte finalement ďépouser Eutrope Gagnon, Marguerite Morel a compris toute ľ importance de sa mission : sauvegarder la race canadienne-francaise, assurer le salut de la race par ľ agriculture. . ■-, L'univers de Damase Potvin, on le voit, est idealise. Le romancier passe sous silence les misěres et les privations que les agriculteurs (ou les colons) doivent s'imposer - et que dénonce Lorenzo Surprenant dont les propos choquent la mere Chapdelaine - pour ne s'attarder qu'ä vanter les beautés de la terre. On sait que la realite était tout autre et que les colons vivaient souvent dans une misěre extréme, oubliés qu'ils étaient par les gouverne-ments qui les avaient déplacés, « relocalisés », en leur promettant mers et monde. De plus, la famille, dans l'ceuvre de Potvin, est bien différente de la famille dans la société tradi-tionnelle ; eile ne compte que quelques membres : Paul Pelletier est fils unique dans Res-tons chez nous ! Sa fiancee, Jeanne Thérien, est fille unique, eile aussi. Quand eile decide d'entrer au couvent, eile prive son pere de successeur. Car il arrive aussi que la vocation religieuse, ľ entree au couvent, voire la prětrise (comme dans Trente Arpents104 de Ringuet) posent le probléme de la succession sur la terre paternelle. Jacques Duval, lui, a deux fils, 102. La Riviere-a-Mars, Montreal, les Editions du Totem, 1934. 103. Le Francais. Roman paysan du « pays du Quebec », Montreal, Editions Edouard Garand, 1925. 104. Trente Arpents, Paris, Flammarion, 1938. 56 LE ROMAN DU TERROIR André et Paul. Le dernier comprend ä temps son role. Alexis Maltais dit Picoté, dans la Riviěre-á-Mars, a, lui aussi, deux fils, dont le cadet meurt noyé. Quant ä sa fille, eile épouse un journalier ä l'emploi du moulin Price ä Chicoutimi, incapable de s'adapter ä la vie sur une ferme. Marguerite Morel, eile, est fille unique, aprěs la mort de son frěre au champ d'honneur. La patrie, eile aussi, peut réclamer des bras, et souvent les plus vigoureux. S'il avait mis en scene une famille nombreuse, Potvin aurait, du coup, détruit la these qu'il entendait défendre. Avec une famille nombreuse ne se posait plus ľépineux probléme de la succession. Et sans le depart du fils unique ou du fils cadet, il ne se passe plus rien : l'intrigue stagne, le roman n'est plus. Si Paul Pelletier n'est pas hanté par le désir de depart, s'il n'est pas tenté par le goüt du voyage et par l'attrait de la ville, s'il reste sur la terre sage-ment en attendant ďépouser Jeanne et de prendre la reléve de son pere, comme un bon fils, il empéche le roman de se développer. Et Restons chez nous ! est une oeuvre linéaire, d'un calme plat. De méme la Riviére-ä-Mars ou l'Appel de la terre... "" Damase Potvin a fait école et a exercé une influence importante sur les écrivains de sa generation. Ses romans ont été imités. Mentionnons, par ordre chronologique, le Bien paterneľ05 ď Antonio Huot, la Terre106 d'Ernest Choquette, VCEil du phareW6b[s d'Ernest Chouinard, la Terre ancestrale101 de Louis-Philippe Côté, pour ne citer que ces titres publiés avant 1940. Parmi les romans publiés dans une periodě plus récente, citons Une fille est venue10* ďÉmile Gagnon, Sur la route d'Oka109 ďAimé Carmel, Terres steriles110 de Jean Filiatrault, Sur la breche111 de Beatrix Boily, la Veuve112 de René Ouvrard et méme l'Atlrait de la terre113 de Francois Gagnon. En tout, plus d'une cinquantaine de versions, rédigées par une quarantaine d'auteurs dont Damase Potvin est le chef de file. Force nous est de constater que le roman de la fidélité, ainsi qu'on ľ a appelé aussi, ne tire pas sa reverence avec la publication de Trente Arpents de Ringuet ou du Survenant114 de Germaine Guěvremont. Dans ces deux derniers romans, la releve est loin d'etre assurée : Euchariste Moisan meurt sur la terre de ľ exil, aux États-Unis. Quant au nom des Beauche-min, il s'éteint ä jamais au Chenail-du-Moine avec la mort d'Amable, victime d'un accident dans le port de Montreal, et de Didace, les deux derniers de la lignée male. II semble bien, děs lors, que l'avenir de la race canadienne-francaise ne soit plus relié ä ľidéologie terrienne. Avec la Deuxiěme Guerre mondiale, le roman se déplace de la Campagne ä la ville ; ä ľidéalisme des romans du terroir succede le realisme des romans de moeurs urbaines et des romans psychologiques, qui auront cours, aprěs 1945115. 105. Le Bien paternel, (Nouvelle canadienne-francaise), Quebec, Edition de ľ Action sociale catholique, 1912. 106. La Terre, Montreal, laMaison de librairie Beauchemin, 1916. 106 bis. Ľ ceil duphare, Quebec, le Soleil, 1923. 107. La Terre ancestrale, roman Québec, les Editions Marquette, 1933. 108. Une fille est venue, Québec, Editions du Quartier latin, 1951. 109. Sur la route d'Oka, Montreal, (s.é.), 1952 110. Terres steriles, Québec, Institut libraire de Québec, 1953. 111. Sur la breche, Montreal, Chanteclerc, 1954. 112. La Veuve, Montreal, les Editions Chanteclerc, ltée, 1955. 113. UAttrait de la terre, La Pocatiěre, l'Auteur, 1972. 114. Le Survenant, Editions Beauchemin, 1955. 115. Sur le roman de cette perióde, on consultera Maurice Arguin, le Roman québécois de 1944 ä 1965. Symptômes du colo-nialisme et signes de liberation, Montreal, ĽHexagone, 1989. Chapitre 3 : Deux figures de ľ exil, Crémazie et Nelligan11 Les intellectuels francais (Jutard, Quesnel) qui relancent la littérature canadienne ä la fin du xvif siěcle étaient des disciples de Voltaire ou de Boileau. Un esprit didactique et inora-lisateur anime les Épitres, satires, chansons, épigrammes et autrespieces de vers (1830) de Michel Bibaud, premier recueil du cru. Mais la situation change rapidement, ľ influence romantique se manifeste en poésie comme dans les discours politiques. Les revolutions de 1830 ont plus ďimpact au Québec que celle de 1789. On cite Rousseau, on se coiffe du bonnet rouge, on chante Béranger, on lit Chateaubriand et bientôt Laniennais, Lamartine, Hugo, ä la fois pour leurs idées, leur sensibilité, leur style. On organise des concours de poésie sur des sujets «tirés du pays ». Le jeune poěte-patriote mele «le chevalier avec ľhomme de lettres », dans un combat singulier et collectif pour la liberté. Une ode aux deputes évoque la « malheureuse Irlande » pour dire aux Canadiens que la seule existence Cest la Liberté non la vie ! Francois-Xavier Garneau, qui séjourne ä Londres et visitě Paris entre 1831 et 1833, découvre Byron, Shelley, Lamartine, rencontre les nationalistes irlandais et polonais. De retour au Canada, « Pourquoi mon ärrie est-ehe triste ? » se demande-t-il. Sa poésie est rem-plie de tempétes, de naufrages, de mines, d'arbtes foudroyés, de contrastes entre la paix majestueuse des paysages et le rétrécissement de l'horizon politique. Le liberalisme romantique s'exacerbe de 1834 ä 1837 : « Tout ou rien », « II faut vaincre ou périr », « Mort aux tyrans ». L'enthousiasme retombe, la colěre devient mélancolie, tragédie, « vertige effroyable » apres la repression militaire et politique des rebellions. On ne parle plus que d'ombres, de spectres, de cercueils, dans le pays bilingue, bicéphale, qui commence avec ľ Union forcée des deux Canadas, en 1840. Du livre du destin, ah ! notre nom s'efface constate Joseph-Guillaume Barthe. C est le sentiment de Garneau et de Lenoir, qui présen-tent le chant de mort du dernier Huron comme « un prelude ä celle du Canada francais117 ». L'angoisse, la prostration, le désespoir imprěgnent touš les poémes, qu'ils soient inspires par l'amour, la nature ou la patrie. On marque un recul, on opere un repli stratégique vers le Passé idealise, la couleur locale, les objets symboliques (ľérable ou « notre fleuve antique »). L'amnistie des condamnés, le retour des déportés sont ä ľorigine du projet de 116. Laurent Mailhot. 117. Jeanne d'Arc Lortie, la Poésie nationaliste au Canada ft an^ais (1606-1867), Québec, Presses de l'Université Laval, 1975, p. 224. 59 DEUX FIGURES DE Ľ EXIL, CRÉMAZIE ETNELLIGAN recueil annoncé, mais non realise, par Charles Lévesque : Martyrs politiques du Canada. Son frěre Guillaume était au nombre des exiles (ä Paris) et lui-méme, veuf inconsolable, se suicidera dans les bois. Plus realisté est Joseph Lenoir1'8 (1822-1861) qui fait rimer « empire » avec « vampire », se revolte contre les injustices sociales, les « sangsues du Peuple » ; il a aussi quelques poěmes ď amour, ď inspiration exotique. Le theme de ľ exil, omnipresent dans la chanson (« Un Canadien errant ») et la poésie, n'est pas seulement un salut, un hommage aux Patriotes vaincus. La reference historique et le mimétisme politique sont dépassés par une sorte de fatalitě, ďéternité de ľerrance. L'exil est un récit archetypal, biblique, romantique ; un état de suspension, de solitude, de tension entre la chute et le paradis perdu ; « le seul retour possible ä la patrie passe par la mort »m. Section 1. OCTAVE CRÉMAZIE (1827-1879) 1. Le poete et ses morts Octave Cremazie, libraire fastueux, fait plusieurs voyages ä Paris avant de s'y exiler, pour cause de faillite frauduleuse (fausses signatures), en 1862. Proclamé « poete national », il compose des pieces de circonstances sur « La guerre d'Orient », « Sur les mines de Sébastopol » et des hymnes patriotiques, héroíques, nostalgiques, qui sont bientôt sur toutes les lěvres : chant du « Vieux soldát canadien, » salut au « Drapeau de Carillon... ». L'auteur lui-méme se montrera severe, dans sa correspondance, pour ces rimes faciles - gloire ! vic-toire ! aíeux ! glorieux ! France ! espérance - et ces trop bons sentiments. II préfěre avec raison « Les Morts » et « Promenade de trois morts », d'un realisme métaphysique, ďun macabre baudelairien. Le romantisme, écrit-il en 1867, « a democratise la poésie et lui a permis de ne plus célébrer seulement 1'amour, les jeux, les ris, le ruisseau murmurant, mais encore d'accorder sa lyre pour chanter ce qu'on est convenu d'appeler le laid, qui n'est sou-vent qu'une autre forme du beau [...] ». « Les Morts » est une invocation, une litánie, un hommage fraternel, un regard envieux porté sur la vie des cimetiěres et le repos éternel. Novembre célěbre la féte de ceux qui ne demandent « rien ä la foule qui passe », « rien qu'un souvenir ». « Promenade de trois morts » est beaucoup plus ambitieux. Cette galerie souterraine est la cathédrale engloutie, la symphonie inachevée, inachevable, de Cremazie. Lui qui, dans son exil, ne composera plus de vers - des milliers - que dans sa téte, il s'immerge, se noie et se rejoint en profon-deur dans cette descente au purgatoire et aux enfers. Le poete parle des morts comme de vivants (en survie) et des vivants comme de morts (en sursis). L'argument du poéme s'impose ä Crémazie lors du transfert des ossements d'un cimetiěre : « Les morts dans leurs tombeaux souffrent-ils physiquement ? Leur chair fré-mit-elle de douleur ä la morsure du ver, ce roi des effarements funěbres ? ». La suite de la Promenade, si jamais il la publie, dit-il, montrera que « du moment que l'expiation est finie, la souffrance du cadavre cesse en meine temps, et que les vers ne peuvent plus toucher ä ces restes sanctifies... ». Les vers de terre ou les vers du poěme ? Le jeu de mots n'est ni volon- 118. Aprěs le recueil de quelques Poěmes épars (1916), on ne fera ľ edition critique de ses CEuvres (Presses de ľUniversité de Montreal) qu'en 1988. 119. Micheline Cambron, « du « Canadien errant » au « Salut aux exiles » (ď Antoine Gérin-Lajoie) », Études frangaises, 27: 1, 1991, p. 79. 60 OCTAVE CRÉMAZIE ques du Canada. f inconsolable, se ait rimer « empire ;s du Peuple » ; il nt») et la poesie, ence historique et el'errance. L'exil ilitude, de tension eparlamort»119. rant de s'y exiler, né « poete natio-< Sur les ruines de bientôt sur toutes illon... ». Ľauteur iles - gloire ! vic-ts. II préfěre avec ítaphysique, ďun la poesie et lui a murmurant, mais aid, quin'estsou- xn regard envieux :te de ceux qui ne omenade de trois lédrale engloutie, til, ne composera rejoint en profon- comme de morts jsossementsďun ; ? Leur chair fré-? ». La suite de la expiation est finie, plus toucher ä ces otsn'estnivolon- taire ni innocent. Les vers, au double sens du terme, « commencent ä pourrir au fond de mon cerveau », écrit-il ä Casgrain qui lui demande ou il en est avec ses « Trois morts ». Crémazie s'enterre avec les morts. Mais, comme le ver, petit « roi », il travaille dans l'ombre, dans l'instant, dans le detail, sans désir de publication ou de postérité. II annonce des modifications au second chant, « pas mal satirique », esquisse un plan narratif: le pere va frapper ä la porte de son fils (orgie et blaspheme), ľépoux ä celie de sa femme (flirt et adultěre); seul le fils trouve sa mere agenouillée, pleurante, fiděle. A la fin, « la scene s'agrandit », le ciel et ľenfer se dévoilent, les choeurs des élus et des damnés alternent. II ne s'agit plus ďun poéme, mais du canevas ďun texte-spectacle («le lecteur se trouve dans ľéglise, le jour de la Toussaint »), d'un oratorio, ďun opera, ďune Symphonie fantastique, ďune messe cosmique. La nécropole est devenue mégapole miniature, metropole en ruines. Crémazie ne laisse en poésie qu'une « oeuvre de jeunesse » et de maturite précoce. Une oeuvre interrompue par le double exil extérieur et intérieur. Car Crémazie se sépare de lui-méme, s'observe, se juge, prend ses distances par rapport au poěte-orateur qu'il a été, ä ľ image qu'il a projetée, representation plus ou moins mythique du Poete au service du peuple et de la patrie, du romantique « attardé », du realisté inconsequent. L'exil de Crémazie n'est pas seulement géographique circonstanciel, il est absolu, inaugurant une longue tradition littéraire ďaliénation, ďabsence, ďétrangeté ä soi-méme, ä la vie, au monde. « C'est dans cette béance, ce manque, que le destin de Crémazie devient exemplaire »120, par exemple, lorsqu'il affirme que «les poěmes les plus beaux sont ceux que ľon réve mais que ľon n'écrit pas ». « Promenade de trois morts » n'est pas qu'une allégorie. Crémazie teňte ďy « résoudre le conflit qu'il exprime », de se symboliser lui-méme en representant « sa propre fonction de symbole et la difficulté d'etre un écrivain dans /de la pourriture canadienne-francaise ». II teňte ď« agonir ľ agónie », de relever le négatif qui le travaille comme le ver ronge le cadavre. « Le ver symbolise cette force, qui manque au poete canadien-francais, de se déga-ger comme sujet en faisant, de son vivant, le deuil de soi-méme »m. Ce deuil, Crémazie le fait lucidement, cruellement. Son échec méme « fait ceuvre ». Le ver qui s'active contre les vers de la belle, de la fausse poésie, est un germe ďauthenticité, de modernitě. « En deve-nant son propre ver, ne devient-on pas son propre maítre - mort ? »122. 2. Crémazie et ľ absence de littérature Crémazie « critique » ou « lecteur » est indissociable de son experience de libraire, ďobservateur, de poete. De son exil parisien, il discerne mieux que touš ses contemporains la situation marginale, coloniale, de la littérature canadienne-francaise naissante. II a des idées sur tout : ľhistoire, la langue, ľinstitution littéraire (ou son absence), le romantisme comme « fils legitime des classiques », l'absurde « guerre que ľon fait au realisme », Involution des genres (essai, causerie, « fantaisie »...). Avant un Journal du siege de Paris (1870-1871) qui rend compte des difficultés quotidiennes et de la « domination brutale des masses », Crémazie adresse ä son ami et éditeur, ľabbé Casgrain, animateur du Mouvement littéraire et patriotique de Québec, de longues lettres qui sont de véritables essais théoriques et critiques. Celle-ci, par exemple, du 29 Janvier 1867 : (Presses de l'Université ie) », Etudes frangaises, t i 120. Gilles Marcotte, Littérature et circonstances, Montreal, l'Hexagone, 1989, p. 211. 121. Jean Larose, « De quelques vers en germe chez Octave Crémazie », dans l'Amour dupauvre, Montreal, Boréal, 1991, p. 152-153. 122. Ibid.,p. 160. '■''■' r í ; 61 DEUX FIGURES DE L'EXIL, CRÉMAZIE ETNELLIGAN £■■-■•• Ne pouvant lutter avec la vieille France pour la beauté de la forme, le Canada aurait pu conquérir sa place au milieu des littératures du vieux monde, si, parmi ses enfants, il s'était trouvé un écrivain capable ďinitier, avant Fenimore Cooper, l'Europe ä la grandiose nature de nos foréts, aux exploits légendaires de nos trappeurs et de nos voyageurs. Aujourďhui, quand bien méme un talent aussi puissant que celui de ľauteur du Dernier des Mohicans se révéle-rait parmi nous, ses oeuvres ne produiraient aucune sensation en Europe, car il aurait ľirré-parable tort d'arriver le second, c'est-ä-dire trop tard. Je le répěte : si nous parlions huron ou iroquois, les travaux de nos écrivains attireraient l'attention du vieux monde. Cette langue male et nerveuse, née dans les forěts de l'Amérique, aurait cette poésie du cru qui fait les délices de ľétranger. On se pämerait devant un roman ou un poéme traduit de l'iroquois, tandis que ľon ne prend pas la peine de lire un volume écrit en francais par un colon de Québec ou de Montreal. Depuis vingt ans, on publie chaque année, en France, des traductions de romans russes, scandinaves, roumains. Supposez ces mémes livres écrits en frangais par ľauteur, ils ne trouveront pas cinquante lecteurs123. Aprěs cette vision claire, exigeante, « impersonnelle », du commerce littéraire et de la reconnaissance internationale, Crémazie, en attendant mieux, propose un modeste programme de consommation ä domicile : Mais qu'importe, aprěs tout, que les ceuvres des auteurs canadiens soient destinées ä ne pas franchir I'Atlantique ? Ne sommes-nous pas un million de Frangais oubliés par la mere patrie sur les bords du Saint-Laurent ? N'est-ce pas assez pour encourager tous ceux qui tien-nent une plume que de savoir que ce petit peuple grandira et qu'il gardera toujours le nom et la memoire de ceux qui I'auront aide á conserver intact le plus précieux de tous les trésors : la langue de ses aíeux ? Quand le pere de famille, aprěs les fatigues de la joumée, raconte ä ses nombreux enfants les aventures et les accidents de la longue vie, pourvu que ceux qui ľentourent s'amusent et s'instruisent en écoutant ses récits, il ne s'inquiete pas si le riche propriétaire du manoir voi-sin connaTtra ou ne connaTtra pas les douces et naives histoires qui font le charme de son foyer. Ses enfants sont heureux de ľentendre, c'est tout ce qu'il demande. II en doit étre ainsi de ľécrivain canadien. Renongant sans regrets aux beaux réves d'une gloire retentissante, il doit se regarder comme amplement recompense de ses travaux s'il peut instruire et charmer ses compatriotes, s'il peut contribuer ä la conservation, sur la jeune terre d'Amérique, de la vieille nationalste frangaise124. Ce pessimisme realisté, analogue ä celui de Garneau en histoire, fonde et annonce un siěcle de survivance regionale, de repli stratégique, de fidélité ä la langue, de quéte ďiden-tité, de tätonnements et ď exploration entre ľespace américain et le temps européen. Du Bas-Canada au Québec, une province cherche son nora, ses frontiěres, sa culture propre. Le « vieux monde » s'y intéressera parfois pour son pittoresque, son exotisme (Maria Chap-delaine), plus tard pour ľoriginalité de son écriture (Duchařme, Tremblay). La route sera longue, le statut précaire, ľindépendance - politique et littéraire - incertaine. Et lejoual ne saurait remplacer ľ iroquois ou le huron. Sociologue avant la lettre, conscient des limites d'une petite « société ďépiciers » et plus largement (avant Sartre) du « conflit fondamental entre ľécrivain et son publie » au xixe siecle, Crémazie a une conception vraiment historique et moderne de la littérature, de 123. Octave Crémazie, CEuvres, II, Prose, texte établi, annoté et présenté par Odette Condeniine, Editions de ľUniversité ď Ottawa, 1976, p. 90-91. 124. Ibid., p. 91-92. 62 r ÉMILE NELLIGAN lanada aurait pu enfants, il s'était idiose nature de ijourďhui, quand licans se révéle-:ar il aurait ľirré- /ains attireraient :s de l'Amérique, levant un román ! un volume écrit n publie chaque s. Supposez ces Bcteurs123. í littéraire et de la un modeste pro- ses institutions, de son impossible et nécessaire autonomie. Ľauthenticité de Crémazie, épistolier penseur dans « le jeu de la distance et de ľintimité, la lutte du méme et du different », provient de ce « rapport decide, texte ä texte, avec une culture francaise incontour-nable qui est encore la sienne et ne s'éloignera que par ce qu'elle donnera d'elle-méme »125. De méme, ľ originalite de Nelligan se manifestera non pas « malgré ses emprunts mais ä cause ďeux » : lecteur francais avant d'etre et pour devenir écrivain canadien. Bibliographie selective CEuvres • Crémazie Octave, GEuvres, Ottawa, Editions de l'Uniyersité d'Ottawa, 2 volumes : 1. Poesies, 1972 ; 2. Prose, 1976, (edition critique établie par Odette Condemine). References critiques • Condeminf. Odelte, Octave Crémazie, poete et témoin de son siěcle, Montreal, Fides, « Bibliothěque québécoise », 1988. • RoBiDOUX Réjean et Wyczynski Paul, (sous la direction de), Crémazie et Nelligan, Montreal, Fides, 1981. it destinées ä ne ►lies par la mere us ceux qui tien-ujours le nom et ous les trésors : Dimbreux enfants 3nt s'amusent et e du manoir voi-charme de son laux réves d'une ; travaux s'il peut iur la jeune terre ide et annonce un i, de quete d'iden-nps européen. Du culture propre. Le me (Maria Chap-ay). La route sera dne. Et Itjoual ne ľépiciers»etplus son public » au le la littérature, de Section 2. ÉMILE NELLIGAN (1879-1941) Entre Crémazie et Nelligan, il y eut en 1878, les Premieres Poésies d'Eudore Evanturel (1852-1916), qui sont aussi les derniěres, mal recues126, controversées ä cause de leur rythme syncope, de leurs synesthésies, de leur ludisme tragique, de leur simplicitě jugée triviale : une mort au college, un salon chez les riches, une jeunesse marquee de ruptures, de departs, de rendez-vous manqués. Aucune emphase, une emotion retenue, ľécriture (non le chant) du silence. Une poésie du regard qui donne ä voir « ľétrangeté méme du familier » (Jacques Blais): Tout est fini. Fermons la porte, Et mettons la barre aux volets Fais tes adieux ä notre chambre, Et fermons notre livre ouvert. Ma strophe a froid : void decembre, Ne chantons plus, car e'est I'hiver. L'univers clos (et pourtant ouvert) d'Émile Nelligan n'est pas loin de celui d'Evanturel avec ses bibelots, ses crayons et pastels, ses spleens, ses orphelins, ses cadavres frais et exquis. Leur romantisme est celui de Musset, de Gautier, de Nerval. Mais ils ont traverse le Parnasse, frôlé Baudelaire et Rimbaud, atteint aux rives du Symbolisme. Une generation aprěs Evanturel, Nelligan trouve ä l'École littéraire de Montreal un certain public, des amis. Děs 1903, un préfacier intelligent, Louis Dantin, lance Emile Nelligan et son (Euvre, le jeune homme, sa photo, son mythe, ses poémes. Ils ne cesseront de hanter la critique et ľimaginaire québécois. Editions de l'Université 125. Gilles Marcotte, op. cit, p. 227. 126. Jusqu'ä ľédition critique par Guy Champagne de ľ (Euvre poétique d'Eudore Evanturel, Québec, Presses de l'Université Laval, 1988. DEUX FIGURES DE Ľ EXIL, CRÉMAZIE ET NELUGAN Nelligan concentre sur sa téte ďéternel adolescent touš les traits, lumiéres et ombres mélées, du Poete romantique et moderne. Chacun y projette ses « réves ďartiste », ses frustrations, ses désirs : ľangoisse baudelairienne, les « bateaux ivres », les émaux, ľimpres-sionnisme, la musique verlainienne, les névrosés fin-de-siěcle, la décadence-ascension. Nelligan a tout lu, tout assimilé. II pratique presque aussi bien le blanc mallarméen que les formes archaíques ressuscitées par Banville (ode, ballade, rondel, triolet, villanelle, virelai). II y a en lui, par dela Rollinat et Rodenbach, quelque chose du Werther de Goethe et de ľAndré Walter de Gide, son contemporain. D'un seul coup, en trois années de production fulgurante, avant le « portail » ou le « seuil » de ses vingt ans, Nelligan met la poésie qué-bécoise ä ľheure de ľEurope. On lui reprochera cette ambition démesurée, cet absolu littéraire. Ses poěmes « livresques » sont tout pres ďaccéder au « statut de choses Vivantes » : Ô Maítre, tu n'es plus mais tu vas vivre encore, dit-il ä Baudelaire. Et ä René Chopin : ^ Gouffre íntellectuel, ouvre-toi, large et sombre. Nelligan connait le monde et se connait lui-méme par ľécoute, la lecture et la réécriture. II réinvente son enfance, imagine sa mort, ses péchés, son ennui, sa folie : Avec nos grands albums, hélas ! que I'on n'a plus Comme on croyait déjä posséder tout le globe ! J'apercois défiler, dans un album de flamme, Ma jeunesse qui va, comme un soldát passant, Au champ noir de la vie, arme au poing, toute en sang. Trěs peu scolarisé, partagé entre un pere irlandais, employe des Postes, et une mere canadienne-francaise, pianisté ä ses heures, Emile Nelligan (il veut qu'on prononce son nom ä la francaise) représente ä Montreal depuis un siěcle la figure, le mythe, mais aussi l'ceuvre (interrompue, interminable) de ľécrivain qui n'est et ne sera que poéte. II n'a laissé rien ď autre que des vers recueillis par Dantin, recites, memorises, oubliés, deformes durant sa longue retraite dans des asiles psychiatriques. On a fait son impossible biographie (Wyc-zynski), on a étudié les « remous de son inconscient », la signature « au bas de la vie blanche », les earners ďhôpital, les rapports au « Sujet-Nation », la poésie « révée » et « vécue » autant que la poésie écrite. On a mis Nelligan en musique, en chansons, au theatre, au cinéma, ä ľopéra. Son portrait est affiché dans les vitrines, sur les murs. Son nom devient celui ďun café, ďune école-bunker, ďun prix littéraire, ďune maison ďédition, ďune cir-conseription électorale. Nelligan, ľhomme et ľoeuvre, seit de pretexte ou ďintertexte ä des centaines de poěmes, ä des dizaines de romans, ďessais, de manifestes. Rejean Duchařme, dans le Nez qui voque, ľa rendu aussi present, aussi vivant que ses héros Mille Milles et Chateaugué. , . Nelligan, qui aura vingt ans au tournant du siécle, aprés son entrée en clinique, consi-děre ce chiffre, cet äge, comme symbolique de la demarcation entre le reel et ľ ideal, entre le monde donne, impose, et le monde (la poésie) ä créer. L'adolescent regrette les jeux nai'fs, les amours enfantines, la robe blanche des poětes de sept ans. Le poete doit découvrir en lui 64, EMILE NELLIGAN sa propre source, libérer des flots intérieurs qui n'ont plus la grace transparente des fon-taines, mais la richesse obscure et visqueuse de la mer. II doit naviguer sur des eaux dou-teuses, dans la nuit et la tempéte. Le vaisseau d'or C'était un grand Vaisseau taille dans ľor massif. Ses mats touchaient l'azur sur des mers inconnues La Cyprine ďamour, cheveux épars, chairs nues, S'étalait ä sa proue, au soleil excessif. Mais il vint une nuit frapper le grand écueil Dans l'Océan trompeur oü chantait la Sirene Et le naufrage horrible inclina sa carěne Aux profondeurs du Goutfre, immuable cercueil. Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes Révélaient des trésors que les marins profanes, Dégoút, Haine et Névrose ont entre eux disputes. Que reste-t-il de lui dans la tempéte brěve ? Qu'est devenu mon cceur, navire deserte ? Hélas I il a sombré dans ľabíme du Réve I Le naufrage du Vaisseau ďor était indispensable ä ľactivité poétique de Nelligan, qui s'éclaire de ses visions, vit de ses contacts avec le gouffre, avec les cargaisons successive-ment disparues. Ce sonnet est une féte, comme ľ « Adieu » de Rimbaud dans Une saison en enfer: Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavilions multicolores sous les brises du matin. J'ai créé toutes les fétes, touš les triomphes, touš les drames... Nelligan aussi a créé. Son objet ďor, sculpté, est un objet ď art. Cest la navigation ďUlysse, ľépreuve initiatique pour un nouveau depart. Du cercueil au berceau, il n'y a qu'un pas. U« abime du Réve » est le creuset de la poesie. Dans « Chateaux en Espagne », Nelligan « réve de marcher comme un conquistador », de « planer au divin territoire ». Ce sonnet parnassien fortement rythmé, plein de couleurs sonores, de « tours de bronze et d'or », est une iliade, un combat lyrique, épique, contre de « vieux Anges impurs » : Et mes rěves altiers fondent comme des cierges Devant cette llion éternelle aux cent murs, La ville de l'Amour imprenable des Vierges ! Ces réves qui s'épuisent aprěs s'étre déployés sont une realisation de ľamour, de la gloire. Ils fondent, iís dessinent une nouvelle ville, « imprenable » (et pourtant prise) comme la poésie. Le trěs pur « Soir d'hiver », poéme sur Rien, sur ľ« ennui » de vivre et de mourir, va dans le méme sens, avec d'autres moyens, que « Chateaux en Espagne ». Son réve n'est pas 65 DEUX FIGURES DE L'EXIL, CREMAZIE ET NELLIGAN un vague projet, mais une imagination precise, une projection littérale sur la vitre givrée, ľécran de la douleur. Le moi unique se concentre et se multiplie. Sa solitude est peuplée : ľoiseau, le jardin, la neige chantent et dessinent pour lui. Sous le blanc, le noir ; sous le noir, un autre blanc. Le mouvement est donne par les alliterations et les assonances finement modulées : « Oü vis-je ? oü vais-je ? ». La oü je suis déjä : dans la profondeur d'une surface. « Comment me vint ľécriture ? Comme un duvet d'oiseau sur ma vitre, en hiver », dira René Char dans « les Matinaux ». Soir d'hiver Ah ! comme la neige a neigé ! Ma vitre est un jardin de givre. Ah ! comme la neige a neigé ! Qu'est-ce que le spasme de vivre Ä la douleur que j'ai, que j'ai! Tous les étangs gisent gelés, Mon äme est noire : Oü vis-je ? ou vais-je ? Tous les espoirs gisent gelés : Je suis la nouvelle Norvěge D'oíi les blonds ciels s'en sont alles. Pleurez, oiseaux de février, Au sinistre frisson des choses, Pleurez, oiseaux de février, Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses, Aux branches du genévrier. Ah ! comme la neige a neigé ! Ma vitre est un jardin de givre Ah ! comme la neige a neigé ! Qu'est-ce que le spasme de vivre Ä tout ľennui que j'ai, que j'ai Ľ. Bibliographie selective (Euvres • Nelligan Emile, Poesies completes 1896-1899, Montreal, Fides, 1991. References critiques • Michon Jacques, Emile Nelligan. Les meines du réve, Montreal, Presses de l'Uni-versité de Montreal et Universitě de Sher-brooke, 1983. • Wyczynski Paul, (Euvres descriptive et critique d'Émile Nelligan, Ottawa, Editions de ľUniversité d'Ottawa, 1973. • Wyczynski Paul, Nelligan 1879-1941. Biographie, Montreal, Fides, 1987. • RoBiDoux Réjean et Wyczynski Paul (sous la direction de), Crémazie et Nelligan, Montreal, Fides, 1981. 66 RUPTURES ET CONSTANTES \ -. Section 4. LE TEMPS DES AVANT-GARDES''8 1. Les débats sur l'art moderně avant Refus Gobal La guerre de 1939 ramene au Québec des écrivains comme Alain Grandbois et des peintres comme Alfred Pellan completement acquis ä la modernitě. La creation de revues nouvelles telies Amérique frangaise (1940), La Nouvelle Relěve (1941) ou Gants du ciel (1943), la nomination de Pellan ä la direction de l'École des Beaux-Arts de Québec, la fon-dation de l'École des arts graphiques sont autant ďévénements qui favorisent les progres de ľ art moderne au Québec. • . A l'École du meuble, oü enseigne le peintre Borduas, le bibliothécaire, Maurice Gagnon, avait abonné ľ institution ä la revue Le Minotaure119 depuis 1938 et contribuait ainsi ä faire connaitre le surrealisme au Québec. En 1940, Maurice Gagnon publie un ouvrage intitule Peinture moderne, essentiellement destine aux élěves des beaux-arts. Maurice Gagnon mentionne pármi les grands peintres contemporains Alfred Pellan, dont il dit: «II n'est ni Picasso ni Braque ni Matisse ni Dufy ; il est lui-méme ». Gagnon prend ferme-ment le parti des cubistes et des surréalistes dans son livre : On repete volontiers que, des écoles modernes, il n'en est point de moins acceptable, [que le cubisme] si ce n'est celle du surrealisme [...] Les grandes découvertes ont toujours paru audacieuses, exagérées, sinon absolument ridicules pour leur nouveauté méme.120 Quant au surrealisme, Gagnon le distingue essentiellement du cubisme, en se référant ä ľ inconscient freudien pour en expliquer ľ originalite. Gagnon décrit d'ailleurs parfaitement les mécanismes du refoulement et de la regression chez Freud dans les notes de son ouvrage. II présente le surrealisme sous un double jour. En tant qu'avant-garde, le surrealisme conteste les valeurs périmées qui perdurent dans notre monde fossilise. Le surrealisme est une bombe ä retardement pour la civilisation bourgeoise. En tant qu'esthétique, le surrealisme est un humanisme neuf, soucieux d'exprimer la vérité profonde de l'homme qu'on ne peut plus désormais concevoir sans son inconscient et qu'on ne doit plus enchaíner ä des valeurs qui émanent des contraintes que la société exerce sur les pulsions. L'artiste n'a plus pour role ďélever ľäme ; il n'est guěre davantage l'exclu, le maudit. II apparait comme un initié qui, seul, peut maitriser le langage des formes Vivantes en se dégageant de la tradition bourgeoise. Dans l'effort de théorisation de la modernitě qui s'engage et que Borduas et son ami Fernand Leduc pousseront trěs loin, Pellan apparait bientôt pour les Automatistes, Borduas en téte, comme un peintre de ľacadémisme moderne. Le critique ď art, Marcel Parizeau, avait remarqué comment Pellan était partagé entre le dessin et la couleur, « un imbroglio trěs canadien-francais » ; il vantait, cependant, le « simultanéisme » de Pellan, en décrivant«la simultanéité sur la toile des operations psychologiques oü les gestes successifs apparais-saient tous ä la fois dans une volonte d'enrichissement expressif »l21. Mais dans Projections libérantes, Borduas dénonce ľacadémisme de Pellan, en définissant pour son propre compte le choix qui s'impose ä l'artiste : 118. Claude Filteau. 119. Le Minotaure, revue artistique et littéraire surrealisté dirigée et publiée par Albert Skira de juin 1933 ä raai 1939 (onze numéros). 120. Peinture moderne, Montreal, Editions Bernard Valiquette, 1940, p. 131. 121. «Pellan »dans le Canada, 17 octobre 1940, p. 2. * ..'.--'y" Grandbois et des réation de revues ou Gants du ciel le Québec, la fon-risent'les progres hécaire, Maurice )38 et contribuait iagnon publie un beaux-arts. Mau-'ellan, dont il dit: non prend ferme- icceptable, [que it toujours paru me.120 e, en se référant ä eurs parfaitement ;s de son ouvrage. Téalisme conteste me est une bombe urréalisme est un u'on ne peut plus ■ ä des valeurs qui i' a plus pour role nme un initié qui, iition bourgeoise. as et son ami Fer-tistes, Borduas en ;el Parizeau, avait un imbroglio trěs , en décrivant«la xessifs apparais-; dans Projections pour son propre 1933 ä mai 1939 (onze 4 LE TEMPS DES AVANT-GARDES Maintenir généreusement ľaccent sur la passion dynamique ou maintenir systématique-ment ľaccent sur la raison statique. Permettre aux expressions plastiques imprévisibles de naítre ou maintenir une certaine expression plastique définie. Acquérir passionnément de nouvelles certitudes en encourant touš les risques ou conserver ä tout prix les certitudes ďun passé recent et glorieux.122 En 1948, Pellan et ses amis, les peintres-graveurs Tonnancour, Bellefleur et Dumouchel, rédigent un manifeste, Prisme d'yeux, pour répondre aux Automatistes et condamner leur sectarisme. Aussi sont-ils amenés ä défendre la tradition et, avec eile, un certain éclectisme : Prisme d'yeux se rallie ä la plus ancienne esthétique, ä la plus éprouvée, á la plus contem-poraine, aujourd'hui comme ä ľépoque des cavernes ; celieš qui ouvrent toutes les voies sou-vent opposées mais également possibles et vraies comme le jour et la nuit, le feu et ľeau... Done la plus révolutionnaire. [...] Prisme d'yeux s'ouvre ä toute peinture d'inspiration et d'expression traditionnelles. Nous pensons ä la peinture qui n'obéit qu'ä ses plus profonds besoins spirituels dans le respect des aptitudes materielles de la plastique picturale. Prisme d'yeux dégage la forme spirituelle de ľ art des moyens purement matériels que ľ artiste doit manipuler, tandis que Borduas, qui est athée, cherche dans le geste « automa-tique »le sens materialisté de la creation picturale. Cest dans la mobilite de la matiěre (cou-leur et surtout lumiěre), dans les tensions entre pulsion et matiěre (le geste inscrit sur la toile), dans ľimprévisibilité du geste projeté en avant, bref dans ce qu'il appelle « ľacte surrationnel » que Borduas s'efforce de penser ensemble les liens entre la peinture, ľéthique et le politique, le mot« surrationnel» servant finalement ä éviter ľécrasement du sujet sous un quelconque endoetrinement: : surrationnel: adj. Indique en dessus des possibilités rationnelles du moment. Un acte surrationnel aujourd'hui pourra étre parfaitement rationnel demain. Ľacte surrationnel teňte la possibilité inconnue ; la raison en récolte les benefices. Le parti communiste s'en prend ä son tour aux Automatistes, car il ne reconnait pas dans leur action un engagement résolu pour la cause prolétarienne. Déjä, le 29 novembre 1947, Pierre Gélinas écrivait dans le journal Combat m : Le peintre existe. II vit dans un milieu donne. II a des aspirations particuliěres de penser. Ce qu'il produit reflěte nécessairement - sinon des intentions trěs conscientes - tout au moins " ' des tendances précises. Ces tendances reflětent ä leur tour la position de I'individu particulier dans la société dans laquelle il vit. II suit le courant general du progres de ľhumanité ou il va ä contre-courant. Dans notre société capitalists, il suit la classe bourgeoise en decomposition ou la classe ouvriěre ascendante. Gélinas considěre les problěmes de forme comme de faux problěmes dans la mesure oü les lois de la representation sont données une fois pour toutes. II les abstrait de ľhistoire et condamne le travail des formes en tant que refus de la realite historique : 122. Refus global et autres écrits, Montreal, l'Hexagone, coll. Typo, 1990, p. 99-100. 123. Journal du parti Communiste. 95 RUPTURES ET CONSTANTES Les critěres picturaux plastiques ä proprement parier sont á peu pres immuables. Si des découvertes scientifiques ont augmente la gamme des couleurs et apporté de nouveaux pro-cédés de traitement, le rapport des tonalités, le rapport des masses, les rapports entre les formes et la couleur n'en sont pas moins demeurés les mémes depuis qu'on peint. Les innovations formelles s'expliquent pour Gélinas comme le seul moyen dont dispose la critique sociale pour s'exprimer dans un monde oú les forces sociales sont bloquées. Mais tel ne serait plus le cas. Dans le contexte des luttes prolétariennes, le formalisme serait done révélateur d'un repli, d'un refus de s'engager aux côtés des forces prolétariennes qui, en intensifiant leurs luttes politiques et économiques, sont en train ďopérer le renversement des valeurs bourgeoises. GjllejLHénault, qui a rejoint le Parti communiste en 1946 mais qui est un ami des Auto-matistes, prend leur defense. II publie ä son tour un article dans Combat; il soutient que ľ art et la société sont en constante mutation et obéissent ä des lois qui ne se recouvrent pas nécessairement parce qu'elles ne sont pas le reflet les unes des autres. Hénault refuse le postulát « mécaniste » de Gélinas, qui considěre le mouvement artistique comme évoluant au méme ryťhme que Faction politique, et repousse non moins fermement ľidée selon laquelle il existe une coincidence entre ľidéologie de ľartiste et son oeuvre. Hénault prend Balzac pour exemple. II insiste done sur le fait que la forme, soumise aux conditions de production qui régissent ľart dans le sens méme de son rapport dialectique ä ľhistoire, n'est pas immuable. Ä mon sens, les relations de classe déterminent les conditions qui permettent ä ľart d'évo-luer dans tel ou tel sens, et non pas le caractěre de cette evolution méme. Ainsi, le surrealisme n'est possible que dans une société oů les valeurs sociales de la classe bourgeoise n'exercent plus aucun artrait sur les artistes et oü la classe ouvriěre montante ne porte qu'en germe ce qui sera plus tard la culture prolétarienne.124 Enfin, Hénault fait remarquer que la connaissance des lois régissant ľéconomie d'une société est purement théorique děs lors qu'elle n'a pas d'influence directe sur le travail créa-tif. Ce débat paraít plus complexe encore, quand on constate les profondes divergences d'intéréts qui opposent parfois les peintres qui signent en 1948 le manifeste de Borduas. Riopelle, ne cache pas sa repugnance pour la théorie de ľart. II cherche, surtout aux États-Unis ou en France, une galerie prestigieuse qui ľ aide ä vendre sa peinture. Fernand Leduc s'intéresse aux theses d'Abellio et se laisse séduire par ľésotérisme, ce piége religieux que redoute Borduas. Refus Global est une étape pour des peintres qui suivront bientôt chacun leur destin. 2. Refus Gobal II y a un genre du manifeste. Refus Global125 s'inscrit, en ce sens, dans la tradition des manifestes qui ponctuěrent ľhistoire de ľart européen ď avant-garde, depuis le debut du siěcle: apostrophes au lecteur, mots ď ordre souvent moins importants par leur contenu que 124. Combat, Montreal, 13 décembre 1947. 125. Voir Yannick Gasquy-Resch, « La perception francaise des Automatistes québécois et de Refus Global », Etudes qué-bécoises en Europe, Liege, mai 1993, Etudes Canadiennes, 1994. 9§ r LE TEMPS DES AVANT-GARDES par la violence dont ils sont l'expression, tournures aphoristiques faites pour briser le rai-sonnement suivi, mots employes métaphoriquement, peu accessibles au profane, mais com-pris par les peintres qui y associent telle ou telle de leur propre demarche. Refus Global est construit autour de trois axes principaux : 1) la dénonciation vehemente du role hégémonique de l'Eglise catholique dans la politique et dans la conception de ľ art en Occident et au Québec ; 2) ľavenement ďune sensibilité nouvelle au-delä de la decadence occidentale dont ľori-gine remonte ä ľ abstraction cartésienne qui a provoqué la scission entre la raison et les forces psychiques inconscientes ; 3) une definition du role politique de ľ art concu en dehors de la revolution marxiste-léni-niste, mais devant entrainer néanmoins ľavenement ďune subjectivité nouvelle oü ľhomme retrouverait sans intermédiaire institutionnel (Église ou Parti) ses valeurs poé-tiques profondes. Le clergé a instauré au Québec, selon Borduas, un « veritable blocus spirituel», en trans-mettant d'abord ľhéritage de la peur : peur des préjugés - de ľopinion publique - des persecutions - de la reprobation generale peur d'etre seul sans Dieu et la société qui isolent infailliblement. peur de soi - de son frěre - de la pauvreté -peur de ľordre établi - de la ridicule justice.128 Partant de lä, Borduas fait ľhistoire de la sensibilité occidentale et de ses mutations qui vont dans le sens du déchirement et de la déchéance. Au rěgne de la peur a succédé le rěgne de ľangoisse qui culmine dans ľhorreur des camps de concentration nazis. Au rěgne de ľangoisse succěde celui de la nausée (la « nausée » terme de ľexistentialisme sartrien) que provoquent les revolutions ävortées (revolutions francaises, russes, espagnole) dégénérant dans les conflits internationaux. II faut done, pour Borduas, faire le proces de la civilisation, en méme temps que celui des impérialismes nationaux d'oü qu'ils proviennent, en dénon-cant ľimpérialisme dans son principe : la religion chrétienne. Le christianisme aura engendré ä la fois ľimpérialisme colonial et le totalitarisme, qu'il soit fasciste ou communiste : La religion du Christ a domine ľunivers. Voyez ce qu'on en fait: des fois sceurs sont pas-sées ä des exploitations soeurettes. Supprimez les forces precises de la concurrence des matiěres premieres, du prestige, de ľautorité, et elles seront parfaitement d'aecord. Donnez la Suprematie ä qui vous voudrez, le complet contrôle de la terre á qui il vous plaira et vous aurez les mémes résultats fonciers, sinon avec les mémes arrangements de details.126 bis Le clergé constituant lui-méme une classe possédante, la religion deyait nécessairement oeuvrer pour ľordre établi. Borduas rappelle comment la collusion de l'Eglise et du pouvoir colonial a provoqué la salutaire revolte des Patriotes en 1837. Pour Borduas, on est toujours quitte avec le passé. « Nos passions faconnent spontanément, imprévisiblement, nécessai- 126. P.E.Borduas, op. cit., p. 67-68. 126 bis. Ibid., p. 66. 97 RUPTURES ET CONSTANTES rement le futur », dit-il en se souvenant des Egrégores de Mabille127. Borduas repousse ainsi tout le determinisme de la dialectique historique. Cependant, du marxisme, Borduas a appris ä analyser les rapports enlre ľ infrastructure économique et la superstructure idéologique qui inclut, pour lui, et la religion et la science. Si l'ere industrielle a pu remplacer directement la religion par la science, afin de mettre celle-ci au service de la volonte de puissance des Etats, c'est que la science et la religion étaient ľune et ľautre en mesure de jouer la méme fonction dans la rationalisation de ľexploitation de ľhomme par ľhomme depuis Descartes. « Notre raison permet ľenvahis-sement du monde, mais ďun monde oú nous avons perdu notre unité ». C'est ici que prend forme le refus de Borduas : Refus de toute intention, arme néfaste de la raison. A Dáš toutesdiux.au second rano I PLACE Ä LA MAGIE ! PLACE AUX MYSTĚRES OBJECTIFS ! PLACE Ä ĽAMOUR ! PLACE AUX NÉCESSITÉS ! (p. 73) En rompant définitivement« avec toutes les habitudes de la société », en se désolidari-sant« de son esprit utilitaire », il s'agit finalement de changer le rapport au politique, en fai-sant de chacun un créateur porteur ďinédit: Au terme imaginable, nous entrevoyons ľhomme libéré de ses chaínes inutiles, réaliser dans ľordre imprévu, nécessaire de la spontanéité, dans ľanarchie resplendissante, la plenitude de ses dons individuels. (p. 77) Borduas attaque violemment le Parti communiste, comme il le fait pour tous ceux qui entendent tirer parti de la soif de bonheur des classes opprimées : Les amis du regime nous soupgonnent de favoriser la « Revolution ». Les amis de la « Revolution » de n'etre que des révoltés : ... nous protestons contre ce qui est, mais dans I'unique désir de le transformer, non de le changer. II est vrai que Borduas pense la « transformation continue » du present par ľimprévi-sible passion. II poursuit: Si délicatement dit que ce soit, nous croyons comprendre. II s'agit de classe. Nous reconnaissons quand méme qu'ils sont dans la lignée historique. Le salut ne pourra venir qu'apres le plus grand exces de ľexploitation. . s:, . lis seront cet exces. lis le seront en toute fatalité sans qu'il y ait besoin de quiconque en particulier. La ripaille sera plantureuse. D'avance nous en avons refuse le partage. Voilá notre « abstention coupable ». (p. 75) 127. Sur ľinfluence de Pierre Mabille sur les Auíomatistes, consulter F.M. Gagnon, Paul-Emile Borduas, biographie critique et analyse de l'ceuvre, Montreal, Fides, 1978, p. 251. % LE TEMPS DES AVANT-GARDES Le groupe des Automatistes, qui sent planer la menace ďun troisiěme conflit mondial opposant les États-Unis et 1'U.R.S.S., ne doute pas que la civilisation occidentale soit condamnée. Dans ce contexte, ľ avant-garde refuse d'etre la complice de la catastrophe. Le 21 Janvier 1948, Borduas terminait la lecture de VOde á Charles Fourier ď André Breton. II écrit ä Fernand Leduc ä ce propos : II est regrettable que Breton ne voit pas le mouvement ďensemble de la decadence qui seul justifie de plus en plus la défaite de toute revolution, de toute poésie sur le plan social. Cest le pendant nécessaire au marxisme. La raison de ľhorrible efficacité présente « du terre ä terre, du froid calcul ». Nous devrions étre au plus profond du chaos avant le naufrage dernier. Deux guerres mondiales, ľépouvantable possible ďune troisiěme devrait étre le coup de grace ä cet interminable regne du choix conscient de la memoire exploiteuse, de ľintention néfaste.128 Ces quelques lignes résument bien ľesprit du Refus Global qui allait étre publié au mois ďaout. L'artiste ďavant-garde hate ľavenement de « ľépouvantable possible », mais en déplacant « le choix conscient », « la memoire exploiteuse », « ľintention néfaste », dans ce qui sape leur fondement: le désir, ľamour, le vertige. Cette lettre trouve un echo chez Leduc qui écrit ä son tour un court texte qui figure ä la suite du manifeste, dont il fait ainsi partie intégrante : Qu'on le veuille ou non Notre justification : le désir Notre méthode : I'amour Notre état: le vertige Cela seul a permis et permettra des ceuvres soeurs de la bombe atomique qui appellent les cataclysmes, déchaínent les paniques, commandent les révoltes, toutes les révoltes et leurs exces en vue d'une fin native, et préfigurent ä la fois, par de!ä toutes les valeurs recon-nues, ľavenement prochain d'une civilisation nouvelle.129 Leduc estimait comme Borduas que l'artiste doít étre en état de « transformation permanente » ; c'est pourquoi Borduas garde ses distances ä ľendroit de Breton qu'il estime, néanmoins. II écrit ä Fernand Leduc une lettre, le 19 mars 1948, qui mérite d'etre longue-ment citée, car eile pennet de comprendre ce que Borduas retient de Breton : [...] II ne faut pas tenir compte ä André de n'avoir pas répondu ä votre lettre. Malgré vous, malgré votre pensée, eile est injurieuse dans la forme de quelques-uns de ses jugements. Je » vous les signále avec les réponses mentales trěs adoucies de Breton. Votre lettre - « L'image pouvait favoriser la renovation des ceuvres, c'est bien accidentel-lement que le surrealisme a agi en ce sens ». Breton - C'est gräce ä cette recherche passionnée sur la valeur poétique des images que j'en suis venu á cette conclusion que la beauté sera convulsive ou ne sera pas : cette recherche, je m'y suis donne en sachant trěs bien que lá était la clé de tout mystěre ! Votre lettre - « II s'est surtout servi de l'art qu'il a inconsciemment denature en ne lui recon-naissant qu'une simple valeur de demonstration ». 128. Lettre de Borduas citée dans Fernand Leduc, Vers les ties de lumiěres. Écrits (1942-1980), Montreal, Hurtubise, HMH, 1981, p. 243. 129. Fernand Leduc, op. cit., p. 89. , v :: . \, , .• 99 RUPTURES ET CONSTANTES 1 Breton - Zut! Et la poesie, ce n'est pas un art ? Le chateau éto//é,130 une demonstration ? Et ľactivité des artistes qui avant nous était« professionnelle », exécrables fagons que nous avons détruites, dénaturées ? Ce n'est rien peut-étre de n'avoir plus une main-ä-plume, á pinceau ? (Mon eher Fernand, nous ne pouvons pas historiquement faire un grief au surrealisme d'etre dans ľimpossibilité de redonner ä ľactivité ďart la valeur « passion » que nous lui accordons. Passion qu'ils ont cependant reconnue ä la beauté des oeuvres et ä ľexceptionnelle activité poétique. Nous n'avons qu'étendu ä la peinture la liberté qu'ils ont apportée ä la littérature).131 Borduas doit beaucoup ä Breton. Mais c'est une chose que de penser en poete, e'en est une autre que de penser en peintre ce que Borduas appelle la « passion ». Et pour comprendre cela il faut regarder la peinture de Borduas, celie de Leduc, celie de Riopelle. En vérité Borduas reste attache ä ce que le surrealisme de Breton doit lui-meme au futurisme qui ľa precede. Le manifeste de Borduas contient la critique implicite de ce qui associe le surrealisme au rěgne de ľangoisse. Si ľimage surrealisté rassemble spontanément, despotiquement, deux réalités distantes, comme celies-ci : « les elephants ä tete de femme et les lions volants », sources d'une beauté « convulsive » qu'apprécie Borduas, cette beauté convulsive peut ä son tour se renverser dans ľhorreur ďun abat-jour en peau humaine comman-dée par une jolie femme, horreur que décrit Borduas dans son manifeste. Le mouvement rapide des images sub-conscientes qu'essaie de saisir le geste automatique n'est certes pas étranger au mouvement rapide des machines dont ľefficacité fut pensée par la science. « Mais nos souples machines au déplacement vertigineux », qui ont permis ďavoir raison de la nature et de ľespace pour démultiplier ľénergie humaine, conerétisent scientifique-ment le délire paranoľaque qui prend, pour Borduas, une dimension planétaire : La decadence se fait aimable et nécessaire, eile permet de passer la camisole de force ä nos rivieres tumultueuses, en attendant la désintégration á volonte de la planéte.132 L'artiste est done pris en tenailles entre deux types ďaction. L'un qui le conduit ä trans-poser en peinture ou dans ľ art les écarts qui s'accentuent, les vertiges qui accélerent ľave-nement du cataclysme qui doit häter la fin d'une civilisation décadente, ľ autre qui conduit l'artiste ä projeter ses passions dans des « objets intangibles » qui annoncent d'autres rapports humains, car ces objets « requiěrent une relation constamment renouvelée, confron-tée, remise en question. Relation impalpable, exigeante qui demande les forces vives de Taction ». Ces relations neuves entre l'artiste et l'objet existent aussi entre les artistes qui travaillent collectivement ä leur creation, comme c'est le cas des Automatistes eux-mémes. Leur action annonce «le renouvellement poétique ou puiseront les siěcles ä venir ». Et c'est sur le rěgne d'une sensibilité indéfinissable que s'ouvre la fin du manifeste, sensibilité qui permettra ä ľhomme de refaire son unite. Ce côté utopique du manifeste, Borduas en reconnaitra la naivete, plus tard, en 1958 : Äujourd'hui, sans répudier aueune valeur essentielle, toujours valable, de ce texte, je le situerai dans une tout autre atmosphere : plus impersonnelle, moins naive, et je le crains, plus cruelle encore ä respirer. J'avais foi, en cette tendre jeunesse, en revolution morale et spirituelle des foules. Un voyage en Sicile, entre autres, aurait suffí ä lui seul ä me guérir de cette detestable sentimentalite d'esclave. [...] Plus urgente apparaTt la reconnaissance dans la 130. Reference ä un article de Breton publié dans le Minotaure en 1936. 131. Lettre de Borduas citée dans Fernand Leduc, op. cit, p. 245-246. 132. Paul-Émile Borduas, op. cit, p. 71. 100 1 LE TEMPS DES AVANT-GARDES foule des ämes ardentes susceptibles de transformer profondément ľaventure humaine que de se Her aux quantités sans espoir. (ibid., p. 226) La raison touche ici ä la désespérance. '• . 3. Bilan Quand, dix ans apres Refits Global, alors qu'il vit ä Paris, les journalistes demandent ä Borduas ďévaluer la portée internationale de son manifeste, le peintre recentre la question sur le role que peut jouer Montreal comme pole artistique dans un réseau qui comprend, selon lui, New York et Paris. Montreal est une ville problématique occupant tour ä tour une position centrale par la qualité de ľ art qui s'y fait et périphérique parce que tout se fait en famille. C'est ľ autonomie, dont jouit l'artiste dans un groupe de créateurs comme lui, que Borduas apprécie ä New York. Cependant les peintres newyorkais aiment peindre sur de grandes surfaces alors que les peintres parisiens préfěrent les formats plus petits, plus intimes qui plaisent ä Borduas. lis lui permettent de cerner davantage un point dont il cherche la solution. II peut épurer la matiěre. La couleur disparaít. II en arrive ä des bichro-mies oil la « matiěre chante », selon l'expression d'un journaliste que Borduas ne renie pas, car eile lui permet de dire que la matiěre « chante » ä condition qu'il y ait chez le peintre comme chez le spectateur « une liberation de ľesprit de touš les préjugés, de toutes les recettes apprises ». Borduas precise : [...] le musicien, avec trěs peu de matiěre, peut avoir une contemplation trěs dense, parce que son étre est entraíné ä peu de quantité. Pour les spectateurs, ďest la méme chose ; on va vers une épuration de nos contacts avec tout objet mais on y va lentement. (ibid., p. 279) Le regard pur, comme la peinture pure qui semble exprimer ľessence de ľart, sont en realite, comme le dit le sociologue Pierre Bourdieu, le résultat d'un processus ďépuration ; ce processus « est le produit d'une veritable analyse ďessence opérée par ľhistoire, au cours des revolutions successives qui, comme dans le champ religieux, conduisent chaque fois la nouvelle avant-garde ä opposer ä ľorthodoxie, au nom du retour ä la rigueur des commencements, une definition plus pure du genre »133. Borduas nous donne ľexemple de l'artiste dont le destin se confond avec le processus ďautonomisation de ľart au Québec. Bibliographie selective (Euvres • Borduas Paul-Émile, Écrits, Montreal, Presses de ľ Universitě de Montreal, « Biblio-thěque du Nouveau Monde », 1987 (Edition critique par André-G Bourassa, Jean Fisette et Gilles Lapointe). • Leduc Fernand, Vers les ties de lumiére. Écrits (1942-1980), Montreal, Hurtebise HMH, 1981. 133. Les Regies de ľart, Paris, Seuil, 1992, p. 411-412. References critiques • La Barre du jour, n° special consacré aux Automatistes, janvier-aoüt 1969, Montreal. • Bourassa André. G, Lapointe G, Refus global et ses environs, Montreal, L'Hexagone, 1988. • Fisette Jean, Le Texte automatiste, Montreal, Presses de ľUniversité du Québec. • Gagnon Francois-Marc, Paul-Émile Borduas 1905-1960, Biographie critique et analyse de l'ceuvre, Montreal, Fides, 1978. 101