XE ■m. Introduction1 Proche de la France par la langue et une partie de son histoire, le Québec ne demeure pas moins frappé d'un coefficient ďétrangeté děs qu'on entreprend de le lire ä partir de sa propre culture. Cest qu'aü sein du Canada, la société québécoise offre un discours spécifique lié au contexte géographique, historique, idéologique dans lequel eile s'est développée. Les mythes sont tenaces qui assurent ä ce pays ä la fois la seduction des grands espaces t que ne rongeraient point des villes tentaculaires et ľattrait d'un territoire oil pourrait se vivre l'Amérique en francais. Intégré ä ľespace américain et riche d'un heritage europeen, le Québec résiste ä toute tentative ď analyse qui viserait ä le situer dans le prolongement de la culture francaise ou ä le percevoir comme ľécho assourdi de la culture étatsunienne. La place originale qu'occupe sa littérature au sein de la littérature occidentale contem-poraine tient ä ces facteurs auxquels s'ajoute aujourďhui une ouvertuře ä de nouveaux cou-rants culturels. La reconnaissance de cette littérature a suscité un certain nombre de ques- I tions comme en témoignent les differentes appellations qui lui ont été données depuis un j siěcle: « francaise du Canada »,« canadienne-frangaise » ou « franchise d'Amérique ». Ces ! designations montrent le lien plus ou moins étroit qu'on croyait lui voir entretenir avec la littérature francaise de l'Hexagone. C'est ä partir de la Revolution tranquille (1960) que ] cette littérature est saisie dans sa specifické : au moment oü les Canadiens francais décident j de faire de leur province une nation en se nommant Québécois, ils identifient en méme j temps leur littérature en la liant ä un territoire limite, celui de la province de Québec. La littérature québécoise a enfin un nom qui lui est propre. La géographie comme la langue, cependant, ne ferment pas completement ľespace lit-téraire. Bien des écrivains vivant au Québec se reconnaissent dans cette denomination, parce que tout en étant ďorigine étrangěre, ils écrivent leur ceuvre en francais. II existe, bien entendu, d'autres provinces auxquelles peuvent s'identifier les écrivains s'exprimant en frangais, tel le Nouveau-Brunswick oü le terme ďAcadien prévaut pour designer ľensemble du discours littéraire francophone2. Le choix de ces qualificatifs sou-ligne ľimportance qu'accorde une société ä son territoire pour dire son identite. Depuis une trentaine ďannées les ouvrages consacrés ä la littérature du Québec offrent des études de plus en plus nombreuses et variées. Elles visent ä presenter soit une histoire de la littérature, soit un panorama des genres littéraires, soit des analyses sur les auteurs connus, sur des themes ou des mouvements littéraires. A ces ouvrages s'ajoute un choix trés large ď anthologies3. *_______________ 1. Yannick Gasquy-Resch. 2. Cette littérature est particuliěrement representee par l'oeuvre d'Antonine Maillet qui a notamment obtenu le prix Goncourt pour son ouvrage Pélagie-la-Charette en 1979. 3. Voir les ouvrages cites en bibliographie. ' : INTRODUCTION % Ces manuels s'adressent, pour la plupart, ä des lecteurs qui connaissent le Québec de ľintérieur et qui savent quelle signification peut avoir la predominance de themes ou de discours récurrents comme celui de la terre ou de la question nationale. Le present ouvrage situe ľapproche de la littérature québécoise dans une autre perspective. U s'adresse en priorite ä un public francophone hors du Quebec, qui est soucieux de découvrir comment et pourquoi une littérature, qui lui est proche par la langue, lui échappe par sa problématique. Le reflexe comparatif ne suffit pas ä évaluer certaines formes et écri tures comme ľinscription de ľoral ou la place dujoual, ni ä saisir le poids de certains évé nements ä travers le role des mouvements littéraires et d'idées ou ľimportance de revues comme le furent en leur temps La Relěve, Cite libre ou Parti Pris. Ce manuel souhaite faire réfléchir le lecteur sur les enjeux et les défis auxquels sor confrontés une société et son discours quand la situation géopolitique lui donne un stati qui peut ľapparenter ä une société minoritaire. Cet ouvrage revendique des choix. Tout en proposant un panorama general de la litten ture du Québec, il fait reference ä des textes qui n'obéissent pas uniquement ä des critěre littéraires mais qui ont été retenus en fonction de leur importance dans les grands déba d'idées qui ont agité la société québécoise au cours de son histoire (textes journalistique pamphlets ou manifestes). Le choix de ces textes repose sur ľanalyse des périodes cha niěres, des phases historiques ou la confrontation des ideologies a favorisé des ruptures, dt refus, des mutations. Nous voulons ainsi inciter le lecteur ä choisir d'autres modes de I& ture que ceux qui suivent revolution et la maturation des grandes littératures inscrites dai le temps et pour lesquelles les notions ďécoles, de mouvements correspondent ä des trad tionsďécriture. Pour chacune de ces périodes, des auteurs ont été retenus, figures marquantes de la vi intellectuelle ou artistique de leur temps. En les privilégiant parmi d'autres tout aussi recoi nus, nous avons voulu illustrer une problématique qui, pour le lecteur étranger, éclairera c facon precise le rapport de ľécrivain ä son milieu, et surtout, ä la langue, ce qui au Québ ne va pas de soi. Nous avons done choisi de presenter des écrivains dont les ceuvres entr tenaient des rapports signifiants avec la société et offraient des pratiques ďécriture renda compte des grandes orientations qu'a pu prendre la littérature québécoise au cours d xixe et xxe siěcles. LE QUÉBEC, TERRE D' AMÉRIQUE : \ Situé au nord-est de l'Amérique du Nord, le Québec est la plus vaste des dix provine I canadiennes. Avec ses 1 540 681 km2, il couvre 15,4 % de la superficie totale du Canř (9 976 147 km2). Ä ľéchelle européenne, il équivaut ä trois fois la France, sept fois Grande-Bretagne, cinquante-quatre fois la Belgique. Ľétendue du territoire se mesi encore aux 1 700 km qui séparent la ville de Gaspé, ä ľextrémité est de la Province, Ville-Marie située au nord-est de la frontiěre de l'Ontario et principále localité de la régi du Témiscamingue. Le fleuve Saint-Laurent est sans aucun doute l'un des elements géographiques les p importants du Québec. Des grands lacs jusqu'ä son embouchure, il parcourt 4 000 kn ľintérieur de l'Amérique du Nord et se place par son debit au rang des grands fleuves mc diaux avec ľ Amazone, le Nil, le Danube et le Mississippi. Bassin de drainage de presq 6 UNE PROVINCE QUI SE PERCOIT COMME NATION touš les cours ďeau du Québec (plus de cent affluents), parsemé de quelques cinq cents íles, le Saint-Laurent a joué un role primordial dans le développement du pays et reste dans ľimaginaire québécois un póle magnétique. ; ^j ; La majorite de la population (6 762 000 habitants) se trouve concentrée sur ses rives et fait de la vallée du Saint-Laurent la partie la plus habitée du Québec. Cette concentration offre un contraste saisissant avec le reste du pays constitué au nord par le bouclier canadien (80 % de la superficie totale) et au Sud par les Appalaches qui forment la region charniěre avec les États-Unis. On peut comprendre qu'en raison de ľétendue du territoire et de la disparite des espaces habités, les notions de frontiére, de limite, de distance aient pris une resonance toute parti-culiere. C'est ainsi que « ľappel du Nord » dans la littérature québécoise a suscité, entre autres themes, un discours recurrent4. Une autre composante du paysage québécois est le climat. La trěs populaire chanson de Gilles Vigneault, « Mon pays ce n'est pas un Pays, c'est ľhiver », rend compte du poids exceptionnel de cette saison. Ľhiver a marqué, faconné la société québécoise děs ľarrivée des premiers colons. Longtemps synonyme de perióde de repli sur soi, de silence, de solitude, ľhiver a contribué ä développer chez les Québécois un esprit ä la fois ďindépendance et ďentraide. II a, de toute evidence, renforcé dans la population, le sentiment ďappartenir ä une société qui se différenciait peu ä peu de la société franchise. Ces données expliquent que le peuple québécois puisse se considérer, ä ľégal de tous ceux qui sont venus sur le continent américain, comme un peuple marqué par ľespace. Espace immense, soumis ä tous les exces climatiques et géographiques, qu'il a faílu défri-cher, cultiver, coloniser. La découverte de ces espaces vierges et la volonte de s'y établir ont entrainé des com-portements spécifiques qui ont profondément marqué les lettres québécoises. II y eut ceux qui partaient ä ľaventure, cherchant toujours plus loin de nouvelles terres ä conquérir et ceux qui ayant apprivoisé quelques arpents, voulurent s'enraciner. II y eut le nomade, le « coureur de bois » ; il y eut le sédentaire, « ľhabitant ». La littérature du Québec est tra-versée de ces personnages tantôt fascinés par ľailleurs, le lointain, tantôt attaches viscéra-lement ä la terre des ancétres. L'exemple le plus célébre en est Maria Chapdelaine de Louis Hémon (1916). Le román fixe de nombreux aspects du román de la terre, ainsi que les reveries que celle-ci a pu susciter. Dans son prolongement, le récit plus contemporain (1977) de ľécrivain Roch Carrier, II n'y a pas de pays sans grand-pere, en donne une version réac-tualisée fort interessante5. UNE PROVINCE QUI SE PERCOIT COMME NATION Le Québec fait partie de la federation canadienne mais sa population a le sentiment que ce territoire représente bien plus qu'une province. Ä la difference d'un habitant des États-Unis qui se définit d'abord comme américain avant d'etre californien ou texan, ľhabitant 4. Jack Warwick, L'Appel du Nord dans la littérature canadienne-francaise, Montreal, Hurtubise, HMH,1972 ; voir aussi Christian Morissonneau, La Terre promise : le mythe du nord québécois, Montreal, HMH, 1978. 5. Voir Yannick Resch, « Roch Carrier, II n'y a pas de pays sans grand-pěre », D.O.L.Q., tome 5. • ' ,; 7 INTRODUCTION ■■•■■-.■ 1| du Québec se per?oit d'abord comme québécois avant de se dire canadien. Cľest que le ) Québec est la seule dimension politique oü s'épanouit une société d'origine fran?aise dis-! tincte ä ľintérieur de la communauté canadienne. La cohesion nationale que donne cette appartenance ä la langue franfaise s'appuie sur une longue histoire qui remonte ä la Nou- velle-France. La colonie qui s'est établie en Amérique du Nord sous le regime frantjais (xvie et xviie siěcles) s'est développée dans une grande homogénéité en raison de plusieurs facteurs ď identification, tels que l'origine géographique et sociale - la plupart des colons venaient du Nord-Ouest de la France et avaient la pratique du travail de la terre -, ainsi que l'origine religieuse - ils avaient en commun ľ adhesion ä la religion catholique. Ces traits ajoutés ä ľhomogénéité linguistique ont permis que se constitue pendant cette perióde la premiere strate de ľ identite québécoise. La « Cession » de la Nouvelle-France ä ľAngleterre en 1760, ratifiée par le traité de Paris (1763), ouvre un traumatisme qui pouvait mettre en péril cette identite québécoise. Ľ elite, les seigneurs, les gros négociants, rentrent en France, laissant sur place une aristocratic assez pauvre, des prétres disperses dans les paroisses et une population qui se replie sur elle-méme pour assurer sa survivance. Une petite bourgeoisie cependant favorise ľéveil ďun mouvement nationaliste qui se f radicalise dans les années 1830 et conduit ä ľinsurrection de 1837-1838 sous la conduite ; du patriote Louis-Joseph Papineau. Mais la rebellion s'acheve par un échec. Les meneurs | sont executes ou exiles. Le gouvernement britannique impose au Bas-Canada (le Québec) i et au Haut-Canada (ľ Ontario) un regime ď Union qui doit conduire ä ľ assimilation des Canadiens fran^ais. Cette perióde occupe une place importante dans ľ histoire de la société québécoise car celle-ci découvre en méme temps que sa précarité, sa spécificité par rapport au conquérant anglophone. Le sentiment nationaliste est utilise par ľ autorite religieuse qui assure son pouvoir en développant une ideologie de survivance fondée sur le respect des institutions en place et tournée vers la terre, la defense de la langue et de la foi. La vocation agricole donnée au peuple québécois, subordonnée ä la religion, atteindra son développement maximal dans la deuxiěme moitié du xixe siěcle. Cest au cours de ces décennies que la population cana-dienne-fran£aise va croítre et se multiplier. Les quelques 70 000 Canadiens, qui étaient res-tés au lendemain de la Conquéte, sont plus d'un million, un siěcle plus tard. Cette ^ « revanche des berceaux » renforcera chez les francophones, le sentiment de cohesion j nationale liée ä la conscience de former une société distincte des anglophones. Ľ Acte de ľ Amérique du Nord britannique qui féděre en 1867 quatre provinces (le Québec, l'Ontario, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse) donne ä ľ anglais et au fran-gais le statut de langues officielles au Parlement et devant les tribunaux du Nouveau Canada. ^ ?? : : ■ v r -;^ Toute ľ histoire québécoise sera basée ensuite sur la reconnaissance de cette francopho-nie d'Amérique : le choix pour le Québec d'etre une nation de langue fran?aise. Aujourd'hui, cette spécificité linguistique dote le Québec d'un statut particulier qui se concretise par des droits, celui par exemple sur le plan de la politique extérieure canadienne, d'avoir un statut d'interlocuteur au sein de ľ aire francophone. Cette spécificité aussi affirmée soit-elle, ne vapas sans créer des conflits. Les tractations qui ont accompagné en 1981-1982, le rapatriement de la Constitution, ľ échec des Accords du lac Meech (1990) qui devaient reconnaitre au Québec le caractěre de société distincte el 8 LANGUE PARLÉE ET LANGUE D 'ÉCRITURE récemment ľéchec du referendum de Charlottetown (1992) soulignent ä quel point le fait de vivre en frangais en Amérique du Nord est une situation inconfortable qui a entrainé des reflexes plus souvent défensifs qu'offensifs, et une méfiance ä ľégard de mouvements de pensée ou d'idées qui mettaient en cause la dimension fondatrice des discours idéologiques traditionnels. LANGUE PARLÉE ET LANGUE D'ÉCRITURE S'il est une question qui s'est posée de fagon dramatique tout au long de ľhistoire du Québec, c'est bien la question de la langue. Avec une population qui parle frangais ä plus j Luy de 80 %, la province peut se dire francophone mais ce pourcentage se réduit ä 25 % j j^ lorsqu'on prend en compte la population totale du Canada. La menace ď assimilation est une realite ä laquelle la société se confronte chaque jour. Ľhistoire témoigne que, depuis la conquéte oil ľ anglais est devenu la langue officielle, les francophones n'ont pas cessé de se battre pour donner au frangais un statut identique. II faudra attendre cependant plus de cent ans pour que la question linguistique soulevee par les intellectuels au cours du xixe siěcle soit vraiment abordée sur le plan politique. A partir de la Revolution tranquille, les gou-vernements successifs de la Province vont donner des assises juridiques au frangais pour qu'il ait le statut de seule langue officielle au Québec et qu'il soit la langue de la communication et de ľ economic Trois lois en marquent les étapes : le Bill 63 (1969), la loi 22 (1974), la loi 101 ou Charte de la langue frangaise (1977). La defense et la survie de la langue frangaise affectent tout particuliěrement le champ littéraire car elles soulěvent le probléme de la legitimite de la littératurc Celle-ci étant une littérature jeune, (le premier román, Ľ influence ďun livre ou le chercheur de trésors de Philippe Aubert de Gaspé fils est publié en 1837), a eu besoin, comme toute littérature en emergence, de prouver sa spécificité par rapport aux autres littératures. Or cette spécificité est intrinsěquement liée ä des pratiques linguistiques qui lui assurent son autonomic Le choix de la langue ďécriture a entrainé děs le milieu du xixe siěcle, des débats et des polémiques opposant ceux qui voulaient écrire dans un frangais de France parce que la langue de leurs compatriotes leur semblait corrompue ou vulgaire, ä ceux qui, par souci d'authenticité et de couleur locale, proclamaient la nécessité d'un usage littéraire de la langue parlée. L'enjeu de ces querelles est relevé par le poete Octave Crémazie dont ľceuvre témoigne d'un ardent attachement ä la langue frangaise ; on en retrouve les échos dans son abondante correspondance avec ľ abbé Casgrain. Ainsi, écrit-il dans une lettre du 29janvieLlS61-^ Ce qui manque au Canada, c'est d'avoir une langue ä lui. Si nous parlions iroquois ou huron, notre littérature vivrait. Malheureusement nous parlons et écrivons d'une assez piteuse fagon, il est vrai, la langue de Bossuet et de Racine. Nous avons beau dire et beau faire, nous ne serons toujours au point de vue littéraire qu'une simple colonie, et quand bien merne le Canada deviendrait un pays indépendant et ferait briller son drapeau au soleil des nations, nous n'en demeurerions pas moins de simples colons littéraires.6 6. Octave Crémazie, CEuvres, Prose, Texte établi, annoté et présenté par Odette Condemine, Ottawa, Ed. de ľ Universitě ďOttawa, 1976, p. 91. 9 INTRODUCTION Vit Ce texte montrait de fa?on pertinente le lien étroit que le poete voyait entre ľ autonomie de la langue et ľexistence de la littérature. Au debut du xxe siěcle les discussions se poursuivent quant ä la valeur de ľoeuvre litte-raire au Canada fran§ais. Ä travers des revues corame Le Terroir et Le Nigog, fondées en 1918, Régionalistes et Exotistes, appelés aussi Universalistes, s'opposent. Ou bien ľoeuvre accentue son caractěre pittoresque en utilisant la langue du pays, ou bien eile tend ä deve-nir universelle en se conformant au code linguistique fran^ais. Les Exotistes considéraient comme un danger pour la littérature nationale une rupture avec Ja culture frangaise tandis que les Régionalistes réclamaient, pour défendre précisément une littérature nationale, une inspiration plus authentiquement canadienne. Le débat domina la scene littéraire jusqu'au moment oú les écrivains prirent conscience qu'il fallait penser autrement. En ne se demandant plus pour qui ils écrivaient mais pour-quoi ils écrivaient, les écrivains ramenaient la reflexion sur le phénoměne littéraire en tant que tel, indépendamment du lien avec la France. Les années quarante et cinquante marquent un tournant que révěle bien ľexhortation du romancier Robert Charbonneau : Que nos écrivains ambitionnent d'abord d'etre eux-mémes sans tenir leurs yeux fixes sur ce qu'on pensera ä Paris, ou plutôt, qu'ils regardent ce qui se fait ailleurs, qu'ils choisissent dans les techniques frangaises, anglaises, russes et américaines, ce qui convient ä leur temperament et qu'ensuite, ils n'aient qu'un but: créer des oeuvres qui soient fondées sur leur personnalité canadienne.7 Ľattrait de la France ne créant plus de traumatisme, ľécrivain ne craint pas ďaffirmer le malaise qu'il ressent ä s'exprimer dans une langue qui est coupée du réel parce qu'apprise dans les livres. Les poětes sont pármi les premiers ä décrire cette nouvelle conscience linguistique. « Dépoétisé dans ma langue et dans mon appartenance » declare Gaston Miron. Cest ľoccasion pour la plupart de dénoncer le bilinguisme comme la pire menace ä la sur-vie du franfais, et de souligner dans quelle confusion mentale se retrouve ľécrivain québé-cois. Le poete Fernand Ouellette precise cet etat en partant de son experience personnelle : Děs que j'ai essayé ďécrire, je me suis rendu compte que j'étais un barbare, ďest-ä-dire selon ľacception étymologique, un étranger. Ma langue materneile n'était pas le frangais, mais le frangfais. II me fallait apprendre le frangais presque comme une langue étrangére. [...] au stade de ľapprentissage, ou bien mes proches ignoraient le mot frangais correspon-dant ä ľobjet, ou bien ils se serváient du mot anglais. Beaucoup d'objets de ma vie quotidienne n'avaient pas de nom ou leur nom était maladroitement ou pemicieusement caique sur celui d'une autre langue quand, d'ailleurs, on n'employait pas le nom étranger lui-méme. On me fagonnait ä coup de « chose » et d'affaires En se débarrassant d'une malediction langagiěre, en écartant le mimétisme qui le contraignait ä un discours élitiste et done abstrait, ľécrivain se declare solidaire de la col-lectivité canadienne-fran£aise par le choix d'une expression, qui dans un premier temps, va dire ľ alienation économique et linguistique du peuple. Ce sera le fait de la generation 7. La France et nous, journal ďune quereile, Montreal, Ed. de ľArbre, 1947. 8. « La lutte des langues et la dualite du Iangage », les Actes retrouvés, Montreal, Ed. HMH, coli. Constantes, 1970, p. 184. 10 « UNE LITTÉRATURE EN EBULLITION » réunie autour de la revue JPgrri-/V« (1963-1968), qui produira un certain nombre de textes tn joual, matérialisant par ľécriture, ľexpression d'une dépossession historique. Le terme joual (deformation du mot cheval) est popularise par Jean-Paul Desbiens, un frěre des Écoles chrétiennes, dans son livre pamphlet, Les Insolences ~ďiifrére Umel (1960). L'ouvrage connut un immense succěs. Veritable cri d'alarme lancé contre les faiblesses de l'enseignement et ľ etat de decomposition de la langue qui présente touš les symptomes de la créolisation, il invitait les intellectuels ä repenser le probléme de la langue fran^aise. Les membres de Parti-Pris en transposant le joual dans le texte littéraire allaient en faire ľétape nécessaire dans le projet ď affirmation collective. D'abord la legitimation d'une langue dévaluée marquait une volonte de rupture par rapport au modele linguistique franfais, ensuite eile contribuait ä une revolution sociale ä travers les grandes manifestations de « prise de la parole » qu'a produites la décennie de la Revolution tranquille. A la fin des années soixante le joual cesse de véhiculer ľimage negative d'une dépossession collective pour exprimer certains aspects de la langue parlée. La promotion du dis-cours populaire débouche sur une littérature qui, par le biais du melange des tons et des lan-gages, présente une société réconciliée avec elle-méme dans son univers verbal. « UNE LITTERATURE EN EBULLITION » *& Le titre, Une littérature en ebullition, donné par le romancier Gerard Bessette en 1968 ä son essai sur la littérature québécoise9, reste ďactualité. Celle-ci, en effet, s'aventure dans des voies qui invitent ä des lectures multiples. Le discours littéraire s'est affranchi des questions identitaires, liées ä un repliement narcissique, qui ľavaient marqué dans les années soixante. II n'a plus comme seul objectif le souci ďaffirmer ľexistence ďun peuple ä travers la spécificité de sa langue. La formulation d'une québécité, comprise comme ľensemble des caractéristiques identifiant la société québécoise ä son seul territoire, s'atté-nue, tout comme s'estompent les contradictions exprimées entre écriture et oralité. La littérature contemporaine du Québec se veut voyageuse. Ľ espace de la fiction éclate. ] Celle-ci s'ouvre ä ľ Amérique, aux Amériques et ä ľEurope, sortant des limites du territoire qui était ä fonder par ľécriture ; eile s'affranchit aussi de ľexiguľté de la pensée qui s'y rat- A^J *f tachait. L'identité passe par la rencontre avec ľautre, ľimage de ľetranger s'impose^--** comme figure determinante de la connaissance de soĹ f&á* Le discours univoque est recuse au profit de voies multiples qui subvertissent le concept ďun sujet unitaire dont la vision serait totalisante. Les textes se construisent par le croise-ment de plusieurs cultures, s'ouvrent ä des references historiques, littéraires venues d'ailleurs. Des elements nouveaux apparaissent qui font éclater les thématiques tradition-nelles et les frontiéres formelles entre les genres. Des concepts tels que ľaméricanité, ľalté-rité, le cosmopolitisme, travaillent ľimaginaire et contribuent ä ľ invention de nouvelles écritures traversées par le burlesque, le parodique, le carnavalesque. La remise en question des notions ď unite, d'homogénéité, au profit de la fragmentation, de ľhétérogénéité, et le « mixage » du román de la parole et du román de ľécriture sonnent peut-étre le glas d'une veine spécifiquement québécoise ; ils convient trěs certainement ä lire cette littérature, sur fond des grandes questions posées par la littérature contemporaine. 9. Editions Le Jour, Montreal. 11 Chapitre 1 : « Un peuple sans histoire et sans littérature »... 71 Section 1. LA NOUVELLE-FRANCE Au cours du xvifsiěcle, ďimmenses territoires ďAmérique habités par un grand i nombre de nations amérindiennes deviennent possession de la France. lis le resteront J jusqu'au traité de Paris en 1763, lorsque la France au terme ď une longue guerre dont eile ) sort vaincue, cede la Nouvelle-France ä ľ Angleterre. ; ■ U appellation Nouvelle-France montre bien que les fondateurs voulaient créer dans la vallée du Saint-Laurent, une autre France aussi semblable que possiBíe^aďterfitmre metropolitám. Lévolution deja colonie aboutira en fait ä une société originale : la société cana-dienne-fran§aise. Pour situer le fait littéraire ä ses origines, il faut rappeler les étapes qui constituent ľhistoire de cette société nouvellement arrivée sur le territoire nord-américain. Le regime frangais commence avec la fondation du poste permanent de Québec en 1608, i{ par Samuel de Champlain qui reprend les visées de Jacques Cartier dont les trois voyages s'échelonnent entre 1534 et 1542. Champlain poursuit les intéréts commerciaux des N hommes d'affaires mais la croissance de la colonie ne se fait réellement qu'au moment oíi Louis xiv decide de développer la Nouvelle-France et ď en faire une colonie royale. Louis xiv, le Regent et Louis xv régneront sur eile de 1663 ä 1763. Grace ä ľ intendant Jean Talon, homme de grande envergure, qui veille ä développer ľimmigration, la population du pays passe de quelques 3 000 habitants en 1666 ä plus de 8 000 en 1676. Talon encourage, par ailleurs, le développement d'une économie stable fondée sur ľagriculture et le commerce afin d'enraciner la population. La traite des fourrures, qui était jusque-lä la source de revenu essentielle, conduisait en effet ä une vie de nomade. II ébauche un projet ďéchange commercial en triangle : Quebec-Antilles-France. Mais la metropole entend conserver le monopole de ľindustrie et du commerce et s'oppose au développement indus-triel et commercial des colonies. Les échanges commerciaux sont bloqués. Le peuplement ralentit. Les objectifs vises par Talon ne seront que partiellement atteints. Cependant, dans la premiere moitié du xviiie siěcle, la colonie développe un mode de vie qui lui assure une certaine stabilite. La population progresse, moins en raison de ľimmigration que d'une forte naíalité. De 15 000 habitants en 1700, eile atteint pres de 70 000 habi-tantsenl763. ,.-...- %^ La société de la Nouvelle-France est déjä différente de celie de la France. En raison de ľéloignement et des conditions du milieu de vie, la monarchie n'est pas une structure pesante pour ľ habitant. A la difference de la Louisiane qui a accentué les caractěres figés 1. Yannick Gasquy-Resch. 15 « UN PEUPLE SANS HISTOIRE ET SANS LITTÉRATURE »... ? ^ de la société franfaise, la société canadienne a été marquee děs íe debut par un trait spéci-fique, celui de ľégalité. Touš avaient les mémes chances et les mémes difficultés devant la réussite. Par ailleurs, il n'y avait pas de hierarchie de suzeraineté, ni ďaristocratie de souche. Le systéme seigneurial est different du systéme féodal. II fut surtout un mode de peuplement et un systéme de distribution de terres. Tout individu méritant pouvait devenir seigneur; il pouvait perdre cette charge s'il ne satisfaisait pas ä certaines exigences, celie ďexploiter et de faire exploiter les terres qui lui étaient concédées. Souvent absent, résidant parfois dans la ville, le seigneur est un personnage lointain, ce qui explique que la seigneu-rie ne soit pas devenue ľunité sociale prépondérante de la colonie. Ce sont la famille et la paroisse qui en constituent les bases. Ä ľesprit ďindépendance et ďégalité qui caractérise les habitants s'ajoute chez certains, le goüt de ľ aventure. Attirés par la traite des fourrures, ils choisissent la vie nomade des cou-reurs de bois, fréquentent les Indiens dont ils partagent en partie la vie et les coutumes. Ainsi se forge chez le colon frangais de la Nouvelle-France, au cours de cette perióde, une personnalité distincte, plus américaine qu'européenne. Une civilisation prend racine. Dans la haute société, ľ instruction donnée aux gar?ons, par les Jésuites, les Sulpiciens, et aux filles, par les Ursulines et les Dames de la Congregation, favorise le désir de fixer et de transmettre par écrit le rythme et les traits spécifiques de la vie quotidienne. Des lettres, des correspondances, comme celles de Madame Begon permettent de comprendre revolution des mentalités. Celles-ci se découvrent en particulier ä travers les récits de voyage et la correspondance des missionnaires. Les lettres de la religieuse Marie de L'Incarnation, ou les Relations des Jésuites (1632-1673) révélent ä la France une société en passe de s'adapter aux exigences du pays. Uhistoire de la Colonie subit une rupture capitale en 1763 lorsqu'elle passe sous domination britannique. Děs ľorigine la Colonie est menacée ä ľextérieur par les Anglais qui s'étaient installés sur la côte atlantique et avaient rapidement développé leurs propres colonies. En 1685, les Anglais opposent aux 12 000 habitants de la Nouvelle-France une population de 250 000 habitants, organisée, riche et animée d'un ideal religieux ennemi du papisme. Cet antagonisme, né děs les origines de la colonisation, se retrouve tout au long du développement de ľ expansion frangaise. II aboutit au traité de Paris en 1763 et ä la Cession de la Nouvelle-France ä la Couronne ď Angleterre. Section 2. DE LA CONQUÉTE Ä L'UNION La Conquéte, terme qui designe ce changement ďallégeance, est d'abord un désastre pour la société canadienne. Administrateurs, militaires, nobles, dans leur grande majorite, rentrent en France décapitant la colonie de ses elites. Les paysans, qui travaillent la terre des autres, et les habitants, qui tirent leur subsistance de la terre qu'ils habitent, forment u entre 75 % et 80 % de la population. Ils se replient sur leur univers rural et se livrent entiě-rement ä ľ agriculture. Le clergé et les nobles qui restent, habitués ä la monarchie, cherchent ä maintenir les liens avec la Couronne britannique qui, en retour, leur assure le maintien de la langue, de leur religion et du droit civil frangais (Acte de Québec, 1774). Les Anglophones, jouissant de la protection de la Grande Bretagne, prennent rapidement le contrôle des leviers politiques et économiques. Pour longtemps, la puissance économique échappe aux Canadiens frangais. m DELA CONQUÉTEÄ Ľ UNION L'efficacité de ľ Acte de Québec s'amoindrit avec ľarrivée ďun groupe important de sujets britanniques (les Loyalistes), qui, fiděles ä la Couronne, fuient les Etats-Unis aprěs ľindépendance des colonies et s'installent au Canada ä partir de 1783. Le gouvernement britannique, devant les revendications des Loyalistes et les reactions des Canadiens, decide par ľacte constitutionnel de 1791 de partager la colonie en deux : le Haut-Canada (ľOntario), majoritairement anglophone, et le Bas-Canada (le Québec actuel). Bien que chacun des deux territoires bénéficie de pouvoirs exécutif et législatif, ce sont le Gouverneur et les Conseils, nommés par le roi, qui détiennent le pouvoir et les finances tandis que les représentants du peuple, les deputes, sont tenus dans ľimpuissance ď avoir la moindre influence sur les decisions prises. - ■ . Cette situation entraine une crise qui aboutit ä une guerre civile en 1837-1838. La revoke est matée, ľinsurrection des Patriotes conduits par Louis-Joseph Papineau est réduite ä néant, détruisant pour une longue perióde ľespoir chez les Canadiens frangais de recouvrer leur indépendance. Le gouvernement britannique envoie lord Durham comme gouverneur general et lui confie la responsabilité de decider de la forme du futur gouvernement des provinces. Durham, aprěs avoir cru que les rebellions reflétaient « une lutte entre un gouvernement et un peuple » se ravise et conclut que la lutte n'a pas été « une lutte de principes, mais de races : deux nations se faisant la guerre au sein d'un méme Etat ». II propose pour solution ľ assimilation des Canadiens frangais, parce que dit-il: On ne peut guěre concevoir de nationalste plus dépourvue de tout ce qui peut vivifier et éle-ver un peuple que les descendants des Frangais dans le Bas-Canada, du fait qu'ils ont garde leur langue, et leurs coutumes particuliěres. C'est un peuple sans histoire et sans littérature. La littérature anglaise est d'une langue qui n'est pas la leur; la seule littérature qui leur est familiěre est celle d'une nation dont ils sont séparés par quatre-vingts ans de domination étrangěre, davantage par les transformations que la Revolution et ses suites ont opérées dans tout ľétat politique, moral et social de la France. Toutefois, c'est de cette nation, dont les sépa-rent ľhistoire récente, les moeurs et la mentalite, que les Canadiens frangais regoivent toute leur instruction et jouissent des plaisirs que donnent les livres. C'est de cette littérature entiě-rement étrangěre, qui traite d'événements, d'idées et de mceurs tout ä fait inintelligibles pour eux, qu'ils doivent dépendre. La plupart de leurs journaux sont écrits par des Frangais de France. Ces derniers sont venus chercher fortune au pays ou bien les chefs des partis les y ont attirés pour suppléer au manque de talents littéraires disponibles dans la presse politique. De la méme maniere, leur nationalité joue contre eux pour les priver des joies et de ľinfluence civilisatrice des arts. [...] En vérité je serais étonné si, dans les circonstances, les plus réflé-chis des Canadiens frangais entretenaient ä present ľespoir de conserver leur nationalité. Quelques efforts qu'ils fassent, il est evident que I'assimilation aux usages anglais est déjä commencée. La langue anglaise gagne du terrain comme la langue des riches et de ceux qui distribuent les emplois aux travailleurs.2 Le rapport de Lord Durham est sans equivoque quant ä la solution ä envisager pour la colonie frangaise. Le Gouverneur suggěre ľ union des deux provinces. Ce jugement abrupt, s'il conduit par ľ Acte d'Union en 1840 ä réunir les deux Canadas en une seule province, n'a 2. Lord Durham, Rapport, traduit par Marcel-Pierre Hamel et cite dans Guy BouthilHer et Jean Meynaud, Le choc des \an%ues au Québec, 1760-1970, Sillery, Presses de ľUniversité de Québec, 1972, p.l56-157. 17 I « UN PEUPLE SANS HISTOIRE ET SANS L1JTÉRATURE »... ? % pas eu comme consequence ľassimilation des Canadiens frangais parce que les liens idéo-logiques furent plus forts que les liens ethniques. Les elements réformistes du Haut-Canada s'unirent aux nationalistes libéraux du Bas-Canada dans une lutte commune pour ľ autonomie de ľ autorite locale contre la metropole. Mais dans ce ralliement, les Canadiens frangais devaient se contenter d'etre une force d'appui. Cette perióde exprime ä la fois la fin du radi-calisme politique et le debut du nationalisme conservateur et de la Suprematie cléricale. Sur le plan littéraire, les premiere décennies du xixe siěcle sont marquees par une litté-rature de combat, celle d'un journalisme engage avec Le Canadien (1806-1810) qui est le premier journal politique rédigé par des Canadiens frangais. Grace au talent oratoire, ä la lucidité et au patriotisme de certains journalistes comme Étienne Parent, une conscience canadienne-franfaise voit lejour. ~~" Les Canadiens frangais confrontés aux Anglo-saxons dans la vie politique, économique quotidienne, prennent peu ä peu la mesure de leur difference ethnique. lis s'attachent ä défendre leur spécificité : langue, religion, droit frangais, coutumes. Leur situation defensive n'empeche pas la montée des revendications comme ľa montré la rebellion de 1837. Sur le plan idéologique, les idées nouvelles trouvent ä s'exprimer avec la fondation de ľlns-titut Canadien de Montreal en 1844, sorte ď universitě populaire qui entre en guerre ouverte avec ľ autorite catholique. Contre la poussée libertaire, un courant ď opinion defend des positions traditionnelles qui veulent assurer les fondements ďune ideologie de survivance frangaise, catholique et rurale. On peut dire cependant que c'est par ľhistoire que démarre la production littéraire cana-dienne. Frangois-Xavier Garneau incarne ľesprit de cette époque : son oeuvre maitresse, UHistoire du Canada en trois tomes qui paraissent entre 1845 et 1848, est celle d'un his-torien qui a déjä une conception seientifique de son travail. Animé d'une inspiration patrio-tique, il présente ľhistoire des Canadiens frangais comme une lutte pour la survivance. Les genres littéraires dans cette premiére moitié du siěcle sont ä ľ état embryonnaire. Le premier recueil de poésie paraít en 1830 : Satires, építres, chansons et épigrammes de Michel Bibaud ; le premier roman est publié en 1837 : Ľ Influence d'un livre de Philippe iÄube&ée-Guspé fds. ._ _.^^n. Quelques figures se détachent dans la deuxiěme moitié du siěcle : le poete libraire Octave Crémazie qui, aprěs s'étre étabíí en France en 1862 ä la suite d'une histoire de fausses factures entraínant la faillite de sa librairie, chante, de loin, ľamour de sa patrie et révěle dans sa Correspondance un ton singulier qui fait de lui le premier lecteur original de la littérature canadienne. Le poete et conteur Louis Frechette, dont les recueils de poésies, Fleurs boréales et oiseaux de neige (1876), sont couronnés par ľ Academie frangaise, oceupe une place importante par sa fécondité. Ses écrits s'étendent ä touš les genres et il incarne la mentalite des poětes de ľépoque, fortement influences par les romantiques frangais. La fascination qu'exerga sur lui ľoeuvre de Victor Hugo se retrouve dans sa volonte de créer au Canada ľéquivalent d'une Legende des siecles avec La Legende ďun peuple. Le mouvement littéraire, d'abord liberal au cours des années 1840, est récupéré aux alen-tours de 1860 par une ideologie conservatrice et ultramontaine qui s'exprime dans le roman duterroir. 18 LE QUÉBEC AU SEIN DE LA CONFEDERATION Section 3. LE QUÉBEC AU SEIN DE LA CONFEDERATION La Confederation, qui réunit en 1867 quatre provinces : le Québec, ľ Ontario, la Nou-velle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, n'empéche pas les conflits ethniques et religieux de r s'aviver entre anglophones et francophones, exacerbant le nationalisme canadien-frangais. j Malgré le développement dans la bourgeoisie d'une foi dans le liberalisme économique, une partie des dirigeants voit de fagon negative cette recherche du progres qui entraíne des • miüiers ď agriculteurs ä fuir la Campagne pour s'installer dans les villes que ce soit au Qué- Q bee ou aux Etats-Unis. Une reaction trěs forte se produit, basée sur un refus du processus ^ d'industrialisation et sur une idealisation du passé. Les tenants de cette ideologie, qualifiée \ ď« agriculturiste », se retrouvent dans ľ ensemble de l'Eglise catholique qui voit dans le caractěre rural, fran^ais et catholique de la population, les composantes essentielles de son identite, j Le clergé est ď autant plus puissant et en mesure ď imposer ses idées qu' il contrôle ä tous les niveaux le systéme ď education. II s'efforce done de conduire la littérature naissante dans la voie d'un discours moralisant, célébrant les vertus du terroir. Comme le proclame ľ abbé Henri-Raymond Casgrain, grand animateur des lettres cana-diennes et fondateur de deux revues I2s Soirees Canadiennes et le Foyer Canadien, la littérature canadienne doit étre « essentiellement croyante et religieuse », « faire aimer le bien, admirer le beau et faire connaítre le vrai ». Cest avec ces idées qu'il entend orienter les jeunes écrivains et les aider ä préciser dans la valorisation du passé et de ľ amour de la terre, les valeurs essentielles qui ont maintenu la cohesion de la société canadienne-frangaise. Cest d'abord le genre romanesque qui sera porteur de cette ideologie. Aprěs le conteur Philippe Aubert de Gaspé (pere de ľauteur de L'influence d'un livre paru en 1837) qui évoque, en 1863, dans les Anciens Canadiens ľhistoire de sa famille et les hauts faits des derniers temps du regime frangais, les écrivains célěbrent les valeurs du terroir. L'opposi-tion manichéenne, ville/campagne, contribue ä dessiner dans la Terre paternelle de Patrice Lacombe (1846), ľ identite de la race. Les deux romans d'Antoine Gérin-Lajoié, Jean TSjvärdTe Ďéfricheur et Jean Rivard économiste sont les illustrations les plus significatives de cette veine rurale qui ne tarira qu'au milieu du xxe siěcle. La forme du román reste pauvre jusque dans les premieres décennies du xxe siěcle. Cest / que ľidée dominante tend toujours ä maintenir le Canadien frangais rivé ä la vie paysanne, \ gage de permanence et de fidélité. Tout texte qui ne s'ajuste pas aux impératifs officiels, \ catholique/ frangais/ rural, est banni. La littérature reste prisonniěre d'une esthétique placée j sous le signe du terroir. Le román vise ä édifier le lecteur par la description d'un monde' idéal. Cest dans le merne refus d'un reel difficile qu'on peut expliquer ľessor du román his-torique qui, sous ľinfluence de romanciers tels qu'Alexandre Dumas ou Walter Scott, revalorise les vaineus du present par une glorification du passé. L'ultramontisme qui domine le dernier quart du xixe siěcle trouve un echo chez certains chroniqueurs et journalistes (Jules-Paul Tardivel, Thomas Chapais). II ne faut pas sous esti-mercependant le développement de la pensée critique qui anime quelques essayistes. A la suite d'Etienne Parent, on retiendra les noms ď Arthur Buies, pamphlétaire virulent contre le clergé et pourfendeur de tous les préjugés. Ses Lettres sur le Canada et ses trois recueils í de Chroniques en font une des meilleures plumes de ľépoque. f 19 « UN PEUPLE SANS HISTOIRE ET SANS UTTÉRATURE »... ? Lord Durham s'est manifestement trompé dans son rapport. La littérature canadienne francaise ä la fin du xixe siěcle existe bien. II importe de la saisir autrement qu'ä travers des normes esthétiques qui supposent une longue tradition au cours de laquelle se forgent, par ľampleur des écrits et le rayonnement des oeuvres, la specifické et les normes ďune littérature. La littérature canadienne-frangaise est née dans la contrainte3. Contrainte de langue, longtemps dépendante du modele fran$ais, eile ne s'identifie que par rapport ä ľ heritage, aux grands auteurs fran§ais. Contrainte de ľhistoire, qui ľamene ä chercher une compensation dans le passé, un refuge dans la legende, dans les mythes du terroir qui montrent la non-acceptation de la realite de son contexte socio-économique d'alors. Contrainte enfin des ideologies dominantes qui refusent de faire entrer la société canadienne dans ľ ére moderne de ľindustrialisation. Touš ces textes qui fondent la vie littéraire illustrent les étapes qui ameněrent la société canadienne ä devenir une société distincte de la société fran?aise. Ils aident ä mesurer 1'écart culturel qui sépare ces deux sociétés. Que Louis Frechette se reclame de Victor Hugo ne conduit pas ä le lire comrae son pale representant en terre canadienne mais bien plutot ä réfléchir sur les goüts, les lectures de ces écrivains, ä examiner comment, s'est diffusée la littérature fran9aise et selon quel critěre ; ä apprécier enfin comment, malgré toutes les ten-tatives ďassimilation, la société canadienne francaise a réussi ä assurer sa survivance. 3. Bernard Andres, Écrire le Québec: de la contrainte ä la contrariété. Essai sur la constitution des lettres au Québec, Montreal, Ed. XYZ, « Etudes et documents », 1990. 20 Chapitre 2 : Survivance et resistance4 On comprendra ďautant mieux ľhistoire littéraire du Canada fran?ais au xixe siěcle que ľ on dégage les lignes de force ä partir desquelles cette littérature s'est développée. Sous le regime frangais, les récits des explorateurs, les rapports des fonctionnaires sont des documents historiques précieux pour la connaissance des conditions de vie qui ont fafonné le caractěre national des Canadiens franyais. Ces textes ne constituent pas pour autant des ceuvres littéraires. Cest ä travers la littérature des missionnaires qu'apparaissent les premiers écrits dignes de ce nom. Entre le discours religieux et le discours ethnologique, se situent les Relations des Jésuites. Ces lettres écrites par différents auteurs, sont de valeur inégale, certaines cependant comme celles du Pere Paul Lejeune, sont restées célěbres. Une littérature mystique s'impose avec Marie Guyard, en religion Marie de ľlncarnation. Fon-datrice de la Maison des Ursulines de Québec, cette religieuseT que Bossuet comparait ä Thérěse ď Avila, a écrit quelques sept mille lettres qui la révělent comme un authentique écrivain. La Conquéte en 1763 ne favorise pas le développement de la vie culturelle. La société canadienne privée de son elite, rentrée en France, se trouve affaiblie. Le public lettre est fort restreint et le commerce du livre rencontre les pires difficultés. Cest le journalisme qui fera office ďinstitution littéraire autant que politique. Les Canadiens trouvent dans les journaux une tribune ou s'exprimer. Cest dans la Gazette, Minerve, le Canadien ou V Auroře que paraissent la plupart des poěmes et des contes. Pour suppléer ä ľabsence de maison ď edition, des revues se sont créées dans les années 1860 comme les Soirees canadiennes ou le Foyer canadien. Cette date montre que pendant presqu'un siěcle, la vie culturelle demeure problématique. II est impossible de juger les textes de ľépoque ď aprěs les canons de ľesthétique moderne car avant de bien écrire en fra^ais, il fallait ďabord pouvoir écrire en frangais. ' 7 La littérature de cette époque est une littérature de survivance, de defense. Ä côté du journalisme oü s'affirme le talent ďhommes de plume et de conviction comme Etienne Parent ou Arthur Buies, ľhistoire est ľ autre forme que prend la littérature. Aprěs la Conquéte, ceux qui écrivent éprouvent le besoin ď informer et de donner ä la société la memoire de son passe. La survivance du Canada fran^ais passe par ľoeuvre des historiens. Dans ce domaine, Fran§ois-Xavier Garneau représente un seuil ä partir duquel la littérature canadienne-frangaise prit conscience ďelle-méme et commenga ä puiser dans ses sources les thěmes qui la définiraient comme canadienne-franfaise. Autodidacte, Garneau cherche chez les historiens franfais (Michelet, Guizot, Thierry) une clef pour ľ interpretation du passé canadien. D'autres historiens, comme les abbés Ferland ou Casgrain, insistent sur les origines mystiques de la Nouvelle-France et sur la mission des Canadiens franfais en Amé-rique du Nord. lis jettent ainsi les bases de ce qui deviendra ľ ideologie dominante pendant tout le xix6 siěcle. 4. Yannick Gasquy-Resch. 21 SURVIVANCE ET RESISTANCE % Les legendes, les contes ont joui d'une trěs grande popularite au cours du xixe siěcle et constituent la base de la littérature naissante. Ä côté ďune tradition orale, s'est développé le conte littéraire qui a inséré dans son discours différents elements permettant de ľ analyser soit comme conte anecdotique, soit comme conte historique, soit comme conte surna-turel. Tous ces récits témoignent de la richesse d'un imaginaire qui contribuera ä ľ elaboration d'une littérature nationale authentique. Le roman est un genre plus long ä se développer en raison des préjugés qui existent ä son égard. On voit en lui un genre frivole, mineur et futile quand il n'est pas simplement considéré comme dangereux pour les lecteurs. Ecrire un roman, ce sera écrire des textes qui se veulent instructifs, soumis ä ľ ideologie dominante et aptes ä éveiller la fibre patriotique. Le roman de la terre ou roman du terroir va connaitre une vogue considerable jusque dans le premier tiers du xxe siěcle. Souvent porteur d'une these, il rappelle aux Canadiens fran-fais que leur mission est de défricher, développer, habiter la terre de leurs ancétres seul moyen de preserver leur race et ď assurer la resistance puisque, selon les discours officiels de ľépoque, le salut passe par ľagriculture. Un discours s'en éloigne, qui accorde une place plus importante ä la psychologie des personnages, ä travers les écrits de femmes. Inaugurant la littérature intime, Lau£&jCoD.an renouvelle dans Angelině de Montbrun, les thěmes et ľécriture du roman, prolongeant la voie ouverte par Henriette Dessaulles avec son Journal. Section 1. LES ÉCRITS DE LA NOUVELLE-FRANCE5 Les écrits de la Nouvelle-France ont un statut ambigu dans ľhistoire littéraire du Québec : documents ou textes ? frangais ou canadiens ? archives ou prototypes ? Source et reservoir pour les sciences humaines et méme les sciences naturelles, ces précieux écrits sont-ils « dates » au point d'etre illisibles ? A admirer de loin, ä consulter pour memoire ? Longtemps reserves aux historiens, linguistes, ethnologues, géographes et cartographes, spécialistes de la faune et de la flore laurentiennes, les écrits de la Nouvelle-France sont maintenant étudiés surtout en littérature. Aux érudits étrangers, surtout anglo-saxons, qui ont étudié scientifiquement les Voyages de Cartier, de Champlain ou les Relations des Jésuites, ont succédé ou se sont ajoutés des Québécois6. Les écrivains n'avaient ďailleurs pas attendu les chercheurs pour s'inspirer largement des découvreurs, des missionnaires, des coureurs de bois et de leurs Indiens. Rabelais, dont ľceuvre est « pleine de ces traits de langage, de ces coutumes, de ces contes et legendes, de ces fagons de faire et de vivre qui constituaient précisément la mentalite de nos ancétres » (André Belleau), avait entendu parier de Jacques Cartier. Chacun, comme Montaigne, aura son « bon sauvage ». Lahontan intéresse ou inspire Leibniz, Swift, Diderot et Rousseau, sinon Voltaire. Chateaubriand lui emprunte Adario et tous les noms indigenes des Natchez. Au Québec, aprěs les historio-graphes et les folkloristes, plusieurs écrivains puisent des idées, des images et des rythmes dans la littérature de la Nouvelle-France. 5. Laurent Mailhot. 6. Voir notamment plusieurs titres de la « Bibliothěque du Nouveau Monde » (Presses de l'Université de Montreal) depuis 1986 : Relations de Cartier, (Euvres completes de Lahontan, Mceurs de Lafitau, Journal de Charlevoix ; bientôt le Grand voyage du pays des Hurons de Sagard, le Voyage de Port-Royal de Diěreville, les ceuvres de Hennepin, Le Clercq, les écrits canadiens de Bougainville ... 22 LESÉCRITSDELA NOUVELLE-FRANCE 1. Découvertes, explorations >' Les écrits de la Nouvelle-France, essentiellement des rapports, officiels ou non, des relations, des lettres, constituent un immense récit de voyage, de dépaysement. lis ressortissent également au genre historique, considéré alors comme littéraire. Aventure et inventaire, quéte et enquéte oü « se nouent les parentés secretes et les conflits entre la description, le récit des choses vues et les jeux de ľimaginaire » (Bernard Beugnot). Les récits de Cartier et de Champlain sont des textes fondateurs. La jeune Histoire de Lescärbot (1609) recueille des textes du premier7 et témoigne de ľactivité du second. Le texte de Cartier - ou celui tiré du livre de bord -, rempli ďétonnement, de fraícheur, du plai-sir de voir et de nommer, est plus littéraire. Cest de lui que s'inspireront des conteurs et poětes du milieu du xxe siěcle : Savard, Ferron, Perrault (Toutes Isles), Gatien Lapointe (Ode au Saint-Laurent), Paul-Marie Lapointe (Arbres). Champlain, excellent géographe et cartographe, est plus technique et ses explorations s'étendent des côtes du Maine jusqu'aux Grands Lacs8. En plus de ses compagnons (Lescarbot en Acadie, Sagard en Huronie) qui le mettent en scene et le citent copieusement, VHistoire veritable et naturelle des mceurs et productions du pays (1664), de Pierre Boucher, est un document colbertiste qui doit beau-coup aux qualités d'observateur, ď administrates et de colonisateur de Champlain. Les expeditions vers le Sud sont plus nombreuses, plus faciles que ľ exploration de ľOuest9, dépourvu de voies ďaccěs par ľeau. Au Nord, c'est le commerce des fourrures qui attire. Dans touš les cas, on a affaire ä deux types de narrateurs : l'un s'adresse, assez objectivement, ä un commanditaire et destinataire precis ; ľ autre caique son discours sur ľ horizon d'attente sociale qu'il croit percevoir. Sur la découverte du Mississippi, le journal de Louis Jolliet étant perdu, on peut lire le pere Marquette (füt-ce sous la plume du pere Dablon). Cavelier de La Salle, qui avait pourtant ses manoeuvres et ses publicistes ä la cour et dans les academies, se voit voler la vedette, aprěs sa mort, par Louis Hennepin dont la Description de la Louisiane (1683), c'est-ä-dire du centre du continent, a des dizaines ďéditions et plusieurs traductions. Devant le succěs, il y ajoute une Nouvelle découverte (1697) et un Nouveau Voyage (1698). . . , ^;, Les premiers explorateurs du Nord, Des Groseilliers et Radisson10, sont mieux connus et regus ä Boston ou ä Londres qu'a Paris. En 1671, cependant, devant ľétablissement de marchands anglais ä la baie d'Hudson, on decide d'envoyer lä-haut des « hommes de resolution ». Le pere Albanel, le chevalier de Troyes, Nicolas Jérémie, dans les journaux ou récits de leurs expeditions, feront echo ä la gloire de Le Moyne d'Iberville, « le conqué-rant », « le Jean Bart canadien ». Le baron de Lahontan, qui passe une dizaine ďannées en Amérique et prend des notes au jour le jour, aura plus ď influence auprěs des écrivains et philosophes qu'aupres des auto-rités compétentes. Ses Nouveaux Voyages (1703) sont d'un libre-penseur, d'un esprit inven- 7. Surtout le Brief Récit du second voyage, de 1535, publié en 1545. Le premier, paru ďabord en itaüen, puis en anglais, n'est accessible en francais qu'en 1598 ; le troisiěme n'est connu que par une version d'Hakluyt en 1600. Pour ľ ensemble, voir, aprěs celie, biüngue, de Bigger (1924), ľ edition critique de Bideaux (1986). 8. Ses Voyages sont édités ä Québec en 1870, puis par la Champlain Society de Toronto entre 1922 et 1935. 9. Les documents laissés par La Vérendrye et ses fils, au xvine siěcle, ne sont mis au jour et exploités qu'un siěcle plus tard par ľarchiviste francais Pierre Margry, dans le dernier tome (VI) de ses Découvertes et établissements des Francais dans l'Ouest et dans le Sud de V Amérique septentrionale (Paris, Maisonneuve, 1888). 10. Ses Voyages, dont ľ original francais est perdu, paraissent en anglais en 1885 ; un manuscrit dans cette langue circulait en Nouvelle-Angleterre děs 1669. m SURVIVANCE ET RESISTANCE tif et frondeur. Contre les hierarchies et les valeurs établies, ses dialogues socratiques ou sophistes proposent une nouvelle vision du monde. Michelet voit dans son oeuvre le « vif coup d'archet qui vingt ans avant les Lettres persanes, ouvre le dix-huitiěme » aux Lumiěres. 2. Les Relations des Jesuites ^ Les Relations des Jesuites (1632-1672) sont au centre d'un discours qui n'est pas seu-J lenient religieux, niais politique, ethnologique, anthropologique. Les lettres annuelles des j jésuites ä leurs supérieurs, amis et bienfaiteurs, exposent une conception du monde et l défendent une mission, non sans contradictions. D'un rédacteur ä ľ autre, le style et le point de vue varient, merne si la perspective demeure apologétique. Ces jésuites sont pour la plu-part d'anciens professeurs de colleges lancés dans une action difficile. Brébeuf, Lalemand, Jogues sont-ils des martyrs de la foi ou des agents démasqués de la colonisation culturelle ? Un des principaux auteurs des Relations, Paul Lejeune oppose et réunit ä la fois le Missionnaire, ľapostaty le sortier11, dans une sorte de « drame baroque » qui célěbre malgré lui ľéloquence et la mythologie des Indiens montagnais. --■ - - Les Relations des Jésuites sont une mine d'enseignements et de renseignements non seulement pour leurs confreres Lafitau et Charlevoix, mais pour Garneau et pour les histo-riens américains Bancroft, Parkman, Shea. Ni les récollets, plus terre ä terre, ni les sulpi-ciens, seigneurs de Montreal, ni les jansénistes, ni un « auteur dangereux » comme Lahon-tan ne réussiront ä déboulonner ce monument incontournable que sont les Relations12. Les jésuites ont beaucoup ď influence aussi sur ľactivité spirituelle et littéraire des reli-gieuses enseignantes ou hospitaliěres. Ils font ľhagiographie de la vierge iroquoise Kateri Tekakwitha, de ľétrange visionnaire Catherine de Saint-Augustin, qui sent parfois « un désir vehement d'etre damnée ». Marie de l'Incarnation, tout aussi mystique, est plus clas-sique. Veuve et mere, administratrice compétente, excellente éducatrice, Marie de l'Incarnation aurait écrit environ 13 000 lettres éditées trěs partiellement, coupées et recoupées par son fils, rééditées par un plus savant bénédictin, Dom Jamet13. Dans ses Exclamations et elevations, Marie de l'Incarnation se seit ďépithalames ä la fagon du Cantique des can-tiques pour « évaporer la ferveur de ľ esprit ». Au destinataire absent-présent, ä ľinterlocu-teur infini, ľursuline dit: «Non, mon Amour, vous n'étes pas feu, vous n'étes pas eau, vous n'étes pas ce que nous disons [...] Vous étes : c'est la votre essence et votre nom ». 3. Histoire Fran§ois-Xavier de Charlevoix produit en 1744 la premiere Histoire et description generale de la Nouvelle-France avec le Journal historique d'un voyage... Professeur ä Louis-le-Grand, collaborates du Journal de Trévoux, auteur de livres sur le Japon, le Paraguay, Saint-Domingue, c'est un historien professionnel, ce qui ne veut pas dire moderne. II choi-sit et critique sa documentation, tout en se laissant guider par eile, en particulier par les "■ Relations de ses confreres. En insistant sur ľépopée missionnaire, comme d'ailleurs sur les 11. Suivant Je íiíre de ľ edition critique par Guy Laflěche de la Relation de 1634 (Presses de ľ Universita de Montreal, 1973). 12. 73 volumes (réduits ä 36 clans la réédition new-yorkaise de 1959) dans ľ edition bilingue, de R.G. Thwaites, The Jesuit Relations mid Allied Documents (Cleveland, 1896-1901). 13. Ecrits spirituels et historiques (4 vol.), Paris, Desclée De Brouwer, 1929-1939. 24 LES ÉCRITS DE LA NOUVELLE-ERANCE pionniers et sur les hauts faits militaires, Charlevoix contribue au « messianisme compensates » qui aura cours un siěcle plus tard. II se pose quand méme des questions sur ľéchec ou le succěs relatif de ľ evangelisation des « Barbares », sur le dirigisme commercial, sur la lenteur du peuplement et du développement de « la plus ancienne de nos Colonies ». Un peu avant Charlevoix, un autre Jesuite, Lafitau, avait fait une relecture, une interpretation et une synthese des écrits de la NouveHě-Francé. Ses Moeurs des sauvages améri-quains, comparées aux mceurs des premiers temps (1724) sont un essai d'histoire des religions considéré par les ethnologues comme un prototype et un modele. Parmi les ceuvres du xvnie siěcle, il faut citer, méme si elles sont demeurées longtemps inédites, les Lettres au cherfils (publiées en 1972) envoyées par une femme du monde, Elisabeth Bégon, ä son gendre en poste en Louisiane. Curieuse, passionnée, fine causeuse, c'est un melange de Sévigné, de Phědre, avec une touche de Saint-Simon. Elle rend compte avec humour de ses sentiments et des menus faits de la petite société de Montreal. Aprěs son retour en metropole, dans la seconde partie de sa correspondance, celie qu'on appelle « ľlroquoise » se découvre Canadienne et quasi exilée ou étrangěre dans son pays natal. Réjean Duchařme se souviendra de Madame Bégon dans sa fresque anti-versaillaise du Marquis qui perdit. Montcalm, évoqué dans la piece de Réjean Duchařme, a laissé un journal de Campagne - « uniquement pour moi », dit-il, mais il soigne sa reputation et en appelle ä « Ceux qui liront ce journal » -, de méme que son aide de camp Bougainville et d'autres malheu-reux militaires. Ľabbé Casgrain publie, de 1889 ä 1895, une Collection des manuscrits du maréchal de Levis en douze volumes. Coincé entre son compatriote Montcalm et le Cana-dien Vaudreuil, le due de Levis est discret et prudent jusqu'ä la sécheresse. Mais il lutte, lui, jusqu'au bout, remporte une victoire ä Sainte-Foy et brůle ses drapeaux ä ľíle Sainte-Hélěne. La défaite et la capitulation donnent lieu en France ä un proces appelé « Affaire du Canada » oü les divergences « consacrent une altérité » devenue evidente ä la fin du regime. Plaidoyers et témoignages livrent un « message destine aux Frangais », mais « entendu par des Canadiens », un siěcle plus tard : Les journaux de Campagne, si peu littéraires soient-ils, fixent, ä n'en pas douter, une maniere de représenter cet événement capital de notre histoire.14 Cest d'ailleurs ľensemble, coherent, des textes de la Nouvelle-France, de 1534 ä 1760, qui faijonne ľimage et la « destinée en Amérique » des Canadiens. La tradition de lecture, méme interrompue, intermittente, prouve que ces écrits « fixent certains paramětres de ľimaginaire littéraire québécois »15. Méme en ľabsence d'imprimerie, de journal, de librai-rie, ď academies, de salons, il existe une certaine vie littéraire, qu'on pourrait définir comme « ľactivité ďun certain nombre de personnes qui sont en rapport ďécriture les uns avec les autres »16. Et avec nous. - - 14. Maurice Lemire (dir.), la Vie littéraire au Québec, 1:1764-1805, Québec, Presses de ľUniversité Laval, 1991, p. 70. 15. Ibid., p. 26. 16. Ibid., p. 11. ..-■'.■-.:■■-.' :,- ^ '■ \-V v: ...;.: ■ 25 - -Ht- Chapitre 3 : Écritures migrantes . Uimaginaire urbain a fait une large place depuis la Revolution tranquille au sentiment de ľexil, ä la difficulté ä s'approprier un espace pergu comme inhabitable. Cest que « ľarrivée en ville » des Canadiens frangais d'origine rurale avait détruit la vision unifiée de la société qu'ils représentaient. Cette perte ď identite sociale avait développé des reflexes défensifs en vue de recréer une culture nationale homogene. Elle avait favorisé, entre autres motifs, une image negative de ľétranger. Mais ľ evolution de la population et la dimension cosmopolite de Montreal ont conduit les écrivains ä poser autrement la question identitaire en raison de la presence de plus en plus visible de cultures allogénes. Le Canada et le Québec ayant favorisé depuis deux décennies, une politique ď immigration multiculturelle, attentive aux singularités ethniques, il en est résulté sur le plan lit-téraire, une production de textes particuliěrement riches qui coexistent avec ceux qui constituent la littérature nationale et contribuent ä enrichir - et peut-étre ä redéfinir - ce que ľ on entend par littérature québécoise. Ces textes sont ďautant plus intéressants qu'ils expriment, au sein du franfais pris comme langue ďécriture, les tensions provoquées par la rencontre de la culture d'origine et la culture du pays ďaccueil. Cette situation n'est pas propre au Québec. On constate, un peu partout en Occident, ä quel point il est devenu difficile ď avoir une conception unifiée de la culture. Des écrivains comme Ionesco, Beckett, Cortazar ou Bianciotti ont ouvert la voie et montré qu'entre une littérature de ľexil et une assimilation ä la littérature nationale, la langue frangaise pouvait étre un lieu de synthese, de rencontre, espace nomade, favorisant, selon ľexpression de Regine Robin, une « écri-ture du hors-lieu »66. Les notions ďimpureté, ďhétérogénéité, de métissage, de multicultu-ralisme ont fait leur apparition pour analyser le discours littéraire contemporain67 Le questionnement de ľ identite devient le point de rencontre entre auteurs écrivant ä partir de perspectives différentes. La québécité, faisant reference ä une population née au Québec et attachée ä un ensemble de valeurs constitutives de son homogénéité, est un concept qui apparaít de plus en plus flou. Par ailleurs, la presence non négligeable d'écri-vains appartenant ä des cultures autres que celieš issues ďun Québec francophone ou anglophone ä Montreal offre une dimension nouvelle ä la littérature québécoise. Ľarrivée ďimmigrants ďorigines diverses a permis aux Québécois de s'ouvrir ä ľAutre, de décou-vrir une québécité plurielle oü ľ identite n'est pas seulement la langue frangaise ou la fidé-lité ä des origines raciales ou filiales mais un ensemble de potentialités qui permettent de revoir autrement les problémes de langue et ď identite. La contribution des écrivains qu'on appelle communément néo-canadiens ou néo-que-bécois ä la littérature québécoise est particuliěrement visible ä Montreal ä travers le projet 65. Yannick Gasquy-Resch. 66. Le métissage et la transculture comme défis pour sortir de ľethnicité font ľ objet des actes d'un colloque publiés sous le titre Metamorphoses ďune utopie, Presses de la Sorbonne Nouvelíe/Éditions Triptyque, Parisl992. 67. Voir ä ce sujet: Guy Scarpetta, Eloge du cosmopolitisrne, Paris, Grasset, 1981 ; Ľimpureté, Grasset, 1985. í - 235 ÉCRITURES MÍGRANTES %; de la revue Vice Versa. Cette revue, créée en 1983 par un groupe ďécrivains italo-québé-cois, est écrite en trois langues (italien, frangais, anglais) qui se juxtaposent, témoignant de la volonte de créer un espace oů s'entrecroisent les cultures. Vice Versa se définit comme un magazine transculturel qui s'intéresse tout autant ä la société qu'ä la litterature et ä ľexpression artistique. L'idée de transculture indique la volonte de faire sortir la culture ďun repliement sur ľenracinement national pour la concevoir comme point de rencontre de plusieurs univers culturels. Pour Fulvio Caccia, rédacteur de la revue, la quéte ď identite de ľ emigrant est toujours ä cheval sur plusieurs cultures et la langue ďécriture est caracté-risée par la déterritorialité. Tout depart nécessite une « metamorphose », un devenir autre. Auteur d'un recueil de poěmes intitule Sirocco et d'entretiens avec les créateurs néo-qué-bécois, Sous le signe du phoenix, publiés tous deux en 1985, Fulvio Caccia, dans un poěme intitule « Metamorphose », fait reference ä ľ inevitable transformation : J'ai change \ _ tout est neuf mon allure ma demarche dans la rue la maniere de te parier merne cette langue je ne te ressemble plus tu vois Parfois des souvenirs filtrent - ^ par delá ce fragile rideau de mots täches fuyantes de ľapres-midi Ton accent familier a désormais disparu la machinerie du temps est si efficace Cependant il me reste encore la force de te dire que je n'ai plus besoin detoi Va-t-en68 Vivre au Québec, pour un Italien, c'est étre immigrant et québécois ä la fois. Comme ľécrit Fulvio Caccia: Bien qu'accentuant leur condition minoritaire, ľincapacité des Québécois ä recréer la totalite de la francité perdue sur le territoire américain est paradoxalement leur salut. Car cet échec garde ouverte la blessure originelle qui leur permet de reconnaítre ľautre, d'etre ľautre. Ľinachevement de la francité rend ainsi possible ce devenir-autre present dans toute culture et dont il est le fondement veritable. C'est dans ľaltérité que reside la créativité dont chacun a besoin pour se renouveler, se transformer... La signification de ľitalianité au Québec reside dans ce pari. Permettre le passage. Réversibiliser ľego. L'annuler dans ľautre. Alors il ne res-tera plus que la circulation libre des identités, des langues échangeant leurs signes, leurs intensités, leur indétermination.69 Jusque dans les années quatre-vingt, la communauté immigrante qui avait une litterature identifiable était la communauté juive. Celle-ci s'exprimait en anglais et davantage au sein d'un contexte canadien. Aujourd'hui se developpe une litterature écrite en frangais et 68. « Metamorphose » in Irpinia, Montreal, Tryptique/Guernica, 1983, p. 18. 69. « Ľ Akra Riva », Vice Versa, n. 16, oct./nov. 1986, p. 45. 236 ÉCR